L’esthétique poétique négro-africaine post-indépendantiste, une écriture de l’oralité au service du peuple

Cas de « Manka talèbo ou Chant rituel pour l'Afrique » de Konan Roger Langui

Introduction

La civilisation africaine, initialement orale, se mue en une civilisation écrite sous le poids de la colonisation et de l’impérialisme occidentaux. Cette métamorphose tire ses fondements de l’immixtion de l’école européenne dans l’univers africain. Le but recherché était l’instauration d’une base de communication homogène pour une exploitation des colonies. Ainsi, plusieurs langues européennes sont devenues des parlers quotidiens dans les territoires africains, notamment l’anglais, l’espagnol, le portugais, le français, selon la puissance colonisatrice. À l’accession des États africains à l’indépendance, nombreux sont ceux qui ont gardé la langue du colonisateur comme langue officielle. Par voie de fait, la langue, ainsi héritée du colon, s’avère un supra-dialecte dont usent les écrivains pour extérioriser leurs émotions, leurs sentiments et leurs ressentiments. L’usage africain de ladite langue donne naissance à une littérature dont la tradition orale négro-africaine1 est, esthétiquement, la principale pourvoyeuse. Une telle littérature, sans rompre linguistiquement avec l’ex-puissance colonisatrice, s’inscrit tout à la fois dans une posture contestataire fondée sur des apparats identitaires noirs. Écrivain ivoirien du XXIe siècle, Konan Roger Langui est un enseignant-chercheur, spécialiste de poésie africaine. Il est un poète engagé par la dimension critique de son discours poétique qui met à nu les travers des politiques nationales et continentales. Langui envisage ainsi l’avènement d’une société de paix et de quiétude à léguer à la postérité. Manka talèbo ou Chant rituel pour l’Afrique, sa première œuvre poétique est l’expression de cette vision. Nous nous intéresserons à l’esthétique poétique languienne en tant qu’elle opère un dispositif d’écriture orale auquel s’incorporent des éléments exophoniques afin de composer une visée sociale. En d’autres termes, nous aurons à interroger cette esthétisation poétique par laquelle le poète instaure un dialogue interculturel à élan exophonique, en corrélation avec la problématique de l’existence du peuple noir dans une Afrique indépendante. Au moyen de la critique stylistique et de la sociocritique, nous éluciderons cette écriture languienne qui, tout en se dressant contre le désastre de son peuple, prend l’exophonie comme moyen. Notre réflexion s’articulera autour de trois axes majeurs : d’abord une écriture poétique inspirée de l’oralité africaine ; ensuite l’expression du désastre africain, et enfin, une poésie à élan humaniste.

1. Une écriture poétique inspirée de l’oralité africaine

Chez les peuples négro-africains, la tradition littéraire la plus ancienne prend appui sur la parole. Pour le Négro-Africain, en effet, la parole était considérée comme l’essence de l’espèce humaine. Ainsi, est-elle perçue comme sacrée et nécessairement primordiale dans le système communicatif négro-africain. Dès le bas âge, cette perception était inculquée aux jeunes afin que la chaîne ne s’interrompe point. En ce sens, la connaissance se transmettait d’une génération à l’autre, sans le concours ni le recours à l’écriture. C’est en cela que la civilisation qui prévalait avait été considérée comme orale.

1.1 De la parole comme fondement de la création artistique

La civilisation africaine a longtemps été considérée comme une civilisation d’obédience orale. Les propos de l’ethnologue malien Amadou Hampâté Bâ clarifient cette notion :

Le fait de n’avoir pas d’écriture ne prive pas pour autant l’Afrique d’avoir un passé, et une connaissance. Comme le disait mon maître Tierno Bokar : « L’écriture est une chose et le savoir en est une autre. L’écriture est la photographie du savoir, mais elle n’est pas le savoir lui-même. Le savoir est une lumière qui est en l’homme… » (1972, 22).

L’oralité comme caractérisation essentielle de la civilisation africaine semble en totale contradiction avec certains faits historiques relatifs au continent noir au regard des travaux de Cheikh Anta Diop. Selon Diop, l’écriture serait de source égyptienne. C’est à cet effet qu’il écrit : « L’égyptien dont il est question est la langue classique même c’est-à-dire celle “écrite de la IXe à la XVIIIe dynastie, entre 2400 et 750 avant J.C.” » (Diop 2015, 236). Nonobstant cette information qui demeure établie, la parole fut admise comme le moteur de la transmission du savoir chez les peuples africains. Par-dessus tout, la primauté de l’oralité sur l’écriture, dans les sociétés négro-africaines, reste un choix, lequel se fonde sur la philosophie que ces peuples se font de l’espèce humaine. De ce point de vue, la parole se présente comme un élément caractéristique de l’être humain. Dans Aspects de la civilisation africaine, Amadou Hampâté Bâ l’exprime avec aisance : « Dans les civilisations orales, la parole engage l’homme, l’Homme EST Parole » (1972, 25). La parole influence toutes les œuvres humaines, qu’il s’agisse des œuvres sociales, économiques ou culturelles. Sur la base de cette posture idéologique, il est nécessaire de s’interroger sur le contenu sémantique que le Négro-africain confère à la notion de parole. En vue de trouver une réponse appropriée à une telle préoccupation, nous nous référons aux propos de Amadou Hampâté Bâ qui semblent refléter au mieux la pensée noire. En relatant la sagesse de son maître, Tierno Bokar, l’ethnologue malien écrit dans Vie et enseignements de Tierno Bokar :

La parole est un fruit dont l’écorce s’appelle « bavardage », la chair « éloquence » et le noyau « bon sens ». Dès l’instant où un être doué du verbe, quel que soit son degré d’évolution il compte dans la classe des grands privilégiés, car le verbe est le don le plus merveilleux que Dieu ait fait à sa créature. Le verbe est un attribut divin, aussi éternel que Dieu lui-même. C’est par la puissance du verbe que tout a été créé. En donnant à l’homme le verbe, Dieu lui a délégué une part de sa puissance créatrice. C’est par la puissance du verbe que l’homme, lui aussi, crée. Il crée non seulement pour assurer les relations indispensables à son existence matérielle, mais aussi pour assurer le viatique qui ouvre pour lui les portes de la béatitude (Bâ 1980, 126).

