La crise de la tonnellerie algéroise dans « Les Muets » d’Albert Camus
Ce que la fiction et l’histoire peuvent recevoir l’une de l’autre
[Le] destin des pauvres […] est de disparaître de l’histoire sans laisser de traces. Les Muets. Ils étaient et ils sont plus grands que moi.
« Les Muets » est l’une des nouvelles du recueil L’Exil et le Royaume qu’Albert Camus publie en 1957. Elle relate la reprise du travail par des ouvriers d’une petite tonnellerie algéroise après l’échec de vingt jours de grève, et comment ceux-ci, la journée durant, se murent dans un silence de protestation qu’ils ne savent pas rompre, même par compassion, lorsqu’un mal subit frappe la petite fille de leur patron. Mis à part Révolte dans les Asturies, création collective qui traitait des « journées rouges » d’octobre 1934 à Oviedo (Camus et alii 1936), ce récit est le seul de l’écrivain à se situer tout entier dans le monde du travail ouvrier. Son auteur, non sans ironie, en disait : « J’ai voulu faire, moi aussi, du réalisme socialiste » (Quilliot 1957, 2045). S’il est connu qu’il s’appuie sur une connaissance de ce milieu professionnel remontant à sa petite enfance à la fin des années 1910 dans le faubourg populaire de Belcourt (aujourd’hui Belouizdad), son drame se réfère à une crise d’ensemble de ce secteur d’activité qui, on l’établira ici, débute une quinzaine d’années plus tard.
Cet article tentera de faire la part, dans le récit, entre la réalité ainsi vécue ou documentée et le travail de la symbolisation. Il suggérera ainsi ce que la littérature peut faire de l’expérience ou de la connaissance de l’histoire, mais aussi, à l’inverse, ce que la recherche historique gagne à croiser ses sources familières avec certaines œuvres de fiction. En l’espèce, tout l’intérêt de la nouvelle de Camus est d’adopter, à l’égard d’une crise économique et sociale qui frappe une branche d’activité entière, une focale microsociale centrée sur un petit collectif de travail dont l’écrivain a pu observer personnellement les particularismes. Ce choix d’écriture se prête à mettre en scène la rencontre, entre les mêmes protagonistes, d’un affrontement collectif et d’un drame tout personnel. Il permet en outre d’interroger le vécu et le représenté des acteurs d’une crise sociale, dimensions subjectives dont le compte-rendu événementiel offert par des journaux ou des notes de police s’avère davantage en peine de témoigner. Sous l’éclairage croisé de la mémoire autobiographique et de l’archive sociale, l’article qui suit s’emploiera ainsi à faire valoir, dans une lecture serrée du texte, avec quelle justesse le traitement littéraire y figure les lieux et le temps du drame (1), le mode de travail et les relations sociales propres à un tel atelier (2), et les enjeux d’éthique individuelle et collective que condense ici le motif du silence ouvrier (3). Ce sera suggérer combien, différemment de l’archive et du témoignage, l’imaginaire participe à l’intelligence du monde au moins autant par ses écarts que par ses emprunts au réel – et davantage par son pouvoir de subjectivation que par sa documentation factuelle.
Le lieu et le temps
Une photographie souvent publiée, mais dont tous les modèles viennent seulement d’être identifiés (De Meerleer 2022), montre le futur écrivain, âgé d’environ six ans, tel qu’il rendait souvent visite aux collègues tonneliers de l’un de ses oncles, Étienne Sintès. Le patronyme de l’ouvrier Yvars, personnage principal des « Muets », est emprunté à un autre des oncles maternels de l’écrivain, un charretier qu’il évoquera dans Le Premier Homme sous le nom de « l’oncle Michel » (Camus 1994, 819-821). Quant à la crise que traverse cette activité ouvrière, elle débute dans les années 1935-1939, durant lesquelles le jeune Camus connaît un bref engagement dans le Parti communiste algérien (Phéline et Spiquel 2017), puis au quotidien de gauche Alger républicain, où il s’affirme comme un reporter particulièrement inquisitif.
De cette double proximité avec les réalités ouvrières, la nouvelle de 1957 tire une rare exactitude descriptive, qui la signale à l’attention alors que l’histoire de l’Algérie coloniale manifeste un intérêt croissant pour la vie des métiers et pour les formes ou lieux de la sociabilité populaire. Pour restituer l’arrière-plan de ce microdrame social, le chercheur dispose de nombreux matériaux : la presse d’abord, avec La Dépêche algérienne et L’Écho d’Alger, ou des feuilles ouvrières telles La Lutte sociale ou L’Algérie ouvrière. Les rapports de police documentent aussi l’actualité de la ville dans la phase d’intense mobilisation syndicale et d’essor des nouvelles forces politiques « indigènes » faisant suite à l’élection du Front populaire en 1936. Les anciens plans de la ville ou ses annuaires par rues et par professions sont également des sources précieuses.
