Exophonie et allophonie

Le dehors et l'autre pour penser les langues

Exophonie et hors-la-langue

Penser le dehors pour voir la langue

Une des conceptions de l’écrivain·e, selon Tawada, est celle de quelqu’un·e qui cherche à se « libérer de la langue » (Rigault 2017, 10) tout en tentant d’en libérer son œuvre. Libérer, autant que faire se peut et d’un même mouvement, le dire et le dit, l’écrire et l’écrit, le faire et le fait, le faire et le fait (par la langue). Essayer d’empêcher ou d’amortir ce que l’on fait par la langue, et ce que la langue fait de nous lorsqu’on le fait. Ce que la langue nous fait faire, ce qu’elle nous fait dire, ce qu’elle nous fait taire ou faire lorsque l’on dit à travers elle(s). Tenter d’empêcher, ou de limiter les restrictions et les aliénations linguistiques et langagières de l’œuvre par l’ouvrier·e (au sens de la personne qui œuvre, c’est-à-dire parle ou écrit) et sa ou ses langues :

L’écriture est certes un travail avec la langue maternelle, mais aussi parfois contre elle. On doit lutter contre elle car elle nous contraint aussi à rester à l’intérieur d’un système unique. Et ça, ce n’est vraiment pas souhaitable (Tawada, citée et traduite par Rigault 2017, 10).

Formulation et idée qui ne sont pas sans rappeler ce qu’écrivait Roland Barthes à propos de la langue, lorsqu’il déclare que « la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste » (Barthes 1978, 14). Fasciste en ce qu’elle nous oblige à dire, nous contraint, nous enferme dans notre possibilité restreinte de sortir de nous-mêmes pour aller vers l’autre et l’atteindre par le dire : « Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif » (Ibid., 12). Ainsi, selon Barthes, qui rejoindrait Tawada en bien des points, la langue est nécessairement une aliénation, même si ces chaînes linguistiques, ces poids qui nous entravent autant qu’ils nous libèrent, peuvent être allégés, notamment par la prise de conscience du fait que l’on sait, en tant que locuteur·rice ou écrivain·e, que l’on est conditionné·e, situé·e, ancré·e. Conditionné·es dans le sens où le formule Barthes, c’est-à-dire en ce qu’il ne nous est pas possible, quelle que soit notre langue ou nos langues, de nous soustraire aux classements et à l’ordre que nous impose la langue. Cependant, le premier pas vers une forme de libération ou du moins vers une prise de conscience de nos entraves linguistiques et langagières, c’est peut-être de mesurer que l’on sait que l’on ne parle pas tout court, mais bien depuis et dans une langue particulière, qui n’est pas tant notre création qu’on est la sienne, en tant que locuteur·rices ordinaires et ordonné·es par elle. Savoir ce que dire et traduire peuvent signifier en termes de limitations et de conditionnements, c’est aussi prendre conscience de notre situation dans une langue parmi les langues, savoir que « c’est une langue que l’on parle » :

Il faut savoir plusieurs langues pour comprendre que c’est une langue que l’on parle, une langue entre autres, même si elle vous est plus « maternelle », propre ou nationale, que les autres (Cassin 2016, 184).

Exophonie : ni original ni hors-la-langue?

Cette prise de conscience que l’on parle une langue autant qu’elle parle à travers nous, qu’elle nous maitrise bien plus qu’on ne la maitrise, constitue une étape importante dans la compréhension de ce qu’exophonie peut vouloir dire. S’il n’y a pas non plus réellement d’extérieur à la langue, et si l’on peut souhaiter accéder à un éventuel extérieur de la langue, sans jamais être pourtant hors-la-langue, un hors-la-langue, c’est, aussi logiquement que paradoxalement, de l’intérieur que cela peut se faire :

C’est à l’intérieur de la langue que la langue doit être combattue, dévoyée : non par le message dont elle est l’instrument, mais par le jeu des mots dont elle est le théâtre (Barthes 1978, 16-17).

Là encore, nous voyons des ponts avec les questions que pose Tawada lorsqu’elle soutient l’impossibilité d’accéder, linguistiquement, à une quelconque parole ou écriture originale, première, à un dire qui n’ait pas déjà été redit, traduit, retouché, bouleversé :

On désigne normalement comme original le texte écrit, constitué, mais il y a encore quelque chose d’antérieur, avant que le texte soit définitivement posé sur le papier. Quand on s’applique à formuler au moment d’écrire c’est déjà une traduction de l’idée. On traduit une idée propre en mots corrects. Dans cette mesure, ce qui se trouve sur le papier n’est en rien un original. De plus, l’idée est chez moi la traduction des images qui lui préexistent et donc pas un original non plus. […] Il n’existe donc aucun original ! (Tawada, citée et traduite par Rigault 2017, 11-12).

Si l’on partage l’idée qu’une œuvre ou qu’une écriture originale n’existe pas, et que l’on ne peut accéder au dire et à l’écrire que grâce au langage, en nous rappelant avec Barthes que l’oppression et le pouvoir sont caractéristiques de la langue, nous risquons de nous trouver face à une impasse. Comment écrire et dire tout en essayant de nous soustraire à ce qui nous permet et nous empêche, nous autorise et nous restreint tout à la fois?

Dans la langue, donc, servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne soumettre personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur, c’est un huis clos (Barthes 1978, 15).