La parole (ou le verbe), présentée comme apparat divin, connote la sacralité. C’est pourquoi il n’est point exagéré d’affirmer que le verbe, pour les Négro-africains, est sacré. Sur les ferments de sa dimension divine prospère la parole profane sur l’échelle de la communication. Cette parole diffère de la parole sacrée qui rime avec rituels et initiations comme le message tambouriné de l’Attoungblan. En effet, le caractère sacré de l’Attoungblan confère une sacralité à son message. La poésie de Langui, qui prend ancrage dans cet instrument, revêt en conséquence une dimension sacrée. Elle ne saurait donc relever du profane car l’instrument qui permet de l’identifier relève plus du rituel que de la réjouissance. Ces deux aspects de la parole cohabitent dans l’univers poétique africain. Seule nous intéresse, ici, la dimension sacrée, lieu de prédilection de la poésie languienne, champ d’investigation de la présente réflexion. Dans un tel contexte, l’affirmation de Josué Guébo, écrivain ivoirien, dans la Préface à Wandi Bla! de Langui, apparaît comme une explication de la sacralité de la poésie :

Hélas, passent les années, s’écoulent les siècles, la poésie reste un jeu et n’envisage jamais de s’en justifier. Mais si le caractère ludique de la poésie à la vieille jalousie des exciseurs, si envers et contre ses contempteurs, le poème, le vrai, s’affiche joueur, c’est bien parce que toute création, portée à un certain point de combustion, cesse précisément d’être de l’ordre de la distraction (2014, 5).

Les États africains sont majoritairement des pays pauvres et nombreuses sont leurs populations qui portent un regard accusateur sur les ex-puissances colonisatrices. Mais pour grand nombre de poètes, les premiers responsables de ce retard sont les dirigeants africains. C’est pourquoi au moyen de la poésie, ils s’évertuent à dénoncer les agissements désastreux des gouvernants. Cette poésie, militante à la limite, n’a que faire du ludique et de la distraction. Elle pose les problèmes réels de la condition humaine ; la problématique de l’existence des peuples. Et la poésie de Langui se situe dans cette veine avec une esthétique résolument ancrée dans la tradition orale tout en demeurant contestataire. Dans ce nouvel élan de créativité s’instaure un renouveau poétique qui prend le tam-tam comme l’épicentre de la création. La place du tam-tam dans l’évolution poétique est primordiale dans l’univers africain. Cela dit, Négritudiens et Oralistes n’ont pas la même approche du processus de poétisation du tam-tam. Si cet instrument est implicite chez les premiers, il est apparent dans la poésie des seconds. Puisque les deux courants d’écriture s’inspirent de la même culture, cet usage atteste néanmoins de l’importance du tam-tam dans la création artistique traditionnelle négro-africaine. De fait, la poésie négro-africaine, indépendamment des courants, se présente comme une mise en relief de la tradition africaine. En écrivant Attoungblan et non tambour, Langui utilise une technique translinguiste qui lui permet de passer d’une langue orale (le baoulé) à une langue écrite (le français). Le fait d’incorporer à son univers poétique un élément clé de la culture du peuple Baoulé – l’Attoungblan – présage de l’influence de la tradition orale de ce peuple auquel il appartient sur son écriture.

1.2 La rythmique du tam-tam négro-africain

Dans la poésie traditionnelle négro-africaine, le tam-tam occupe une place de choix. Il en constitue un agent rythmique essentiel. Au-delà de cette fonctionnalité, le tam-tam intègre d’autres valeurs qui justifient son usage quasi systématique dans l’univers de la création poétique ancestrale. En effet, à travers les derniers versets du poème intitulé Prières aux masques, Léopold Sédar Senghor clamait :

Ils nous disent les hommes du coton du café de l’huile
Ils nous disent les hommes de la mort
Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur
(1990, 26).

L’extrait ci-dessus est dominé par deux phénomènes rythmiques : l’anaphore – « Ils nous disent les hommes » – et le rythme grammatical porté par l’élision des termes de coordination. À la rhétorique de l’insistance soutenue par l’anaphore, s’ajoute l’absence de virgules et de conjonctions de coordination dans le premier vers de cet extrait. Ce manque de conjonction entre les termes – « du coton du café de l’huile » – entraîne une sorte de juxtaposition qui rappelle le battement du tam-tam sans transition. En plus, les deux premiers vers sont syntaxiquement opposés au dernier vers qui se présente comme un démenti des allégations contenues dans les vers précédents, sans pour autant qu’apparaisse l’outil de coordination d’opposition. Cette forme d’écriture poétique, défiant la grammaire française, met en relief l’oralité et, par-là, la tradition africaine. Elle fait la promotion du rythme tambouriné en mesurant les vers au rythme du tam-tam comme des pas de danse. Cela marque une similitude entre la poésie et la danse. En Afrique, la danse implique une somme de gestes coordonnés suivant le rythme imposé par le batteur du tam-tam. Toutefois, il n’est pas exclu que ce soit l’inverse, c’est-à-dire que la rythmique tambourinée suive les pas du danseur. Dans un cas comme dans l’autre, la danse, dans les sociétés négro-africaines, traduit une complicité entre plusieurs entités : batteur, danseur, chanteur, etc. Cette approche de l’écriture poétique était déjà de mise dans les poèmes de Léopold Sédar Senghor. La critique de Gusine Gawdat Osman dans L’Afrique dans l’univers poétique de Léopold Sédar Senghor, est, en ce sens, révélatrice :

Cette musique syncopée par le contretemps rythmique a aussi un caractère, une manifestation corporelle puisqu’elle dépend de la nature même du tambour et de la manière dont il est fait.
Nous insistons pourtant ici sur l’impossibilité de se rendre compte d’une telle réalité si l’on n’a point « entendu » un poème de Léopold Sédar Senghor avec les bruitages, les sons, les voix et l’accompagnement musical précisé par le poète lui-même. La lecture et la scansion prosodique ne suffisent pas pour déceler ce rythme obsédant du tam-tam et les effets sonores obtenus avec les instruments de musique appropriés. Chaque poème s’inscrit dans une structure rythmique très rigoureuse dans le verset d’apparence libre (1978, 42).

