Écrire le jardin, cultiver la mémoire
Narration rabat-joie et critique du récit hégémonique du bonheur dans See Now Then de Jamaica Kincaid
L’idée de bonheur, c’est-à-dire tant la recherche de son essence que la manière de l’atteindre, occupe depuis longtemps la philosophie. D’une part, pour des philosophes tels que Socrate et Platon, « happiness is the life of virtue » (Bellioti 2003, 5) et repose sur la quête de la raison et de la sagesse. D’autre part, des penseurs modernes, comme les utilitaristes (i.e. John Stuart Mill et Jeremy Bentham), ont fait de cette injonction morale un devoir collectif en cherchant à maximiser le bonheur et le plaisir pour le plus grand nombre d’individus. Mais ce que ces deux conceptions ont en commun, c’est qu’en elles perdure l’association entre le bonheur et la notion de « bonne vie » (the good life). Ce rapprochement confère au bonheur une forte dimension morale et le transforme en impératif, voire en devoir. Pour le dire avec Sara Ahmed, « [i]f we have a duty to promote what causes happiness, then happiness itself becomes a duty » (2010, 7). Je postule que la notion de bonheur n’est pas neutre, mais construite par, à travers et pour le point de vue dominant. L’idée d’une « bonne vie » n’est donc pas un fait naturel et objectif, mais le produit d’une narration. C’est pour rendre compte de ce processus que je développe le concept de récit hégémonique du bonheur. Les écrits de Sara Ahmed me servent de base théorique pour l’analyse du roman See Now Then (2013). Ce roman, construit autour d’une narration acerbe et rabat-joie, rejette cette notion hégémonique du bonheur. Dans le cadre de cet article, j’interroge la manière dont Kincaid construit, tant dans le fond que dans la forme, un contrepoint à cette idée pernicieuse. Comment la narratrice kincaidienne vient-elle offrir un regard oppositionnel au point de vue dominant? L’écriture et le jardinage, en tant que pratiques artistiques et créatrices, peuvent-elles servir de pratiques de résistance? De quelles manières peuvent-elles révéler des moments de malheur dissimulé, et même mettre en péril l’idée de bonheur?
Dans les contextes étasuniens et antillais à partir desquels Jamaica Kincaid écrit, l’histoire de la colonisation fait en sorte que l’élite qui s’est constituée s’est d’abord et avant tout définie par le biais de la race. En d’autres termes, autant par les mécanismes de la conquête et de l’extermination des peuples autochtones que par ceux de l’esclavage et de la traite négrière, la classe dominante s’est constituée comme blanche. Cela implique, d’une part, que le bonheur et ce qui constitue une bonne vie ont été conçus par et pour les personnes blanches et, d’autre part, que la blanchité est elle-même devenue associée au bonheur. Dans un mouvement dialectique, le bonheur est constitué par ce que plusieurs théoricien·nes ont qualifié de white gaze (hooks 1992; Morrison 1992; Collins 2009), mais la notion de blanchité est elle aussi construite par le récit hégémonique du bonheur parce que ce regard blanc réifie les corps et détermine qui a accès à la blanchité et, de ce fait, qui peut prétendre à la bonne vie.
Le roman à l’étude, See Now Then, représentatif de l’ensemble de la production littéraire de Jamaica Kincaid, rend compte de la manière dont le récit hégémonique du bonheur sert à masquer la souffrance, le malheur et les peines laissés par l’histoire de la colonisation et de l’esclavage, souvent à l’intersection des questions de sexe/genre, dans les Amériques. Dans cette optique, cet article est tributaire des théories féministes du point de vue situé. Ces théories offrent des outils pour révéler la réelle nature du discours hégémonique : loin d’être universel et général, ce dernier est le produit d’un positionnement social précis et particulier. Également, ma décision d’étudier l’œuvre d’une autrice telle que Kincaid témoigne de l’engagement de celle-ci à dire les vérités crues même, et peut-être surtout, lorsqu’elles sont dérangeantes. En tant qu’écrivaine, elle refuse d’oublier les douleurs et les crimes perpétrés au nom de l’Empire britannique.
À travers le roman See Now Then, la figure qu’Ahmed nomme la melancholic migrant prendra forme. Pour Ahmed, les personnes migrantes sont source de malheur parce qu’elles conservent un lien au mouvement et à la différence au sein de sociétés qui valorisent la stabilité, la ressemblance et l’homogénéité (2010, 122). La narratrice du roman et la melancholic migrant posent problème parce qu’elles refusent de passer à autre chose. Ce refus est présent jusque dans la forme, où Kincaid fait usage de la répétition lexicale et formelle, et préconise des phrases quasi interminables comme si elle aussi refusait de finir, c’est-à-dire de passer à autre chose. Tout cela se cristallise dans le rapport entre la pratique d’écriture et celle du jardinage, où la seconde sert de métaphore à la première, toutes deux étant habitées par la répétition, la reprise, ainsi que l’inconfort, un sentiment d’insatisfaction lié à l’impossibilité d’atteindre la perfection. Le plaisir du jardinage, comme celui de l’écriture, réside précisément dans cette imperfection qu’elle considère inhérente aux deux pratiques (Kincaid 1999, 262) : le jardin parfait, tout comme le roman parfait, n’existe pas. Pour Kincaid, il s’agit d’un processus inachevé, en constante transformation, et la frustration qui l’accompagne est constitutive du plaisir qu’elle en retire.