Selon Barthes, ce qui nous permet de dire et d’accéder à l’autre, notre interlocuteur·rice, est également ce qui nous amène à le réduire en l’asservissant, volontairement ou non. La tension se situe exactement dans cette impossibilité de relations langagières et linguistiques libres de tout pouvoir. Pouvoir sur l’autre, pouvoir de l’autre sur nous, ou pouvoir de la langue sur quiconque y a recours. Ainsi, à la lumière de ce que proposent Tawada, Barthes ou Cassin comme visions du langage et des langues, et de l’impasse que peut constituer le huis clos du langage (Barthes 1978, 15), nous pourrions dire qu’un premier pas peut être fait en faveur non pas d’une libération du langage, mais de la prise de conscience de nos entraves, si l’on sait par quoi l’on est enchainé·e. Autrement dit, on ne peut prendre la mesure de ce que fait de nous la langue que depuis un dehors et un autre qui nous aident à abandonner l’idée d’un vrai, d’un juste dans la langue, pour ne plus y voir que des positions, des points de vue, des territoires :

Il faut voir une langue, et sa propre langue, depuis ailleurs pour comprendre que c’est une langue, la remettre en jeu autrement que comme logos, universelle, naturelle, maternelle, et reterritorialiser ainsi le langage en langue, entre autres (Cassin 2016, 122).

Plus qu’un hors-la-langue, l’exophonie pourrait ainsi être vue comme un hors-sa-langue, un hors-une-langue. Ayant fait ricocher l’idée d’exophonie proposée par Tawada avec d’autres conceptions de la langue, en philosophie, en traduction ou en sémiologie, nous aimons à voir dans une telle compréhension de la langue, des langues et de l’écriture exophone la formule suivante : faire contre, sans pouvoir faire sans.

L’exophonie et l’allophonie comme écarts

Ce dehors et cet autre vis-à-vis de la langue, que représentent l’exophonie et l’allophonie, font penser à ce que formule le philosophe François Jullien à propos de la notion d’entre, qu’il oppose à la notion de différence : « la différence est classificatrice […], face à quoi l’écart se révèle une figure, non pas d’identification, mais d’exploration, faisant émerger un autre possible » (Jullien 2016, 31). Alors que la différence fige, arrête et définit l’un et l’autre, distinguant le même de l’autre, et créant une frontière apparemment nette entre deux entités, la notion d’écart aide à fluidifier les catégories, voire à les rendre mouvantes les unes dans les autres :

L’écart n’a pas une fonction de classification, dressant des typologies, comme le fait la différence, mais consiste précisément à en déborder : il produit, non pas un rangement, mais un dérangement (Ibid., 35).

Les élèves allophones, en contextes français, sont fréquemment défini·es comme « tout élève parlant une autre langue que le français » (Dsden 29). Si cette catégorisation d’allophone est présentée comme une amélioration de celle qui prévalait jusqu’alors (MEN, 2013), « non-francophone », une catégorisation aussi totale que celle qui consiste à désigner un·e locuteur·rice comme un « autre de langue » n’est pas sans poser quelques questions. En effet, dire d’un·e élève· qu’iel est un·e allophone, qu’iel est autre de langue, ou autre à cause de la langue qu’iel parle, le·a fait appartenir à une catégorie distinctive des autres élèves et locuteur·rices, et représente, en ce sens, une catégorisation aussi totale que celle d’étranger·ère. Or, pour le terme allophone comme pour le terme étranger, leur sens n’a de valeur que s’il prend appui sur un autre terme, un opposé, c’est-à-dire l’idiophone1, ou le familier. À ce titre, le terme allophone nous en apprend beaucoup plus sur les institutions et les personnes qui l’utilisent pour catégoriser des personnes, que sur les catégorisé·es elleux-mêmes :

Toute nomination exprime une vision de la chose nommée, vue « sous un certain angle », à partir du « point de vue » auquel se place le locuteur. Elle est par là une prise de position à l’égard de la chose nommée qui désigne, en même temps que l’objet nommé, la position prise pour le nommer (Siblot 2001, 14-15).

En ce sens, et même s’il parait élaboré, le terme allophone, comme celui d’étranger·ère, nous renseigne sur les classificateur·rices, sur les détenteur·rices et les utilisateur·rices d’un pouvoir. Pouvoir linguistique et langagier, car les opposé·es des allophones ne sont jamais nommé·es autrement que par « élèves ordinaires », ce qui n’est à proprement parler ni juste ni équilibré. Pouvoir classificateur également, lié là aussi à la langue : les minoritaires « sont posés comme particuliers face à un général. Ils sont recouverts d’un cachet de « “particularisme”, quelle que soit la forme concrète qu’il revêt » (Guillaumin 1972, 120). Ainsi, ce qui distingue les allophones des autres élèves, c’est précisément leur étiquette qui n’a pas de pendant, pas de contrepoids, pas d’autre opposé sinon « élèves ordinaires ». Si la catégorisation d’allophone était juste ou équilibrée, on pourrait parler d’élèves idiophones pour désigner leur opposé, les élèves qui « ne parleraient pas une autre langue »2. Or, le terme allophone s’oppose au terme ordinaire, laissant entendre que l’allophonie, c’est-à-dire le fait de parler une autre langue, est tout sauf ordinaire, donc extraordinaire, voire extravagant. Paradoxalement, le terme allophone n’indique pas le peu ou l’absence de connaissance de la langue française des élèves concerné·es.

