Une lecture morale de l’histoire
La crise de l’exemplarité et le problème des exempla chez les premiers moralistes (1580-1647)
Entre l’apogée de la Renaissance et l’éclat de l’Âge classique, la période baroque – essentiellement la première moitié du XVIIe siècle – est « le théâtre d’un bouleversement radical de la configuration intellectuelle de l’univers, [c’est-à-dire que] la plupart des cadres dans lesquels l’homme de la Renaissance vivait se trouvent remis en cause brutalement. » (Clément 1996, 13) Plusieurs événements concourent à cette crise : l’exploration et la conquête des Amériques, les Guerres de religion, une effervescence autour de l’édition et le commentaire de textes antiques, etc.1 Dans Poétique de la crise : poètes baroques et mystiques, Michèle Clément remarque que « toute la période baroque s’explique alors peut-être comme l’expression de la volonté de permanence d’un ordre ancien au sein d’un monde qui change de limites » (Ibid., 56-57). Cet ordre ancien, c’est un monde aristotélicien et chrétien qui repose sur la dichotomie monde sublunaire-monde céleste, représentation symbolique de la dualité entre Dieu et sa Création2. C’est aussi un ordre qui « confond physique et métaphysique dans la mesure où une hiérarchie de valeurs s’instaure entre un monde sublunaire imparfait et un monde céleste parfait. » (Ibid.) Michèle Clément pose ce diagnostic avec l’analyse de la production poétique de cette époque, mais il semble tout à fait légitime de faire le même constat à propos d’un autre corpus de textes, celui des moralistes.
Il suffit de regarder le premier, Montaigne, pour en émettre l’hypothèse. Dès la première édition des Essais (1580), Montaigne fait effectivement un usage particulier de l’exemplum dans l’économie discursive de son texte. Pour lui, l’exemplarité d’une figure x ne réside jamais dans les qualités qui lui seraient intrinsèques, dont l’imitation serait recommandable. Plutôt, le premier moraliste démontre que le choix et la mise en perspective d’un exemple est un signe de notre faculté imaginative à percevoir et à formuler des exemples, que l’exemplum, dans son contenu, peut être bon ou mauvais, à admirer ou à condamner, mais que cela dépend toujours de ce qu’on en fait : c’est ce qui importe davantage (Lyons 1989, 118-119). Il ne faut pas rendre à César ce qui appartient à César; il faut seulement constater que ce que nous rendons à César dépend du regard que nous portons sur lui.
Nous nous proposons donc de déplacer l’hypothèse de Michèle Clément en regardant de plus près la production des premiers moralistes. Il appert que ceux-ci prennent part à la crise de l’exemplarité via une posture d’écriture novatrice; posture qui s’invente notamment par rapport à l’écriture et l’interprétation de l’histoire et des exempla. Pour bien saisir les enjeux que soulèvent le corpus des moralistes, nous allons d’abord rappeler et définir ce que « histoire » et « exemplum » signifient à la Renaissance. Ensuite, il conviendra d’analyser comment les premiers moralistes – catégorie que nous définirons brièvement – s’approprient la matière historique dans un rapport avant tout personnel, motivé par l’exploration du sujet qui écrit par rapport à la recherche d’une norme morale qui relèverait avant tout de l’individuel.
À la Renaissance – pour brosser un tableau à grands traits –, l’histoire est avant tout conçue comme un répertoire ou un catalogue des grands hommes dont l’exemple est à imiter, ou pas. Il faut signaler ici l’importance d’une traduction comme celle des Vies parallèles de Plutarque par Jacques Amyot (1559)3, traduction dont Montaigne admira fortement la teneur. Contrairement à un récit historique qui rendrait compte des grands événements, les Vies parallèles exercent plutôt un discours comparatif au sujet de deux figures, toujours celles d’un Grec et d’un Latin. Les événements historiques proprement dits ne sont que la toile de fond de la vie de ces grandes figures :
les personnages constituent ainsi le point focal d’une narration, à laquelle Plutarque, opposant dans l’illustrissime préface de la Vie d’Alexandre, l’écriture de l’histoire, attachée aux seules actions d’éclat et aux grandes guerres, à la rédaction de vies, où de petits faits, mot, plaisanterie, ont toute leur importance, assigne pour tâche la manifestation d’un caractère.
