Sourire à l’horizon
Le bonheur à l’épreuve de la finitude dans L’insoutenable légèreté de l’être
Le sourire s’interprète souvent comme une manifestation de bonheur. Pourtant, il s’agit d’une mimique profondément ambiguë, susceptible d’exprimer un éventail d’émotions et de sentiments contradictoires : politesse, résignation, attendrissement, fatigue, pitié, sarcasme, dédain, malice, tromperie, voire méchanceté. À l’instar des personnages d’Anna Karénine (1878) qui sourient à tout propos, le sourire s’esquisse pour une variété de raisons n’ayant souvent rien à voir avec la joie authentique. Dans le roman de Tolstoï, la mimique s’étend même aux morts. En effet, Nicolas Lévine, qui a une vie tourmentée et rythmée par de nombreuses dépendances (alcool, jeux, etc.), succombe à la tuberculose sous les yeux de son frère, Constantin Lévine, un personnage obsédé par la mort, dont le trouble n’ira qu’en s’accentuant par la suite. Une minute après son décès, le visage de Nicolas « s’éclaircit [et] un sourire se [dessine] sous [sa] moustache » (Tolstoï 2012 [1878], 625). En adoptant une posture moqueuse qui évoque l’expression « rire dans sa barbe », le cadavre paraît ainsi narguer la mort.
Une reprise de ce sourire ironique figure dans L’insoutenable légèreté de l’être, roman de Milan Kundera publié en 1984, mettant en scène la mort par euthanasie d’un chien nommé Karénine. L’événement est relaté dans le dernier chapitre intitulé « Le sourire de Karénine ». L’animal s’appelle ainsi en mémoire du jour où Tereza rejoint Tomas à Prague à l’improviste, munie d’une simple valise et du livre Anna Karénine sous le bras, plaçant déjà leur vie commune sous le signe de l’adultère. En offrant cet animal fidèle à sa compagne quelques années plus tard, Tomas espère compenser sa présence lacunaire, perturbée par ses infidélités. Si cela fonctionne pour un temps (Karénine s’attache effectivement à Tereza et lui apporte la stabilité d’un amour inconditionnel), l’animal finit tout de même par mourir, emportant avec lui le bonheur tant convoité. Le chien incarne en effet le bonheur, tranchant avec la défectuosité de la félicité conjugale, présentée comme illusoire.
Deux temporalités entrent en concurrence dans ce roman de Kundera : la temporalité humaine orientée vers l’avenir (et donc vers la mort) et la temporalité circulaire de l’animal correspondant à la « vie au paradis [qui] se dépla[ce] en cercle entre des choses connues » (Kundera 1984, 323). D’après le narrateur, seule cette dernière pourrait rendre heureux puisque « le bonheur est désir de répétition » (Ibid., 376). Dès lors, le bonheur s’avèrerait-il incompatible avec une conscience de la finitude? J’inscris cette interrogation en continuité des analyses de Marie-Odile Thirouin et de Marie Esther Maciel. La première s’est intéressée à « l’ébranlement de l’humanisme [qui] passe [chez Kundera] par une promotion de l’animalité et, de façon emblématique, du chien » (2009, 299), tandis que la seconde s’est plus précisément attardée à la scène de l’euthanasie dans un article intitulé « Quand meurt un chien » (2020). C’est donc dans l’objectif d’ajouter une pierre à l’édifice faisant le pont entre, d’une part, l’animalité et la finitude et, d’autre part, le rapport de l’animal au bonheur, que je développerai d’abord le lien entre la répétition et le bonheur, pour ensuite situer le chien par rapport à l’opposition structurant l’entièreté du roman, soit la légèreté et la pesanteur. Puis, je me pencherai sur la scène de la mort canine à la lumière de la déconstruction derridienne de la finitude afin de déterminer si, en mettant à mal l’assertion heideggérienne qui réserve le mourir aux êtres dotés de langage, condamnant l’animal à l’anéantissement (le périr), la figure du chien en tant que représentant du bonheur s’en trouve altérée. Tout au long de l’analyse, la relation intertextuelle établie avec Anna Karénine me permettra d’éclairer la réflexion, notamment en ce qui concerne le sourire.