Les élèves désigné·es comme allophones sont nécessairement des « élèves nouvellement arrivés en France » (EANA), c’est-à-dire des élèves émigré·es ou expatrié·es (Casnav 2021). Avant 2012, ces élèves étaient nommé·es « non-francophones » par l’institution scolaire. Ce que masque le terme allophone est donc à la fois le fait que les élèves ainsi désigné·es sont peu ou pas francophones mais aussi le fait qu’iels sont immigré·es. Le terme allophone désigne une altérité, mais il confisque la possibilité de conjuguer francophonie et plurilinguisme, car on peut pourtant très bien parler à la fois le français et une autre langue que le français. Bien que les élèves désigné·es comme allophones soient des élèves « nouvellement arrivés »3, l’idée d’émigration-immigration (Sayad 1991a) est elle aussi évacuée du terme allophone. Si le terme allophone est attribué uniquement aux élèves émigré·es, cela laisse croire que tout plurilinguisme (ou alterlinguisme, pour reprendre l’idée d’altérité linguistique présente dans allophone) est nécessairement lié à l’idée d’émigration. Ce qui laisserait penser, en creux, que les élèves dit·es ordinaires ne pourraient pas être plurilingues. Toute allophonie ne pourrait être qu’« issue de l’immigration », immigration nécessairement récente qui plus est :

Associée à la dénomination « nouvellement arrivés », la catégorie « allophone » laisse penser, à tort, que la condition de migrant est liée à celle de l’absence de maîtrise de la langue française. Or certains migrants nouvellement arrivés parlent français, notamment lorsqu’ils arrivent de pays anciennement colonisés, bien qu’ils ne maîtrisent pas toujours le français scolaire (Armagnague-Roucher et Rigoni 2016, 346).

Cette association systématique entre élèves émigré·es et élèves plurilingues ou non-francophones constitue alors un risque important en indiquant aux élèves que toute altérité linguistique n’est qu’extérieure à l’espace national français, et que le sort de toute allophonie, dans le sens de « parler une autre langue », est de disparaître en même temps que chaque élève est promu·e à gagner les classes « ordinaires ». Quelle que soit la lecture que l’on fasse du terme allophone, il parait clair que le rapport à l’émigration-immigration qu’il renferme sans l’exprimer clairement, est précisément une question politique, comme l’analysait le sociologue Abdelmalek Sayad (1999). Ce dernier écrivait à ce titre que « l’immigration met en défi toutes les institutions de la société, à commencer par l’institution de reproduction, qui est essentiellement l’école » (Sayad 1990, 24). Plus encore qu’un défi, Sayad écrivait que la figure de l’immigré·e représente un dérangement à l’ordre national, un « scandale » (1991, 51) :

Présence fondamentalement illégitime au regard de notre entendement politique, la présence de l’immigré (qui, idéalement et pour l’accomplissement de la catégorie de la nation, n’a pas à être) traduit une manière de limitation apportée à la perfection attendue de l’ordre national (Ibid., 46).

Il est alors possible de comprendre que les élèves allophones sont dérangeant·es à plus d’un titre pour l’ordre scolaire et national français. Non seulement iels font partie, en tant qu’élèves dit·es « à besoins éducatifs particuliers » de la catégorie des « importuns scolaires » (Ebersold et Armagnague-Roucher, 2017), mais leur spécificité est qu’iels ne parlent pas la langue nationale et scolaire unique, dérangeant là encore « cette sacralisation du monolinguisme de langue française » (Blanchet 2016, 95). À ces deux contraventions4 vient donc s’ajouter celle qu’analyse Sayad, liée au fait qu’iels sont émigré·es-immigré·es. Ainsi, sans jamais qu’iels soient désigné·es explicitement comme émigré·es-immigré·es, les élèves allophones endossent et incarnent la désignation d’une catégorie pensée et voulue comme minoritaire, « celleux qui parlent une autre langue », alors que les élèves locuteur·rices d’autres langues que le français sont bien plus nombreux·ses que les seul·es élèves désigné·es comme allophones. À travers la création d’une catégorie spécifique et minoritaire, le discours scolaire français fait d’une pierre deux coups : il fait croire que les élèves plurilingues qui parlent d’autres langues que le français sont très peu nombreux·ses, tout en le confirmant performativement puisqu’il laisse entendre que les élèves ordinaires ne peuvent pas être plurilingues et francophones. Les élèves ordinaires s’opposant aux allophones, la francophonie exclusive est implicitement pensée comme la majorité et la norme. Cette exclusion que représente l’attribution de la catégorisation provisoire d’allophone à des élèves n’est pas simplement discursive. Elle se double, dans certains cas observés par des sociologues, d’une ségrégation physique visible. Ainsi, au sein d’un établissement qui a fait l’objet de leurs enquêtes, des sociologues ont remarqué que les élèves allophones d’une UPE2A5 se voyaient attribuer un « carnet de correspondance »6 de couleur rouge, habituellement réservé aux « élèves perturbateurs » (Armagnague et Tersigni 2019, 84). Les deux chercheuses notent par ailleurs qu’à ces élèves allophones sont distribués, pour leur passage à la cantine, de grosses étiquettes en bois de dix centimètres de long et huit centimètres de haut sur lesquelles est écrit l’ancien nom du dispositif spécifique dans lequel iels sont scolarisés7.

En dehors du caractère excluant et ségrégatif (Armagnague et Tersigni 2019) que peut revêtir en contextes scolaires français le terme allophone, ce qui rassemble les notions d’exophonie et d’allophonie est notamment cette potentialité subversive qu’elles ont, si l’on s’en empare en tant qu’écrivain·es et locuteur·rices, de constater l’écart entre deux situations apparemment opposées, pour produire un mouvement, une exploration, un dérangement (Jullien 2016, 31). Ici, le recours à l’écart consisterait à penser l’exophonie comme une possibilité de réfléchir à son opposé éventuel, l’eisophonie8(l’entrée dans la langue) ou la symphonie (être en accord avec la/sa langue), et penser l’allophonie comme une occasion de réfléchir au sens qu’aurait l’idée d’idiophonie c’est-à-dire le fait d’être même dans et par la langue. Si d’aventure l’idée d’idiophonie ne tenait pas debout, cela permettrait au moins, peut-être, de faire lumière sur l’idée apparemment claire d’allophonie qui, en un sens, est aussi bancale en bien des endroits.

