Récits historiques et discours romanesque dans Iḍ d Wass d’Amer Mezdad
Introduction
Les auteurs de la littérature d’expression kabyle puisent régulièrement l’inspiration de leurs œuvres dans des événements marquants de l’histoire. On rencontre dans les œuvres traditionnelles et contemporaines des textes qui font référence à l’histoire récente ou lointaine de l’Algérie. De ce point de vue, l’œuvre romanesque de l’écrivain Amer Mezdad1 ne déroge pas à la règle; elle est truffée de récits qui sont en relation étroite avec des évènements historiques d’une grande importance pour l’Algérie, et plus particulièrement pour la Kabylie. En effet, son œuvre compte des récits se focalisant sur l’occupation turque et la colonisation française. Nous avons également relevé des récits évoquant la guerre d’Algérie, à laquelle il consacre notamment son deuxième roman, Tagrest urɣu2 (2000). La présente contribution ne portera pas sur l’ensemble des récits historiques repris et réécrits par l’auteur étudié. Il s’agira plutôt de décrire la pratique de réécriture mise en œuvre par Mezdad dans le récit « Azaɣar n Taɛja »3 (1990, 39), qui se trouve dans le roman Iḍ d wass4, lui-même paru en 1990. Notre intérêt pour ce récit en particulier est motivé par le fait qu’il est en étroite relation avec les actions des personnages et les événements du roman; il est le noyau autour duquel se construit sa trame narrative. En effet, la plaine de Tadja représente le lieu dans lequel se jouent toutes les mutations que connaît l’Algérie d’alors, et où se nouent le passé et le présent. Introduit à un moment charnière de la narration romanesque, ce récit confère une dimension historique au roman, instaurant une alternance entre le discours romanesque et celui emprunté à l’histoire. Ainsi, le lecteur oscille entre deux types de narration et de temporalité.
L’œuvre de Mezdad est enracinée dans la Kabylie de l’après-guerre d’indépendance. On y observe la prédominance d’un psychologisme dramatique qui prend, par moment, des formes obsessionnelles chez les deux personnages confrontés au changement sociopolitique que traverse la société kabyle d’alors. Le roman expose la réalité d’un changement social, et les histoires des personnages sont significatives parce qu’elles mettent en scène, dans la société nouvelle qu’est l’Algérie indépendante, le destin d’êtres errants. À travers le développement des deux personnages principaux, Malha et son fils Mohand Ameziane, l’écriture de Mezdad attire l’attention sur la réalité complexe de l’adaptation à une nouvelle situation politique et sociale. Les récits véhiculent des problématiques sociales et politiques réelles et matérialisent le phénomène du changement social. En ce sens, la problématique présentée dans le roman dépasse le simple cadre de la fiction. C’est un appel visant à mettre en lumière les bouleversements qui touchent la société kabyle. Iḍ d wass est donc un texte qui ne fait pas que représenter un contexte social et historique précis, mais qui le commente également.
L’aspect historique de l’œuvre de Mezdad, d’après notre recherche bibliographique, n’a pas été étudié ou, tout au moins, n’a pas été traité suffisamment. Hormis un commentaire d’Abrous (2006), qui a cherché à replacer ce roman dans le contexte historique de l’Algérie qui venait d’accéder à son indépendance nationale, et nous-mêmes (Ayad 2020, 2022) qui avons évoqué ce même aspect et expliqué la relation entre l’espace-temps et la poétique du récit romanesque, à notre connaissance, il n’y a pas d’études qui sont allées aussi loin que cela. C’est pourquoi nous estimons qu’approfondir cette réflexion, en prenant en considération le sens que confère la fiction romanesque au récit historique, et investir le processus de « réappropriation » de l’histoire par l’écriture de Mezdad sera d’un grand apport à la lecture de cette œuvre. Notre question, dès lors, est la suivante : comment la narration romanesque participe-t-elle à la relecture de l’Histoire de la Kabylie?
D’après notre lecture, nous avançons que l’objectif de Mezdad ne consiste pas à préciser dans le temps et dans l’espace le récit « Azaɣar n taɛja », mais qu’il s’efforce plutôt d’apporter un nouveau regard qui permettrait une meilleure lecture/relecture de l’histoire de la Kabylie. Afin d’apporter quelques éléments de réponse aux questionnements que soulève cette problématique, nous décrirons, dans un premier temps, la manière dont le récit « Azaɣar n Taɛja » est textualisé et nous en livrerons ensuite notre propre lecture. Avant de poursuivre notre propos, et sans prétendre à l’exhaustivité, nous ferons un détour théorique dans lequel nous exposerons quelques notions relatives aux rapports entre histoire et littérature. Il est à préciser que cette recherche théorique se contentera des aspects en lien avec l’objectif de cet article, en l’occurrence, la description et l’examen de la matière historique contenue dans l’œuvre de Mezdad. Elle se fera donc sans entrer ni dans les détails de chaque courant de pensée ni dans leurs querelles d’idées.