Quand le chien fait « tic-tac »
Lorsque Tereza apprend le pronostic qui menace Karénine, atteint d’un cancer incurable, elle se demande : « Qui remonterait les pendules de leurs journées quand il ne serait plus là? » (Kundera 1984, 371) C’est que l’homonyme de l’héroïne adultère de Tolstoï, constamment associé aux pendules, aux horloges, aux aiguilles, incarne le concept de l’éternel retour nietzschéen. Contrairement à l’être humain, explique le narrateur,
le temps [du chien] ne s’accomplit pas en ligne droite, son cours n’est pas un mouvement continu en avant, de plus en plus loin, d’une chose à la suivante. Il décrit un mouvement circulaire, comme le temps des aiguilles d’une montre, car les aiguilles non plus ne vont pas bêtement de l’avant, mais elles tournent en rond sur le cadran, jour après jour, selon la même trajectoire.
Le retour incessant du même, au lieu d’apparaître comme une condamnation à l’ennui, se transforme alors en une brèche permettant d’échapper à ce temps qui file toujours vers l’avant, c’est-à-dire bêtement vers la mort. L’usage d’un adverbe évoquant la stupidité par le rabaissement de l’humain à l’animalité fonctionne évidemment de manière ironique, car c’est le temps linéaire qui abêtit, en comparaison de quoi le temps circulaire pourvoit l’animal d’une certaine sagesse : la répétition devient paradoxalement la condition de la légèreté. L’animal ancré dans le présent ne subit pas la pesanteur de la mort, dont la préoccupation plane sur le temps linéaire tel son aboutissement certain en déclenchant une course effrénée visant à « profiter » de la vie : c’est en tout cas la conception commune du temps des sociétés occidentales. Or, si cet horizon temporel orienté vers l’avenir est en effet tributaire de la mort qui viendra rompre le cycle, le déroulant du même coup pour en faire une ligne avec un début et une fin, l’être humain conscient de la fin s’avère également celui qui en fait fi. L’un des paradoxes d’une conception linéaire du temps se présente de manière patente à l’échelle de l’histoire, où ce « temps vulgaire », pour reprendre la terminologie de Martin Heidegger (1990 [1927]), va de pair avec une idéologie du progrès ignorant la mort, faisant comme s’il n’existait aucune limite aux développements techniques, entraînant l’humanité vers la catastrophe environnementale que l’on connaît.
En outre, ce paradoxe apparaît déjà à l’échelle individuelle dans le roman de Kundera, puisque le temps linéaire s’accompagne d’un certain aveuglement chez Tomas. Ce dernier vit comme si la mort ne le concernait pas en multipliant les aventures amoureuses, à croire qu’une existence illimitée lui permettrait de connaître toutes les femmes jusqu’à percer le « secret » universel du monde féminin. Tel est en effet l’objectif de Tomas. D’un point de vue psychologique, l’hypothèse d’une dénégation de la mort permettant au personnage de se parer contre l’angoisse tombe également sous le sens.
Il n’y a donc rien de « bête », d’après le narrateur, à répéter la même trajectoire indéfiniment telles les aiguilles d’une montre en ignorant « authentiquement » (c’est-à-dire sans feintes ni défenses) l’anéantissement qui nous guette. Sauf que le potentiel du chien à atteindre le bonheur ne repose pas sur une simple ingénuité, et je montrerai plus loin que cette supposée innocence animale face à la mort est mise en doute dans le roman. Il suffit pour l’instant de préciser que le chien échappe à la grammaire linéaire – on pourrait parler d’une grammaire linéaire pour désigner un rapport au monde tributaire du langage articulé jumelé d’une conception sérielle du temps –, véhicule des tourments métaphysiques concernant la mort.
Chien et Ève
J’ai mentionné en introduction la correspondance entre la temporalité circulaire de l’animal et le paradis, dont le chien n’aurait, contrairement à l’être humain, « pas été chassé » (Kundera 1984, 36). S’ensuit nécessairement une comparaison avec Adam. N’ayant pas été expulsé du jardin d’Éden, le chien s’épanouirait tel le personnage de la mythologie biblique dans la quotidienneté vécue sous le mode du contentement perpétuel plutôt que de la préoccupation. Il s’agit d’une autre manière de dire, sans le nommer, que l’animal n’aurait pas commis le péché originel. Dans ce contexte, Karénine incarne alors tout naturellement l’idéal d’un bonheur conjugal paisible non encore troublé par l’infidélité, rythmé par l’habitude et par la banalité – ce dont Tomas est précisément incapable. Mais à défaut de compléter l’amour conjugal tel un prolongement du couple, l’amour entre Tereza et son chien forme son propre univers, amenant cette dernière à affirmer que « l’amour qui la lie à Karénine est meilleur que l’amour qui existe entre elle et Tomas » (Ibid., 374). Il faut avant tout remarquer que la comparaison s’inscrit dans le domaine du qualitatif plutôt que du quantitatif; le narrateur insiste : « Meilleur, pas plus grand » (Ibid.).