Il reste que, malgré toute l’expérience personnelle et collective dont il se nourrit, le récit des « Muets » ne se veut pas plus un reportage social, comme le fut l’enquête « Misère de la Kabylie » (1939), qu’un roman écrit, tel Le Premier Homme, au plus près de l’autobiographie. Le drame collectif dont il traite l’apparente à d’autres récits « sociaux » comme L’Action (1938), premier roman d’Emmanuel Roblès prenant pour fond une grève algéroise des autocars, ou Buñoz (1946) de Claude de Fréminville, portrait du singulier héritier d’une firme oranaise de tabac évoquant la société Bastos. Mais la forme brève impose tout particulièrement au travail de la fiction cette « intelligence efficace » avec laquelle, selon Camus, une « certaine tradition classique du roman français » savait « mener imperturbablement [ses] personnages au rendez-vous qui les attend » (Camus 1943, 899 et 894). Dans la lignée de « cette suite d’œuvres sèches et brûlantes » (Ibid., 900), l’écrivain déplace et condense son observation précoce des travailleurs de la futaille et celle de leurs mobilisations ultérieures, en un drame singulier liant le sort de tous ses protagonistes. Il le fait avec le savoir-faire discret du « bon tonnelier » qui « ajuste ses douelles courbes, les resserre au feu et au cercle de fer presque hermétiquement, sans utiliser le raphia ou l’étoupe » (Camus 1957a, 36). Aussi habile à dissimuler ses marques de fabrique, le récit, entre l’aller et le retour d’Yvars au travers de la ville, s’en tient à la stricte unité de temps et de lieu d’un huis clos que symbolisent les « lourdes portes » (Ibid., 38) inhabituellement fermées de l’atelier et que rythment les variations de la lumière à travers son vitrage. Même s’il suit chacun des personnages tout au long de cette journée, la narration se calque sur le monologue solitaire par lequel Yvars restitue le cours de leur mobilisation et la leçon incertaine de ce jour de reprise. Telle une signature discrète, les harmoniques de ce patronyme imposent, dès l’incipit, leur musicalité : « On était au plein de l’hiver et cependant une journée radieuse se levait sur la ville déjà active » (Ibid., 34, je souligne). Ici, la montée de la lumière et de la vie urbaine l’emportant sur le froid matinal offre une image inversée de l’état d’âme de l’ouvrier pour qui la « colère triste et sèche assombrissait jusqu’au ciel lui-même » (Ibid., 37). Et ces assonances, de même que ceux du patronyme de l’instituteur « Daru » dans « L’Hôte », autre nouvelle du même recueil (Inzé Armstrong 1991), se propagent tout au long d’un récit dont le point de vue est, de part en part, emprunté à ce personnage, même s’il n’y est dépeint qu’à la troisième personne.
Une telle subjectivation de l’expérience sociale dans l’art de la fiction et la mise en contexte large permise par le travail d’archive s’éclairent mutuellement dans une perception inédite des incidences d’une crise économique sectorielle et des réactions qu’elles suscitent chez ceux qui en sont victimes. Pour l’essentiel, la symbolisation s’avère d’ailleurs d’une grande véracité documentaire quant aux circonstances de lieu et de temps. Alger est ainsi bien reconnaissable dès la description du trajet matinal d’Yvars :
Au bout de la jetée la mer et le soleil se confondaient dans un même éclat. […] [il] roulait lourdement le long des boulevards qui dominent le port […] pour vaincre les pavés encore mouillés de l’humidité nocturne. […] Le chemin de l’atelier ne lui avait jamais paru aussi long. […] depuis longtemps il ne regardait plus la mer, pendant le trajet qui menait à l’autre bout de la ville où se trouvait la tonnellerie.
On identifie ici les boulevards du Front de Mer tels que le jeune Camus les empruntait en tramway pour rejoindre son lycée situé « à l’autre bout de la ville ». La localisation de la tonnellerie où se rend l’ouvrier reste en revanche plus incertaine :
Il quitta le boulevard, et la mer, s’engagea dans les rues humides du vieux quartier espagnol. Elles débouchaient dans une zone occupée seulement par des remises, des dépôts de ferraille et des garages, où s’élevait l’atelier.
Faut-il reconnaître là le faubourg de Bab-el-Oued, lequel comptait en 1926 plus du double d’Espagnols que celui de Belcourt (Lespès 1930, 572-574) et des « bâtiments industriels assez nombreux pour être assez apparents » (Pelletier 1959, 90)? Pour laisser au drame un sens qui ne se limite pas à une situation trop précise, le romancier, s’écartant de l’exactitude topographique qui lui est habituelle, y aurait alors délocalisé l’atelier qu’il fréquentait enfant. Quoi qu’il en soit, le récit ne fait pas preuve d’invraisemblance lorsqu’il montre Yvars, dont « la vieille maison et la terrasse » d’où il peut « regarder la mer » pourraient bien se situer dans les hauts de Belcourt, traverser la ville en vélo sur près de sept kilomètres pour rejoindre son travail. C’est ce que faisait Lucien Camus, le père de l’écrivain, au cours de l’année où, avant sa mort en 1914, il fut caviste chez Ricôme à Bab-el-Oued, établissement situé au bout du boulevard Malakoff (aujourd’hui Commandant-Mira-Abderrahmane). Le frère aîné de Camus travailla aussi en ce lieu comme jeune apprenti (Todd 1998, 28-29), de même que, pendant un temps, son oncle Étienne. Bien des manœuvres « indigènes », habitant la Casbah, faisaient quotidiennement, en sens inverse, un trajet presque aussi long pour rejoindre les ateliers de Belcourt.
Il reste que l’activité de tonnellerie était principalement installée dans les faubourgs sud et que l’atelier décrit dans la nouvelle est fort semblable à celui du Premier Homme qui « se trouvait près du champ de manœuvre » (Camus 1994, 816), à l’orée de Belcourt. Le lieu a pu ainsi être rapproché de la tonnellerie située au n° 42 bis de la longue rue de Lyon (Mohammed-Belouizdad) qui traverse tout ce faubourg (Phéline et Spiquel 2019, 23). Le nom de « M. Lassalle » donné dans « Les Muets » au patron de l’atelier évoque en effet celui des « Successeurs de J.-J. Lassal[l]as » gardé par cet établissement depuis son acquisition en 1885 par Charles Chevallier, le grand-père de Jacques Chevallier, qui sera maire « libéral » d’Alger de 1953 à 1958 (Fralon 2012). Selon l’un des fils de ce dernier1, Jean-René Camus, dans les années 1950, aurait évoqué auprès de son père ses visites anciennes dans un atelier qui travaillait pour sa famille. Le Premier Homme précise cependant que le patron en « était en réalité un vieil ouvrier tonnelier qui exécutait avec ses aides des commandes pour une tonnellerie plus importante et anonyme » (Camus 1994, 817), situation voisine de celle de l’atelier de sous-traitance fréquenté par l’écrivain enfant qui, dirigé par deux artisans italiens, François Liuzzi et Alphonse Spinelli (De Meerleer 2022), se trouvait rue de Lyon2.