Cette complicité tacite est, pour la parole, le lieu de son expression incantatoire. Ainsi, la frénésie que requiert le batteur et le danseur est, dans une large mesure, insufflée par la magie de la parole qui prend le chant pour canal. Il est bien de le noter car la poésie oraliste ou l’écriture poétique de l’oralité est le reflet d’une telle scène, où règne une symbiose entre de nombreux agents rythmiques au moyen « de la parole artistique proférée » (Zadi 1977, 119).

En référence à cette expression de Zadi, Négritudiens et Post-indépendantistes partagent le même patrimoine culturel et font la promotion des valeurs culturelles africaines. Le fait d’avoir en partage le même champ culturel et le même univers de création, voire l’identique ambition de mettre en exergue l’identité traditionnelle noire n’implique pas une esthétique systématiquement similaire entre Négritudiens et Post-Indépendantistes. De la colonisation à l’indépendance, les conditions de vie des Africains ont varié avec une incidence thématique et esthétique au niveau littéraire. Le sort de la poésie suit le même ordre. C’est pourquoi Konan Roger Langui, dans sa Postface à Wandi Bla!, affirme :

Le besoin de rompre, du moins, la nécessité de recentrer les intérêts du moment sur les valeurs culturelles strictement négro-africaines, loin de l’influence surréaliste dont se réclamait Senghor, était plus visible dans ces initiatives que dans tout le courant de la seconde génération. Par ces prescriptions, ces deux auteurs [Bernard Zadi et Jean-Marie Adiaffi] s’écartent visiblement du prolongement servile des dogmes négritudiens et du courant de la seconde génération marqué par la volonté de rupture thématique depuis 1935. C’est eux que nous avions considérés comme « oralistes » (2014, 63).

Les propos de Langui démontrent une nette démarcation entre deux approches poétiques : l’une des Négritudiens et l’autre des Oralistes. Ils connotent aussi l’évolution de la création poétique dans l’espace africain. Chez les Négritudiens, par exemple, l’instrument n’est qu’annoncé, comme dans ce poème de Léopold Sédar Senghor, D’AUTRES CHANTS… (pour flûtes et balafong) (1990, 156). Alors que ces mêmes instruments traditionnels comme le tam-tam sont désormais fonctionnels dans le poème oraliste, Makan talèbo ou Chant rituel pour l’Afrique de Konan Roger Langui en fait foi :

Ainsi battait le tam-tam
Le retentum qui mène au cimetière
Là où tous se sont trompés
à choisir ni la pierre ni l’igname
Mais à cri d’agonie, à coup de crosse (2010, 36).

La lettre « t » revient onze fois, portée par sept mots – « battait, tam-tam, retentum, cimetière, tous, sont, trompés » – dans ce passage. Cette allitération en « t » marque la domination majestueuse du tam-tam dans cet extrait et apparaît comme une valorisation de l’Attoungblan. Cet instrument est une institution chez les Baoulé parce qu’il constitue un trait d’union entre leur passé et leur présent. À cet effet, il continue de rappeler les valeurs de fédération, de vérité et de justice dans la société baoulé actuelle. Son invocation par Langui peut être interprétée comme un retour et un recours aux sources afin de sauver un monde en perdition comme le confirment les événements tragiques survenus en Côte d’Ivoire ces deux dernières décennies. Ainsi, l’Attoungblan se veut à la fois vecteur d’esthétisation poétique et alerte aux dangers existants et imminents. De ce point de vue, la poésie de Langui fait la promotion de la culture des Baoulé, d’où l’idée de sa finalité sociale.

2. L’expression du désastre africain

Toute la problématique de l’existence noire réside dans un premier temps dans le statut du continent. Indépendante, sans pour autant que l’équation des vestiges coloniaux soit véritablement résolue, l’Afrique croupit aussi sous le poids de la mauvaise gouvernance, allant parfois jusqu’au seuil de l’in-gouvernance. Toute chose qu’attestent les propos de Simon-Pierre Ekanza dans son ouvrage ayant pour titre L’Afrique et le défi du développement : Des indépendances à la mondialisation :

L’objectif principal du colonisateur était le développement de la production au profit de la Métropole. Le développement des relations entre hommes n’a jamais effleuré l’esprit du colonisateur, si bien que les convivialités et les cultures ont été généralement ignorées. Aussi assiste-t-on aujourd’hui à une pérennisation des divisions qui s’étaient cristallisées à l’époque coloniale. Ainsi des sociétés, autrefois libres, ayant leurs propres rapports de production, se sont trouvées aujourd’hui mises en état de dépendance et marginalisées par rapport au système économique mondial (2014, 21).

Par moment, l’idée que la gestion coloniale était meilleure effleure certains esprits. Mais, il ne s’agit là que d’une déception d’un peuple contrarié dans ses ambitions par une réalité médiocre. Une médiocrité qui est la résultante des abus d’une classe dirigeante à la tête d’États prétendus abusivement indépendants. La poésie négro-africaine post-indépendantiste se fait l’écho de ces conditions difficiles de l’existence noire dans une Afrique postcoloniale. Elles sont de divers ordres : notamment économique, social et politique. Ce sont ces aspects que cette étude ambitionne mettre en relief à travers une analyse de Manka talèbo ou Chant rituel pour l’Afrique de Konan Roger Langui.

2.1 Le drame économique

La nature a été gracieuse, pourrait-on dire, à l’endroit de l’Afrique, si l’on se réfère aux richesses que renferment sa géographie et son sous-sol. En effet, la nature verdoyante de nombreux territoires africains offre d’immenses possibilités de culture de portée mondiale telle que le café et le cacao. L’une de ces deux cultures ayant fait la renommée ivoirienne est ici poétisée par Langui :

Et cette fois
Il se crut tisserand
Et de navette en navette
L’Araignée tissa des liens
À nos mains libres
Nos mains aux ampoules cruelles
Qui s’agitent comme des couleuvres
À chaque campagne de Cacao (2010, 52).