Dès l’incipit de See Now Then sont juxtaposées plusieurs temporalités, à la fois passées et présentes, ce qui produit un brouillage perceptif chez le ou la lecteur·trice : « See now then, the dear Mrs. Sweet who lived with her husband Mr. Sweet and their two children, the beautiful Persephone and the young Heracles in the Shirley Jackson house, which was in a small village in New England » (Kincaid 2013, 3). « See now then », ce leitmotiv du roman rappelle à la narrataire autant l’expérience phénoménologique de la mémoire que celle de la lecture. Dans les deux cas, des souvenirs et événements révolus sont réactualisés et reproduits au présent. De plus, l’absence de ponctuation dans la locution invite à considérer au présent des événements déjà advenus (un mouvement du « now » au « then ») et à se projeter dans un présent-futur (mouvement du « then » au « now »).
Je lirai la posture adoptée par la narratrice à l’aide de la figure de la melancholic migrant. Tournée vers le passé, cette figure pose problème puisqu’elle refuse de fermer les yeux sur des aspects sensibles de l’Histoire commune aux peuples conquis et colonisateurs. Pour la narratrice de Kincaid, vivre implique d’exister avec la connaissance de l’Histoire, c’est-à-dire de vivre avec le désastre dans le moment présent. Le bonheur est chose du quotidien et de la mémoire individuelle tandis que le malheur relève de la collectivité et de l’Histoire constitutive des peuples.
La melancholic migrant : temporalité et Histoire
« We are positioned in the knowledge that we are living in the afterlives of slavery, sitting in the room with history, in a lived and undeclared state of emergency » (Sharpe 2016, 100). Ce positionnement est le propre de l’existence dans le « wake », mot que Sharpe investit de toutes ses définitions : une veillée mortuaire, un état de vigilance et le sillage d’un navire. Ces définitions sont combinées pour créer une vue d’ensemble de la réalité des personnes noires après l’esclavage; elles rendent compte de la persistance de cet héritage historique et politique. Pour Sharpe, la catastrophe est la traite transatlantique des esclaves qui n’en finit plus d’advenir et dans laquelle le sujet kincaidien se trouve empêtré. Ce rapport à l’Histoire se développe au cours du roman par l’écriture d’une temporalité mouvante par laquelle « […] time and space intermingl[e], becoming one thing, all in the mind of Mrs. Sweet » (Kincaid 2013, 6).
Dans See Now Then, les personnages sont d’emblée habités par cette histoire qui remonte sans cesse à la surface. Ces manifestations prennent toutefois des formes différentes pour chacun·e : Mr. Sweet, un homme étasunien blanc, s’intéresse à de grandes questions existentielles; Mrs. Sweet, une femme noire originaire des Caraïbes, entretient un rapport plus viscéral au passé. « What is the essence of Love? » (Ibid., 12), demande la narratrice :
But that was a question for Mr. Sweet, for he grew up in the atmosphere of questions of life and death : the murder of millions of people in a short period of time who lived continents away from each other; on the other hand hovering over Mrs. Sweet, though she had been made to understand it as if it were a style of a skirt, or the style of the shape of a blouse, a collar, a sleeve, was a monstrosity, a distortion of human relationship : The Atlantic Slave Trade.
Dans ce passage, les grandes questions universelles semblent appartenir aux descendant·es des peuples colonisateurs qui peuvent se permettre un rapport détaché à l’Histoire. Au contraire, pour Mrs. Sweet et les autres descendant·es des populations réduites à l’esclavage, le désastre est de l’ordre de l’ordinaire : il est un fait du quotidien. Kincaid fait ainsi écho à la poète Dionne Brand qui écrivait : « One enters a room and history follows; one enters a room and history precedes. History is already seated in the chair in the empty room when one arrives » (2001, 25). C’est-à-dire que non seulement les personnes existent en constante présence de l’Histoire, mais aussi, la portée de celle-ci dépend de la position qu’elles occupent. Tributaires des notions de point de vue situé et de regard (gaze), les écrits de Kincaid et de Brand soulignent le caractère factuel et presque banal de l’existence dans les vestiges de la catastrophe. Dans le roman, le rapport des personnages à l’Histoire dépend de leur position sociale : alors que, pour Mr. Sweet qui peut se permettre d’observer de loin les conséquences de la domination, tout se prête à une enquête philosophique, pour Mrs. Sweet qui ne peut faire autrement que les vivre au quotidien, il s’agit d’un savoir déjà assimilé.
Un autre exemple de cette attitude face à la connaissance s’observe dans le passage ci-dessous. Alors que Mr. Sweet s’apprête à quitter une salle de concert après une prestation, le roman montre le dédain manifeste qu’il cultive pour Mrs. Sweet :
[H]e put on his coat, a coat made from the hair of camels, a very nice coat, double-breasted, that the beastly wife of his, Mrs. Sweet, had bought for him […] and he hated the coat because his benighted wife had given it to him and how could she know what a fine garment it was, she who had not long ago gotten off the banana boat, or some other benighted form of transportation, everything about her being so benighted […].