Pour ce qui concerne la chronologie, si le récit est publié en 1957, il se rattache, non aux circonstances de la guerre d’indépendance, mais à la crise d’une activité « menacée par la construction des bateaux et des camions citernes » (Camus 1957a, 35) qui commença dès la mise en service au début de 1935 du Bacchus, un charbonnier reconverti pour le transport des vins (d’une capacité de 17 200 hectolitres). En février, tandis que le patronat des secteurs menacés réclame l’interdiction du transport en vrac, la venue du bateau suscite une grève très suivie des dockers, tonneliers et employés des chais qui s’en prennent aux installations de pompage (Écho d’Alger, 17, 26 et 27 février 1935). Son retour au début juin met le port à l’arrêt pendant près de huit jours, chacun se félicitant alors d’un désarmement au moins temporaire du navire (Ibid., 4 au 9 juin 1935).
Solidaire de la puissante corporation des dockers, le syndicat CGT des « tonneliers et assimilés », qui s’étend aux cavistes, tient ses réunions à Belcourt, au café du Lion d’or, en face des établissements Lassallas. Lors des grèves du Front populaire, L’Écho d’Alger (20 juin 1936) choisit comme emblème de la calme détermination du mouvement social un cliché des employés dialoguant avec des habitants de Belcourt à travers les grilles de ce même atelier. On décompte alors 614 tonneliers sur les 8717 grévistes recensés dans la ville et ses faubourgs.
Une nouvelle alerte sur la question des bateaux-citernes a lieu, en juillet 1939, avec l’accostage d’un nouveau conteneur d’une capacité de 24 000 hectolitres, le Sahel (Écho d’Alger, 26 juillet 1939). Une réquisition des dockers et des tonneliers est décrétée, qualifiée de « dictatoriale » par L’Algérie ouvrière (5 août 1939) tandis qu’Alger républicain (29 juillet 1939) ironise sur cette « écrasante logique » : « On les oblige à faire des tonneaux pour les punir d’avoir mis tant de passion à vouloir en faire. » Le ministre de la Marine marchande assure alors qu’il s’opposera à la mise en service de tout autre bateau transportant le vin en vrac.
Lors de l’apparition du Bacchus, L’Écho d’Alger (24 février 1939) jugeait l’innovation « inopportune » en cette période de fort chômage, mais suggérait déjà « qu’à la longue contre la formule de l’avenir, toutes les protestations demeureront vaines ». Quatre ans plus tard, il se félicite que les dockers en définitive « aient apporté à l’accomplissement de leur besogne […] un esprit nettement conciliateur » (27 juillet 1939). Dans l’après-guerre, il saluera comme un témoignage de « la renaissance de la marine marchande française » (3 août 1949), l’entrée à Alger d’un second Bacchus d’une capacité double à celle du premier. Par la suite, véhicules citernes et cuves cimentées s’imposeront de fait malgré la résistance première de la tonnellerie. En France, la production de cette branche déclinera jusqu’à ne plus être portée que par la haute viniculture comme « industrie de luxe, à connotation culturelle » (Lacroix 2006, 65).
Notes de police, dépêches entre préfecture et Gouvernement général, doléances croisées des armateurs et des secteurs professionnels touchés par la crise documentent, elles aussi, au jour le jour, les initiatives d’une administration soucieuse, alors que « la surexcitation des ouvriers d’Alger est à son comble3», de débloquer les activités du port par des « mesures de police exceptionnelles qui comportent le plus souvent l’emploi de la troupe » et un « appel aux forces de gendarmerie de l’intérieur4. » Comme en témoigne un ordre de réquisition bilingue placardé en 1939, la Sûreté n’ignore pas que la masse des dockers, principal bastion ouvrier algérois, inclut de nombreux journaliers « indigènes » ou qu’un responsable syndical puisse désormais faire « un exposé en langue arabe5».
Les pouvoirs publics ne s’intéressent en revanche aux divers métiers « manipulant la futaille » qu’en tant que parties du large front de solidarité où les organisations ouvrières comme patronales de la tonnellerie, aussi bien que les partis socialistes et communistes ou les trois municipalités d’Alger, d’Hussein Dey et de Bab-el-Oued se rejoignent face à la menace d’un chômage massif pour toute la filière algéroise du bois6. Ces archives n’approchent donc que de manière incidente la détresse sociale de la branche – lorsqu’un responsable syndical présage « la ruine de tous les ouvriers du tonneau qui seront dans l’impossibilité d’assurer le pain de leurs enfants7» – ou les réalités individualisées des ateliers en lutte. Lors des grandes grèves de juin 1936, la société Lassallas n’est ainsi mentionnée qu’au titre d’un tableau statistique où l’administration recense ce qu’elle nomme joliment les « ouvriers atteints » : ils sont 60 pour cette seule entreprise6. La combativité de ses salariés se confirmera à l’été 1939 où trois d’entre eux seront inculpés pour n’avoir pas respecté l’ordre de réquisition – unique mais précieuse indication livrée par les archives sur des participants identifiés au mouvement social9.