Allophonie et altérité linguistique

Altérités de langues, altérités d’apparence

En quelques mots et sans entrer dans les détails des circulaires9 qui régissent la scolarisation des élèves allophones, précisons que le dispositif UPE2A est la « dénomination générique commune à toutes les structures spécifiques de scolarisation des élèves allophones arrivants » (MEN 2012). La durée maximale théorique de la scolarisation des élèves allophones nouvellement arrivé·es au sein de cette structure ne doit pas excéder une année scolaire, la circulaire 2012-141 précisant que « l’inclusion dans les classes ordinaires constitue la modalité principale de scolarisation. Elle est le but à atteindre, même lorsqu’elle nécessite temporairement des aménagements et des dispositifs particuliers » (Ibid.). Les élèves allophones disposent d’un emploi du temps individualisé qui « doit leur permettre de suivre, le plus souvent possible, l’enseignement proposé en classe ordinaire » (Ibid.). En France, le terme allophone remplace depuis 2012 le terme « non-francophone » utilisé jusqu’alors, et cette catégorisation ne concerne que les « élèves nouvellement arrivés en France » (EANA) qui sont peu ou pas francophones. Ne sont donc catégorisé·es comme allophones que des élèves « récemment arrivés » en France, et non pas, plus globalement, des élèves qui parleraient d’autres langues que le français, mais qui ne seraient pour autant émigré·es ou expatrié·es. Les propos que nous tenons ici sur l’allophonie et les allophones concernent uniquement les contextes scolaires et éducatifs français, dans lesquels nous avons mené des recherches (Marchadour 2018), et ne concernent pas directement les contextes canadiens qui ont certainement inspiré au gouvernement français cet emprunt du terme allophone. À ce titre, si les personnes, locuteur·rices et élèves allophones en contextes canadiens sont désigné·es comme tel·les, iels le sont dans la durée et non pas provisoirement comme cela est le cas en France. L’opposition francophone/allophone n’a donc pas la même valeur (Razafi et Traisnel 2017). Une différence importante entre les cas français et canadiens réside alors dans le fait que les élèves allophones au Canada sont aussi reconnu·es en tant que citoyen·nes allophones, et que le terme allophone s’exerce au sein de l’espace scolaire comme en dehors, ce qui donne une valeur tout autre à l’idée d’allophonie. Le terme allophone reconnait une forme de citoyenneté, ou du moins l’altérité linguistique (allo) se conjugue avec le statut de citoyen·ne, ce qui n’est pas le cas (pour l’instant) en France. Ce faisant, le statut d’allophone au Canada implique que l’on peut être simultanément allophone et citoyen·ne, et que l’altérité linguistique (par rapport à l’anglais et au français) ne contrevient en rien à l’idée de citoyenneté. Or, contrairement à la situation canadienne, dans lesquelles « théoriquement un élève allophone ne peut pas devenir francophone » (Razafi et Traisnel 2017, 121), les cas français font de l’allophonie une catégorie provisoire et uniquement scolaire. Pas d’indication d’allophonie hors contextes scolaires, mais pas non plus d’existence, au sein de l’école, d’élèves qui seraient durablement désigné·es ou reconnu·es comme allophones. La catégorisation d’allophone est provisoire en ce que les élèves allophonesne sont plus désigné·es officiellement comme allophones, une fois qu’iels ont quitté le « dispositif »10 UPE2A dans lequel iels sont scolarisé·es. Et cela n’est pas sans poser certaines questions en termes de considération du plurilinguisme et de ce qu’il représente. Pour caricaturer, on pourrait alors dire qu’iels passent du statut d’élèves allophones peu francophones au statut d’élèves ordinaires peu francophones. Ce qui leur valait la reconnaissance d’une altérité linguistique est donc, en l’espace d’une année, gommé pour se fondre, du moins en termes catégoriels, dans l’apparence d’une identité linguistique commune, celle d’une classe ordinaire, composée d’élèves ordinaires qui parleraient une même langue, elle aussi pensée comme ordinaire :

Selon l’institution scolaire, quitter ce dispositif revient à ne plus avoir de « besoins éducatifs particuliers » tels qu’identifiés dans les textes officiels […], ce qui les fait passer du statut d’élèves EANA (élève allophone nouvellement arrivé) à celui d’élève « ordinaire », scolarisé dans une classe elle aussi « ordinaire ». Une conséquence didactique est l’invisibilisation de leur plurilinguisme mais aussi de leur apprentissage continué du français (Miguel Addisu 2016, 81).

Altérité linguistique : qui n’est pas allophone?