D’abord, Mrs. Sweet est décrite comme « beastly », terme qui peut se traduire par « bestiale » ou « dégoûtante ». Cet adjectif, qui fait référence à la pensée raciste en animalisant Mrs. Sweet, a pour effet d’instaurer une distance entre les deux époux tout en diabolisant Mrs. Sweet. De même, la différence de Mrs. Sweet est mise en évidence dans sa description en tant que quelqu’un qui « had not long ago gotten off the banana boat », indiquant à la fois qu’elle n’est pas originaire des États-Unis et qu’elle n’est pas complètement « intégrée » à la société étasunienne.
Dans l’histoire des États-Unis et des Caraïbes, au cours de la première moitié du xxe siècle, les « banana boats » ont réellement été employés à des fins de transport de passager·ères. Bateaux de marchandises réfrigérées, ils transportaient, des îles des Caraïbes et de l’Amérique centrale vers les États-Unis, des cargaisons de bananes. La citation suggère que Mr. Sweet considère ce mode de transport non seulement comme primitif – sous-entendant que personnes et denrées alimentaires sont « importées » de la même manière –, mais comme une marque de la différence inhérente à Mrs. Sweet. Ainsi, pour Mr. Sweet, sa femme conserve toujours un pied dans son pays d’origine et dans le passé. Mais cette vision des migrant·es révèle un schème de pensée encore plus pernicieux. En effet, elle souligne la croyance selon laquelle les îles des Caraïbes, tout comme les autres pays d’anciennes colonies européennes, sont, par définition, empêtrées dans le passé et incapables de s’engager dans la marche du progrès vers le futur. Les pays colonisés ne sont pas seulement « ailleurs », ils sont « avant ».
Selon l’anthropologue et historien Eric R. Wolf, cette idée transforme l’Histoire en une fable sur le triomphe de la vertu. En d’autres termes, cette conception de l’Histoire repose sur l’idée d’une suite logique d’étapes à franchir, menant à un but civilisationnel ultime, et où les vainqueurs sont toujours les bons et les justes. Plus encore, cette idée prend appui sur la croyance que, « [i]f history is the working out of a moral purpose time, then those who lay claim to that purpose are by that fact the predilect agents of history » (Wolf 1982, 5). Dès lors, si Mrs. Sweet refuse d’intégrer la nation, elle refuse également le progrès et la conclusion logique de l’Histoire. Cette conclusion reflète des présupposés anthropologiques selon lesquels il y aurait « des peuples sans histoire ». Mais cela, en plus d’être fondé sur une vision raciste et eurocentrique du monde, ignore complètement le fait que les processus globaux « […] set in motion by European expansion constitute their history as well » (Ibid., 385). Ainsi, les peuples colonisés, et c’est ce que fait Kincaid, peuvent poser un regard oppositionnel (hooks 1992) sur ces événements historiques. C’est pourquoi le choix de l’embarcation dévoile d’autant plus la relation préexistante entre les deux nations, bien avant l’arrivée de Mrs. Sweet au pays; le bateau de bananes rappelle avant tout le rapport colonial et néocolonial entre les Antilles et les États-Unis et fait naître un sentiment d’inconfort chez le lectorat.
Tandis que pour Mrs. Sweet, le rapport au bateau réside davantage dans le mouvement, son identité s’étant constituée dans l’entre-deux entre sa terre natale et sa terre d’accueil, pour le mari, le navire est la marque de la différence et de l’étrangeté de son épouse, car Mrs. Sweet vit dans le wake, dans le sillage du bateau d’importation qui évoque celui du négrier et ravive la mémoire de l’esclavage et de la colonisation. Mais loin d’être un lien ténu, attribuable à des ancêtres inconnu·es, cette mémoire fait partie du quotidien de Mrs. Sweet. Quoiqu’elle réside dans un petit village de la Nouvelle-Angleterre, « [n]o morning arrived […] that Mrs. Sweet didn’t think, first thing, of the turbulent waters of the Caribbean Sea and the Atlantic Ocean » (Kincaid 2013, 18). En effet, Kincaid conceptualise l’esprit humain comme un paysage. C’est-à-dire qu’elle sonde la pensée comme on le ferait avec des formations géologiques. À la manière de montagnes, vestiges de l’érosion survenue au temps de l’ère glaciaire, le terrain de la psyché est marqué par les événements récents et lointains qui y laissent des traces. Les références aux deux types de paysages – les forêts du Vermont, les eaux des Caraïbes – servent de métaphore à la position mitoyenne qu’occupe Mrs. Sweet. Dans sa dimension matérielle, Mrs. Sweet incarne l’inconfort qui réside dans le simple fait historique. Dans un contexte national, ou encore dans celui où se trouve Mrs. Sweet, cet attachement au passé vient troubler le bonheur et l’homogénéité de la communauté qui, de son côté, est « passée à autre chose ». « This is how happiness becomes forward motion », explique Ahmed, « almost like a propeller, happiness is imagined as what allows subjects to embrace futurity, to leave the past behind them, where pastness is associated with custom and customary » (2010, 137). En ce sens, l’action de délaisser les attachements problématiques au passé et d’investir une idée collective du futur laisse miroiter aux nouveaux·elles arrivant·es la possibilité de devenir citoyen·nes à part entière et d’accéder au bonheur que cette nouvelle identité confère.