Toutefois, une telle idylle – « sans conflits, sans scènes déchirantes, sans évolution » (Ibid., 36) – ne se transpose pas simplement aux relations humaines, car elle résulte avant tout de la circularité du monde de Karénine. En dérogeant à la place assignée, le chien fait échouer le projet de Tomas d’un possible cumul des amours maintenant désuet. Pour ce dernier, l’animal devait effectivement se réduire à une extension de lui-même :
D’ordinaire, les chiennes s’attachent davantage à leur maître qu’à leur maîtresse, mais chez Karénine, c’était le contraire. Il décida de s’éprendre de Tereza. Tomas lui en était reconnaissant. Il lui caressait la tête et lui disait : « Tu as raison Karénine, c’est exactement ce que j’attendais de toi. Puisque je n’y arrive pas tout seul, il faut m’aider ».
Étonné que le transfert érotique opère malgré qu’il s’agisse d’une femelle, Tomas n’y accorde plus une pensée, et le texte ne désigne l’animal qu’au masculin. Le rapport au péché originel s’en trouve accentué, puisqu’en travaillant à effacer la marque du « féminin », l’animal s’éloigne de l’instigatrice du péché, Ève, pour se rapprocher d’Adam.
En outre, Donna Haraway affirme qu’une telle attitude « relève d’un fantasme névrotique rarement pardonnable » (Haraway 2018 [2003], 36); les particularités du chien et les différences interespèces seraient niées par l’instauration d’une relation utilitaire avec l’animal qui viserait avant tout à combler un besoin narcissique : celui d’être aimé sans condition. Le narrateur de Kundera échappe de justesse à ce « narcissisme cynophile » (Ibid.), d’abord en refusant de comparer les relations humaines et interespèces, puis en insistant sur le fait que Tereza aime inconditionnellement Karénine plutôt que l’inverse. La narration qualifie effectivement cet amour de désintéressé, dénué d’exigence et n’attendant aucune réciprocité.
Ce passage s’éloigne finalement d’une conception de l’animal visant sa soumission aux exigences humaines (et à leur temporalité), puisque c’est Karénine qui entraîne le couple dans le temps circulaire : « Autour de Tereza et de Tomas, Karénine traçait le cercle de sa vie fondée sur la répétition et il attendait d’eux la même chose » (Kundera 1984, 376). Le couple dépend du chien pour réguler le rythme de sa vie conjugale. Mais alors, sans lui pour assurer le retour du même, qu’adviendra-t-il des personnages? Pour répondre à cette question, encore faut-il déterminer de quel côté la répétition inscrit l’animal : celui de la pesanteur, ou celui de la légèreté?
Un tableau de vanité
La dichotomie entre la légèreté et la pesanteur peut se résumer schématiquement comme suit : Tomas incarne la première en multipliant les aventures amoureuses éphémères, rejoignant en cela les valeurs occidentales de la liberté individuelle, tandis que les valeurs soviétiques privilégiant la collectivité sont davantage associées à la pesanteur représentée par Tereza, d’ailleurs suffisamment attachée à Prague pour y retourner (le couple avait émigré en Suisse) après l’invasion russe de 1968. Tout le problème du roman consiste alors à se prononcer à ce sujet : « au vrai, la pesanteur est-elle atroce et belle la légèreté? » (Ibid., 11)
Les personnages oscillent inlassablement entre les deux états, ne trouvant leur bonheur ni dans la pesanteur ni dans la légèreté. Ainsi, Tomas hésite sans cesse entre une vie libertine et un amour plus durable auprès de Tereza; l’engagement représente un fardeau pour celui qui se refuse au moindre compromis ou sacrifice. Ce fardeau a plutôt été légué à Tereza dès son plus jeune âge, puisqu’elle a dû prendre en charge les tâches domestiques de sa famille, celles-ci l’inscrivant dans la temporalité de l’animal rythmé par la vie corporelle1et faisant d’elle un être de la pesanteur. Sauf que contrairement à Karénine, le corps forme pour Tereza une véritable prison, un lieu de servitude duquel elle tente de fuir à l’aide du miroir : « Ce n’était pas la vanité qui l’attirait vers le miroir, mais l’étonnement d’y découvrir son moi. Elle oubliait qu’elle avait devant les yeux le tableau de bord des mécanismes physiques » (Ibid., 55). En se contemplant dans la glace, elle parvient parfois à transcender, par le regard, ce qui chez elle lui rappelle la physionomie de sa mère (et donc son assujettissement au monde domestique) : et alors « l’âme remont[e] à la surface du corps » (Ibid.). Cette expression n’est pas sans rappeler l’instant de la mort où, selon certaines croyances religieuses, l’âme quitterait le corps pour monter au ciel. Dans cette perspective, si la pesanteur déploie « une immense réserve de vitalité » (Ibid., 73) chez Tereza, la légèreté devient en contrepartie nettement mortifère.