La puissance des problématiques soulevées par l’altérité linguistique, l’émigration-immigration (Sayad 1991a) et la non-francophonie11 à l’école française sont révélées à travers les questions et difficultés que pose la scolarisation des élèves allophones. Que les difficultés concernent les élèves elleux-mêmes et les difficultés qu’iels peuvent rencontrer, ou qu’elles concernent les enseignant·es et le personnel éducatif qui se plaignent de ne pas être suffisamment formé·es et accompagné·es pour pouvoir elleux-mêmes accompagner ces élèves (Rigoni 2017; Marchadour 2020). Plus spécifiquement, nous voulons ici attirer l’attention sur la catégorisation même d’allophone qui, ne bénéficiant ni d’un espace ni d’une durée qui permettent de prendre au sérieux l’idée d’altérité linguistique, laisserait entendre que toute langue qui serait considérée comme autre par rapport au français, et tout·e locuteur·rice qui la parlerait, relèverait d’un cas particulier, rare, extraordinaire. Or, qu’il s’agisse des langues de l’émigration-immigration12 ou des langues dites régionales, il semble que l’altérité linguistique, ou l’allophonie, si l’on entend par « autre » toute langue autre que le français parlé en France, ne soit ni une nouveauté ni une rareté. Par ailleurs, si l’on veut parler d’altérité, et sans même convoquer les différentes langues que parlent les Français·es, ne peut-on pas entendre que les façons de parler français dans les différentes régions de France13, au sein de différentes classes sociales, professionnelles, etc., sont aussi des façons de parler une autre langue que le français, c’est-à-dire le français scolaire, académique, normé, fantasmé comme une seule et même langue? Enfin, quand bien même des locuteur·rices recourraient ensemble à ce que l’on désignerait comme une seule forme de français, tout académique qu’il soit, peut-on jurer qu’il n’y aurait pas entre eux des écarts, des altérités dans leur façon d’entendre ou définir tel ou tel mot? On peut alors penser au contraire que l’allophonie concerne, en un certain sens, tou·tes les locuteur·rices, même si leur langue porte le même nom. Au vu de tout ce que laisse entendre le terme allophone, ce qu’il dit sans jamais vraiment le dire, ce qu’il laisse dire, et au vu de la potentialité excluante (Armagnague et Tersigni 2019) d’une catégorisation qui divise la société et l’école en deux catégories, les francophones d’un côté, désigné·es comme ordinaires, et les allophones de l’autre, désigné·es comme spécifiques, il semblerait que ce terme allophone représente, à l’inverse des discours qui le présentent comme favorisant la mise en valeur des langues des élèves « nouvellement arrivé·es » concerné·es, une puissante et dangereuse charge glottophobe, c’est-à-dire une discrimination à prétexte linguistique (Blanchet 2016). Dire d’une personne qu’elle parle une autre langue n’a pas la même charge normative14 que si l’on dit d’elle qu’elle est allophone, ou qu’elle est un·e allophone. Dans un cas on désigne la langue qui est parlée comme une ressource mobilisée (Jullien 2014), dans l’autre cas on essentialise en réduisant la personne à la langue qu’elle parle ou ne parle pas. En France, la catégorisation d’allophone telle qu’elle est actuellement utilisée en contextes scolaires semble signifier non pas qu’un·e élève et locuteur·rice parle une autre langue, mais plutôt qu’iel a une autre langue, voire qu’iel est une autre langue, puisqu’iel ne peut pas être à la fois allophone et francophone. En cela, cette catégorisation d’allophone semble non seulement être fondamentalement glottophobe, mais aussi relever d’une essentialisation des locuteur·rices et élèves désigné·es. La vigilance qu’il nous semble important d’avoir vis-à-vis du terme allophone est renforcée lorsque l’on saisit les liens entre immigration et minoration, voire immigration et recolonisation :

Paradoxalement, si on ne craignait pas que la formulation qui est dite ici à la limite de la boutade ne donne lieu à une exploitation politique qui lui ferait dire le contraire de ce qu’on veut dire et lui faire dire, on se laisserait aller à dire que l’immigration est une autre forme de colonisation (Sayad 1990, 17-18).

Dans ce rapport entre immigration et colonisation, Sayad a d’ailleurs donné une large place à l’analyse du langage, notamment aux termes utilisés pour désigner ces autres : « c’est à propos du langage, le langage sur soi et le langage sur les autres, que se révèle au grand jour et de la manière la plus éclatante le rapport de force entre les groupes sociaux » (Ibid. 19).

Extériorité et altérité liées

Exophonie, allophonie, francophonie

L’exophonie et l’allophonie indiquent toutes deux une mise à distance des idées d’unité et d’unicité linguistique. L’exophonie évoque une sortie salutaire de la langue en littérature, la sortie de l’évidence de la langue de départ de l’écrivain·e. L’allophonie désigne, à l’inverse, celleux qui, ne parlant pas la langue entendue comme seule légitime, sont qualifié·es d’étrangers linguistiques. Notre réflexion consistant à envisager les possibilités d’un hors-la-langue comme de l’existence de locuteur·rices hors-la-langue, le point qui nous intéresse concerne cette puissance de la catégorisation qui colore les minoritaires, et laisse immaculé·es les donneur·ses de noms. Pas si immaculé·es que cela, puisque les noms des minoritaires, des minorisé·es, des périphériques, nous renseignent très précisément sur la puissance normative qui les nomme :

Pour chaque caractère catégorisant il existe un caractère implicite de non-catégorisation. Il suffit alors de recenser les caractères catégorisés et de donner leur catégorisant implicite pour obtenir les caractères du catégorisant. Tout ce qui est effectivement nommé ou indiqué, nous donne négativement ce qui nomme et indique… Le majoritaire se dessine antithétiquement par ce qu’il n’est pas (Guillaumin 1972, 294).

Dans un récent entretien sur le plateau d’une émission littéraire française, l’écrivain Dany Laferrière (2021) laissait entendre sa lassitude de se voir présenter comme un écrivain adjectivé, c’est-à-dire un écrivain haïtien ou un écrivain québécois, en souhaitant ne plus être vu ou lu que comme un écrivain. Ce même agacement ou refus des catégorisations peut se lire dans de multiples passages de son œuvre, et notamment dans sa circonspection face à certaines hétéro-définitions :

La langue m’intéressant à peine, la créolité aura beaucoup de mal à me toucher. […] Peut-on être créole pour soi? Faut-il être quelque chose d’abord? Je parle à qui? Je danse devant qui? Je suis ce que je suis. Je n’arrive pas à croire qu’on est seul dans la pièce. Il y a toujours quelqu’un pour qui on doit se définir. Le maître. La littérature est, à mon avis, totalement à l’opposé de cette extériorisation de l’être intime, de cette danse conceptuelle du ventre. L’art ne part pas de l’obscurité vers la lumière, c’est plutôt le contraire. Et, dans certains cas […], cela part de la pénombre pour s’enfoncer jusqu’au cœur des ténèbres (Laferrière 2000, 226).