La famille en miroir de la nation
Dans See Now Then, la famille nucléaire, composée de Mr. et Mrs. Sweet et de leurs deux enfants, devient une représentation de la nation au sens large. La famille sert non seulement de reflet miniature des dynamiques de domination qui sont présentes plus largement dans la société étasunienne, elle est aussi (re)productrice de la nation. En effet, comme l’explique Ahmed,
[h]eterosexuality also promises to overcome the injury or damage of racism. The acceptance of interracial love is a conventional narrative of reconciliation, as if love can overcome past antagonism and create what I would call hybrid familiarity : white with color, white with another. Such fantasies of proximity are premised on the following belief : if only we could be closer, we could be as one.
Dans le roman, le mariage mixte n’est pas la solution miracle. Au contraire, il devient évident qu’en répliquant les dynamiques d’exclusion sociale, la famille perçoit Mrs. Sweet comme une intruse dans le domicile, à un point tel que ses enfants la considèrent suspecte. Son mari voit aussi sa présence dans la maison d’un mauvais œil : « […] the Shirley Jackson house, the structure that held within it his doom, that prison and the guard inside, in bed already, most likely […] » (Kincaid 2013, 9). Ce garde de prison est Mrs. Sweet qui est décrite par les autres personnages comme ayant une grande influence sur leur demeure et leur vie familiale alors que les gestes qui sont décrits sont de la plus grande banalité : ses choix de design intérieur, son penchant pour le jardinage, etc.
Dans l’œuvre de Kincaid, l’entre-deux joue un rôle prédominant dans la constitution d’une narration rabat-joie. Ainsi, la prose kincaidienne met l’accent sur le potentiel dérangeant d’une subjectivité nomade. Si, pour Rosi Braidotti, la mondialisation met en échec la dominance de l’État-nation sur la citoyenneté, elle renforce aussi son emprise sur l’identité et le contrôle social. La subjectivité nomade permet de désamorcer cette dynamique en déstabilisant la fixité de l’identité et en désamorçant les discours qui catégorisent et excluent certain·es plus que d’autres. Braidotti met en relief la dynamique mondiale et néolibérale qui fait en sorte que « [g]oods, commodities and data circulate much more freely than human subjects or, in some cases, the less-than-human subjects who constitute the bulk of asylum seekers and illegal inhabitants of the world » (1994, 6). Selon elle, ce déplacement de ressources, tout comme la valorisation du voyage – pensons à l’idée répandue qu’il faut être un·e citoyen·nes du monde –, relève du pseudo-nomadisme, alors que le vrai nomadisme est relégué à la marge. D’une manière similaire, la famille de Mrs. Sweet insiste sur sa différence en la réduisant à la figure de la melancholic migrant. Toutefois, les choix narratifs, tels les changements de perspectives fréquents, mettent en lumière la nature foncièrement subjective de la perception : « [n]omadism is about critical relocation, it is about becoming situated, speaking from somewhere specific and hence well aware of and accountable for particular locations » (Ibid.). Le nomadisme, loin d’éliminer toute attache identitaire, permet une approche ancrée dans le positionnement de l’individu·e parce qu’il lui demande d’être conscient·e de sa propre posture.
L’intrusion de Mrs. Sweet dans la maison familiale n’est pas reçue avec indifférence; elle cause des problèmes considérables pour les autres personnages de la famille Sweet. En effet, la présence de Mrs. Sweet rend le personnage de Mr. Sweet particulièrement mal à l’aise : « Who knew what she was capable of? People who came on banana boats are not people you can really know and she did come on a banana boat » (Kincaid 2013, 14). Encore une fois, Mr. Sweet réduit l’identité de Mrs. Sweet au mode de transport par lequel elle est arrivée au pays. Le bateau rend sa femme suspecte parce qu’il symbolise le mouvement perpétuel : le bateau rend Mrs. Sweet insaisissable. Toutefois, la construction de l’identité de Mrs. Sweet ne se limite pas seulement à cet événement de son passé. Loin d’être attribuable à un seul élément, Kincaid montre que l’expérience identitaire de sa protagoniste est plutôt en mouvement et en perpétuel changement, en constante négociation entre le passé, le présent et le futur qui se superposent les uns aux autres.
Cet élément pose problème autant pour la famille que pour la nation : dans les deux cas, la présence de Mrs. Sweet met en péril le récit collectif qui est constitutif de son histoire. Si le bonheur est le produit d’une narration, les identités familiale et nationale sont elles aussi produites par un discours hégémonique. Il existe une histoire officielle de la famille comme il en existe une de la nation. Pour comprendre cette construction, le philosophe Paul Ricœur explique que cette identité est celle « […] à laquelle un être humain accède grâce à la médiation de la fonction narrative » (1988, 295). Selon lui, ce sont par ces histoires, racontées par des individus et racontées sur elles et eux, que les vies humaines deviennent lisibles, c’est-à-dire qu’elles peuvent être interprétées et comprises. À petite échelle, cette mise en narration implique nécessairement une sélection et un oubli, un processus qui se fait inconsciemment, afin de créer un semblant d’unicité du moi. Cette négociation se produit également aux niveaux familial et national puisque les origines et les liens de parenté découlent également de ce récit collectif construit suivant le mode de la sélection et par l’entremise d’une dialectique du souvenir et de l’oubli.
