Février 2023
Profit sans faillite?
Sur la défectuosité du bonheur
Texte de présentation
Mais les oiseaux seront de retour
- Flora Roussel
I couldn’t help it, yes, I let it get in
The helpless optimism of spring
Worn out and tired and my heart near retired
And the world bent double from weeping
And yet, the birds begin to sing
Marqué l’hiver, espéré le printemps. Cyclicité refusant la linéarité. Car le bonheur est défectueux – il l’a toujours été par son attache à l’idéal inatteignable qu’il produit dans le même temps. Véritable système mis en marche à grand renfort de maux, l’injonction du bonheur ploie sous les corps qu’elle a ensevelis. Mais les oiseaux seront de retour, ils chanteront ce que la marchandisation du bonheur ne peut vendre. C’est dans une volonté de critiquer la promesse néolibérale du bonheur que diverses voix forment chorale pour ce numéro de Post-Scriptum. Le cœur ouvert pousse à la réflexion et prône l’inconfort.
Épandage d’un bonheur blanc, dominant et lié à la seule « bonne vie » sur des terres colonisées et esclavagisées. Réinscrire les jardins d’une temporalité du présent qui pose la question de la mémoire. Replanter l’écriture dans le désastre du passé qui habite le quotidien. Dans « Écrire le jardin, cultiver la mémoire : narration rabat-joie et critique du récit hégémonique du bonheur dans See Now Then de Jamaica Kincaid », Audrey Deveault propose une narration de résistance au mythe totalisant du bonheur – une résistance qui passe par (re)situer l’inconfort. Entre-deux et subjectivité nomade pour transformer les temporalités linéaires qui effacent les faits et qui courent après le bonheur. Défier le jardinage de soumission en rabattant la joie coloniale et convier à l’espace du soi ouvert dans un jardinage de l’échec en mouvements.
Résonnent des voix de résistance – entremêlement de perspectives. Ça dérange. La fatigue d’un masque à porter où aller tout est caché demandé formaté. La famille comme une résistance face aux discours stéréotypés malgré les attentes, les cernes – un enclos de responsabilités mais un dévouement pour la communauté, contre l’individualisme; le mensonge comme reprise de souffle avant qu’une voix dominante interroge de nouveau quelque chose qu’elle ne peut comprendre. Tissant une navigation de l’entre-deux, Anya Nousri respire, pause et chante des vers dans Ici, mes rêves sont sous écrous. Douleur douce-amère dont l’imaginaire révèle la réalité de se construire ensemble, proche – ou : seule, loin. Rêves aux points finaux ouverts.
Ponctuation tordue pour tordre le confort prosal. Embrasser l’inconfort et reprendre son souffle. Car au lieu des douleurs que sème la maîtrise que Miriam Sbih refuse, s’attachent les désorientations à réorienter vers un creux du soi mutilé, mutique, mu en une douce plaie de laquelle se relever. Fausses plénitudes dissolues dans les méandres d’une eau toujours plus forte qui balaie, d’un revers de main, celle qu’on tend pour croire à l’illusion d’un bonheur consommable et abordable. (Se) laisser guider (par) les marées composites de matières qui absorbent et regorgent d’un autre possible. Orientations – suite de poèmes – invite à se reconnaître dans ce qui n’est pas dicté, invite à se connaître à travers ce qui est enseveli. L’exigence se dérobe, l’eau ne peut être contenue.
Premier tableau : un liquide s’étire – dégouline – et prescrit. Prescrire les attentes dont l’animal noir – petite tâche en arrière-plan – dit la bonne heure d’une façonnerie. Deux faces : deuxième tableau. Le sourire figé, l’œil vide – profondeur illusoire. Fermer l’autre œil, dévoiler la peine – le rictus. Première sculpture : un liquide enveloppe – s’empile – de rire jaune et autres couleurs pâles. Une pâleur qui réfléchit à l’incandescence. Cela brûle – cela con/fond l’impossible puissance de l’illusion : deuxième sculpture. Fausse candeur d’un château comestible prêt à s’effondrer – tout est façade. Ainsi semble conclure Caroline Kinkead, artiste peintre et sculptrice de cette suite nommée Petit beurre : tromper le geste et construire une naïveté-hantise-mensonge; parce qu’une brosse ne sourit pas, elle rit franchement d’un bonheur manufacturé.