Le roman Iḍ d wass : un bref aperçu
Le roman Iḍ d wass se déroule alors que la guerre d’Algérie a pris fin depuis un moment. Cette guerre, qui a emporté tant de vies, n’a épargné personne. Mais le cas de Malha, l’un des personnages principaux du roman, semble être unique. À bien des égards, sa situation est celle de nombreuses femmes kabyles; un mari immigré, tombé au combat durant la guerre et lui laissant la charge de trois enfants dont elle doit assurer la subsistance avec les maigres récoltes de son champ. Ainsi l’auteur dépeint-il le quotidien de la femme kabyle, entre éducation des enfants et travaux dans les champs; c’est tout l’univers féminin qui est décrit et configuré. Mezdad compare la situation de la femme kabyle à celle du chien, puisque dans la culture kabyle, traiter quelqu’un de chien est considéré comme la pire injure qu’on peut lui adresser5. Le mot « chien » est d’ailleurs toujours suivi d’une formule d’excuse : ḥaca leqder-ik (« sauf votre respect »). Il est aussi l’exemple parfait de la patience, entendue dans son sens péjoratif : le chien ne demande jamais rien, il se contente de ce qu’on lui donne, généralement des restes de repas. C’est aussi un animal réputé pour avoir une mort lente et pénible. Malha, se trouvant confrontée à une telle situation, subit tout ce qu’il y a de pire dans les conséquences de cette guerre. Elle fait aussi face à son passé, vivant avec le souvenir de son défunt mari dont elle n’arrive pas à se défaire. Son fils Mohand Ameziane, l’autre personnage clé du roman, taciturne et mélancolique, vit avec sa mère dans la maison familiale héritée de son père. Maintenant adulte, il travaille à l’usine construite sur la plaine de Tadja, terre de ses ancêtres qui en ont été chassés par les conquérants turcs, et ensuite par les colons français. Dans cette usine s’offre quotidiennement le spectacle d’un affrontement entre les ouvriers et la direction de l’usine. Mohand Ameziane, malgré son caractère taciturne, mène la vie dure à ses chefs. Son activité syndicale et son engagement pour sa langue et son identité amazighes ne sont pas au goût de son directeur qui n’hésite pas à le convoquer à son bureau pour une mise en garde. Sa mère Malha, qui voulait le marier à une fille du village, se heurte à un refus de sa part, puisqu’il est en relation avec une collègue de l’usine dont il partage les idéaux. Malha s’oppose à leur mariage, mais finit par céder, non sans en être affectée; elle sombre dans une sorte de dépression.
Mezdad remonte le fil des évènements les plus marquants afin de retracer l’histoire de la plaine de Tadja et, en arrière-plan, celle de la Kabylie. Cette plaine, recouverte en peu de temps de métal et de béton, est un lieu chargé d’histoire. Les conquérants turcs et colons français s’en sont servis pour affamer les montagnards kabyles qui souffraient le martyre, entre guerres et famines. L’indépendance de l’Algérie n’a pas changé le sort de cette plaine vaillamment défendue par les montagnards. Elle est désormais le terrain sur lequel se dessinent les nouveaux défis du jeune État algérien. Ce lieu évocateur représente, comme dans une sorte d’allégorie, le berceau des luttes passées, mais aussi de celles, identitaires et syndicales, qui se profilent à l’horizon. C’est à l’usine, elle-même implantée sur cette plaine, que se traduisent toutes les tensions que vit la société : luttes pour les droits des ouvriers, revendication culturelle, etc. Tous ces évènements sont narrés par un narrateur omniscient qui relate les craintes et les pensées les plus intimes des personnages. La narration s’ouvre également, par le biais des enchâssements, sur une multitude de récits à caractère mythique et historique placés dans un cadre spatio-temporel précis, celui de la Kabylie des premières années d’indépendance. Mezdad s’efforce de placer au cœur de son projet d’écriture la question du changement social entre un présent flou et un avenir incertain, d’où la place centrale qu’occupe le récit « Azaɣar n taɛja » dans le roman.