La loi de la répétition tire également le chien du côté de la pesanteur, à la différence que pour l’animal, cette vitalité n’a rien d’aliénant. Le monde régulier du chien rejoint plutôt le concept nietzschéen de l’éternel retour, devenant véritablement la « toile de fond [sur laquelle la vie peut] apparaître dans toute [sa] splendide légèreté » (Ibid., 11). Selon le narrateur, sans ce retour incessant du même ancrant l’être dans la vie matérielle, c’est-à-dire dans le réel, l’éphémère apparaît insignifiant : « l’être n’est plus qu’à demi réel » (Ibid.). Ainsi en est-il des amours furtives de Tomas, qui sont certes à la source d’une certaine liberté, mais une liberté insignifiante au plan ontologique.
La liberté du chien Karénine s’acquiert plutôt à partir d’un rapport au monde strictement sensoriel qui l’enracine dans le présent en le soulageant des angoisses métaphysiques et en l’immergeant dans le vivant, pour reprendre l’expression de Jean-Christophe Bailly : « [ê]tre en vie, être vivant, c’est être immergé dans le vivant » (2013, 56). Cela amène le chien à produire un effet similaire à celui des vanités – ces tableaux allégoriques, souvent des natures mortes, servant à rappeler à l’humanité la fragilité de la vie – sur les personnages humains du roman. Associé aux pendules, Karénine figure le passage du temps en dévoilant la vacuité des aspirations humaines orientées vers un avenir toujours incertain et menacé par la présence croissante de la mort. Même si le chien n’anticipe pas sa propre finitude, il devient le présage de la condamnation indubitable du couple, qui meurt dans un accident de voiture peu après l’euthanasie du chien. Il n’est pas anodin que les personnages soient tués sur la route, alors qu’ils filaient en ligne droite : sans Karénine pour remonter les pendules de leurs journées, ils sont littéralement donnés en pâture au temps linéaire et foncent tout droit vers la mort. Marie-Odile Thirouin voit également dans la mort des personnages humains, à tout le moins dans celle de Tereza, une « animalisation », laquelle, jumelée au chien qui sourit en s’humanisant (j’y reviendrai), tire le roman du côté de l’anti-humanisme en brouillant les frontières entre les espèces2.
L’éternel retour : du rire?
En outre, « dans le contexte de l’idylle, même l’humour obéit à la douce loi de la répétition » (Kundera 1984, 376). Pour illustrer ses propos, le narrateur mentionne le comique d’une situation survenant lors des promenades de Karénine. Tereza rencontre quotidiennement ce président de la coopérative qui provoque chez elle le rire, toujours avec la même blague (appelée plus communément « running gag »). Mais, explique le narrateur, l’anticipation « n’enlèv[e] rien de son charme à la plaisanterie » (Ibid.), car le comique repose en vérité sur le bon maniement de la répétition. Il est possible de trouver un exemple similaire de cette légèreté surgissant de la régularité dans les premières pages d’Anna Karénine, alors qu’il est question d’un horloger allemand :
Stéphan Arkadiévitch se rappela une plaisanterie qu’il avait faite un jour sur cet horloger chauve, plaisanterie que lui avait inspirée la régularité de cet homme.
— On a dû le remonter pour toute sa vie, avait-il dit, afin qu’il puisse remonter les pendules.
Ce souvenir le fit sourire. Stépan Arkadiévitch adorait plaisanter.
La plaisanterie se déploie ici depuis le sérieux de l’exactitude, de la constance, de la précision, et apparaît comme une tentative pour conjurer un drame métaphysique : celui du temps qui file et de la mort imminente. Stéphan Arkadiévitch (Oblonski) est par ailleurs un être de la légèreté : il partage avec Tomas une tendance à l’infidélité et un intérêt pour les plaisirs éphémères. Du reste, sa passion pour l’art de la plaisanterie l’inscrit encore davantage dans la vie mondaine et oisive de la société bourgeoise russe privilégiant l’amusement aux problèmes plus « profonds », tels que la question du temps, de l’être et de la mort. Bien que sérieux et humour ne soient pas incompatibles, force est de remarquer que chez Oblonski, le penchant pour la plaisanterie va de pair avec une certaine frivolité.