De même que l’administration s’en tient à une vision des nécessités globales du rétablissement de l’ordre, la presse ouvrière se limite à populariser les initiatives syndicales fédérant les ouvriers des diverses branches touchées par le conflit, sans rendre compte de la situation des diverses entreprises. À l’inverse, en resserrant l’attention sur un seul atelier, le récit de Camus y suggère au mieux les phases contrastées qu’a connues l’activité de futaille. Si « une sorte de hangar, maçonné jusqu’à mi-hauteur, vitré ensuite jusqu’au toit de tôle ondulée […] donnait sur l’ancienne tonnellerie, une cour encadrée de vieux préaux, qu’on avait abandonnée lorsque l’entreprise s’était agrandie » (Camus 1957a, 37), « depuis longtemps, [il] était devenu trop grand pour la poignée d’hommes qui l’occupaient » (Ibid., 39). En effet, l’on y « faisait de moins en moins de barils et de bordelaises; on réparait surtout les grands foudres qui existaient déjà » (Ibid., 35). Se réfracte ici l’involution d’un secteur qui, après une poussée de ses installations et effectifs, est déjà, au milieu des années 1930, bien engagé dans la crise.
Mais plutôt que de dépeindre les grandes mobilisations d’alors, dont il avait été un témoin proche par ses origines populaires et son engagement militant, Camus s’attache ici à une malencontreuse « grève de colère » limitée à ce seul atelier : « Ils n’avaient pas bien manœuvré, on devait le reconnaître. […] et le syndicat avait eu raison de suivre mollement. Le syndicat tenait compte des autres tonnelleries qui n’avaient pas marché. On ne pouvait pas trop leur en vouloir » (Ibid., 35). Il s’agirait donc de l’un de ces débrayages sporadiques qui surgiront alors que déjà « la tonnellerie disparaît » (Ibid., 36), et dont certains sont signalés avant la guerre de 1939, comme ceux des ateliers Pearon ou Francalfûts et des Tonnelleries modernes à Hussein Dey (Écho d’Alger, 23 août 1939).
Un tel choix privilégie une situation qui isole ce modeste établissement de ses solidarités sociales et économiques. Si nombre d’ateliers restaient de taille réduite, leur activité d’ensemble représentait en effet une pièce essentielle de l’économie manufacturière algéroise. Lors du Centenaire de 1930, sur 18 000 ouvriers, la ville en comptait 700, répartis dans quarante-cinq ateliers, pour la seule tonnellerie (Lespès 1930, 753 et 773). Cette activité constituait un maillon clé pour deux filières majeures du commerce extérieur algérien. En 1926, son approvisionnement en « merrains » de chêne représente près du quart des importations algéroises de bois (Ibid., 773 et 798)10. On comprend ainsi qu’issu d’une lignée active dans le commerce des bois, Charles Chevallier ait fait de la tonnellerie le pivot de son installation économique dans la colonie et que, pour mieux assurer l’approvisionnement en ce matériau, ses fils Étienne et Charles se soient expatriés temporairement en Louisiane et à Odessa (Fralon 2012, 16-17). Toute la prospérité du secteur reposait par ailleurs sur l’exportation vinicole, secteur-roi du commerce vers la métropole, qui avait retrouvé à Alger dès 1925 son trafic d’avant-guerre avec cinq millions d’hectolitres (Lespès 1930, 387 et 699). En 1952, les exportations ne seront en revanche qu’à moins des trois quarts de leur volume de 1938, si bien qu’aucun investissement dans la tonnellerie de bois ne figurera dans les tardifs plans d’industrialisation de la puissance coloniale11.
Le récit de 1957 enferme cependant « une quinzaine d’ouvriers » dans le dialogue avec leur patron direct. Mieux qu’une chronique des grandes grèves unitaires du milieu des années 1930, ce face-à-face, qui se circonscrit à « une lutte de patron et d’employés, plutôt que de bourgeoisie et de prolétariat » (Cryle 1971, 108), met en relief le mode resté quasi-artisanal de cette unité de travail, le caractère très individualisé des relations qui s’y nouent et la tournure paternaliste qu’y prend l’autorité.
Ouvriers et patron
Si l’auteur ne dépeint personnellement que six ouvriers de l’atelier, leur typologie est bien conforme à une profession de savoir-faire très qualifié, où dominaient les travailleurs d’ascendance italienne ou espagnole. Ne figure ici qu’un manœuvre musulman, désigné par son seul prénom, Saïd – proche du vrai « Ziddir » figurant sur le cliché de l’atelier des Liuzzi et Spinelli, ou de l’« Abder » du Premier Homme (Camus 1994, 817). Ses collègues sont appelés, eux, par leurs patronymes, tous d’assonance méridionale : languedocienne pour Marcou, pyrénéenne pour Yvars, napolitaine sans doute pour Esposito, catalane pour le contremaître Ballester – dont le nom est lui aussi emprunté à un oncle maternel de Camus12. Et leur physique décline bien la variété du mâle méditerranéen : « tête de ténorino » de Marcou, « petit visage brun » d’Yvars, « grand gaillard brun et poilu » pour Esposito, « vieux visage basané, la bouche triste sous la moustache épaisse et tombante » pour Ballester (Camus 1957a, 38). De même, deux des ouvriers de chez Lassallas inculpés en 1939 pour non-respect de la réquisition portaient des noms espagnol (Alcaraz) et italien (Canfora), un troisième étant d’origine kabyle (Aoucheria Aoumeur).