Ainsi, l’identité de Mrs. Sweet, parce qu’elle se situe toujours dans un entre-deux et représente l’hétérogénéité et le mouvement, trouble ce récit hégémonique en offrant un récit alternatif aux récits familial et national qui privilégient la fixité et l’homogénéité. En effet, l’incertitude qui plane autour de Mrs. Sweet et l’impossibilité d’établir avec précision la suite d’événements ayant mené à son arrivée troublent particulièrement les autres membres de la famille, « […] for nobody knew exactly how she arrived » (Kincaid 2013, 97-98). En outre, l’idéal d’une nation plurielle et construite grâce à l’immigration se désagrège rapidement lorsqu’il s’agit de prendre en compte les personnes racisées. Comme Ahmed l’explique, le multiculturalisme, bien qu’il fasse partie du récit hégémonique d’une nation, peut s’avérer un masque et peut inviter à l’assimilation plutôt qu’à une véritable diversité culturelle : « [m]ulticulturalism might become happy when it involves loyalty to what has already been established as a national ideal. Happiness is thus promised in return for loyalty to the nation, where loyalty is defined in terms of playing its games » (2010, 122). Comme elle ne s’inscrit pas dans le récit hégémonique, Mrs. Sweet, par cet échec, symbolise le malheur et le rejet de la loyauté à la nation étasunienne. Du même coup, elle trouble l’identité collective de la famille Sweet.
Un jardin à soi : le jardinage comme écriture et travail de la mémoire
Mrs. Sweet, comme Kincaid elle-même, s’infiltre. Par sa prose – son personnage est lui aussi celui d’une écrivaine –, elle fait intrusion tant dans la nation étasunienne que dans le canon littéraire britannique. Parfois, Mrs. Sweet se questionne sur sa position à l’intérieur du groupe dominant : collabore-t-elle à un régime d’oppression? Lorsque, par amour pour Mr. Sweet, elle décide d’organiser son récital de piano, elle reconnaît dans son geste une dimension sinistre :
She planted field upon field of cotton and sugarcane and indigo and dispatched many families to the salt mines. Mrs. Sweet brought her produce to market as cash crops, as manufactured goods, as raw human labor and made an outlandish profit and with her profit she then made lyres and people who could play them and then she built a concert hall, a concert hall so large that to experience it required the fanaticism of a pilgrim.
Ce passage sert à illustrer la manière dont les différentes temporalités s’enchevêtrent les unes avec les autres; il souligne que l’existence du présent dépend des événements passés. Or, aux États-Unis et dans les pays occidentaux, ce passé comprend l’histoire de l’esclavage et, par le biais de la plantation, l’histoire du jardinage. En effet, Kincaid postule qu’un peuple dont l’histoire repose sur un travail agricole forcé ne peut entretenir la même relation au jardinage ou au travail de la terre qu’un peuple colonisateur : « And yet the people on Antigua have a relationship to agriculture that cannot please them at all. Their very presence on this island hundreds of years ago has to do with this thing, agriculture » (1999, 139). Cela est également vrai dans le contexte étasunien, que ce soit pour les descendant·es d’esclaves ou pour les personnes originaires d’Amérique latine qui représentent la majeure partie des travailleur·euses de l’industrie agroalimentaire.
Si différentes formes de mouvements (la migration ou le voyage, par exemple) ne sont pas jugées selon les mêmes critères, l’utilisation du territoire à des fins de culture agricole est aussi soumise aux mêmes catégorisations biaisées : n’est pas jardinier·ère ou cultivateur·trice qui le souhaite. Lorsque Kincaid se demande si « […] the conqueror [is] a gardener and the conquered the person who works in the field » (Ibid., 116), elle pose la question du lien entre la conquête d’un territoire et la pratique du jardinage. Le white gaze cantonne les individu·es à deux rapports à la nature bien particuliers et distincts l’un de l’autre : les blanc·ches ont plus facilement accès à un rapport de loisir; les personnes racisées, à un rapport de production. Pour Kincaid, l’histoire du jardinage, aux États-Unis, est donc intimement liée à l’histoire du champ, des récoltes et de leur entretien effectué par les Afro-Américain·es. Si l’agriculture rappelle un travail éreintant, le jardinage est pour sa part davantage associé au repos et à la bourgeoisie, tout particulièrement dans la tradition britannique. Non seulement présent dans la tradition du jardin anglais, le goût pour l’agencement pastoral est omniprésent dans le rapport de l’Angleterre à la nature. En effet, comme Kincaid le souligne,
[w]hatever it is in the character of the English people that leads them to obsessively order and shape their landscape and to such a degree that it, the English landscape, looks like a painting (tamed, framed, captured, kind, decent good, pretty) […].