Ce passage, comme plusieurs autres dans ce roman de Tolstoï, se clôt sur un sourire plutôt que sur le rire, très rare en comparaison. Que cache cette prévalence du sourire? Alors que l’action de rire s’effectue sur le mode de la répétition, permettant le soulagement des angoisses et libérant le sujet, pour un instant, du sérieux, le sourire apparaît plutôt comme une mimique maîtrisée. David Le Breton, dans un récent essai intitulé Sourire : Anthropologie de l’énigmatique, va jusqu’à le qualifier de « comportement de façade » (2022, 20). Même s’il est possible de forcer le rire – d’où l’expression « rire jaune » – le sourire est sans conteste plus facile à feindre, entre autres parce qu’il s’exécute dans le silence, ce qui rend l’expression plus « polyvalente », mais aussi plus ambiguë. Encore peut-on ajouter qu’il ne sollicite pas, contrairement au rire, tout le corps, demeurant concentré sur le visage, même s’il va de pair avec un changement de posture, de gestuelle, du ton de la voix (Ibid.). Ainsi le sourire s’éloigne plus aisément de la joie, davantage associée aux éclats de rire, pour pencher du côté de la gravité; cela tout en demeurant sous les apparences de la légèreté, car le sourire, affirme Le Breton, est toujours une élévation, tandis que le rire, étant associé au corps, implique un rabaissement (Ibid., 25). Dans Anna Karénine, l’équivoque du sourire est à son paroxysme lorsqu’un mort l’esquisse. Comment interpréter la mimique post mortem de Nicolas? Jusqu’à quel point se compare-t-elle au sourire du chien dans le roman de Kundera?
De l’impossibilité de sourire
Lévine, un être profondément tourmenté par la mort, réagit étonnamment peu au sourire de son frère décédé. La vue du cadavre, résume le narrateur, a réveillé « toute l’horreur qu’il avait ressentie devant l’étrangeté, la proximité et le caractère inévitable de la mort, pendant cette nuit d’automne où son frère était venu le voir » (Tolstoï 2012 [1878], 625). Ce commentaire réfère vraisemblablement à l’épisode où Nicolas annonce à son frère qu’il est condamné. Or, nulle mention de l’énigmatique sourire, dans lequel réside pourtant tout le mystère : impossible en effet de contracter les muscles du visage de façon à produire une telle mimique post mortem. L’action de sourire peut être considérée comme un véritable langage tant elle est subtile et complexe, mais puisque le cadavre ne rompt pas le silence mortel, et qu’en plus le sourire demeure invisible (il est dissimulé sous la moustache), il est plausible que Lévine n’ait en fait rien vu de l’inexplicable expression sur le visage de son frère. Comment le pourrait-il en effet, puisqu’il s’agit d’un sourire impossible? L’expression correspond à ce que Le Breton appelle un « sourire aux anges » : « énigmatique, peut-être sans destinataire, [il] traduit une forme de délivrance, d’abandon heureux à ce qui vient, encore inconnu » (2022, 85). Tel un secret murmuré du narrateur au/à la lecteur.ice, le langage du sourire demeure inaudible, mais non moins signifiant.
Il est également question d’un sourire impossible dans le dernier chapitre du roman de Kundera intitulé « Le sourire de Karénine », d’abord pour la raison évidente que l’animal se trouve, à l’instar du mort chez Tolstoï, dans l’incapacité physiologique de composer une telle expression. Le titre du chapitre se rapporte au dialogue qu’entretiennent Tereza et Tomas quelques instants avant que ce dernier n’euthanasie le chien (le couple y a recours par compassion, pour soulager l’animal de souffrances inutiles) : « Regarde! […] Il sourit encore » (Kundera 1984, 379), s’écrie Tereza. Le narrateur précise ensuite que le commentaire s’apparente à une supplication : voyant le chien agiter la queue à la vue de Tomas, elle tente désespérément de le convaincre que Karénine est animé d’un soudain regain de vitalité, afin qu’il lui accorde « un bref sursis » (Ibid.). Mais elle n’insiste pas. Le chien lui-même se sait d’ailleurs condamné; quelques heures plus tôt, il avait levé les yeux vers Tereza, à croire qu’il anticipait le moment fatidique : « Ce n’était pas un regard désespéré ou triste, non. C’était un regard d’une effrayante, d’une insoutenable crédulité. Ce regard était une question avide » (Ibid., 378). Finalement, le véritable sourire émane peut-être de ce regard intolérable, intolérable parce qu’il nous parvient sur fond de silence. Dans Le parti pris des animaux, Jean-Christophe Bailly écrit : « les animaux ne parlent pas et c’est depuis ce fond silencieux, peut-être, sans doute, traversé de cris, mais silencieux quant à ce que nous entendons comme sens, c’est depuis ce silence insensé qu’ils nous regardent » (2013, 83). C’est en effet de ce silence insensé, et cependant criant de sens, car il renvoie Tereza à l’énigme inquiétante de la mort, que l’œil se présente comme le miroir dans lequel elle se mirait autrefois pour accéder à une légèreté paradoxalement mortifère.