C’est donc dire que l’étude de l’histoire, dans la perspective plutarquienne, est éminemment morale puisque c’est le caractère des grands hommes qui fait l’objet de sa recherche, non leurs actions. La comparaison et le parallèle des vices et des vertus suppose, en arrière-plan, cette notion d’exemplarité. En ce sens, cette conception morale de l’histoire héritée de Plutarque est moins éloignée des exigences aristotéliciennes autour de l’écriture de l’histoire que l’on pourrait croire, puisqu’elle conjoint poétique et rhétorique.
Effectivement, l’histoire, en tant que genre d’écriture, a été partiellement théorisée par Aristote, et les lettrés de la Renaissance s’appuient sur son analyse faite dans la Poétique pour étayer leur propre rapport à l’écriture de l’histoire4. Pour le Stagirite, la différence entre l’historien et le poète ne réside pas dans le choix du vers ou de la prose, mais plutôt du fait que « l’un dit ce qui a eu lieu, l’autre ce à quoi l’on peut s’attendre. Voilà pourquoi la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit le général, l’histoire le particulier. » (Aristote 2009, 98) Aristote attire également l’attention sur le fait que l’histoire est un récit. Or, il faut qu’un historien écrive l’histoire, et c’est bien là le problème, puisque la validité ou la valeur de vérité d’une histoire dépend de la crédibilité de celui qui l’énonce, « d’où la définition de la vérité de l’histoire non comme technique d’établissement des faits, mais comme résultant de l’ethos de l’historien. » (Couzinet 2010, 59) Si cela peut permettre de remettre en cause le récit historique en tant que construction fictive, il demeure que c’est aussi là la condition fondamentale pour que l’histoire puisse prétendre donner des leçons morales. N’étant pas un discours objectif, elle est nécessairement un jugement particulier, formulé par quelqu’un. Coïncidemment, les valeurs dont Aristote fait la promotion pour l’orateur dans sa Rhétorique sont généralement les valeurs que les historiens vont chercher dans leurs sujets, dans leurs bons modèles : prudence, vertu, bienveillance, etc. (Aristote 2007, 259-263; Lyons 1989, 13) Cicéron – lecture renaissante s’il en est une – donne dans son traité De l’orateur une formule qui résume bien le rapport des humanistes à l’histoire, historia magistra vitae : l’histoire est « le flambeau de la vérité, l’âme du souvenir, l’oracle de la vie » (Cicéron -55, cité dans Forchtner 2016). Ce topos de l’historia magistra vitae met également en lumière un certain rapport avec la vérité de l’histoire; l’histoire ainsi comprise peut donner des leçons, mais ces leçons seront toujours tirées par celui qui prend à bras le corps cette matière historique.
En matière de morale, le problème qui se pose devant une telle conception de l’histoire est le suivant : comme l’histoire est marquée par celui qui en fait le récit, qui est forcément un récit du singulier, il est difficile de passer du singulier au général, de l’exemple à la règle, de l’historique au normatif. À cet effet, il est nécessaire de souligner que l’une des sources historiographiques principales de Montaigne sont les Vies parallèles de Plutarque. Certains critiques affirment même que l’essai montaignien s’élabore à partir de la pratique de l’historiographie et des lectures historiques, ce qui semble tout à fait juste. L’une de ces critiques, Gisèle Mathieu-Castellani, écrit que
le modèle de l’histoire – d’une « espèce » d’histoire – est présent à l’horizon des Essais car Montaigne déchiffre dans l’écriture des Vies [de Plutarque] l’image idéale de son écriture; modélisant l’essai, l’histoire est en retour modélisée par l’essai, qui tend à la définir et à l’apprécier en fonction de son propre système de normes.
Si Montaigne consacre un chapitre à une « Défense de Sénèque et Plutarque » (II, 32), c’est plutôt dans le chapitre II, 10, « Des livres », sorte d’abrégé de ses jugements littéraires, qu’il aborde la question des rapports entre histoire et essai. C’est dans ce chapitre des Essais que l’on retrouve cette fameuse citation :
Les Historiens sont ma droite balle : ils sont plaisants et avisés : et quant et quant l’homme en général, de qui je cherche la connaissance, y paraît plus vif et plus entier qu’en nul autre lieu : la diversité et vérité de ses conditions internes en gros et en détail : la variété des moyens de son assemblage et des accidents qui le menacent. Or ceux qui écrivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent plus aux conseils qu’aux événements, plus à ce, qui part du dedans, qu’à ce qui arrive au-dehors, ceux-là me sont plus propres. Voilà pourquoi en toutes sortes, c’est mon homme que Plutarque.