Laferrière met en avant le fait que l’on n’est pas créole en soi, tout comme un·e allophone n’est pas allophone pour ellui-même, ou comme l’exophonie n’est pas une condition de naissance, mais une expérience de l’extériorisation linguistique, une mise à distance. La littérature n’impliquerait pas, selon Laferrière, cette « extériorisation de l’intime », mais un mouvement inverse de poursuite des doutes et des limites, de la recherche d’autres noms qui ne distribuent pas si facilement les rôles. Cette recherche de l’étranger au sein du familier, ce brouillage volontaire des frontières entre catégories, au sein de la langue et entre les langues, opposée au triste rangement des personnes et locuteur·rices en catégories ordonnées, est également la définition que donne Barthes de la littérature et de l’écriture, lorsqu’il écrit :

Seule […] l’écriture peut se déployer sans lieu d’origine; seule elle peut déjouer toute règle rhétorique, toute loi du genre, toute arrogance du système : l’écriture est atopique; par rapport à la guerre des langages, qu’elle ne supprime pas, mais déplace, elle anticipe un état des pratiques de lecture et d’écriture, où c’est le désir qui circule, non la domination (Barthes 1993, 139).

Peut-on, grâce à l’idée d’exophonie, affranchir l’écriture de la langue, ou de l’enfermement de l’écriture dans une langue, c’est-à-dire la préserver de l’imitation et de la limitation? Peut-on, dans un même mouvement et par le recours critique à la notion d’allophonie et à ses impasses conceptuelles, envisager d’affranchir l’idée de langue, et ici de francophonie, d’une binarité qui se limiterait à l’opposition dedans/dehors, allophones versus francophones? Comme ce que suggèrent Laferrière ou Barthes sous des formes différentes, la littérature et l’écriture ne sont pas attachées et ne sont pas attendues, ne sont pas retenues. Elles peuvent ne pas l’être, en tout cas. De la même manière, la francophonie, ou le fait de parler n’importe quelle langue, pourrait être conçue comme ce qui permet de déployer l’écriture et la parole plurielles, sans attendus ni prévisibilités. Vue sous l’angle de la permission, la francophonie telle qu’elle est envisagée à l’école française ne présenterait plus l’allophonie comme son antonyme ou son négatif, ce qu’elle n’est pas, et en rendrait la définition même, « tout locuteur qui ne parle pas français », obsolète. De même que la littérature apporte une réflexion sur la langue, et qu’une réflexion sur la sortie d’une langue peut aider à se voir perpétuellement pris dans les mailles des langues, une réflexion sur les limites de l’opposition d’un dans la langue et d’un hors-la-langue (hors-une-langue) peuvent aider à saisir l’impasse que constitue la possession des uns par les autres, à travers la nomination des allophones par les ordinaires ou les majoritaires. Cette possession est celle du maitre envers son esclave, dont parle d’ailleurs Laferrière, ou encore celle qu’évoque Foucault lorsqu’il analyse le rapport du fou au raisonnable :

La raison ne peut pas dresser constat de folie, sans se compromettre elle-même dans les relations de l’avoir. La déraison n’est pas hors de la raison, mais justement en elle, investie, possédée par elle, et chosifiée; c’est pour la raison, ce qu’il y a de plus intérieur et aussi de plus transparent, de plus offert (Foucault 1972, 365).

La même analyse du lien de possession (par le nom attribué à l’autre) est faite par Sayad, entre la figure de l’immigré·e et du national :

L’immigré (et avec lui l’émigré) est un scandale pour tout l’ordre politique, l’ordre politique qui en fait un « immigré » tout comme celui qui en parle en tant qu’il est son émigré (Sayad 1991b, 51).

Tawada met en avant le progrès représenté par la prise de conscience d’un dans la langue grâce à ce déplacement vers un dehors, une exophonie qui fait se nourrir l’écrivaine du mouvement. À l’inverse, la notion d’allophonie en contextes scolaires français enferme celleux qui sont catégorisé·es dans un dehors jusqu’à ce qu’iels rejoignent, en un mouvement régressif, le dedans de l’idiophonie qui n’est jamais nommée autrement que sous le nom d’ordinaire15. Ancien·nes élèves allophones, iels deviennent élèves ordinaires, quittant l’allophonie pour l’ordre scolaire et linguistique. Par sa dimension brutalement monovalente, le terme allophone est à la langue ce que le terme hors-la-loi est au droit : jusqu’à ce qu’iels quittent le dispositif d’UPE2A et se dépouillent de la catégorisation d’allophone, ces élèves sont pensé·es comme des hors-la-langue. Mouvement exactement opposé à ce que représente en littérature l’exophonie, qui a pour fonction la révélation et l’exploration. L’idée et le terme d’allophonie semblent être traités, à l’école française, comme un problème et une situation à résoudre, un état provisoire à faire rentrer dans l’ordre16. Exophonie et allophonie semblent aussi liées que distinctes, représentant deux mouvements antagonistes, l’une qui révèle, l’autre qui occulte.