Pourtant, la vision idyllique du jardin et du paysage anglais masque tout le travail qui se cache derrière le produit final, travail manuel qui est en grande partie effectué par d’autres personnes que les propriétaires du jardin. Historiquement tenu par des serviteurs, le jardin, en tant qu’intermédiaire entre l’intérieur et l’extérieur, crée un lien entre la maison (et, par extension, la famille) et la nation. De ce fait, le travail effectué par ceux et celles qui n’ont pas accès à la citoyenneté est masqué, mais en reste non moins essentiel à la constitution de l’identité nationale et culturelle de l’Angleterre. Le jardin, dans sa position intermédiaire, témoigne du chevauchement du privé et du public dans un même lieu. Par le fait même, il rend manifeste la nature politique et collective des espaces conçus comme étant privés et personnels par l’élite politique et coloniale, mais qui nécessitent la force de travail et la domination d’autres personnes pour exister. Comme la pratique de l’écriture permet à l’écrivaine une certaine réappropriation de la langue du peuple colonisateur, la pratique du jardinage facilite la réappropriation du territoire et le travail de la mémoire.
Sans chercher à réduire le contexte historique étasunien à une simple imitation de celui du Royaume-Uni, il est important de souligner que les États-Unis sont tributaires de la colonisation britannique en Amérique du Nord et que les deux nations partagent ainsi une histoire. Cela me permet de considérer que les conceptions anglaises de la nature, à l’époque de la colonisation, ont exercé une influence considérable sur la relation qu’entretient le peuple étasunien avec l’environnement qu’il habite et sur la manière dont cette relation s’est formée. À ce propos, la chercheuse Jennifer Wren Atkinson explique que dès les premiers écrits sur la colonisation, la nature du continent est décrite en des termes édéniques qui nient la présence des peuples autochtones : « In early European accounts, the depiction of North America as a garden paradise already implied a certain absence of any labor or effort from cultivators » (2018, 171). Cette idée d’une nature vierge découlait entre autres de l’incapacité des Européen·nes à concevoir les pratiques agricoles des peuples autochtones comme telles et était invoquée pour justifier l’invasion du continent sous prétexte qu’il n’était pas réellement habité. Ainsi, sorte de terre promise, l’Amérique du Nord n’attendait que l’arrivée des colons.
D’ailleurs, Kincaid souligne cette dynamique en précisant qu’autrefois, son ignorance des plantes d’Antigua n’était que le produit de sa position sociale en tant que membre d’un peuple conquis. Afin d’illustrer le rapport aux plantes locales, l’autrice donne l’exemple du Jardin botanique près de sa maison d’enfance : « […] in it were plants from various parts of the then British Empire, places that had the same climate as my own; but as I remember, none of the plants were native to Antigua » (1999, 120). La connaissance du territoire et de l’univers botanique de l’île était dès lors subordonnée à l’idée de l’Empire, elle-même représentée par la collection végétale venue des quatre coins du globe. Le Jardin botanique devient ainsi un autre instrument de soumission puisqu’il rappelle leur position de sujets de l’Empire britannique aux habitant·es d’Antigua. C’est d’un effacement que parle Kincaid et celui-ci réside dans l’assimilation des nations conquises par la nation conquérante. La profonde douleur causée par cette injonction, tout comme celle causée par la composition du Jardin botanique, émane de l’absence de lien substantiel avec l’Angleterre. En effet, la plupart des Antiguais·es dont parle Kincaid ne verront sans doute jamais ce pays et n’auront jamais la chance de visiter ses autres colonies qui sont représentées au Jardin botanique local.
Lors de l’un de ses voyages à Londres, Kincaid visite Kew Gardens et tombe amoureuse de ce qu’elle croit être la plus belle fleur de rose trémière (alcea rosea) qu’elle ait jamais eu la chance de voir. Cependant, lorsqu’elle s’approche pour lire l’écriteau, l’autrice réalise qu’il s’agit en fait d’une fleur de coton. Kincaid précise que cette fleur de coton « […] all by itself exists in perfection, with malice toward none; in the sharp, swift, even brutal dismissive words of the botanist Oakes Ames, it is reduced to an economic annual, but the tormented, malevolent role it has played in my ancestral history is not forgotten by me » (Ibid., 150). L’autrice souligne l’importance de la nomination des plantes, et la prise de conscience « that you could write a history of an empire through plants » (Balutansky 2002, 793), parce qu’à travers leurs noms, il est possible de retracer les prises de possession successives du territoire. Sans le nom, la fleur de coton est libre d’exister pour sa propre beauté, mais lorsque son terrible secret est révélé, il est impossible d’ignorer son sombre passé. Cette anecdote illustre avec quelle facilité l’histoire d’une chose peut être perdue ou délibérément mise de côté. Chez Kincaid, la melancholic migrant permet de garder en vie ces facettes du passé que l’on préférerait ignorer au profit d’un récit hégémonique du bonheur qui a pour effet de masquer les fautes historiques. Elle se souvient et combat l’oubli généralisé; plus encore, elle prononce des mots qui ravivent les blessures laissées par la colonisation et la traite négrière.
Écrire le jardin : cultiver la mémoire
Le jardinage, comme l’acte d’écriture, est lié à la mémoire puisqu’il permet un temps de réflexion tant sur le passé autobiographique que sur celui des plantes auxquelles les soins sont prodigués. Dans chaque cas, pour le penser avec Ricoeur, le jardin possède en quelque sorte sa propre « identité narrative » (1988, 295). Il est habité par un récit, une narration qui rend possible la cohabitation des différentes espèces qui y sont présentes, cohabitation qui dépend de l’organisation active et délibérée effectuée par le ou la jardinier·ère. Pas étonnant qu’en anglais le terme « plot » puisse renvoyer aussi bien à l’idée de trame narrative qu’à une parcelle d’un jardin ou d’un terrain. Le jardin est un élément central dans See Now Then, tout comme l’est le paysage de la Nouvelle-Angleterre. Les trois premières pages du roman, composées de seulement six phrases, consistent en une description du petit village dans lequel Mrs. Sweet réside :
The house […] sat on a knoll, and from a window Mrs. Sweet could look down on the roaring waters of the Paran River as it fell furiously and swiftly out of the lake, […] and looking up, she could see surrounding her, the mountains named Bald and Anthony, all part of the Green Mountain Range […].