Histoire et essai sont donc liés d’abord par le statut de la narratio dans chacun de ces genres. Dans un cas comme dans l’autre, elle est élaborée à partir d’un ensemble de traits négatifs : « ni l’histoire ni l’essai ne doivent faire de la narratio au sens rhétorique du terme, une exposition des faits conduite dans la perspective de la preuve, qui imposerait de “contourner et tordre la narration à ce biais” » (Mathieu-Castellani 1988, 72). La narratio, dans le cadre de l’essai, n’a pas une visée argumentative, et c’est précisément ce qu’il reproche aux historiens qu’il estime médiocres. Ils ont en effet tendance à incliner l’histoire à leur fantaisie, et c’est précisément ce qu’il entend éviter dans l’essai, qui ne sera pas doctrine, mais étude. Plutôt, la narratio de l’histoire et de l’essai se définissent comme assemblage : « prendre ensemble tous les “ingrédients” de l’action humaine pour les rendre intelligibles, moins compris que donnés à comprendre, moins jugés que donnés à juger. » (Ibid., 73-74) Il faut donc comprendre la narratio non selon sa définition rhétorique ordinaire, c’est-à-dire comme une étape du discours, mais bien comme un processus herméneutique. Histoire et essai sont d’abord interprétation, et c’est en en sens qu’elles sont plus jugement que déduction. C’est pourquoi il prêche tant pour son homme Plutarque; il voit dans les Vies une première itération de l’essai
mettant en lumière les similitudes, et négligeant comme non pertinents les aspects spécifiques du discours historien, déhistoricisant en quelque sorte la matière de l’histoire, pour reconnaître dans ses lacunes et ses omissions, et notamment dans l’effacement du scripteur, l’espace que l’essai va circonscrire.
Montaigne renvoie finalement à deux types d’histoires, une « histoire d’événements » et une « histoire de mœurs » : « l’histoire des faits établit et narre les événements, tandis que l’histoire des mœurs vise à l’élaboration des conseils » (Prat 2010, 140-142). Montaigne, par ailleurs, montre bien comment une histoire d’événements est en grande partie une histoire de la fortune, moins un discours sur le passé des hommes que sur le passé du hasard. Par conséquent, on ne peut faire qu’un usage très limité des événements historiques; s’ils sont causés en majeure partie par la fortune, ils ne peuvent pas être l’origine d’un jugement moral, d’où une sentence dans son chapitre « De l’art de conférer » : « Il ne faut pas juger des conseils par les événements », écrit-il (Montaigne 1587 [2009], 218).
Cette articulation montaignienne de l’histoire aura une grande incidence sur la production littéraire postérieure à la parution des Essais, notamment chez cette catégorie d’écrivains que nous postulons, soit les premiers moralistes. Pour situer le lectorat, nous nous contenterons d’une remarque sur l’état du champ critique : la recherche est concentrée sur une poignée d’auteurs canoniques, ceux qui viennent forcément en tête avec le mot moraliste : Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère. Le discours critique postule généralement que Montaigne est le premier moraliste5, mais entre Montaigne et Pascal, il y a peu, voire pas d’études. Ainsi, par « premiers moralistes », nous entendons tout simplement les moralistes qui viennent entre Montaigne et Pascal. Nous évoquerons deux autres textes pour la suite du propos : les Diversitez de Jean-Pierre Camus (1609-1614) et les Advis de Marie de Gournay (1642), qui nous serviront d’exemples. Ces deux textes s’inscrivent explicitement dans une relation de filiation avec Montaigne, Marie de Gournay étant par ailleurs la première préfacière des Essais6. Les premiers moralistes ont quelques caractéristiques en commun. Notamment, ils écrivent dans une perspective personnelle et anthropologique : le jugement sur l’histoire se fait à partir de soi, à l’usage des autres. La construction de la subjectivité diffère quelque peu d’un texte du corpus à l’autre, mais dans tous les cas, la distinction histoire d’événement/histoire des mœurs est valable ici : les premiers moralistes s’inscrivent nettement dans la deuxième perspective.