Face à ce groupe ouvrier, Lassalle se présente comme un alerte et jeune athlète : « Mince et brun, il avait à peine dépassé la trentaine. […] il avait l’air à l’aise dans son corps. Malgré son visage très osseux, taillé en lame de couteau, il inspirait généralement la sympathie, comme la plupart des gens que le sport a libérés dans leurs attitudes » (Camus 1957a, 39). « Resté sec comme un sarment de vigne » mais déjà « âgé et ridé », Yvars semble en être une variante marquée par la constriction : « tout menu sur sa selle », il pédale « sans relever sa tête », les dents et le cœur « serrés » (Ibid., 34, 37, 44) et, surtout, à chaque moment de sa journée, est rappelé à « sa boiterie » (Ibid., 35 et 40) et à « sa courbature » (Ibid., 42 et 44). L’âge, à l’encontre « des discours sur le travail manuel », « fait plus dur le travail des mains, quand ce travail n’est pas de simple précision » (Ibid., 43). Quant à sa « jambe invalide » (trait emprunté au fils de « l’oncle Michel », François Yvars, qui souffrait d’une « atrophie de la jambe gauche13»), elle nécessite une « pédale fixe » où elle « repos[e], immobile » (Ibid., 34-35). Dans cette fausse gémellité entre l’ouvrier et son patron, le romancier renvoie à l’un et à l’autre comme à deux projections de lui-même. Il aurait, pour l’un, accusé les marques de l’âge et le poids de la maladie, pour l’autre, idéalisé sa propre liberté corporelle – de même qu’il prêtait à Patrice Mersault, héros du roman de jeunesse inachevé La Mort heureuse, un « corps étrangement jeune et vigoureux, capable de porter son propriétaire aux extrémités de la joie physique » (Camus 1971, 1109).
La déficience corporelle d’Yvars trouve aussi un pendant paradoxal dans la masculinité encombrée d’elle-même de ce « grand ours » d’Esposito (Camus 1957a, 44). La manière pudique dont, « sous la douche, [celui-ci] leur tournait le dos, tout en se savonnant à grand bruit » s’oppose à l’insouciance avec laquelle, au retour de leur bain de mer, l’oncle tonnelier de Camus « se détournait pour uriner avec éclat, toujours riant, en se frappant […] sur le ventre avec les “Bon, bon” qui accompagnaient chez lui toutes les sensations agréables » (Camus 1994, 801). Mais la jambe invalide d’Yvars comme la « serviette en forme de pagne » dont Esposito tient, devant ses camarades, à couvrir ses « parties nobles » (Camus 1957a, 44) symbolisent de manière toute sexuelle l’impotence qui frappe leur groupe face au pouvoir économique et à l’aisance physique de leur jeune patron. Dans un tel petit collectif de travail, il est vrai, chaque étape de l’affrontement social emprunte le vocabulaire de l’honneur viril méditerranéen. Esposito, « fou de rage », accuse Lassalle de ne pas être « un homme » pour leur avoir laissé entendre « en pleine figure qu’il les faisait travailler par charité » (Ibid., 36-37). « Qu’est-ce qu’il croit! Qu’on va baisser le pantalon? », s’exclame-t-il, jugeant qu’« un homme ne parle pas ainsi » lorsque leur patron souligne qu’une reprise sans la moindre augmentation « [est] à prendre ou à laisser » (Ibid., 36). Ce jour-là, il aurait voulu affirmer au nom de tous « que la colère et l’impuissance font parfois si mal qu’on ne peut pas crier. Ils étaient des hommes, voilà tout, et ils n’allaient pas se mettre à faire des sourires et des mines » (Ibid., 42). Mais, en définitive, il « ne dit rien de tout cela », et, « nu, embarrassé », ne trouve devant Lassalle qu’à « se balanc[er] un peu d’un pied sur l’autre » (Ibid., 44). Dans ce rapport contrarié à une autorité ayant rompu le pacte de protection qui la liait à eux, tant le nom d’Esposito (sous lequel, à Naples et à Barcelone, étaient baptisés les enfants trouvés) que la boiterie d’Yvars évoquent symboliquement l’abandon du jeune Œdipe, « exposé » par ses parents sur le mont Cithéron, les chevilles transpercées.
Pour son portrait de jeune patron à la dégaine sportive, Camus a pu avoir en tête la haute silhouette décontractée d’« Amerloque » du fringant Jacques Chevallier, bien connu à Belcourt : présent sur le quartier depuis 1938, il y sera élu en février 1951 membre de l’Assemblée algérienne (Fralon 2017, 103-105). De lui, comme de Lassalle, on pourrait dire qu’« il avait pris la succession du père » et « connaissait depuis des années presque tous les ouvriers » (Camus 1957a, 36) puisqu’il était entré dans l’entreprise dès la fin de ses études de droit. Lui non plus « n’était pas un mauvais bougre » et, dans sa propension catholique sociale, aurait pu inviter ses employés « à des casse-croûte dans la tonnellerie » ou leur faire, à l’occasion, « un cadeau d’argent » (Ibid., 36). Mais Chevallier assure de plein droit la présidence du puissant « Groupement algérien d’importation et de répartition des bois et autres fournitures nécessaires à la tonnellerie » (Écho d’Alger, 7 juin 1942). La fabrique Lassallas n’est que le maillon manufacturier de tout un groupe d’intérêts se prolongeant à Sète, Montpellier ou Bordeaux, auquel s’ajoute en 1939 un prospère domaine agrumier à Mandourah (Fralon 2012, 24 et 51).