L’hyperbole – « nos mains aux ampoules cruelles » – est l’expression des souffrances, témoignage de l’investissement humain des agriculteurs. Mais les politiques mises en place visent à paupériser les paysans au profit d’une bureaucratie vorace. Tel est le sens de la métaphore, « L’Araignée tissa des liens ». Dans cette métaphore, « L’Araignée » renvoie au politique, « des liens » à l’ensemble des politiques appliquée à l’agriculture pour spolier les agriculteurs. En effet, la toile tissée par l’araignée lui sert de piège. Quant au second vers, « À nos mains libres », il se veut une synecdoque qui rappelle les paysans et leur vaillance. Subissant ces malices politiciennes, au bout du compte, ils assistent, impuissants, soit à la détérioration des termes des échanges, soit à la mévente de leurs produits, d’où la comparaison : « Qui s’agitent comme des couleuvres ». En établissant ce parallèle entre les paysans et ce reptile qui ne s’agite que lorsqu’il est menacé, le poète révèle, ainsi, le déphasage entre les efforts consentis par les paysans, véritables agents de développement, et les récompenses reçues.

Au-delà des cultures de rente, de nombreux territoires africains sont présentés comme de véritables scandales géologiques en raison des pierres précieuses – or, diamant, manganèse, entre autres – dont foisonnent leurs sous-sols. Malgré ces richesses, le continent africain reste en proie au sous-développement. En clair, la situation économique des États africains est en inadéquation avec l’immensité de ses potentialités minières, minéralières et énergétiques. Le cas de République Démocratique du Congo en fait foi sous la plume de Langui :

Ces frères tribuns
qui péchèrent
dans la bergerie
les entrailles inondées du peuple
Et de leurs mains aveugles
Piochèrent dans la chair appauvrie des veuves
L’or et les métaux Congolais
Puis de sang qui giclait
ont tracé l’alphabet du deuil
(2010, 51).

Ces immenses richesses aiguisent bien de convoitises qui, parfois, sont à l’origine de nombreux conflits sur le continent. Ces conflits et leur corollaire mortifère apparaissent en filigrane dans l’extrait ci-dessus à travers une série d’hyperboles : « piochèrent dans la chair appauvrie des veuves », « sang qui giclait », « l’alphabet du deuil ». À l’analyse, la vie humaine perd son sens sur l’autel des intérêts égoïstes et mesquins. Tous se focalisent sur la fortune, moyen de prédilection pour acquérir ou amasser les biens matériels. La vie des autres est mise entre parenthèse pour la satisfaction inique et cynique des volontés personnelles. En clair, il ne s’agit que d’un drame de l’existence face à la cupidité de l’être humain. En pareille circonstance, les conspirateurs et leurs relais ne sont jamais très loin. Ils sont tapis à tous les niveaux des couches sociales. Ainsi, consciemment ou inconsciemment, les fils et filles du continent constituent les bras armés de volontés maléfiques.

Nous réalisons que la poésie de Langui est une dénonciation des tares économiques qui minent certaines sociétés. Il ne se contente pas uniquement des problèmes de sa Côte d’Ivoire natale. Mieux, il trouve le moyen d’aborder des sujets d’ordre continental, en l’occurrence celui de la République Démocratique du Congo. Ainsi, sa poésie revêt une connotation sociale en ce sens qu’elle met le bien-être économique des populations d’Afrique au cœur de sa préoccupation.

2.2 La tragédie sociale et politique

Lorsque les Noirs succèdent à l’administration coloniale dans la gestion quotidienne des États nouvellement créés, les crises et conflits ne tardent pas à surgir, ce qui nous oblige à admettre que le désastre socio-politique tire ses fondements de la gestion du pouvoir d’État. Cette gestion, se situant aux antipodes du discours politique savamment synchronisé et servi au peuple, oppose parfois les ethnies entre elles. Simon-Pierre Ekanza l’exprime avec clarté :

Les ethnies se maintiennent, sont réaffirmées : malgré les mots d’ordre nationalistes, les chefs d’État investissent préférentiellement dans leur « région ». Le « village natal » du président se voit doté de tous les équipements les plus couteux. Le poids des racines, du terroir, des liens de sang persiste, en dépit des évolutions nouvelles. Au sein des régions et des ethnies délaissées, des rancœurs naissent de ce favoritisme qui contredit le discours uniformisant de façade, et seront souvent à l’origine des renversements de régime (2014, 94-95).

La Côte d’Ivoire ne déroge pas à la règle. Sa situation tragique de 2002 à 2010 en est une illustration parfaite. Elle s’explique, tant par ses atrocités que par sa durée, par le fait d’une rébellion armée qui a endeuillé ce pays d’Afrique de l’Ouest, pays auquel appartient le poète. Langui développe un discours poétique de crise. Et ses souvenirs dégoulinent, dans Makan talèbo ou Chant rituel pour l’Afrique, sous le bourdonnement affreux de l’Attougblan, comme l’atteste l’extrait suivant :

Il battait ainsi,
Ainsi battait le Tam-tam rituel du peuple!
Que
Me vaut
Tant d’années
De sevrage dans la litière des corvées?Que
Me vaut
Le trajet inconstant
Des libations qui ruissellent de Guitrozon
Des charniers délinqués de la voûte des nuits
(Langui 2010, 16).

« Guitrozon » est un village du département de Duékoué, situé dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire, et sa simple évocation est significative. À l’occasion de la rébellion qui a débuté en 2002 et défiguré le pays, « Guitrozon » n’a pas été épargné à l’instar du peuple Guéré qui a souffert le martyr. Ce village porte la charge du carnage et de la barbarie humaine. C’est pourquoi, les termes « des libations, des charniers » ne nous paraissent pas superflus. Ces expressions sont un ensemble d’hyperboles qui connotent, à cet effet, les tueries massives et l’effusion de sang de tous âges. Une tragédie qui met à nu le ridicule des hommes. L’Attoungblan fredonne comme pour interpeler les auteurs de crimes odieux. Cette perception est corroborée par les interrogations qui suivent l’apparition du tam-tam dans l’extrait.