Examinons d’abord la première œuvre de Jean-Pierre Camus, intitulée les Diversitez. Écrits sur une période d’environ dix ans, les neuf tomes des Diversitez marquent une certaine progression qui va de pair avec la vie de son auteur, « la collection des premières diversités du jeune étudiant avocat, de son poème d’écolier, de son exercice sceptique et des textes nouveaux, chapitres et sermons que compose l’Évêque, construit un livre coextensif à la vie de l’auteur. » (Dop Miller 1987, 22-23) Pour résumer, les Diversitez sont une collection « de lectures sur tous les sujets, réunies dans un mélange agréable, présentées sous forme de résumés; la matière est un tissu de toutes les “choses mémorables” de la culture antique et moderne. » (idem) Contrairement à Montaigne, Camus refuse explicitement de faire son propre portrait. Pourtant, « le livre de Camus constitue d’une certaine manière le “moi” de son auteur, mais un “moi” divers, fait de “lambeaux” » (Ibid., 9-10). À cet effet, il est particulièrement intéressant de se pencher sur les Diversitez puisque Montaigne y fait lui-même, en tant qu’exemple ou modèle, l’objet d’un chapitre ayant pour titre « Jugement des Essais de Michel seigneur de Montaigne » (Camus 1613-1614, 409-460). Le mot « jugement », d’entrée de jeu, nous indique qu’il y aura là une réflexion personnelle.
Ce chapitre débute par la justification du choix de Montaigne en tant que choix de lecture :
[…] ie ne penserois pas pouvoir faire un choix plus convenable que de me former totalement aux humeurs, boutades, imaginations, voire paroles de cet autheur là, comme estant à mon gré, le breviaire des gentilshommes, & où en la forme d’un de ceste qualité scrivant de soy, ils apprendroient ce me semble à se comporter en leur vie avec beaucoup de vertu & de conduite : c’est un autheur autant sçavant en l’art de vivre qui s’en puisse voir, & qui s’est descrit autant religieusement & franchement, que fit jamais homme : nul à mon advis l’a egalé en ce poinct, non que surpassé.
Pour qui cherche à être gentilhomme, la lecture de Montaigne est éminemment profitable, elle permet de former l’âme du lecteur par l’imitation. Camus met en lumière le caractère exemplaire du premier moraliste, le décrivant comme honnête, « sçavant en l’art de vivre ». Plus qu’une justification, c’est ici un éloge du caractère de Montaigne, qui en devient alors imitable. Ce qui fait encore l’intérêt des Essais, dans la perspective de Camus, c’est aussi le fait que Montaigne montre en action un jugement aiguisé, une maîtrise du discours (cela en dépit du désordre du texte montaignien, sur lequel il revient plus loin), une justesse dans les choix :
Aux remarques des histoires il est sérieux : aux chois de ses exemples, de ses traicts, de ses sentences, il est singulier : s’il parle de la vanité, de l’inconstance de nos actions, de la conference, de la diversion, de l’experience : mais i’ay tort; dequoy qu’il parle, n’est-il pas roy de la matiere qu’il traitte ?
Or, Montaigne est un écrivain de si grande qualité qu’il en devient, en tant qu’exemplum, défectueux. Un long passage vaut ici la peine d’être cité :
[…] ce bel esprit me preste de tous costez tant d’occasions de le priser, soit pour la gentillesse de son langage, soit pour la hardiesse de ses propositions, soit pour la fermeté de ses opinions, soit pour la variété de sa tissure, que l’abondance me perd, & comme la bouteille ie ne rien desgorger, pour estre trop plein : tant de rares qualitez m’engourdissent si fort, & m’offusque la multitude de ses naïvetez, que plus i’advance, moins y vois-je de fin, & mes pensers troublez de contentement, plus ils s’arrestent à considérer quelle piece ils louëront la premiere, moins sçavent ils par où commencer : il est tout beau, tout florissant, tout agréable. Mais iugez, Achante, comme ie m’enfonce insensiblement dans la confusion, en parlant de la sienne, pour vous faire recognoistre, comme une veuë bandee & attentive transforme notre nature par l’imitation.