En outre, comme le rappelle sa fille, Jacques Chevallier, « attentif aux réformes sociales du Front populaire, va s’engager très tôt dans la formation des syndicats professionnels du Parti social français (PSF) à Alger » (Chevallier 2014, 176), qui entendent, à partir de 1936, concurrencer les organisations ouvrières sur une ligne de conciliation entre les classes et de développement des œuvres sociales (Machefer 1982). La Confédération a son siège au n° 18 du boulevard Baudin, qui conduit vers Belcourt. Son syndicat des employés et ouvriers des vins et de la tonnellerie se prévaudra d’avoir obtenu l’application de l’échelle mobile des salaires (SPF : organe de la Confédération des syndicats professionnels, 1er novembre 1937). Soucieux de « pratiquer la politique sociale préconisée par le Maréchal [Pétain] », Jacques Chevallier obtiendra du gouverneur général Yves Châtel, début 1942, la création d’une caisse départementale d’allocations familiales placée sous la direction du président de l’Union des syndicats chrétiens, Alexandre Chaulet (Écho d’Alger, 26 janvier 1942), rencontré à la Commission financière pour l’Algérie créée par Vichy (Fralon 2012, 209, 257-258).
Camus a cependant voulu que le jeune patron des « Muets » rappelle « souvent que son père avait débuté comme apprenti », ce qui le distingue bien de Chevallier qui, à la tête d’une firme existant depuis deux générations, était « un homme de l’empire colonial français » (Chevallier 2014, 176). De même, alors qu’après son mariage, en 1933, Chevallier s’installe dans un appartement proche de la résidentielle rue Michelet (Didouche-Mourad) puis dans un « bordj » du vaste parc familial à El-Biar, Lassalle vit dans une « maison grande et laide » que seul « un chemin couvert en vieilles tuiles » sépare de la cour de l’atelier (Camus 1957a, 37). Il y reçoit ses ouvriers dans un « petit bureau », « meublé de faux rustique, les murs ornés de trophées sportifs » (Ibid., 41). Par ces choix, le romancier circonscrit son récit social aux limites d’une petite communauté de travail où l’autorité patronale s’exerce encore sous des apparences restées étroitement familialistes.
La nouvelle porte aussi une attention particulière aux rapports d’âge entre les divers acteurs. Dans sa rumination matinale, Yvars, qui n’a pourtant que « quarante ans », s’attarde sur les atteintes que le vieillissement, redoublant son infirmité, porte déjà à son rapport au travail et aux joies du corps (Ibid., 34-35). Il a, notons-le, le même âge que Camus lorsque ce dernier conçoit cette nouvelle, ou que son oncle tonnelier lors de la crise du milieu des années 1930 – même si, selon Le Premier Homme, son visage « était resté […] celui d’un adolescent » (Camus 1994, 802). Si Lassalle s’adresse à Yvars comme à son « plus vieil employé (Camus 1957a, 41) », c’est Ballester qui est « le plus vieux de tous » (Ibid., 38). Saïd, « le seul » avec lui qui, à l’ancienne, « travaillât pieds nus » (Ibid.), approche sans doute lui aussi de la retraite. La virilité mûre d’Esposito et le rôle de délégué syndical de Marcou ne les classent pas non plus parmi les débutants. Seul « le petit Valéry, qui travaillait avec eux depuis un an seulement » (Ibid., 40) représente la plus jeune classe. Cette équipe offre donc un âge médian nettement supérieur à celui d’un patron ayant « à peine dépassé la trentaine » (Ibid., 39). De même, sa « chemise blanche largement ouverte sur un complet de gabardine beige » contraste avec les « vieux tricots » et « pantalons délavés et rapiécés » (Ibid., 39) des ouvriers – ou avec l’assemblage « d’un vieux pantalon bleu rapiécé, d’espadrilles couvertes de sciure, d’une flanelle grise sans manche » et d’« une vieille chéchia délavée » (Camus 1994, 816-817) que porte l’oncle de l’écrivain, debout derrière celui-ci enfant dans le cliché déjà cité.
Une telle distribution d’âge s’écarte de celle de la tonnellerie d’Étienne Sintès telle qu’elle apparaît dans cette image prise vers 1918 où, en l’absence des ouvriers de génération intermédiaire encore mobilisés, six hommes déjà mûrs voisinent avec autant d’adolescents ou très jeunes adultes, fils et neveux des deux patrons. Le récit dépeint en effet un atelier d’emploi devenu plus salarial que familial, où l’embauche tend à se tarir. Il souligne l’écart de génération et de culture professionnelle entre une équipe d’ouvriers formés aux habitudes du métier et Lassalle comme jeune dirigeant confronté à une nouvelle donne économique. Après avoir cherché de la manière « la plus simple » à « freiner les salaires malgré la montée des prix » pour « préserver une marge de bénéfices » (Camus 1957a, 35-36), Lassalle se résoudra-t-il à s’intégrer dans l’industrialisation de la filière? C’est, en fait, ce qui adviendra avec la famille Chevallier qui, après-guerre, vendra le stock des établissements Lassallas pour investir, non sans succès, dans les « pinardiers » (Fralon 2012, 85).
Pour l’heure, la nouvelle décrit avec une grande véracité l’organisation d’un tel atelier. Chacun des ouvriers dispose de sa propre « place de travail » et d’un des « bancs épais creusés d’une longue fente » propres à l’usage de la varlope (Camus 1957a, 38) tout en obéissant à un certain partage des tâches. Dans Le Premier Homme, il est précisé que, si ce dispositif comporte un établi pour chacun, le désordre du lieu impose « une longue fréquentation pour remarquer que les mouvements de chaque ouvrier se développaient toujours dans la même aire » (Camus 1994, 816). Au robuste Esposito revient le sciage qui s’opère dans « un grand bruit de lames froissées », tandis qu’Yvars, le « dos penché sur la varlope », « rabotait et taillait les douelles taillées » (Camus 1957a, 42-43 et 39), que Marcou, « à califourchon sur son banc, finissait d’affûter, à petits coups lents et précis, le tranchant d’un fond » et que « le petit Valéry […] plaçait un fond sur une bordelaise » (Ibid., 40). Et si Saïd doit, en fin de journée, « nettoyer les lieux de travail, et arroser le sol poussiéreux » (Ibid., 44), il connaît assez le métier pour, « à la demande », « apporter des douelles, ou allumer les feux de copeaux », ou encore « river aux établis, à grands coups de marteau, les larges cercles rouillés » (Ibid., 39). Cette division des tâches n’a d’ailleurs rien d’immuable, puisqu’en début de journée, le contremaître « allait d’un poste à l’autre et rappelait brièvement le travail à commencer ou à terminer » (Camus 1957a, 39). Le métier n’a de surcroît guère changé, chacun en possédant tous les tenants et aboutissants. Si les fabricants sont déterminés « à utiliser de plus en plus les procédés mécaniques » (Lespès 1930, 773-774) comme la « tonnellerie mécanique » Millault à Hussein Dey en montrait l’exemple (L’Afrique du Nord illustrée, 22 mai 1920), cet effort se limite ici à l’électrification de la scie (Camus 1957a, 39-40).