Le massacre à grande échelle du peuple Guéré pourrait être fondé par deux thèses plausibles : l’une est la végétation et l’autre le penchant politique. Intéressons-nous à la dimension végétale! L’Ouest de la Côte d’Ivoire, principalement les terres Guéré, est la région où le couvert végétal est encore verdoyant. Par conséquent, cette région et ses terres sont propices aux cultures de rente comme le café et le cacao. Mais, la procédure d’acquisition des terres étant complexe en raison de leur statut communautaire, les peuples allogènes, travailleurs et friands de ces terres fertiles, profitent des divergences politiques pour en être propriétaires. Ainsi, les incompréhensions politiques virent aux drames tribaux. L’extermination systématique dans un contexte de guerre politique devient une voie de contournement, une voie détournée pour l’acquisition rapide et définitive de cette nature généreuse à cause de ses terres rêvées. De ce qui précède, nous notons que le peuple Guéré est massacré pour ce que la nature lui a offert gracieusement, c’est-à-dire la forêt dense, une végétation aux avantages économiques incontestables. Fort curieusement, ces crimes de sang, crimes contre l’humanité, demeurent sans auteurs et, par conséquent, impunis. Cette injustice irrite le poète :

À moi Dinard!
Eux que voilà,
Ces traîtres heureux
Sur l’autel du mensonge
Ces bouffons de liège promis au cirque
Mais jouant des airs
De flûtes charlatanesques
Sous nos yeux
(Ibid., 36)

La quête effrénée de l’argent reste le maître-mot. Pour cela, la mère-patrie est pourfendue. Le peuple est assailli de toutes parts. En dépit des efforts consentis par les écrivains, le mal persiste. Dans de telles conditions, implorer des forces supérieures – les divinités en l’occurrence – devient une nécessité quasi primordiale pour la sauvegarde de l’humanité ivoirienne en péril. Une fois encore, l’Attoungblan est présent pour sonner l’adhésion populaire.

3. Une poésie à élan humaniste

Dans le cas précis de Konan Roger Langui, l’Attoungblan est l’épine dorsale de la création poétique. Cet instrument se présente, à cet effet, comme un objet au pouvoir incantatoire qui pousse le poète à une diatribe émotionnelle. Cette perception trouve un écho favorable dans Orphée noir quand Jean-Paul Sartre écrit : « L’acte poétique est alors une danse de l’âme ; le poète tourne comme un derviche jusqu’à l’évanouissement ; il a installé en lui le temps de ses ancêtres ; c’est dans cet écoulement rythmique qu’il espère se retrouver… » (1948, XXIV).

L’Attoungblan est, avant et par-dessus tout, un substrat culturel transgénérationnel ; un trait d’union entre le passé et le présent ; un lien entre les ancêtres et la génération présente. Il se pose comme le pont entre la tradition et la modernité du peuple Baoulé, groupe ethnique du poète. Ainsi, cet instrument traditionnel baoulé revêt une postulation plurielle. Et cela inspire Langui à s’inscrire dans la logique d’une esthétique poétique d’ancrage ethnique. C’est sur cette base que Josué Guébo affirme dans sa préface à Wandi Bla! :

Il n’est, en effet, aucune activité de création qui puisse tenir son rang en s’épuisant dans l’aire de sa seule apparence. La poésie, sous ses bals et valses, est d’abord parole grave, sentence et ordonnance, portant dans son sillon, et le fou-rire, et la franche accusation, mais plus fondamentalement la force de la sagesse intemporelle (2014, 5).

En d’autres termes, la poésie languienne, parce que fondée sur l’Attoungblan, porte une double charge, l’une de l’affirmation identitaire et l’autre de l’ouverture culturelle. À cet effet, nous estimons qu’il serait nécessaire de souligner que l’Attoungblan est à la fois instrument identitaire du peuple Baoulé et moyen d’amplification du message. Il révèle l’importance de l’initiation dans la tradition africaine et laisse se profiler l’idée de croyance. La question de la croyance est fondamentale pour le peuple noir, pour qui, tous les domaines de la vie seraient sous le contrôle d’une Force. À cet effet, Amadou Hampâté Bâ affirme, dans Aspects de la civilisation africaine :

L’homme noir africain est un croyant né. Il n’a pas attendu les Livres révélés pour acquérir la conviction de l’existence d’une Force, Puissance-Source des existences et motrice des mouvements des êtres. Seulement, pour lui, cette Force n’est pas en dehors des créatures. Elle est en chaque être. Elle lui donne la vie, veille à son développement et, éventuellement, à sa reproduction (1972, 119).

Dans cet ordre, la conception de la divinité épouse l’idée du culte voué à une Force comme il en est de coutume dans toute religion. Cependant, l’animisme, comme croyance initiale des peuples, notamment les Noirs, sape le dogme de l’unicité de Dieu telle que prônée par les religions dites révélées. Pour autant, les sociétés africaines demeurent aujourd’hui un creuset de cohabitations religieuses extériorisées par le poète par des mécanismes exophoniques.

3.1 Du Baoulé au Français : une caractéristique exophonique

La pratique exophonique, en dépit du caractère récent de l’intérêt qui lui est accordé dans la critique littéraire française, trouve un début de définition dans la réflexion de Alain Ausoni :

Pour sortir de cette aporie, translinguisme – comme d’autres néologismes référents au même phénomène, dont le principal, moins usité, est sans doute « exophonie » – s’est révélé fonctionnel. Si les définitions en diffèrent légèrement, la plupart des critiques se rejoignent quand ils l’utilisent pour référer à la pratique de l’écriture dans une langue étrangère, d’où l’usage fréquent des expressions écriture translingue ou translingual writing (2018, 46).