Repenser l’allophonie grâce à l’exophonie

Ainsi, la notion d’exophonie pourrait aider à entendre d’une nouvelle façon la catégorisation d’allophone, la première dessinant un dedans face à un dehors, la seconde un même face à un autre. Le dehors de l’exophonie n’est jamais que le dehors d’une langue et d’un·e locuteur·rice, comme l’allophone ne sera jamais allophone en soi, mais toujours allophone par rapport à quelqu’un·e, à une langue, et en ce sens l’allophone de quelqu’un·e. Exophonie comme allophonie ont cette dimension commune d’un caractère rendu visible, révélé, évident. Toutes deux comportent cet aspect d’une mise à nu de qui ou de ce qui, sans rencontrer le mur de la norme, n’aurait pas été confronté à son aspect étrange et inassimilable. Exophonie en littérature, allophonie en linguistique, toutes deux renseignent sur ce que provoque, dans le langage, l’étrangeté face à une certaine norme linguistique. L’étrangeté d’un soi que nous révèle le contact d’un·e autre qui se croit même. Certainement liée à un contexte qui implique ou évoque des enjeux de racialisation, la formule trouvée par Dany Laferrière en donne là encore un aperçu éclairant :

J’ai touché légèrement cette dame au bras pour lui rendre la boucle d’oreille qu’elle venait de perdre à l’instant. Elle a eu un haut-le-corps en me voyant. Quel monstre a-t-elle repéré en moi que j’ignore? (Laferrière 1994, 139).

Les notions d’exophonie et d’allophonie, en fonction de leurs définitions et de leurs contextes d’application, présentent des similarités, et peuvent, à la manière dont Jullien mentionne l’écart, être mises en regard pour être entendues de la manière la moins restrictive possible. Toutes deux désignent la langue, et toutes deux indiquent une altérité, un extérieur ou un autrement. L’une des distinctions majeures que l’on pourrait voir dans la formation et la définition de ces deux termes est la notion de mouvement d’un côté, et la potentielle immobilité de l’autre. Si le préfixe exo indique le dehors d’une langue, la vision qu’en donne Tawada est bien celle du mouvement et du décalage rendus possibles depuis un dehors qui n’est pas définitif. Dans cette conception de l’exophonie, il n’y a plus le dehors d’un côté et le dedans de l’autre, mais plutôt un simultané et paradoxal brouillage et éclaircissement : l’en-dehors d’une langue éclaire son dedans. En revanche, dans la conception de l’allophonie « à la française » telle que nous l’avons présentée, les rôles entre l’intérieur et l’extérieur, entre le même et l’autre, semblent figés et caricaturaux, ne relevant pas d’une expérience ou d’un mouvement (comme dans le cas de l’exophonie), mais d’une catégorisation, d’une définition, d’une frontière. Aussi, quelles que soient les tentatives de définition que l’on s’applique à trouver pour exophonie ou allophonie, il se peut que le problème majeur réside justement dans la définition17 elle-même et dans la manipulation de celle-ci par ses utilisateur·rices, lorsqu’elle semble décidée, circonscrite une bonne fois pour toutes. Vassilis Alexakis, auteur franco-grec ou gréco-français dans le sens de son émigration et parcours initial de vie, a expérimenté et beaucoup évoqué dans ses œuvres cette question des langues et de l’écriture. Le mouvement, aussi bien entre les langues qu’au sein d’une même langue, tient une place importante dans son écriture, et les définitions sont selon lui « de petites oraisons funèbres » (Alexakis 1995, 149-150). Ce n’est certainement pas un hasard si le concept d’exophonie a été développée par une écrivaine, qui voit son rôle comme celui d’une actrice qui tente de libérer la langue en s’en libérant (Rigault 2017, 10), car la littérature est pour beaucoup d’auteur·es une tentative de contourner cette imposition linguistique à laquelle nous ne pouvons pourtant pas nous soustraire (Barthes 1978).

Langues et locuteur·rices : voir ou avoir?

Contrairement à une certaine idée de l’allophonie, qui répartit les bons points linguistiques aux uns et aux autres, en dressant des catégories des deux côtés d’un mur de la langue, la vision de l’exophonie présentée par Tawada indique qu’il y a à la fois un dehors et un dedans. Cependant, ces endroits (le dehors et le dedans) ne sont pas dépendants des origines ou des langues des locuteur·rices, mais plutôt de leurs possibilités de se mettre en mouvement pour voir d’ailleurs et dire autrement. Les réflexions sur l’écriture et la littérature qui accompagnent la notion d’exophonie pourraient alors offrir aux utilisateur·rices du terme allophonie, qui en France sont majoritairement des professionnel·les de l’éducation et des langues, une occasion d’entendre que l’altérité linguistique et langagière ne concerne pas uniquement des élèves ou locuteur·rices identifié·es comme « autres », mais qu’altérité et altération sont déjà présentes au sein d’une même langue. Aussi bien entre deux locuteur·rices qui parlent une même langue18 qu’entre un·e locuteur·rice ou scripteur·rice19 et ellui-même. L’allophonie est présentée comme une binarité, alors que l’exophonie indique qu’il n’y a pas de refuge alinguistique ou alangagier20. Quelle qu’elle soit, la langue nous compromet, et le travail littéraire consiste probablement, au moins pour certain·es auteurs·rices, à essayer de se jouer d’elle tout en sachant qu’elle nous tient :

À l’origine de chaque livre il y a, je crois, un silence. Il y a eu d’autres silences depuis. Il y a un an, j’ai essayé d’écrire. J’ai passé des heures et des jours les yeux fixés sur la page blanche sans réussir à tracer un seul mot : j’étais incapable de choisir entre le grec et le français. Je voulais justement écrire sur la difficulté de ce choix, mais comment écrire sans choisir? (Alexakis 1989, 100).