Littérature et histoire : des rapports complexes
On ne peut discuter de la dimension historique de l’écriture de Mezdad que si l’on place notre réflexion dans un cadre théorique adéquat, auquel nous emprunterons les outils d’analyse et les pistes méthodologiques qui permettront de mieux comprendre la matière historique dont nous projetons d’examiner le devenir dans Iḍ d Wass. En effet, la littérature et l’histoire, d’après certains auteurs, ont toujours entretenu des relations tumultueuses, voire conflictuelles. La controverse autour de ce rapport est une ancienne préoccupation qui ne cesse de réapparaitre dans tout débat ayant pour objet la littérature et l’histoire. De différentes manières, les textes littéraires sont investis dans le domaine de l’histoire, montrant bien que la frontière entre les deux disciplines n’est pas tout à fait étanche. À en croire Fléchet et Haddad (2018), le récit romanesque ne s’empêche pas d’aller explorer des territoires qui ont été jusqu’ici l’apanage de l’histoire. De la même manière, les historiens n’hésitent pas à utiliser la littérature pour mieux comprendre certains faits que l’histoire ne permet pas d’éclaircir. Ce point de vue, largement partagé entre les historiens, situe la vérité de l’histoire du côté des individus, vérité que la littérature a le pouvoir de montrer.
Depuis les années 2000, le débat autour de la place du récit littéraire dans l’écriture de l’histoire a refait surface. Il est dominé par l’idée voulant que la littérature soit un enjeu central dans la possibilité de transmission de l’histoire. Ce revirement de situation a eu comme conséquence le retour à la notion d’écriture de l’histoire, évacuée jusqu’alors de ce type d’étude, soulignent Fléchet et Haddad (2018, 9), qui citent le travail de Michel de Certeau. Ce dernier, insistant sur la nécessité de clarifier les termes du débat, propose une nouvelle grille de lecture qui consiste à articuler trois éléments fondamentaux pour toute réflexion sur l’écriture de l’histoire : une place, des procédures d’analyse et un récit. L’histoire est ainsi conçue comme suit :
[…] de part en part écriture et narration, parce que son intelligibilité, prise dans le temps, ne peut prendre que la forme d’un récit. Sa spécificité tient à sa référentialité qui, d’après Paul Ricœur, transite à travers la preuve documentaire, l’explication causale/finale, et la mise en forme littéraire.
Le regain d’intérêt accordé au récit littéraire dans l’écriture de l’histoire tient à sa spécificité, qui se traduit par sa capacité à inscrire des évènements historiques dans une dimension individuelle, une dimension qui échappe à l’histoire. Fléchet et Haddad confirment que :
[…] le caractère aigu de la question posée à l’histoire par la littérature aujourd’hui tient alors à la croyance largement partagée, y compris par les historiens, dans le fait que la vérité de l’histoire se situe du côté des individus (de leurs actions, de leurs pensées), et au pouvoir de la littérature à exprimer et rendre présent le point de vue des individus, et donc la vérité de l’histoire.
Mais ce rapport ne sera plus clair que si on définit avec précision le concept d’historicisation, notion centrale dans toute recherche à prétention historique. Par historicisation, écrit Bordas (2005, 1), on entend, dans la perspective poéticienne privilégiée, l’énonciation de l’histoire dans le discours narratif par la prise en charge configurative de la fiction construite. À ce propos il ajoute ceci :
Ce phénomène discursif peut être réalisé par des dates, solution simple et efficace, mais non absolue, solution surtout pratiquée dans le roman historique, extérieur à l’histoire mais peu dans le roman historicisé, qui s’énonce de l’intérieur d’une conscience particulière […]. Les dates de l’histoire du récit, quant à elles, peuvent être hors histoire référentielle collective, mais simple inscription d’une chronologie externe de références.
Dans le cas des sociétés à tradition orale, comme la société kabyle ici concernée, les choses se présentent sous un autre angle. Pour mieux expliquer cette idée, nous nous référons au travail de Harding qui distingue différents niveaux sur lesquels se situe l’histoire. À ce propos il écrit :
L’objet de l’histoire, le passé, peut se présenter à différents niveaux et à chaque niveau correspond un groupe particulier de narrateurs, auteurs. Il y a le niveau de l’histoire reconstruite : objet de l’historien, « reconstruction scientifique » du passé; des évènements, des développements et de leurs causes. Il y a le niveau de l’histoire vécue : elle veut faire connaitre la réalité sous une dimension différente, elle s’intéresse à la réalité vécue, les évènements ou impressions tels qu’ils se sont gravés dans la mémoire des gens et ont constitué une conscience collective. Il y a un troisième niveau qui est celui de l’explication, c’est l’objet du mythe.