On peut voir dans cet extrait une tension entre l’idéal de Montaigne en tant que caractère imitable et sa manière, qui ne l’est pas pour un évêque en devenir. Le langage de Montaigne est agréable, ses propositions sont franches, ses opinions, fermes : mais il est trop abondant. Comme il est possible de s’enivrer avec une bouteille, il est également possible de le faire avec une écriture dont la « variété de sa tissure » est remarquable. Chaque pièce des Essais contente le lecteur qu’est Camus, Montaigne étant partout égal à lui-même. Ce « breviaire des gentilhommes » est si bien écrit, si convaincant, que le simple fait de poser un jugement sur les Essais infecte syntaxiquement ce jugement; en évoquant la confusion des Essais, il fait cette très longue phrase, comme s’il était contaminé par Montaigne, ce qu’il commente immédiatement : « iugez comme ie m’enfonce insensiblement dans la confusion, en parlant de la sienne » (Ibid., 422); l’admiration entraîne l’imitation. Camus écrit que « ce livre veut estre leu, & releu, avant qu’on y morde : il faut casser la noix, & l’esplucher avant qu’en tirer le bon » (Ibid., 438). C’est donc dire que l’exemplum doit faire l’objet d’un choix, mais aussi, en tant que « substantifique moëlle », d’une digestion, ce pourquoi le problème des exempla chez les premiers moralistes se rapporte toujours à la subjectivité de celui qui écrit. L’exemple du jugement sur Montaigne de Camus est à cet égard assez significatif puisqu’il y souligne également que ce n’est pas un modèle pour lui, alors qu’il s’adresse, sous forme de lettre, à un destinataire à qui il recommande la lecture et l’imitation des Essais. Ce destinataire est un gentilhomme, qui partage la même condition sociale que Montaigne; il peut donc l’imiter sans impunité. Mais, pour Camus, évêque, cela n’est pas possible :
Voilà une des causes pourquoy i’ay interdis de le lire & estudier plus fréquemment, de peur que par l’imitation, & l’accoutumance, ie n’alasse extravaguant en mes sermons, ou en mes escrits […] Or ie suis d’une nature imitatrice au possible, & des défauts encores plus : nous retenons comunément mieux les grimaces & les singeries que le port grave & sérieux, & les choses ridicules que les memorables.
On retrouve un propos analogue chez Montaigne dans l’essai « Sur des vers de Virgile » : « Me représenté-je pas vivement? Suffit. J’ai fait ce que j’ai voulu. Tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi. Or j’ai une condition singeresse et imitatrice » (Montaigne 1587 [2009], 135). Il est assez intéressant de remarquer le caractère ambigu du propos de Camus sur Montaigne : on peut autant y voir une admiration sans borne qu’une méfiance attentive; à la fois méfiance et imitation d’un style, d’une manière. C’est au lecteur de trancher, puisque le moraliste n’offre pas une déduction, mais un jugement.