Dans le même ordre d’idée, Alain Ausoni aborde une autre facette du phénomène exophonique auquel il accorde peu d’intérêt mais pour lequel nous avons un regard particulier en raison de la clarté qu’il apporte à notre analyse. En effet, écrit-il non sans citer Dirk Weissmann :

Plus récent et pour l’heure minoritaire dans le domaine littéraire, un autre usage sur lequel nous ne nous arrêterons pas ici signale comme translingues des processus d’écriture propres aux écrivains plurilingues « où les langues se rencontrent pour s’influencer, se traduire, s’hybrider mutuellement » (Ibid., 47 citant Weissmann, 2018, 37).

Tel est le constat qui prévaut au lendemain des indépendances des États africains quand la langue du colonisateur devient la langue officielle des pays indépendants, notamment le français pour la Côte d’Ivoire. Partant de ces conceptions, l’œuvre Makan talèbo ou Chant rituel pour l’Afrique comporte des caractéristiques exophoniques. En effet, Konan Roger Langui est un poète ivoirien et appartenant à l’ethnie Baoulé. L’appartenance ethnique est ce que Simon-Pierre Ekanza qualifie de « nationalité naturelle » (2014, 6), information qui permettra plus tard de rebondir sur la problématique de la langue qui, en l’espèce, est importante dans la mise en relief de la dimension exophonique de ce travail. En effet, l’appartenance de Langui au groupe ethnique susmentionné n’a rien d’anodin dès lors que le poète en revendique la langue ainsi que certaines pratiques culturelles. C’est-à-dire qu’il s’affirme en s’identifiant culturellement à ce groupe ethnique. Cela implique qu’il dispose d’une langue maternelle d’existence antérieure à l’avènement de la langue française, survenue seulement par le biais de l’école française, produit de l’administration coloniale.

En outre, Langui fige ses émotions poétiques dans des œuvres littéraires d’expression française. D’un point de vue linguistique, le poète fait usage des deux langues, mais étant donné que le processus de codification graphique du baoulé n’est pas achevé, il se sert de l’alphabet français comme aide à la transcription, ce qui lui permet de composer en lettres françaises des sons d’expressions baoulé. Ainsi, la prononciation fait baoulé sans qu’aucun graphisme linguistique de son peuple ne soit établi. C’est dans cette optique que s’inscrit le mot Attoungblan dont l’orthographe est française quand la phonétique fait baoulé. Cette stratégie de communication constitue, pour Langui, un palliatif à une insuffisance linguistique sans lequel son intention de communiquer ses émotions aux potentiels lecteurs serait un vœu pieux. Afin de répondre en urgence à cette équation, le poète a recours à la métalinguistique, c’est-à-dire un décodage du message en vue de l’expliciter comme dans les cas ci-après :

Attoungblan : Tam-tam parleur Akan (Côte d’Ivoire) (Langui 2010, 13).
Towa : Gourdes utilisées pour la danse du Goly, masque de réjouissance baoulé (Ibid., 15).
Ko’ngo : Personnage de la mythologie Haitou, son évocation suscite crainte. Sa descendance est connue encore aujourd’hui dans le canton Yakpabo (Tiébissou), (Ibid., 30).

À l’évidence, il y a traduction. Or toute traduction implique deux langues : une langue d’entrée et une langue d’arrivée. Dans ce cas précis, la langue d’entrée est le baoulé, langue maternelle de Langui, et le français la langue d’arrivée. Cette action de traduire a l’avantage d’amener les lecteurs à saisir le sens de mots et d’expressions étrangers à leur langue. Ce travail lexico-sémantique mené par le poète et que nous considérons comme fait exophonique est, en définitive, porteur d’une finalité d’ordre didactique. Dès lors, il ne serait pas excessif d’affirmer que le projet poétique de Langui met l’homme au centre de sa préoccupation par l’établissement d’un dialogue culturel.

De notre point de vue, cette traduction se veut un échange interculturel si nous admettons que la langue est le creuset de la civilisation d’un peuple. Par le truchement de la traduction, l’Attoungblan cesse d’être un instrument ordinaire, loin des sphères de réjouissance, pour connoter désormais l’outil de prise de conscience nécessaire au changement qualitatif du peuple Baoulé et, par-là, des autres peuples. Au regard de cette connotation, difficile de ne pas rappeler les propos de l’écrivain-poète et philosophe ivoirien Josué Guébo qui affirme en substance dans sa postface à Wandi Bla! : « La parole tambourinée devient ici refuge contre l’échec d’une urbanité incivile, contre la barbarie d’une modernité échouée» (2014, 6). Nous retenons de cette assertion que la poésie de Langui rime avec la tradition poétique de l’engagement pour l’avènement d’une société meilleure. Cette poésie comporte une double postulation – culturelle et contestataire – dans la mesure où Langui se sert de l’Attoungblan pour décrier les dysfonctionnements de la société. Ainsi apparaît en filigrane la dimension sociale de l’écriture poétique languienne.

3.2 De l’apport identitaire à la culture de l’universel

Dans les sociétés négro-africaines, le tam-tam, au-delà de son usage profane, est intimement lié à l’initiation. Qu’il s’agisse du Poro2 chez les Sénoufo ou du Doh3 chez les Koyaka, le tam-tam est primordial. Ce lien étroit entre le tambour et les rites initiatiques, si subtil, est d’une importance capitale. En effet, à l’origine, comme l’écrit Marcel Griaule dans Dieu d’eau, le tam-tam est d’émanation mythique selon la cosmogonie Dogon :

Le tambour avec l’enroulement de cuivre se fait mieux entendre du Nommo. Il est réservé à la chefferie des Arou et ne se trouve pas entre les mains des autres gens. De plus, il n’est battu qu’en de rares occasions.
Quant au rôle de ce cuivre en hélice, il est de conduite du son, de conduite de la parole. Battre la peau anime le cuivre et le verbe que le Nommo a pris dans les entrecroisements des tendeurs et de la bande de métal. Du cuivre, le son va au tambour; puis il revient dans la bande et de là se répercute dans les oreilles du génie déjà alertées du fait que les peaux les représentent (1975, 72).