Dans notre cas, la problématique de l’histoire se situe au deuxième niveau, car ce que notre auteur a repris est puisé, en grande partie, dans la mémoire collective. Cependant, le recours à des documents écrits et à des archives n’est pas à écarter, puisqu’on trouve une riche documentation relative aux périodes de colonisation turque et française. Recourir, donc, aux informations dont regorgent les sources orales n’est pas sans intérêt pour un historien attentif à l’écriture de l’histoire. Cette thèse a largement dominé chez Febvre :
L’histoire se fait avec des documents écrits, sans doute. Quand il y en a. Mais elle peut se faire, elle doit se faire sans documents écrits s’il n’en existe point. Avec tout ce que l’ingéniosité de l’historien peut lui permettre d’utiliser pour fabriquer son miel, à défaut des fleurs usuelles. Donc avec des mots. Des signes. Des paysages et des tuiles. Des formes de champ et de mauvaises herbes. Des éclipses de lune et des colliers d’attelage. Des expertises de pierres par des géologues et des analyses d’épées en métal par des chimistes.
Ce propos correspond, à plus d’un titre, au cas que nous étudions, et les créations littéraires orales ont longtemps été une source pour l’historien; la poésie orale kabyle de résistance en est la parfaite illustration. L’historicité de ces poèmes, selon Benbrahim (1979, 34), se voit dégradée, au fil du temps, du fait que la succession des évènements dans la mémoire populaire a donné lieu à des anachronismes, en plus de l’assimilation des faits historiques à des situations personnelles vécues par le poète ou l’interprète. Par ailleurs, les partisans du courant méthodique en histoire, comme Langlois et Seignobos (1992, 13), défendent l’idée selon laquelle l’histoire ne peut se faire que par des documents. L’opposition entre documents dits « historiques » parce qu’écrits et d’autres issus de la tradition orale est aujourd’hui contestée. Selon certains auteurs dont Delphine :
La littérature orale peut donner lieu à des archives orales. Ces archives, que l’on distingue selon leur support, sont de plus en plus variées au fur et à mesure que les techniques de production se multiplient.
Ce point de vue a permis une revalorisation de l’oralité d’une manière générale, car si à un certain moment l’oralité a cédé sa place au discours scientifique jugé rationnel, écrit Abdou (1989, 69), cette même science l’a revalorisée en jugeant que l’oralité est un matériau qui a sa spécificité. Après ce bref détour théorique, la suite de cet article sera réservée à l’examen de la matière historique textualisée dans le roman de Mezdad.
Mise en discours de l’Histoire : un objet de textualisation
En plus de la situation de la Kabylie de l’après-guerre, Mezdad décrit également les politiques de l’industrie industrialisante et la révolution agraire, entamées quelques années après l’indépendance par le jeune État algérien6. Ce sont les transformations socio-économiques et les mutations sociales que traverse alors la société kabyle que l’auteur dépeint dans son roman. La narration, au moyen de récits enchâssés, incorpore dans le tissu romanesque une fresque historique très étendue de l’Algérie, de la conquête turque à l’indépendance, en passant par la colonisation française. Ainsi, le récit historique de Mezdad se fonde sur un réel factuel à travers les apports de l’historiographie en ce qui a trait à l’occupation turque et à la colonisation française, mais un recours aux témoignages transgénérationnels véhiculés par l’oralité et retenus par la mémoire collective de sa communauté est également à l’œuvre. Parmi les sources factuelles sur lesquelles s’élabore le récit, il y a, pour ne citer que celle-ci, un document datant de 1857, écrit par un certain Gustave Rey, officier de l’armée française. Le document, sous forme de rapport, repris et commenté par Sahli (1986, 100), fournit beaucoup de détails sur cette période tumultueuse de l’histoire de la Kabylie allant de 1515, date de l’arrivée des Turcs, jusqu’à 1830, date de la prise d’Alger par les Français.
Les deux conquérants, même avec trois siècles d’écart, ont compris l’intérêt économique que revêtait la plaine de Tadja pour les montagnards kabyles en raison de la fertilité de ses terres. La plaine en question était alors la source principale de blé et d’orge pour les Kabyles, leur procurant des quantités suffisantes de ces deux ressources aussi convoitées que vitales, puisque les terres des montagnes, réduites et pauvres, ne sont pas aussi productives que celles des plaines. L’intérêt stratégique de cette plaine est bien souligné par Mezdad :
Tadja est un lieu chargé d’histoire. […]. La plaine de Tadja, autrefois, était la propriété des montagnards. Ils y cultivaient le blé et l’orge. Elle satisfaisait largement leur besoin en la matière, d’autant qu’on était tout le temps en guerre. Les conquérants se rendirent compte de son importance pour nous. Ils savaient que cette plaine était le grenier des montagnards. Celui qui mettrait la main dessus, mettrait la main sur ses habitants7.