L’économie de l’exemple dans les Advis de Marie de Gournay opère un peu différemment. Jean-Pierre Camus, en tant qu’évêque, en tant que prédicateur, cherche à éduquer son public sur des questions morales. Marie de Gournay a le même objectif, mais ne partage pas les mêmes destinataires. Elle ne prêche pas pour le commun des mortels, mais contre une noblesse, dont elle fait partie. Son point de vue féminin, sévère et acerbe, « ne considère pas les privilèges réservés à l’aristocratie comme un dû absolu […] [C’]est aussi la peinture franche et directe des mœurs d’une époque, eau-forte dans laquelle tous les traits lamentables d’un monde dissolu sont impitoyablement relevés par une moraliste sévère. » (Noiset 2004, 179) Même si la dernière édition des Advis paraît pratiquement au milieu du xviie siècle (1642), cela demeure l’œuvre d’une femme qui est alors perçue comme d’une autre époque7, fortement marquée par la culture et les attitudes de la Renaissance. De ce point de vue, son argumentation à partir de la matière historique est relativement typique, puisant autant chez les grands auteurs classiques que chez les Pères de l’Église, accumulant des exemples récoltés lors de ses lectures. Par exemple, dans son chapitre « Abrégé d’institution pour le Prince souverain », adressé à Louis XIII encore enfant, elle formule l’idéal d’un mécène souverain, informé par cette vénération de l’Antiquité. Elle va ainsi choisir quelques figures qui doivent susciter l’admiration chez le souverain en devenir, comme Alexandre le Grand, « qui jugeait que toute la gloire d’Achille était d’avoir été chanté par Homère, et ne pouvait trouver de cadeau plus précieux pour Darius, son fils, que l’Iliade », ou encore César, « qui, fuyant ses ennemis à la nage, tenait ses tablettes d’une main, au risque de se noyer, parce qu’il préférait perdre la vie plutôt que le “chappellet de fleurs qu’il tissoit à sa gloire” » (Gournay 1641, 71). Bien sûr, le choix de ces exemples n’est pas innocent. Dans les deux cas, il s’agit d’une figure politique puissante dont le souvenir n’est possible que parce qu’il a été rédigé. Ces deux exemples mettent en lumière le fait qu’il est acceptable pour un grand homme de vouloir sauvegarder son récit et ses faits; la gloire n’est rien si elle n’est pas reconnue. Marie de Gournay justifie l’émulation de ces grandes figures par le rappel de l’argumentation de Plutarque, c’est-à-dire « trois circonstances [qui à son advis], sont nécessaires pour accomplir un homme, la Nature, l’enseignement & l’exercitation : la premiere estant nulle sans la seconde, & ces deux sans la tierce. » (Ibid., 176) On retrouve un propos semblable chez Jean-Pierre Camus dans le chapitre « De l’Exercice » : « La nature habilite, l’art facilite, l’exercice parfait » (Camus 1609, 170v). Or, l’enseignement et « l’exercitation » peuvent provenir des textes antiques, minimalement parce qu’« un Prince a besoin de Lettres, quand ce ne seroient que parce qu’elles le peuvent picquer de gloire à la vertu » (Gournay 1641, 178), autrement dit, par orgueil de vouloir être plus grand que les plus grands. En piquant l’orgueil de Louis XIII, elle espère en faire un roi attentif à la question des lettres et de la culture plus largement. Ce genre de monarque aurait une attitude plus positive par rapport à quelqu’un comme elle, puisqu’il pourrait reconnaître la valeur des lettres. Ce modèle de souverain, à terme, est également une défense d’elle-même et de ses intérêts. Par ailleurs, elle réclame nettement l’intelligence et la paternité, comme en témoigne les premières lignes du chapitre :
Ie traceray, ieune Prince, quelques traicts de ton Institution par advance, comme sa baze : remettant à ton Gouverneur & à ton Precepteur le soin de les amplifier, ou de les rejeter, selon qu’ils en iugeront pour le mieux. Sages comme ils seront, s’il plaist à Dieu, le conseil des forts ny celuy des foibles, du nombre desquels ie me recognois, ne leur peut estre à mespris, quoy qu’ils manquassent de l’employer.
En dressant le portrait du monarque idéal et en insistant sur le fait que la noblesse dépend davantage des qualités intellectuelles et morales que d’un état de fait, Marie de Gournay « insiste sur l’erreur de ne considérer que les grands nobles comme gouverneurs possibles pour le prince » (Noiset 2004, 83) : « C’est une injuste et tres-importune erreur ensemble, de resserer dans les communes bornes de leur condition, le progrez de ceux qui s’eslancent outre les communes bornes du merite » (Ibid., 81). On le voit bien, le choix des exempla est fait à partir d’une perspective qui est propre à Marie de Gournay, même dans un texte destiné à l’éducation d’autrui. Cela est encore plus significatif, car elle s’adresse à un monarque en devenir, s’inscrivant dans une autre tradition de textes, « l’Institution du Prince », où le ton est habituellement plus politique que littéraire8.