Le paysage et les environs immédiats de la demeure de Mrs. Sweet occupent un rôle central dans la construction du roman puisqu’ils sont constitutifs de l’identité familiale qui se forme à travers et par une identification à l’américanité. Cette identité étasunienne est souvent mise en opposition avec la posture de melancholic migrant qu’on impose à Mrs. Sweet. Plus encore qu’une simple description d’un paysage naturel, le passage a pour effet d’étirer le temps de la narration : nous avons l’impression que Mrs. Sweet contemple l’extérieur depuis un long moment, depuis si longtemps que le paysage apparaît maintenant fixe, comme un tableau accroché sur le mur en guise de fenêtre sur le monde. Mais ce tableau demeure animé par la pensée et l’imagination de Mrs. Sweet qui peut le peupler de ses souvenirs. Kincaid tisse un lien entre le paysage et la mémoire. En effet, en ayant accès à l’intériorité de Mrs. Sweet, nous pouvons voir le processus d’associations mentales qui est déclenché par l’acte descriptif. C’est en cet aspect que la relation à la nature (la contemplation d’un paysage ou encore l’acte du jardinage) en vient à ressembler au moment d’écriture. Plus loin, dans un autre passage au cours duquel Mrs. Sweet contemple le paysage par sa fenêtre, son esprit errant entre son mari et les événements liés à l’histoire de la colonisation, la protagoniste se revoit en train d’écrire : « Mrs. Sweet’s eyes could see Mrs. Sweet very well in the little room off the side of the kitchen and in that place she came alive in all her tenses, then, now, then again and she was in the little room off the kitchen and she sat at the desk […] » (Ibid., 20). Dans l’acte d’écriture, Mrs. Sweet a accès à toutes les temporalités : le passé de la mémoire, le présent de l’écriture et le futur de la lecture. Tel un palimpseste, l’expérience quasi simultanée de ces différentes temporalités permet une approximation du temps non humain et de son expérience. En effet, comme la mémoire, le temps fait l’objet d’une organisation de la part de l’esprit humain qui lui permet de structurer son identité en suivant une progression linéaire des événements vécus. Dans See Now Then, l’acte d’écriture quotidien, répété au même bureau et dans la même petite pièce, permet en quelque sorte la création d’un lieu où Mrs. Sweet a accès à toutes ces temporalités au même moment. Ainsi, l’associer au passé et à la mélancolie ne tient pas la route puisqu’elle crée un nouveau rapport au temps : tout en refusant d’oublier le passé trouble, elle se situe dans plusieurs moments à la fois.
La pièce adjacente à la cuisine est un autre élément récurrent du roman et sert de métaphore pour l’intériorité de Mrs. Sweet. Dans cette pièce, à laquelle aucun autre membre de la famille n’a accès, Mrs. Sweet « would commune with the world that began in 1494 » (Ibid., 145). En ce sens, la pièce lui permet d’écrire et de réfléchir à son passé tant sur le plan collectif qu’individuel. Elle devient véritablement la « chambre à soi » (1929, 117) que Virginia Woolf considérait être une condition essentielle à l’écriture des femmes. Mais, bien plus qu’une simple chambre à soi, la pièce permet à Mrs. Sweet de « [sit] in the room with history » (Sharpe 2016, 100). La protagoniste du roman de Kincaid fait communion avec l’histoire qui l’a construite et qui continue de l’habiter. Ici, la figure de la melancholic migrant est plutôt mobilisée pour opérer un changement de point de vue face au récit hégémonique du bonheur. La mise de l’avant du point de vue situé de la narratrice, une femme noire et issue de l’immigration, permet d’utiliser cette attache au passé dans le but de révéler des vérités oubliées, cachées ou ignorées. Bien que les pays occidentaux s’imaginent être de grands représentants du progrès, tournés vers le futur, « […] they do not know how to live in the present and cannot imagine living in the future, they can live only in the past, because it, the past, has a clear outcome, a winning outcome » (Kincaid 1999, 111-112). Ainsi, Kincaid renverse le point de vue, retourne le regard qui se pose maintenant sur le peuple colonisateur et qui révèle sa propre mélancolie.