Les colonisateurs ayant compris l’importance de cette plaine pour les montagnards, ils se sont engagés dans des combats acharnés, en adoptant à leur égard différentes stratégies –que nous détaillerons davantage sous peu – montrant leur détermination à les chasser de leurs terres ancestrales. À ce propos on peut ajouter le commentaire de Lacoste-Dujardin :
Cette vallée procurait aux montagnards l’indispensable ration de céréales nécessaires à leur alimentation. […] Aussi a-t-elle été occupée surtout par des tribus à la solde des Turcs […], et rarement disponible pour les villageois des tribus bordières. Ainsi les At Jennad se souviennent encore des nombreuses occasions où leurs terres de plaine, en contrebas de leurs villages, n’ont pu être labourées.
Le propos de cette citation correspond parfaitement aux informations avancées par Mezdad dans son roman, et montre bien l’importance économique de la plaine. En effet, son occupation par les Turcs et leurs alliés a mené à la ruine les tribus kabyles. Cette situation est bien décrite par Mezdad :
Après la conquête turque et suite à une guerre qui a duré dix ans avec les tribus kabyles, aucune parcelle de la plaine n’a pu être cultivée durant cette période. Elle est devenue une terre jachère. La plaine où se trouvaient les terres fertiles s’est transformée en un désert. Elle a été arrosée par le sang. Tandis que jadis on l’arrosait avec de l’eau et de la sueur. C’était insupportable de la voir en un tel état, elle devint terrifiante, alors qu’avant c’était la paix totale; dix ans de dévastation et de malheur et personne n’y avait plus semé la moindre graine. Et la famine a touché les montagnards; beaucoup sont morts8.
L’objectif des Turcs, à l’époque, est de contraindre les Kabyles à se soumettre à l’autorité du Sultan, mais ceux-ci rejettent toutes les offres provenant du Califat Ottoman. Une fois toutes les voies « pacifiques » épuisées, les Turcs déploient plusieurs garnisons dans le but d’écraser la résistance farouche que leur opposent les tribus kabyles.
Par ailleurs, il est vital pour les Kabyles de conserver ces terres, car leur survie en dépend, et la guerre qu’ils doivent livrer contre les troupes turques est lourde de conséquences, ainsi la plaine de Tadja restera-t-elle non cultivée pendant dix ans, des années durant lesquelles la famine et la peste vont presque jusqu’à exterminer les Kabyles. Les Turcs ne subissent pas autant de dommages, de toute évidence, car le rapport de force est en leur faveur. Puissants, ils ont de quoi faire face à une guerre aussi longtemps qu’elle durera, et la plaine en question ne les intéresse pas autant que la soumission des Kabyles. Mais la famine pousse les Kabyles à se solidariser et ils réussissent à déloger les Turcs et récupérer la vallée. Lors de la conquête française, l’administration coloniale adopte le même mode opératoire; la première mesure à laquelle elle procède est de confisquer cette plaine. Elle la partage en parcelles qu’elle distribue aux colons, et les Kabyles n’ont plus de quoi se nourrir. Mezdad écrit ceci, à propos de la confiscation de la plaine par les colons français :
À la conquête française, c’était le même mode opératoire, elle nous privait de la plaine. Elle l’avait répartie comme les tranches d’une galette et l’avait offerte à ses enfants. Les Kabyles assistaient, impuissants, à ce qui se faisait à leur détriment. Le blé était exporté au-delà de la mer, tandis que dans les villages, les gens ne trouvaient pas de quoi manger9.
L’intérêt historique du récit repris par Mezdad tient à sa capacité à retracer les grands évènements qui se sont produits au cours des trois derniers siècles, et à représenter l’endroit des enjeux passés et à venir de la Kabylie. Selon nous, cela permet une double lecture : l’une est que la plaine en question n’est plus la même après l’indépendance de l’Algérie. Elle est devenue un espace plein d’usines, et c’est là que se déroule une partie des événements du roman qui sont caractérisés par une atmosphère de lutte ouvrière. La seconde est que cette vallée, appartenant auparavant aux Kabyles, a été spoliée par un jeune État algérien qui vient d’accéder à son indépendance nationale. L’auteur juge que la politique de la confiscation des terres des montagnards à laquelle a procédé l’État algérien est semblable à celle menée par les colonisateurs d’antan, car le résultat est le même, c’est-à-dire que les montagnards sont dépossédés des terres de leurs ancêtres. À ce titre, Mezdad dit ceci :
Lorsque les Français sont partis, les autorités algériennes ont pris le relais. […] Les nôtres se sont attaqués à la plaine, ils l’ont toute délabrée. Nous, on croyait que c’était pour la cultiver, alors que c’était pour y construire. La pauvre plaine a été entièrement dévorée. « De part en part », que du béton. Le paysan est abandonné par la terre, il est devenu un prolétaire. Petit à petit les usines poussent comme des champignons : que du métal et des machines10.