Bref, le rapport des premiers moralistes à la matière historique est analogue à celui qu’ils entretiennent avec la morale, car l’une informe l’autre, et vice-versa. La constitution de la posture du moraliste nous semble être en partie explicable par la crise de l’exemplarité, cette dernière étant considérée non comme un événement extérieur au texte, mais bien comme un élément constitutif de l’écriture des premiers moralistes; s’ils n’en sont pas la source, ils en sont à tout le moins une manifestation importante. Le diagnostic évoqué en introduction, selon lequel « toute la période baroque s’explique peut-être comme l’expression de la volonté de permanence d’un ordre ancien au sein d’un monde qui change de limites » (Clément 1996, 56-57), nous apparaît manifeste avec le cas de Jean-Pierre Camus et Marie de Gournay. Dans le cas du prédicateur, il fait l’éloge d’un auteur qu’il admire mais dont il ne peut pas reprendre la posture, montrant bien la tension entre une nouvelle façon d’aborder le monde et une vieille habitude ecclésiastique. Pour ce qui est de la moraliste, elle tente de poser un idéal du souverain adapté à son temps mais qui est toujours défini par des exempla antiques qu’elle positionne dans son texte, l’ancien générant le nouveau. Dans la chronologie du corpus moraliste, après Montaigne, il faut nécessairement s’arrêter à Pascal. Or cela est significatif : Montaigne est en effet l’une des sources majeures des Pensées9, mais c’est précisément au moment où Montaigne devient un modèle qu’il faut rejeter que l’on peut constater une transformation de la posture du moraliste, le modèle pascalien se posant contre le modèle montaignien. Paradoxalement, la formule de Pascal pourrait très bien s’apposer à la lecture de l’histoire que proposent les premiers moralistes : « Ce n’est pas dans Montaigne, mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois » (Pascal, 2000, 378).
- 1À ce propos, Jean-Claude Vuillemin propose une synthèse assez pertinente sur « l’épistémè baroque », dans une perspective foucaldienne, dans son texte Épistémè baroque. Le mot et la chose.
- 2Sa problématique, en ce sens, s’apparente aux thèses qu’expose Alexandre Koyré dans Du monde clos à l’univers infini, comme quoi cette période est effectivement une période de transition, notamment d’un point de vue scientifique. L’analyse de Michèle Clément en est, en quelque sorte, le pendant poétique.
- 3Consulter : Strurel 2015.
- 4Pour une analyse détaillée des lectures et de la réception de la Poétique d’Aristote dans le contexte de la première modernité, il est instructif de consulter l’article d’Enrica Zanin, « Les commentaires modernes de la Poétique d’Aristote » (2012).
- 5Deux ouvrages sont capitaux en ce qui concerne la définition du moraliste. Le plus important est sans conteste l’étude de Louis Van Delft intitulé Le moraliste classique. Essai de définition et de typologie, travail qui se concentre sur une période très restreinte de la production moraliste allant essentiellement de la publication des Pensées de Pascal à celle, sans l’inclure, des Caractères de La Bruyère. L’ancrage chronologique exclut Montaigne. En revanche, l’étude de Bérangère Parmentier, Le siècle des moralistes, fait une plus grande place à Montaigne, considéré comme l’un des quatre grands auteurs moralistes avec, de nouveau, Pascal, La Bruyère et La Rochefoucauld. Nous postulons cette catégorie des premiers moralistes dans le cadre de notre thèse de doctorat.
- 6Voir : Arnould 1996.
- 7Pour preuve, Saint-Évremond écrit une pièce intitulé La Comédie des Académistes (1637/1638), critique de l’Académie française nouvellement créée. La première édition des Advis est déjà alors parue. Le but de Saint-Évremond est de railler le travail linguistique de l’Académie. Il va mettre en scène les premiers académiciens, nettement plus jeunes que Marie de Gournay. Ainsi quelques personnages se moquent aussi de la vieillesse de son langage, car elle critiquait ouvertement le langage mondain d’un Malherbe : « Boisrobert. Ce sont là raisons que le démon vous dicte. / Comment, vieille Gournai; vous aimez la “vindicte”? / Qui vous fait “détracter”? / Qui vous met en “courroux”? » Bref, c’est cette représentation qui figera l’image qu’on s’est fait de Marie de Gournay.
- 8À cet effet, l’exemple le plus important est sans conteste l’Institution du Prince de Guillaume Budé. Ce dernier en offre un manuscrit à François Ier vers 1519 (Basset et Bénévent 2014, 63). Voir également : Flandrois 1992.
- 9Voir : Sellier 2010.