La spécificité des circonstances de son utilisation ayant été édictée depuis son origine, cela lui confère une dimension noble qu’on pourrait qualifier de sacrée au regard de l’être qui l’a suggéré : le Nommo. C’est bien en cela que l’Attoungblan est aussi appelé tam-tam parleur par le grand groupe Akan et, par ricochet, le Baoulé. Il s’inscrit, de ce fait, dans la veine de la croyance africaine, dans la mesure où il obéit à un usage ritualisé qui en appelle nécessairement à l’initiation. De la sorte, ce tambour tire sa sacralité de l’initiation qui préside à la manière de le battre et gouverne, par la même occasion, l’encodage et le décodage du langage tambouriné exprimé. C’est donc à juste titre que Langui le nomme « tam-tam rituel » (2010, 14).

Frappé du sceau de l’initiation, l’Attoungblan est logé au rang des fétiches, à l’instar du Chef. En effet, l’intronisation du Chef Baoulé rime avec une série de rituels : libations en vue d’invoquer les mânes des ancêtres, entre autres. Le Chef baoulé ainsi établi par la tradition inspire crainte et respect. À la différence du Chef, l’Attoungblan n’est pas intronisé. Cependant, placé sous l’autorité exclusive de ce dernier, il n’est battu qu’à des occasions exceptionnelles. L’intérêt que requiert le message tambouriné tire ses fondements de l’autorité qui l’a ordonné. Dès lors, l’attention populaire est disposée à accueillir le message transmis. À la fois comme moyen d’amplification, l’Attoungblan devient alors facteur de ralliement qui donne au message une dimension sacrée. À ce niveau, il n’existe pas d’égalité entre le chef Baoulé et le poète, car dans la hiérarchisation Akan, le roi ou la reine est au sommet de société comme à « Sakassou4» (Ibid., 14). La similitude entre les deux réside dans leur facteur d’initié qui les met dans une prédisposition à pouvoir décrypter le message tambouriné. En d’autres termes, si nous croyons en une égalité entre le roi Baoulé et le poète, elle ne peut qu’être horizontale. Toutefois, le poète peut se targuer d’une certaine notoriété dans l’univers de la création et du savoir dans le champ culturel occidental.

Sur cette base, Langui fait office d’initié, selon un processus qu’il aura accompli par le biais de ses aînés. Au terme de cette initiation, le poète occupe une double position : l’une du Batteur et l’autre du Décrypteur du langage tambouriné. Il met en exergue le rituel initiatique, ouvrant ainsi une lucarne sur l’animisme dans la société Baoulé :

Towa5 (Langui 2010, 15).
Ko’ngo6 (Ibid, 30).

Avec ces deux objets, le poète est toujours dans l’évocation de la matérialité de la croyance animiste du peuple Baoulé. En la matière, le masque, serait-on tenté de dire, est l’expression achevée du fétichisme, et est important pour l’animisme. Le poète fait preuve donc d’une connaissance approfondie de sa culture natale. Cela nous fonde à affirmer que Konan Roger Langui est initié ou supposé l’être. Nous ne disons pas scolarisé mais initié. De notre point de vue, le mot scolarisé rime avec l’Occident quand celui d’initié renvoie à la tradition africaine. Il pourrait subsister des nuances que viennent dissiper les propos d’Amadou Hampâté Bâ :

À l’époque coloniale, la transmission initiatique, qui se faisait jadis au grand jour et d’une manière régulière, dut se réfugier dans une sorte de clandestinité. Petit à petit, l’éloignement des enfants de leurs familles a fait que les vieillards n’ont plus trouvé autour d’eux les jeunes gens susceptibles de recevoir leur enseignement. L’initiation sortit peu à peu des cités pour se réfugier en brousse. Mais le dernier coup lui fut porté par l’avènement de l’indépendance sur la base d’idées et d’idéologies exclusivement européennes (1972, 27).

Initié réel ou supposé, Langui décline une poésie qui suit, de ce fait, le rythme frénétique de l’Attoungblan. Cet instrument focalise les attentions, et la parole du poète s’intercale à l’intérieur des temps faibles; c’est-à-dire entre deux battements du tam-tam. L’extrait, ci-dessous, en est une illustration :

Il battait ainsi,
Ainsi battait le Tam-tam rituel!
Le Tam-tam du supplice battait
L’affreuse mêlée de mon peuple!

Écoute cette chanson qui démarre comme
Toutes les histoires banales
Pour enfin devenir
Un tas de ronces…
Il battait,
L’affreux Tam-tam millénaire
L’élégante paire de dards
A parlé ainsi!
Ecoute donc
Son austère chanson
Qui m’est défi de conscience
Qui m’est songe extatique
Où trainent mélancoliques et mélodieux,
Les égouts sauvages et damnés
D’une ile en putréfaction!
(Langui 2010, 13).

En ayant recours à l’Attoungblan, forme matérialisée de l’animisme Baoulé, Langui démontre sa maîtrise de cet instrument transgénérationnel. Il en fait le socle d’une esthétique poétique nouvelle qui tient son caractère novateur de l’instrument choisi. Ainsi, aussi bien dans son principe que dans son fonctionnement, la poésie de Langui se fond dans le grand moule de la poésie oraliste. Cette innovation esthétique en une langue qui n’est pas la langue maternelle du poète vient consolider la perception exophonique déjà évoquée.

En outre, le choix esthétique de Langui revêt des caractéristiques humanistes au regard de la thématique des croyances religieuses abordée. Une telle démarche s’inscrit dans la lignée des poètes négro-africains ayant suivi le même cheminement transformationnel d’un point de vue religieux. Et nombreux sont les écrivains noirs qui ont subi une métamorphose de cet ordre. Ce fut le cas de Léopold Sédar Senghor dont certains écrits traduisent la chrétienté :

Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche!
Et il vrai, Seigneur, que pendant quatre siècles de lumières elle a jeté la bave et les abois de ses molosses sur mes terres
Et les chrétiens, abjurant Ta lumière et la mansuétude de Ton cœur
Ont éclairé leurs bivouacs avec mes parchemins, torturé mes talibés, déporté mes docteurs et mes maîtres-de-science (1990, 97).