Au temps de la grande industrie, de tels ateliers se présentent comme une survivance de ces manufactures primitives dans lesquelles, si « les moyens de production servent à plusieurs ouvriers simultanément », pour l’essentiel, « les procédés d’exécution ne subissent pas de changements ». Les travailleurs réunis y font donc encore « la même besogne ou des besognes identiques », mais « attaquent l’objet de leur travail de différents côtés à la fois » (Marx 1969, 862, 865 et 871). Déjà en ces formes premières d’autorité du capital, le patron, à la différence de l’ancien maître-artisan, « commence par se dispenser du travail manuel » puis, avec l’instauration d’un contremaître, « se démet de sa fonction de surveillance immédiate et assidue des ouvriers […] et la transfère à une espèce particulière de salariés ». Pour autant, même en plein xxe siècle dans de telles entreprises, « le métier reste toujours la base » et « l’exécution ne cesse de dépendre de la force, de l’habileté, de la promptitude et de la sûreté de main de l’ouvrier dans le maniement de son outil » (Ibid., 878).
Le silence et le cri
Encore en 1930, l’on promettait à la vieille tonnellerie une « prospérité incontestable et bien fondée » (Lespès 1930, 774) pour peu qu’elle se mécanise. L’Yvars des « Muets » le pressentait cependant : en menaçant une telle activité d’un déclin de l’usage même de son produit, l’industrialisation du transport vinicole menaçait tant ses effectifs que toute une culture ouvrière :
Que peuvent faire les tonneliers quand la tonnellerie disparaît? On ne change pas de métier quand on a pris la peine d’en apprendre un; celui-là était difficile, il demandait un long apprentissage. […] Yvars le savait et en était fier. Changer de métier n’est rien, mais renoncer à ce qu’on sait, à sa propre maîtrise, n’est pas facile. Un beau métier sans emploi, on était coincé, il fallait se résigner.
Admirable façon de dire comment un homme perd, avec son « beau métier », « sa propre maîtrise » – et l’accès à ces « valeurs créatrices » dont l’écrivain défend « qu’elles s’incarnent » tout autant « dans le travail [que] dans l’art » (Camus 1953, 382). L’ouvrier ainsi déqualifié rejoint « cette partie de la classe ouvrière […] [qui] succombe dans la lutte inégale de l’industrie mécanique contre le vieux métier et la manufacture, ou encombre toutes les professions plus facilement accessibles où elle déprécie la force du travail » (Marx 1969, 965). Il bascule dans l’enfer ordinaire où « l’individu même […] est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d’une opération exclusive » (Ibid., 903). Il rejoint ainsi ce que Marx dénonçait déjà dans une formule camusienne avant l’heure : « la fastidieuse uniformité d’un labeur sans fin occasionnée par un travail mécanique, toujours le même, ressemble au supplice de Sisyphe; comme le rocher, le poids du travail retombe toujours et sans pitié sur le travailleur épuisé » (Ibid., 955-956).
En saisissant un petit groupe d’ouvriers de métier sur le point d’être livrés aux aléas du marché du travail, le romancier, qui se refusait « à mettre entre la vie et l’homme un volume du Capital » (Camus et Grenier 1981, 22), n’est donc pas loin d’actualiser cette critique première de l’aliénation ouvrière. Au début des décennies de réindustrialisation de l’après-guerre, il mesure, dans le sillage de Simone Weil, la gravité de « l’oppression par la fonction » qui s’abat sur le travailleur de grande industrie :
Non seulement il est victime d’une iniquité matérielle : travail exténuant pour un salaire relativement minime – mais encore d’une iniquité morale, à savoir le manque d’intérêt de ce travail. L’ouvrier, par le fait qu’il est cantonné indéfiniment à la fabrication d’une seule pièce ou d’un élément, est privé de la joie de la création qui serait la seule et efficace compensation.
Face à la menace d’un tel sort, les grévistes des « Muets » ont mesuré combien « la colère et l’impuissance font parfois si mal qu’on ne peut même pas crier » et, lors de leur retour dans l’atelier, « se tais[ent] humiliés de cette entrée de vaincus » (Camus 1957a, 42, 38). Le silence qu’ils se sentent alors « de moins en moins capables de […] rompre au fur et à mesure qu’il se prolong[e] », ne se réduit pourtant ni à une humeur de mauvais perdants comme le laisserait croire Ballester pour qui « ça ne ser[t] à rien de bouder », ni à une vaine réplique de virilité à un Lassalle qui « s’[es]t buté » (Ibid., 39, 42, 36). De la surprise (« Qu’est-ce qui vous prend? »), au raisonnement (« Alors, à quoi ça sert? »), puis au dépit (« Allez-vous faire foutre! »), ce dernier finit par en prendre acte (Ibid., 40-41) : ces travailleurs reprennent le travail sans rentrer dans le rang – comme, le matin, se le disait Yvars, les dents serrées : « On travaille. Ça suffit » (Ibid., 37). Vaincus par la nécessité économique, ils tentent de regagner dans ce mutisme partagé l’estime d’eux-mêmes mise à mal par l’échec, d’y préserver une solidarité que symbolisent aussi bien le geste d’Yvars partageant un pauvre sandwich au fromage avec Saïd que celui d’Esposito faisant circuler le café sucré offert par son épicier (Ibid., 42).