De ce qui précède il ressort que le récit historique incorporé à la narration romanesque de Mezdad vise à construire une vision globale de l’Histoire de l’Algérie indépendante et remonte, rétrospectivement, le fil conducteur des grands évènements ayant marqué l’Algérie depuis trois siècles. C’est à ces évènements que nous réserverons la suite de cette contribution.
Rapports au temps : tradition orale et histoire
La matière historique mise en discours dans le roman de Mezdad se caractérise, dans ses relations au temps, par ses rapports à la mémoire collective orale et à l’histoire. La textualisation de récits relevant essentiellement de l’oralité invite à réfléchir sur l’importance de l’écriture en général, mais surtout sur celle de l’histoire. Par cette entreprise qui apparait comme une préoccupation majeure dans son œuvre, Mezdad tente de tirer au clair cette problématique en s’en prenant à la tradition orale qui caractérise la société berbère. En effet, les Kabyles, comme tous les autres groupes amazighs, n’ont pas d’histoire au sens où l’entendent les historiens, c’est-à dire une histoire qu’ils auraient écrite eux-mêmes et qui se baserait sur l’historiographie. Leur mémoire collective puise à la fois dans des récits à caractère « historique » et dans d’autres récits tels que les contes, les mythes et les légendes. De cela il découle que le récit romanesque se situe sur deux axes temporels diamétralement opposés l’un à l’autre11 : un axe temporel relatif aux temps anciens des mythes et des catégories de récit qui leur sont associées, comme la légende et le conte, et un axe historique en relation avec des évènements réels déterminants dans l’histoire de la Kabylie. Le récit incrusté par Mezdad dans son roman se situe au niveau de cet axe qui, bien que certains repères temporels soient imprécis dans le roman, renvoie, comme nous l’avons mentionné ci-haut, à la conquête turque de 1515, ensuite à celle, française, de 1830 et enfin à 1962, année de l’indépendance de l’Algérie.
Nous estimons que le récit de la plaine de Tadja doit être lu comme un intertexte historique, autrement dit qu’il mérite une relecture à la lumière de la relation de coprésence qu’il entretient avec l’hypotexte historique et les transformations que lui fait subir l’écriture romanesque. Par ailleurs, Mezdad apporte un regard original : il s’en prend d’abord à l’histoire officielle, truffée de mensonges, puis à la mémoire collective, qui est incapable de retenir des événements d’importance majeure pour la Kabylie. En ce sens, l’entreprise de Mezdad revêt une dimension critique à l’égard de la version de l’histoire imposée par les groupes politiques au pouvoir en Algérie, et de la dégradation de l’oralité. Il fait appel à une référentialité extratextuelle pour alimenter son texte et produire un contre-discours qui remet en cause deux conceptions de l’histoire de l’Algérie : l’une concerne l’histoire officielle véhiculée par les institutions de l’État algérien, à savoir que la présence turque en Algérie était une réponse à l’appel à l’aide de leurs frères musulmans afin de libérer les côtes algériennes de l’occupation chrétienne espagnole. Cette version des faits, qui met la religion au centre des débats sur les véritables raisons de l’intervention turque, tente de donner un caractère sacré et religieux à leur action et de légitimer ainsi leur présence. Elle tente de l’inscrire dans une longue tradition de Djihad (« guerre sainte ») opposant musulmans et chrétiens. Évidemment, cette conception est discutable à plus d’un titre, elle est d’ailleurs contestée par plusieurs historiens, parce que les Ottomans, tout au long de leur présence en Algérie, se sont comportés tels des colonisateurs12. L’autre conception de l’histoire se dresse contre la mémoire orale, jugée défaillante, et par conséquent ne pouvant constituer une véritable histoire. À ce propos Mezdad écrit ceci :
Nous, ils nous ont emportés avec eux. Nous avons perdu notre mémoire : c’est l’amnésie qui s’est abattue sur nous. […] Notre histoire est restée un désert, c’est un abime dans lequel nous sommes tombés. À ce moment-là, nous nous sommes retrouvés dans les ténèbres sans origines et sans appartenances13.