L’iris du chien offre une ouverture à travers laquelle s’établit un rapport à la mort excédentaire au langage. D’après Maria Esther Maciel, le regard de Karénine demande quelque chose sans réellement le dire, nous forçant à interroger ce « que savent, de fait, les chiens (et aussi les autres animaux) sur nous, humains[.] Que sont-ils capables de nous demander sans paroles? » (2020) Elle va même jusqu’à affirmer que cet échange non verbal mine la distinction heideggérienne entre le mourir et le périr, qui repose sur l’incapacité de l’animal à parler en le condamnant à l’anéantissement3. En fait, l’emploi du mot « regard » va déjà à l’encontre de la position d’Heidegger selon laquelle l’animal serait dépourvu de logos, de travail, d’organe préhenseur (main), de regard et de la mort, ce à quoi l’on pourrait ajouter : de sourire. Réserver la mort aux êtres dotés de langage est plus généralement tributaire du fait que l’animal s’avère, pour Heidegger, privé de monde, c’est-à-dire incapable de s’ouvrir à la phénoménalité. Une « ontologie privative » caractériserait ainsi l’Animal – c’est-à-dire tous les animaux sans distinction – comme « seulement vivant4», tandis que seul le Dasein pourrait expérimenter la mort comme telle (De Fontenay 1998, 976).
Cette pensée de la privation ne se réduit pas à un sentiment négatif hiérarchisant et subordonnant l’animal5. Reste qu’elle porte la connotation péjorative du défaut, du manque, de la carence. À l’encontre d’une telle thèse, Bailly prend le parti des animaux (pour reprendre le titre de son ouvrage) en arguant qu’ils ont une « disposition à penser ou, comme disait l’autre [Heidegger], à construire un monde, le sien en l’occurrence » (2013, 47; je souligne). Précision banale, et néanmoins capitale, car penser un monde qui, par définition, nous échappe, constitue sans doute la plus grande difficulté, aux côtés de formules oxymoriques comme penser l’impensable et dire l’indicible, sur lesquelles je reviendrai.
Mourir comme un chien?
En premier lieu, Derrida met en question la thèse heideggérienne d’une discontinuité radicale entre l’Humain et l’Animal en attirant l’attention sur « les différences structurelles innombrables qui séparent une “espèce” d’une autre et devraient nous rappeler à la vigilance devant tout discours sur l’animalité ou la bestialité en général » (1996, 132). Peut-on vraiment amalgamer l’ensemble du règne animal à partir d’un seul critère (la privation de parole), et faire comme si le monde du chien était plus près de celui du concombre de mer que du nôtre? Pour Derrida, la réponse est évidemment négative. Ce dernier va jusqu’à parler d’un « crime contre les animaux, contre des animaux » pour désigner le rassemblement, au singulier, de la pluralité des vivants sous le couvert du terme parapluie d’« Animalité », ou encore d’« Animal » (2006, 73).
Il suffit de considérer le regard que porte Karénine sur Tereza pour mettre en lumière la spécificité de l’espèce canine, dont la longue proximité avec l’humain ouvre à de nouvelles possibilités d’être au monde, et vice versa. Kundera met en scène un chien sujet, et non simplement objet du regard. Il va ainsi à l’encontre d’une tradition philosophique qui, toujours selon Derrida, se refuse à enregistrer théoriquement l’expérience de l’animal voyant, n’évoquant jamais la possibilité d’être regardé en retour par l’animal observé (2006). Je reviens pour l’occasion au miroir mentionné précédemment. L’œil du chien remplace la glace dans laquelle Tereza mirait autrefois son reflet parce qu’il la renvoie à ce qui, par définition, se dérobe : la mort. La belle formule de Bailly : « [l]es animaux nous semblent toujours figurer ce qui se dérobe » (2013, 112), résume parfaitement mon idée du chien comme tableau de vanité : ce regard animal a sur Tereza l’effet d’un brutal rappel de sa propre finitude.