En ce sens, leur silence reconduit la puissance agrégative de la révolte, l’affirmation « Je me révolte donc nous sommes » (Camus 1951a, 79) se retournant en : « Je me tais donc nous restons unis et nous-mêmes… » Ce mutisme volontaire oppose la permanence d’un front proprement ouvrier au coup de force égocentrique de leur patron – « il ne se rendait pas compte. Il ne pensait qu’à lui, parce qu’il ne connaissait que lui, et maintenant c’était à prendre ou à laisser » (Camus 1957a, 36). Il repousse de même cette fausse réconciliation à laquelle Lassalle enjoint ses salariés : « On n’a pas été d’accord. Mais ça n’empêche pas qu’on doive travailler ensemble (Ibid., 40). » Car loin de prôner la moindre résignation, le Camus d’alors formulait, en écho aux témoignages recueillis par Béatrix Beck dans les milieux ouvriers de la région parisienne, ce vœu pour « ceux que la nécessité et la misère des jours bâillonnent » et enferment dans « l’iniquité » économique et morale : « En attendant, et pour une fois que ce silence crie, écoutez-le » (Camus 1955, 1059-1060).
Mais retenir sa parole est aussi le compromis par lequel le groupe s’essaie à un combat social qui sache, sans sacrifier sa légitimité, ne rien céder au ressentiment. Telle est en effet la « noblesse première » qu’en ce « siècle des rancunes », l’écrivain reconnaît à l’homme en révolte, qui « vise à faire reconnaître quelque chose qu’il a […] comme plus important que ce qu’il pourrait envier » (Camus 1951a, 75). Cette générosité première se départit de ce qui, dans le souci de revanche sociale, agit, selon une formule empruntée à Max Scheler, « comme une auto-intoxication, la sécrétion néfaste, en vase clos, d’une impuissance prolongée » (Camus 1955, 1059-1060). Chez l’écrivain, une telle éthique se réclame historiquement du meilleur du syndicalisme révolutionnaire (Camus 2008), en même temps qu’elle puise à son expérience d’enfant du « quartier pauvre » :
[…] parmi mes nombreuses faiblesses, n’a jamais figuré le défaut le plus répandu, je veux dire l’envie, véritable cancer des sociétés et des doctrines. Le mérite de cette heureuse immunité ne me revient pas. Je la dois aux miens, d’abord, qui manquaient de presque tout et n’enviaient à peu près rien. Par son seul silence, sa fierté naturelle et sobre, cette famille, qui ne savait même pas lire, m’a donné alors mes plus hautes leçons, qui durent toujours.
Hautes leçons moins faciles à appliquer dans l’échec que dans le succès. L’auteur des « Muets » en est si conscient qu’il dépeint une situation où le silence reste, comme par défaut, la seule façon possible, face à la suprématie patronale, de ne perdre sa dignité ni dans l’obséquiosité, ni dans une vaine agressivité. Il tient même à explorer la limite d’une telle attitude, en la poussant jusqu’à buter sur un « malheur » (Camus 1957a, 44) échappant soudain aux coordonnées sociales de l’affrontement : la mort possible d’un enfant.
« Ah, c’est de sa faute! » (Ibid., 45), dira Yvars, revenu près des siens, dans une douloureuse et injuste tentative d’exorciser le déchirement intérieur sur lequel s’était conclue une telle journée. Comme si, aussi inatteignable que cet « autre côté de la mer » vers lequel il porte alors le regard, lui apparaissait ce royaume de plus haute morale où il eût été possible tout à la fois de n’ouvrir aucune faille dans leur fraternité sociale d’ouvriers vaincus et de trouver face au père comme tous les autres que ce patron égocentré était également, les mots propres à dire cette « seule solidarité humaine indiscutable, la solidarité contre la mort » (Camus 1957b, 159).
- 1Entretien du 3 juin 2020.
- 2Selon un article (Écho d’Alger, 4 avril 1920) relatant un vol qui eut lieu dans cet atelier sans que le numéro de la rue y soit précisé.
- 3Comité de défense intercorporatif contre les bateaux citernes, note du 28 mai 1935, 91 1K 5.
- 4Note du préfet d’Alger au gouverneur général, août 1935, 91 1K 5.
- 5Note de la police spéciale départementale n° 5926, 30 juin 1935, 91 1K 75.
- 691 1K 75.
- 7Note de la police Spéciale Départementale n° 5769, 26 juin 1939, 91 1K 75.
- 891 1K 75.
- 9Fiches d’inculpation établies le 22 août par le commissaire Jean Santucci, 91 1K 3.
- 10Cette distinction n’est plus faite ensuite au sein des importations de bois, Bulletin du mouvement commercial et maritime de l’Algérie, 1949-1954.
- 112e plan quadriennal de modernisation et d’équipement de l’Algérie 1953-1956, p. 36, Archives nationales F/60/4001, et liste des entreprises aidées entre 1949 et 1959, F/60/ 4060.
- 12Avis de décès de Catherine Cardona-Sintès, Écho d’Alger, 20 janvier 1932.
- 13ANOM, registre matricule militaire n° 2553.