Ne la reniant pas totalement, Mezdad reconnait à la tradition orale sa capacité à transmettre des évènements d’importance majeure aux nouvelles générations, mais il considère que cette mémoire doit être transcrite pour ne pas tomber dans l’oubli. À la lecture de ce qui précède on constate que l’œuvre reflète les données sociales de son époque, ses obsessions, ses tensions et ses conflits. Tel que nous l’avons esquissé ici, l’écriture du matériau historique, dans le cas de Mezdad, n’est pas une simple reprise du récit historique et de sa logique. Elle tente, d’une part, de faire la lumière sur un pan de l’histoire contemporaine de l’Algérie entièrement occulté des manuels scolaires et des débats publics, et ainsi d’enraciner son texte dans le contexte algérien et d’ausculter le sort tragique d’une plaine et de tout un pays. D’autre part, elle permet une nouvelle lecture de l’histoire de l’Algérie délivrée des partis pris idéologiques et des contraintes institutionnelles imposées par les pouvoirs politiques ayant présidé à la destinée du jeune État algérien. Cette écriture se veut également une manière de se libérer du poids de la tradition orale envers laquelle l’auteur affiche une position qui demeure néanmoins ambivalente, partagée entre une tentative de concilier la mémoire orale et l’histoire, et une critique de cette même tradition.
Conclusion
En abordant la problématique de l’appropriation du matériau historique dans l’œuvre de Mezdad, nous avons voulu ouvrir de nouvelles perspectives de lecture dans l’étude des romans de cet auteur. Puisqu’il n’était pas de notre propos d’aborder cette problématique sous toutes ses coutures, nous nous sommes contentés de commenter une partie infime de ce qu’on peut appeler désormais l’écriture de l’histoire. Ainsi l’examen s’est-il limité à un seul récit contenu dans Id d Wass, « Azaɣar n Taɛja », jugé d’une importance capitale en raison de l’intérêt qu’il suscite dans l’élaboration de la dimension historique de l’œuvre de Mezdad. D’après notre lecture, l’auteur pratique une écriture/réécriture où l’intertextualité joue un rôle essentiel dans la mise en texte du récit historique. Son insertion dans le récit romanesque crée une interaction entre deux discours : celui du roman et celui de l’histoire. Dès lors, l’enjeu de cette écriture est de retracer la mémoire d’un lieu chargé d’histoire et par conséquent la mémoire de tout un peuple et une partie de son histoire. Car dans le contexte de l’Algérie indépendante, la mémoire et l’oubli sont les maîtres mots du discours historique. Mezdad suggère une relecture de l’histoire de l’Algérie qui se détache de l’a priori idéologique érigé par les circuits officiels et de la tradition que véhicule la mémoire orale, ceci en s’en prenant à cette même mémoire, qu’il juge défaillante. Cette problématique apparait donc comme un nœud signifiant du discours romanesque. Le récit de Mezdad se donne pour mission de restituer la mémoire de la plaine de Tadja afin de sortir l’histoire de la Kabylie des sentiers battus et de lutter contre les préjugées les plus tenaces dressés par l’idéologie de l’État. En effet, les envahisseurs turcs et les autorités coloniales françaises ont arraché aux Kabyles leurs terres ancestrales pour les réduire à la dépendance et les soumettre à l’ordre colonial. La violence et la domination subies des siècles durant ont conduit au déracinement et à la perte de leur identité. La volonté de se réapproprier l’histoire de la Kabylie, à travers ce récit, traverse toute l’œuvre de Mezdad.
Au terme de cet article, nous estimons que l’étude de l’œuvre de Mezdad dans sa relation à l’histoire a encore du chemin à faire, et ce tant qu’elle n’aura pas mis en lumière tous les aspects de cette écriture. Car ses romans sont également truffés de récits qui ont trait à la légende historique, rappelant l’installation du premier arrivant et la construction du premier village. D’autres récits sont consacrés quant à eux à la révolution algérienne et à la place de la revendication identitaire amazighe en son sein. Aussi, faut-il le souligner, cette relecture de l’histoire que Mezdad suggère ne rappelle-t-elle pas le long combat mené par les Kabyles contre les colonisateurs? L’auteur n’essayerait-il pas d’inscrire son roman dans ce long cheminement de lutte pour la survie d’une identité et d’une culture longtemps ignorées? Nous pensons que ces questions méritent d’être traitées afin de mettre en lumière les différentes facettes de l’écriture de l’histoire qui caractérise les romans de Mezdad.
- 1Les traductions des titres des œuvres de Mezdad que nous utilisons ici sont celles d’Abrous (voir bibliographie). Toutefois, la traduction du récit « la plaine de Tadja » est la nôtre. Nous nous permettons de signaler que celle-ci est réalisée dans le seul but de s’harmoniser à la langue de rédaction de l’article et de permettre aux lecteurs de saisir le sens, même si d’une manière approximative, des textes étudiés.
- 2« Hiver brûlant »
- 3« La plaine de Tadja »
- 4« La nuit et le jour »
- 5Toutefois, si on traite une femme de chienne, le sens change complètement, dans ce cas il signifie qu’elle est une femme qui ne mérite pas le respect. Généralement, c’est un qualificatif employé pour parler d’une prostituée.