Le chien est en outre, on le dit souvent, un animal empathique capable de percevoir le moindre changement d’attitude chez l’humain. L’habitude qu’il a « d’apprendre de [l’être humain] la vérité » (Kundera 1984, 378) pourrait-elle aller jusqu’à bouleverser son rapport à la mort? D’après la scène du roman de Kundera, ce n’est pas improbable. Karénine se tourne avidement vers sa compagne humaine lorsque vient le temps de mourir, ayant sans doute détecté son angoisse. Il entre ainsi brièvement dans la temporalité linéaire régie par l’anticipation de la mort, ne fût-ce que sous un mode strictement sensoriel, c’est-à-dire par contagion émotionnelle. Cela ne signifie pas que le « monde » du chien soit calqué sur le nôtre. Il serait certainement erroné (et très anthropocentrique) de considérer le rapport de l’animal à la mort comme un simple effet de sa cohabitation avec l’humain6. Force est cependant de remarquer que les frontières entre les espèces se brouillent par leurs interactions réciproques, rendant caduque l’idée même d’une délimitation nette entre l’humanité et le reste du vivant.
Derrida doute en second lieu de la possibilité pour l’être parlant d’accéder au comme tel de la mort :
Qui nous assurera que le nom, le pouvoir de nommer la mort (comme l’autre, et c’est le même) ne participe pas autant à la dissimulation du « comme tel » de la mort qu’à sa révélation, et que le langage ne soit pas justement l’origine de la non-vérité de la mort? Et de l’autre?
Difficile en effet de maintenir la distinction entre le périr et le mourir tout en interrogeant la possibilité pour le Dasein de faire l’expérience en propre de la mort. Il ne s’agit pas de nier les différences entre l’être parlant et l’être muet, mais plutôt de reconnaître que si le premier possède un savoir spécifique sur le monde reposant sur la connaissance par la raison, c’est-à-dire forgée par le langage articulé, tel n’est pas le seul mode d’être – ni pour le vivant en général ni pour l’être humain en particulier, dont le regard aussi déroge bien souvent du « raisonnable ». Dans L’insoutenable légèreté de l’être, la porosité entre les mondes humain et animal résulte avant tout des liens particuliers que tissent Tereza et Karénine, en n’impliquant aucune équivalence. Le rapport du chien à la mort ne se fonde pas sur « l’inconciliable dualité du corps et de l’âme » (Kundera 1984, 54) telle Tereza se dissocie de son enveloppe corporelle pour découvrir son « moi véritable » en s’observant dans la glace. Lorsqu’elle tente de confronter le chien à son reflet, celui-ci « n’y [reconnaît] pas son image et la [regarde] d’un air distrait, avec une incroyable indifférence » (Ibid., 373), puisqu’il « ignore tout de la dualité du corps et de l’âme » (Ibid., 374). Chez lui, le rapport à la mort passe par les sens, c’est-à-dire par le corporel plutôt que par la raison qui nécessite l’usage de la parole. En appréhendant sa finitude de manière strictement corporelle, le chien demeure dans le temps circulaire, laissant le bonheur intact, comme en témoigne sa queue qui s’agite quelques minutes avant la fin et dans laquelle Tereza voit un sourire canin. Or, affectant tout le corps, et non simplement le visage, il s’apparente davantage au rire, dont Le Breton dit qu’il « met un instant hors de soi » en « introdui[sant] une rupture dans les comportements » (2022, 14). Le chien s’éloigne, encore une fois, des valeurs associées au visage (sourire, langage, légèreté) afin de s’inscrire du côté du corps, du rabaissement, de la pesanteur. Ce qui ne signifie pas nécessairement que son monde en soit « appauvri », comme l’affirmait Heidegger.
Le regard interrogateur que pose Karénine sur Tereza instaure assurément un rapport signifiant à l’altérité (et donc à la mort). Bien sûr, le chien pressent sa mort prochaine à travers Tereza, c’est-à-dire médiatisée par cet autre qui incarne pour lui la « vérité », et non pas en vertu de son propre savoir sur la mort. Mais comment affirmer qu’il en soit autrement chez l’être humain, pour qui une telle connaissance est également acquise7? Le rapport à la mort nous vient de l’Autre dans la mesure où l’enfant apprend à croire en la certitude de son anéantissement futur. Et ce jour arrive souvent, justement, lorsque meurt un animal domestique. De là à dire qu’avant la question fatidique, le monde de l’enfant se fondait, à l’instar du chien, sur la répétition, il n’y a qu’un pas. Or c’est un pas qui ne se franchit pas aisément car, comme le souligne Bailly, « l’animal n’est pas l’homme encore en enfance, il est ailleurs, il est lui-même, il est “comme un pays” » (2013, 47).