Peut-on posséder une langue, peut-on détenir une culture? Si l’on répond par la négative, avec des philosophes comme Jullien, qui soutient que les ressources culturelles21 ne sont pas exclusives mais sont « disponibles à tous et n’appartiennent pas » (2016, 6), ou Derrida qui a écrit que « de toute façon on ne parle qu’une langue – et on ne l’a pas » (1996, 70), que fait-on effectivement lorsque l’on accepte de dire d’un·e locuteur·rice qu’iel est un·e « allophone »? Comme l’exophonie pour la littérature, l’allophonie nous semble pouvoir représenter, en contextes scolaires français, une potentialité de résistance à l’essentialisation des identités ainsi qu’une possibilité de reconsidération des notions de normes, de pouvoir et d’attribution de valeur à la singularité linguistique et langagière de tou·tes les locuteur·rices, et non plus des seules catégories d’élèves désigné·es comme minoritaires, spécifiques ou marginaux·ales. L’exophonie indique une sortie qui n’est pas sans retour, et c’est précisément en cela que la notion n’est pas binaire, ne fige pas les possibilités. L’exophonie n’essentialise pas les écrivain·es ou les locuteur·rices, contrairement à la façon dont est actuellement pensée l’allophonie en contextes scolaires français. Les réflexions sur le terme allophone, catégorisation provisoire paradoxalement présentée comme une revalorisation des langues « autres » des élèves immigré·es récemment arrivé·es en France, devraient pouvoir bénéficier de l’idée d’exophonie en littérature. L’exophonie permettrait alors peut-être de comprendre, grâce au travail des écrivain·es, qu’il est vain et périlleux de croire pouvoir décréter qu’en matière de langues la formule « c’est soit l’un soit l’autre » est applicable. Ces possibilités de mouvement et de fluidification des catégories s’offrent à nous à la seule condition que l’on réfléchisse attentivement, quitte à constater la bienheureuse absence de réponse à une telle question, à ce que parler la même langue veut dire.

  1. 1Du grec idio, (το ίδιο, le même), par opposition à allo (άλλο, autre). Terme que nous proposons pour révéler les implicites du terme allophone, et les risques qu’il pourrait faire courir pour les personnes concernées la mollesse et la malléabilité d’un tel terme.
  2. 2Cette proposition de renversement de la définition d’allophone nous semble bien indiquer le vide conceptuel, ou les écueils auxquels se confronte tout utilisateur du terme allophone en contextes français, en nous renvoyant à cette question : qu’est-ce que parler la même langue?
  3. 3La formule officielle courante est EANA, pour élèves allophones nouvellement arrivé·es.
  4. 4Au sens premier du terme, les concerné·es contrevenant à la norme ou aux normes majoritaires évoquées : la nationalité, l’ordinaire et la langue.
  5. 5Unité pédagogique pour élèves allophones arrivant·es, la classe dans laquelle sont scolarisé·es les élèves allophones pour une durée maximale théorique d’une année.
  6. 6Carnet qui sert à assurer la communication écrite entre l’établissement et les familles.
  7. 7Sur l’étiquette est écrit CLIN pour classe d’intégration, ancien nom de l’UPE2A (Armagnague et Tersigni 2019, 84).
  8. 8De είσοδος, l’entrée.
  9. 9Circulaires 2012-141, 142 et 143 du 2 octobre 2012 (MEN 2012).
  10. 10Le discours scolaire tient à cette distinction entre classe et dispositif, l’une accueillant des élèves désigné·es comme ordinaires, l’autre accueillant des élèves désigné·es comme extraordinaires, particulier·ères, spécifiques.
  11. 11Ces trois dimensions ne sont pas explicitement liées dans l’utilisation du terme allophone, qui ne désigne que l’altérité linguistique, elle-même pouvant comprendre d’innombrables définitions.
  12. 12Que cette dernière soit récente ou très ancienne.
  13. 13Nous limitons l’exemple à la francophonie « de France », pour ne pas exotiser l’idée de francophonie, comme lorsqu’elle convoquée pour illustrer toutes les façons de parler français « partout dans le monde » sauf en France, ce pays et ses habitants étant parfois sous-entendus comme évidemment et uniformément francophones.
  14. 14Bien que dire d’un·e locuteur·rice parle une autre langue n’ait de sens que si cette altérité désignée est confrontée à l’identité qui la désigne. Personne n’est autre dans l’absolu, mais bien par rapport à quelque chose ou quelqu’un·e.
  15. 15Théoriquement, après une année de scolarisation spécifique au sein d’un dispositif UPE2A, les élèves allophones rejoignent une classe dite ordinaire, et ne sont plus appelés officiellement allophones. On entend parfois les professionnel·les de l’enseignement, officieusement, les désigner comme d’ « ancien·nes allophones »…
  16. 16Rappelons, là encore, le lien entre ordre et ordinaire. Devenu·es ordinaires, les élèves allophones sont ainsi « rentré·es dans l’ordre ».
  17. 17Le problème posé par le terme allophone, comme par toute définition, n’est pas tant dans le mot lui-même, mais dans la conception que nous nous faisons d’une définition, en tant que locuteur·rices, comme étant une idée vraie et juste, fixe et figée.
  18. 18Une langue apparemment même.
  19. 19Scripteur·rice pour ne pas limiter l’acte d’écrire aux écrivain·es « de métier », mais à toute personne écrivant.
  20. 20C’est le sens de la formule de Barthes déjà citée (1978, 15).
  21. 21Jullien recourt au terme de ressources, pas d’identité ; c’est d’ailleurs le titre et l’objet de son ouvrage (2017).