- 6Pour plus de détails à propos des expressions « industrie industrialisante » et « révolution agraire », j’invite les lecteurs à consulter, à titre indicatif, les études suivantes : Marc Ecrément, « Le programme d’industrie locale de l’Algérie », Revue Tiers Monde, Vol. 80, 1979 : 821-832 et Omar Bessaoud, « La révolution agraire en Algérie : continuité et rupture dans le processus de transformations agraires », Revue Tiers Monde, vol. 83, 1980 : 605-626.
- 7« Taɛǧa ɣur-s amezruy ula d nettat. Tama n uẓaɣar Iɛemrawen i d-tusa. Zzin-as-d idurar am tiṭ i wumi d-zzin lecfar.ttḥaraben fell-as. Deg zzman n zik, kra yellan d imnekcamen ɛeddan-d ssya. Seg “tizi armi d tizi”. Aṭas i yeḍran, lemmer neṭṭqen idurar, asif d igenni, aṭas ara d-inin. Maca idurar, asif d yigenni ur neṭṭqen ara.azaɣar-a n Teɛja seg zik d agla n yimesdurar. Deg-s zerrɛen irden timẓin.D netta i asen-itekksen laẓ. Maca yezga fell-as yimenɣi. Imnekcamen faqen i uzal-is, ẓran d netta i d takufit n yidurar. Win i t-yeṭṭfen, yeṭṭef-iten. »
- 8« Asmi d-yekcem Uṭerki, 10 n yiseggasen d imenɣi, taɣzut ur tekriz, kra din ibur. Azaɣar ideg tegget tfellaḥt yuɣal d aḥriq.Aṭas i yeswa idammen, netta zik itess aman d tidi.Aṭas, teɣli-d fell-as tuggdi, netta zik izdeɣ-it laman; 10 n yiseggasen n rriba d tillas, yiwen ur t-yezriɛ. Yeɣli-d laẓ ɣef yimesdurar! Aṭas i yemmuten.Wa ur imeṭṭel wa! Aṭerki, netta, ur iḥar ur illuẓ, yettraju ad as-nessuter laman. Iceyyeɛ-d iberraḥen-is ɣef leswaq n Ssebt, n Berǧ Ssbew d Mnayel, qqaren i medden: « ilaq ad d-tuɣalem s abrid, d inselmen akk i nella, d atmaten llumma-nneɣ yiwet, ṣṣelṭan-nneɣ yiwen, netta d Aṭerki! »
- 9« Asmi d-tekcem Fransa, d acu deg ara ɣ-tḥerrem?d azaɣar. Tebḍa-t am teqrist n uɣrum, tefka-t i tarwa-s nettat.Ma d leqbayel ttmuqulen, acu terẓa-ten taruẓi n tidet.Irden ttunagen akkin i lebḥer.Deg tudrin, imi n ukufu teẓḍa-t tissist. »
- 10« Asmi ffɣen wigi, kkren-d wid-nneɣ.wid-nneɣ ɛnan azaɣar kerzen-t yakk, nekkni nɣil d azraɛ ara t-zerɛen! Ziɣen i lenbi. Aẓaɣar amcum yettwagzer yakk. Seg tizi armi d tizi, ssiman d ubiṭun. Afellaḥ teǧǧa-t tfellaḥt yuɣal d amɣid. ddac ddac lluzinat ad d-ttifrirent [..] ma d tura ad d-teffɣen iqezdiren tinaɛurin. »
- 11Nous avons montré ailleurs l’importance de la temporalité dans l’œuvre de Mezdad. Pour plus de détails sur cette question le lecteur est convié à consulter la contribution suivante : Ayad, Salim. « Espace/temps et imaginaire dans l’œuvre romanesque d’Amer Mezdad ». Akofena vol. 3, no. 006 (septembre 2022) : 411-420. https://doi.org/10.48734/akofena.n006v3.36.2022
- 12Pour de plus amples informations concernant ce sujet, nous renvoyons le lecteur à l’étude suivante : Tal, Shuval. « Remettre l’Algérie à l’heure ottomane. Questions d’historiographie ». Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée vol. 95-98 (2002) : 423-448. https://doi.org/10.4000/remmm.244
- 13« Ma d nekkni glan yes-neɣ. Nettwet ɣer wallaɣ: d tatut i d-iɣlin fell-aɣ. […] D tiniri i d amezruy-nneɣ, d ilem ideg nezzer. Nniqal nemmmeɣ deg tillas n at war imawlan, n at war iẓuran ».