Le jardin joue le même rôle que la pièce adjacente à la cuisine en ce qu’il constitue le lieu de la mémoire de Mrs. Sweet; il est incompris et détesté pour cette raison par le reste de la famille. L’acte du jardinage offre un espace qui, comme l’écriture, permet un travail réflexif et conscient de la mémoire au cours duquel les agencements, les mises de l’avant et les mises de côté sont intentionnels. À la manière d’une chambre à soi, il vient offrir un lieu qui permet d’explorer toutes les temporalités de façon simultanée : le passé, par les plantes originaires des Antilles; le présent, par l’acte du jardinage; et le futur, dans les plantes qui sont encore à venir. En outre, une grande part de l’art du jardinage « […] is made up of the sentiment expressed by two words “To Come” » (Ibid., 85). Tout comme la personne qualifiée de melancholic migrant, la jardinière ne cultive pas seulement une mémoire. Au contraire, elle est tout aussi tournée vers le futur, faisant le pont entre les deux temporalités. Bien que le jardin arbore une qualité éphémère, toute plante étant amenée à mourir, il évoque aussi un élément de cyclicité et de stabilité par le biais des plantes vivaces qui, à la manière d’un souvenir, remontent à la surface année après année au printemps. Mais pour Kincaid, le jardin est mouvant et ne saurait être fixe, précisément par ce lien qu’il entretient avec l’écriture : « […] the garden for me is so bound up with words about the garden, with words themselves, that any set idea of the garden, any set picture, is a provocation to me » (Ibid., 7). Si les mots sont toujours inadéquats pour décrire une réalité, le jardinage partage cette relation à l’échec : tout reste toujours à recommencer.
Dans See Now Then, le paysage et le jardin sont des moyens d’appréhender la mémoire, mais la mémoire devient elle-même un paysage : « […] and she sank into her ancient landscape and that would be memory and that would be her mother and that landscape had a horizon and she longed again and again to see the end of it […] » (Kincaid 2013, 175-176). En revanche, l’horizon que Mrs. Sweet décrit ne peut être atteint puisque la mémoire demande toujours à être creusée et réinvestie. « I shall never have the garden I have in my mind », écrit Kincaid, « but that for me is the joy of it; certain things can never be realized and so all the more reason to attempt them. A garden, no matter how good it is, must never completely satisfy » (1999, 220). Ainsi, l’écrivaine nous invite à être sensibles à ce sentiment d’inconfort perpétuel, à en venir à le rechercher. La littérature et le paysage font le même travail pour Mrs. Sweet :
Oh Now, oh now, said Mrs. Sweet to herself, for she was then looking into the abyss, but that would be literature; for she was now looking into the shallow depts, a structural depression, but that would be geology; and at the bottom of this metaphor or just a true representation lay her life […].
Dans ce passage, la confusion s’installe entre le texte littéraire et le relief du territoire qu’habite Mrs. Sweet, ce qui met l’accent sur l’indissociabilité de l’espace et du temps dans leur perception. Le relief qui entoure le village de la Nouvelle-Angleterre a été témoin de millions d’années d’activité humaine et non humaine et, en ce sens, contient tous les moments de l’existence de Mrs. Sweet ainsi que la mémoire de tous les événements s’y étant déployés. Tout comme la prose de See Now Then, structurée par le leitmotiv et la répétition d’événements, le jardin nous invite à réinvestir les mêmes lieux année après année. En ce sens, le jardinage est une pratique qui appelle à l’occupation d’un territoire, qu’il soit petit ou plus grand, stable ou changeant. Dans le cas de Mrs. Sweet, elle s’approprie une parcelle de terre qu’elle occupe, en quelque sorte, en y plantant des espèces indigènes de pays historiquement colonisés parmi des plantes indigènes de l’Amérique du Nord. Dans l’acte de la transplantation d’un pays à un autre, transplantation qui rappelle celle de Mrs. Sweet, les plantes contrent l’oubli imposé par l’histoire dominante et créent une hybridité du paysage.
J’ai cherché à montrer tout au long de cet article la manière dont Kincaid s’oppose au récit hégémonique du bonheur à travers le jardinage. En y lisant, à l’aide des théories de Sara Ahmed, une posture rabat-joie chez la narratrice de See Now Then, j’ai mis en relief le discours oppositionnel qui émerge tant dans le propos que dans la forme du texte. Malgré toutes ces possibilités émancipatrices qui naissent du jardinage, un paradoxe subsiste. À l’instar du Jardin botanique d’Antigua, le jardin de Mrs. Sweet peut sembler s’approprier les plantes et tenter de les domestiquer. La protagoniste de Kincaid ne reproduit-elle pas le même rapport problématique que les colonisateur·trices anglais·es et, plus tard, étasunien·nes entretenaient avec ces plantes qu’ils et elles croyaient être les tout premier·ères à découvrir? Kincaid se pose elle-même la question : « I have joined the conquering class : who else could afford this garden – a garden in which I grow things that it would be much cheaper to buy at the store? » (1999, 123) Mais, là où la tradition du jardin anglais répondait à un désir de possession et de contrôle du territoire par des principes esthétiques stricts, le jardinage, dans l’œuvre de Kincaid, valorise l’échec, les débordements et des formes alternatives d’agencement. Ce qui émerge de cet échec est la certitude que les plantes deviendront ce qu’elles doivent être : la transplantation est alors un moyen de modifier le terrain en laissant libre cours à la nature. En ce sens, le parcours de Mrs. Sweet imite le mode de propagation horticole puisque l’on pourrait également le décrire comme une transplantation en voyant les « immigrants as “uprooted” or “transplanted” people » (Atkinson 2018, 176). À la manière du spécimen transplanté, Mrs. Sweet est issue de son milieu d’origine et ne peut désavouer ce dernier en dépit, et même en raison, de l’inconfort que sa présence provoque.