Cette prière de la part de Senghor peut être interprétée, dans un premier temps, comme l’expression d’une résignation ou celle d’une faiblesse. Par ailleurs, lorsque le poète sénégalais et chantre de la Négritude fond en prière pour le bien de l’Europe, il fait simplement preuve de tolérance et de pardon. La tolérance et le pardon sont universellement reconnus comme des vertus fondatrices d’humanité. Or il se trouve que le pardon est le terme fondamental de cet extrait – « Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche! » – auquel son subordonné les actes à pardonner. Alors, nous pouvons en déduire que Senghor fait preuve d’humanisme.

En réalité, plusieurs religions cohabitent en Afrique, notamment l’Animisme, le Christianisme et l’Islam, pour ne citer que celles-là. Dans cette cohabitation confessionnelle, Konan Roger Langui, à l’instar de Senghor, semble lever un coin de voile sur son appartenance à la religion chrétienne. La structure de certains versets nous éclaire à cet effet :

Mon Dieu
Qu’il est temps
[…]
Enseignez-leur, Seigneur
Les pistes sacrées de l’Au-delà
aux sons de cithares damnées
Pour rendre leurs aromes
À tous nos souffles calcinés! (Langui 2010, 15).

Aussi bien dans leur formulation que dans la sémantique qui les sous-tend, ces extraits sont une sorte d’invocation visant à implorer la clémence de Dieu Tout-Puissant afin qu’il aide à mettre fin aux souffrances qui s’abattent sur les peuples du continent noir. Loin de nous l’intention de faire l’apologie d’une religion quelconque, mais ce qui paraît flagrant, ici, n’est rien d’autre que la fonction sacrée du poète. En d’autres termes, Langui intercède auprès du Seigneur pour sauver un peuple plongé dans un malaise qui semble interminable. Si nous traitons de la chrétienté dans une section réservée à l’oralité, ce n’est ni par méprise ni par méconnaissance. Il s’agit uniquement, pour nous, de mettre en relief le rapport de similitude entre l’intercession chrétienne et l’oralité africaine. Dans la tradition orale négro-africaine, en effet, l’intercession s’apparente aux « libations » (Ibid., 35), acte spirituel au cours duquel un patriarche invoque les mânes des ancêtres et des divinités afin de protéger les participants à une cérémonie et d’en garantir le succès. Elle précède, très souvent, les grandes cérémonies qui engagent la communauté, notamment l’intronisation d’un Chef ou la fête des ignames7.

De ce qui précède, nous retenons que le Noir a cette capacité d’adaptation et d’intégration qui lui permet d’assimiler une chose et son opposé sans pour autant que s’altère son originalité, son authenticité. Et la tradition orale africaine se veut le réceptacle de cette flexibilité et de ces valeurs qui fondent le patrimoine culturel où viennent s’abreuver les écrivains noirs : danses, rituels initiatiques, mythes, croyances, et bien d’autres encore. C’est dans cette optique que Konan Roger Langui écrit dans Postface à Wandi Bla! : « La danse est une nouvelle Écriture / Que les dieux envisagent pour notre rédemption! » (Langui 2014, 13). En prenant pour ancrage esthétique les ressorts de la tradition orale, l’affirmation de l’identité noire comme essence de la poésie africaine transparaît ainsi sous la plume de Konan Roger Langui, poète oraliste. Cette prescription poétique n’est pas récente car avec les Négritudiens, leurs prédécesseurs, la poésie s’intéressait déjà à la question du mieux-être des peuples. Dans la logique de ce qui précède, il nous semble cohérent d’affirmer que la dimension revendicative constitue une constante, un paramètre inaliénable de la poésie négro-africaine.

Conclusion

On retiendra de cette réflexion que l’Attoungblan est un instrument peu ordinaire. Tam-tam parleur, il est, à l’image de la poésie, un canal de transmission de messages codés destinés aux initiés qui sont capables de les décrypter. En se réappropriant cet instrument traditionnel cher aux peuples négro-africains, Konan Roger Langui revalorise un pan de la tradition orale Baoulé, peuple du Centre de la Côte d’Ivoire. Ainsi, le poète est à l’image de l’orateur-batteur de l’Attoungblan Baoulé. Il ne s’en distingue que par l’usage de la langue française, laquelle devient, à l’occasion, une langue-outil, au service d’une double postulation : l’une, la mise en exergue des valeurs de son peuple aux moyens de dispositions exophoniques comme la traduction, et l’autre, la dénonciation des maux qui minent ce peuple, en vue de les éradiquer.

Mais face la ténacité de ces maux qui peinent à flancher sous le poids de la critique, le poète sollicite le concours d’un Être supérieur pouvant peser de toutes ses forces pour qu’advienne enfin le monde idéal escompté. À cet effet, les croyances africaines, dans leur diversité, font l’objet d’intérêt particulier et leur évocation témoigne du cosmopolitisme religieux de la société africaine. De telles fonctionnalités confèrent à sa poésie les traits caractéristiques d’une poésie engagée, essence de la poésie négro-africaine, avec pour finalité de meilleures conditions de vie du peuple.

  1. 1Qui est relatif au Noir africain et dont la Négritude fut une forme d’expression.
  2. 2Poro : rituel initiatique chez les Sénoufo, peuple du Nord de la Côte d’Ivoire.
  3. 3Doh : rituel initiatique chez les Koyaka, peuple du Nord-Ouest de la Côte d’Ivoire.
  4. 4Capitale du pays Akan (Baoulé), lieu où est inhumée la mythique reine Pokou émigrée du Ghana au cours du XVIIIe siècle.
  5. 5Gourdes utilisées pour la danse du Goly, masque de réjouissance Baoulé.
  6. 6Ko’ngo est un personnage de la mythologie Haitou, son évocation suscite la crainte. Sa descendance est connue encore aujourd’hui dans le canton de Yakpabo (Tiébissou).
  7. 7Chez les Akans, groupe auquel appartient le peuple Baoulé, cette fête est l’occasion pour la communauté de remercier les divinités qui ont permis une excellente récole.