Ne plus rire car ne pas pouvoir rire – mais sourire à pleines dents, les yeux grands ouverts. Jalonnant son article intitulé « Sourire à l’horizon : le bonheur à l’épreuve de la finitude dans L’insoutenable légèreté de l’être » de pointes légères envers un spécisme dans la considération du bonheur, Aglaé Boivin analyse, chez Milan Kundera en dialogue avec Tolstoï, l’affectivité canine comme symbole d’une transgression temporelle qui échappe à la fin. Et le chien Karénine tournoie pour une reconfiguration heureuse. Danse morbide de la défectuosité humaine du bonheur conjugal. Vanité-illusion. Le mème d’une répétition qui fait sourire d’impossibles. Un rictus face à la mort inéluctable mais dont le bonheur ne saurait se faire attendre.
Ne pas démêler, mais tourner autour, accueillir dans le coin d’un sourire le refus de rire. Le corps dans la lune, à portée de mains torturantes, à porter par la douleur. Il faut aérer – la vision est trouble. Nuit cuisante des mots à chercher l’amitié au creux du sommeil retourné. En cinq temps, Nue dans les nœuds trompe l’œil, car l’illusion n’est que simulacre. Orane Thibaud livre des mondes affectés où la respiration est difficile, mais il faut inspirer à grandes goulées d’air pour expirer, âcres, les souvenirs. Faire signe, se dérober sous les pas naissants. Pénible est non pas la chute, mais la relève – s’extirper des nœuds qui, en même temps, nouent le corps, l’instabilisent pour (sur)vivre.
Plaies – cicatrices aux points de suture qui saturent de nœuds les fils qui disent, prescrivent. Plaît-il, mensonge qui brûle, rature qui exprime. Explosion de maux du corps désarticulé, objet de connivence. Détourné est le regard, le dos tourné face aux réalités. Sombre est le souvenir, sombrer ne pas sombrer. À travers une série de collages, Justina Uribe murmure les spectres de la alegría ya viene. Sarcasme contre les mains levées, en joue; larme contre le départ du rien car tout perdu; spasmes contre le sang qui coule. Le bonheur-simulacre d’une vente aux enchères de l’immigration. L’encre dépeint les plaies. Plaît-il, non, paysages en cendres, mots inachevés. Impossible de dire.
Mais les oiseaux seront de retour, ils accueilleront nos résistances, nos peines, nos refus de vivre dans l’illusion. Mais les oiseaux sont déjà là, car loin de la promesse inculquée du bonheur d’autres vies sont possibles. Retour cyclique qui embrasse la temporalité des affects et qui affiche sans cesse les mots, formes, pensées dont nous avons besoin pour ébranler l’arbre de béton. Accueillir le non-bonheur comme un échec créateur. Et les oiseaux repartiront.
Bibliographie
Florence and the Machine (auteur·rices-compositeur·rices, producteur·rices et interprètes). « Daffodil ». Dance Fever. Londres : Polydor Records, 2022. Tiré du clip vidéo officiel (visualizer), 3:34. https://www.youtube.com/watch?v=nUUhHTx1KYY&list=PLSSxZ58hOAnBzU7GaSUKlNmKsrNeVBKPW&index=11 (dernière consultation : 23 janvier 2023).
- Image de couverture
- Justina Uribe
- Éditeur·rice(s)
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- Flora Roussel
- Justina Uribe
- Révision
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- Évaluateur·rices anonymes
- L’équipe de Post-Scriptum
- Mise en ligne
- Raphael Nunez