Le sourire de Karénine se lit avant tout à partir d’une série de dualités : légèreté et pesanteur, corps et âme, temps linéaire et temps cyclique, fidélité et trahison. Seul le chien échappe au tourment de choisir entre les opposés, en y renvoyant continuellement car, écrit De Fontenay dans Le silence des bêtes, « [c]’est à l’horizon de nos pensées et de nos langues que se tient l’animal, saturé de signes; c’est à la limite de nos représentations qu’il vit et se meut, s’enfuit et nous regarde » (1998, 19). Et c’est aussi à l’horizon de l’impossibilité de prendre parti que le chien sourit, révélant du même coup la vanité consistant à se réfugier dans l’affirmation; il n’y a pas à trancher entre la légèreté ou la pesanteur, puisque dans tous les cas, l’état élu se change instantanément en son contraire.
Dans l’expression employée pour désigner le regard de Karénine (« insoutenable crédulité »), la crédulité se transforme en une sorte de lucidité, nous engageant sur le chemin d’une pensée paradoxale. Car « [l]a mort n’est pas un objet comme les autres : c’est un objet qui, étranglant l’être pensant, met fin et coupe court à l’exercice de la pensée » (Jankélévitch 2017 [1977], 620). Cette idée de l’exercice d’une pensée se retournant en im-pensée fait évidemment écho au questionnement de Derrida concernant la capacité du langage d’approcher le comme tel de la mort. La figure du chien, à l’abandon de ce corps voué au réel – désigné par Bailly comme « une adhérence à soi et au monde » (2013, 38) –, offre quant à elle une autre avenue permettant de concilier bonheur et finitude, en rappelant que c’est la mort parlée, et non la mort réelle, qui constitue le véritable tourment. L’être humain qu’écrit Kundera, aux prises avec un bonheur défectueux telle une horloge brisée, apparaît presque comme celui qui ne peut pas mourir. Si la mort est une pensée qui ne se pense pas, peut-être n’accédons-nous à une véritable pensée de la mort que par son négatif : l’impensé.
- 1L’être de la pesanteur représenté par Tereza est évidemment le résultat du patriarcat qui rabaisse les femmes au corporel, à l’irrationalité et au privé : « Une jeune fille qui doit, au lieu de “s’élever”, servir de la bière à des ivrognes et passer le dimanche à laver le linge sale de ses frères et sœurs, amasse en elle une immense réserve de vitalité, inconcevable pour des gens qui vont à l’université et bâillent devant des bouquins » (Kundera 1984, 73).
- 2Elle écrit en effet que « Tereza “s’animalise” en même temps que Karénine s’humanise (il sourit) et se laisse glisser hors de l’humanité (et dans la mort) aux côtés de son chien » (Thirouin 2009, 298). Il n’est pas anodin que cette animalisation ne concerne que le personnage féminin, car la pesanteur, chez Tereza, est effectivement liée au corporel, avec toute la charge patriarcale que cela comporte.
- 3« La bête n’en est pas capable (de l’expérience de la mort comme mort), mais la bête ne peut pas non plus parler » (Heidegger cité dans Derrida 1996, 70).
- 4Le Dasein ne concerne pas l’organisme vivant, mais seulement l’existant (l’être de l’humain).
- 5Ils sont plusieurs à insister sur ce point, tout en concédant le fait qu’il s’agit d’une thèse difficile à soutenir. Je m’appuie ici sur les propos de Derrida, de De Fontenay et de Bailly.
- 6Sur la question de la contagion, voir, par exemple, la déconstruction qu’opère Derrida de la thèse de Lacan selon laquelle « l’animal n’a ni l’inconscient ni le langage, ni l’autre, sauf par un effet de l’ordre humain, par contagion, par appropriation, par domestication » (Derrida 2006, 166).
- 7Je reprends ici une logique derridienne opérant selon un double mouvement permettant de questionner les deux côtés de la limite. Voir le passage d’Apories cité précédemment, ou encore le suivant, tiré de L’animal que donc je suis : « Il ne s’agit pas seulement de demander si on a le droit de refuser tel ou tel pouvoir à l’animal […]. Il s’agit aussi de se demander si ce qui s’appelle l’homme a le droit d’attribuer en toute rigueur à l’homme de s’attribuer donc, ce qu’il refuse à l’animal […] » (Derrida 2006, 185; l’auteur souligne).