Enquête romanesque

La figure du terroriste Moudjahid dans À quoi rêvent les loups de Yasmina Khadra

À quoi rêvent les loups de Yasmina Khadra est un roman qui prend en charge les états et les effets de la violence perpétrée en Algérie de 1992 à 2002. Il met en scène la mémoire personnelle complexe et significative d’un jeune homme nommé Nafa Walid et répond de ce fait à l’exigence de regarder le passé encore et toujours en face. Le roman fournit un espace où se transpose et se conteste le discours social par l’entremise de la figure du « témoin de l’actualité » et propose un contre-discours des valeurs autour « du danger de l’islamisme, et de l’héroïsme du témoin » (Leperlier 2018, 169). C’est un récit qui entre dans la compréhension de ce qu’est l’Autre par l’exploration de la figure du terroriste en multipliant les figurations littéraires des sujets témoins.

La construction narrative de ce récit traduit la façon dont la violence aurait transformé le rapport des Algériens au monde et aurait par conséquent affecté leurs relations au temps et à l’espace. C’est une conception de la littérature dans l’histoire qui, dans le cas d’À quoi rêvent les loups, remet en question deux éléments importants, à savoir : la place de l’« enquête » historique ou archivistique au sein de fictions contemporaines d’une part, et de l’autre le rapport entre la fiction et le réel dans la littérature.

À quoi rêvent les loups fait accéder le lecteur au contexte sociopolitique de l’Algérie des années 1990 et à la vérité polyphonique de ce contexte mémoriel. Il dénonce la violence intégriste dans l’espace énonciatif de l’« entre » – « entre le texte et le contexte » –, inscrivant la scène d’énonciation « entre l’espace de production et l’espace textuel » (Maingueneau 2004, 107). Centré sur la figuration littéraire du terroriste, À quoi rêvent les loups fonde son engagement sur la mise en scène « de l’intimité et de la complexité du narrateur-protagoniste » (Leperlier 2018, 169). Le présent article propose ainsi d’analyser la représentation littéraire du personnage du terroriste dans le roman à la lumière de l’étude sociologique menée par Abderrahmane Moussaoui qui, dans La violence en Algérie, les lois du chaos, questionne les limites et les contours du sujet du terroriste en rapport avec la notion du djihad et son interprétation dans le contexte mémoriel de la dramatique décennie algérienne.

Le personnage du terroriste dans À quoi rêvent les loups

Les écrivains, dans la décennie noire algérienne, par le biais des sujets témoins de la fiction littéraire, participent à « un projet collectif d’envergure qui correspond à une volonté de saisir la réalité sociale et historique de [leur] pays » (Parisot et Pluvinet 2015, 184). La posture de témoin que se réapproprient les écrivains algériens de cette période trouble, et particulièrement ici Khadra, fait appel à la posture de l’écrivain engagé politiquement. Elle permet même le renouvellement de cette notion d’engagement politique « en remplaçant le savoir de surplomb par le savoir d’un narrateur “impliqué” » (Brun et Schaffner 2015). Le narrateur impliqué fait intervenir dans l’espace énonciatif du récit les critères révélateur, explicatif et dénonciateur qui caractérisent « le récit répertoire », un concept créé par Wolfgang Iser et repris par Pierre Zima dans Critique littéraire et esthétique pour décrire le « pont » jeté par la littérature entre « fiction et réalité ». Il renvoie au caractère référentiel du texte exprimé par la relation que ce dernier entretient avec « des systèmes non-littéraires comme la religion, la philosophie et la vie politique […] » (Zima 2004, 103).

Les personnages, dans À quoi rêvent les loups, sont le premier moyen qui permet à l’écrivain d’apporter un savoir sur la vie. Nafa Walid, le personnage principal, mais également les personnages d’Omar Ziri, de Yahia et de Souhail, illustrent le processus de l’acquisition du sens de la mort. Leur existence comme personnages révèle comment le fait de rencontrer la mort et de communier avec elle dans l’Algérie des années 1990 devient une obligation. Leur engagement dans la lutte armée contre le pouvoir en place à l’époque est motivé par la recherche d’« une reconnaissance sociale » face à une « marginalité sociale » (Moussaoui 2006, 196) contre laquelle le mouvement islamiste, transformé en « entrepreneur identitaire » (Ibid.), semble proposer une prise en charge psychologique et une valorisation sociale. Les jeunes citoyens fabriqués par ce type d’engagement incarnent dans le roman de Khadra de multiples figures du personnage du terroriste. Celles qui nous intéressent dans cet article sont la figure du « moudjahid », la figure du terroriste « bandit social » (Ibid.) et la figure du terroriste comme instrument et victime de la violence. Le roman de Khadra n’examine pas la réalité historique mais l’existence des individus, soit, ici, celle de personnages. Il présente Nafa Walid et son monde comme des possibilités humaines en exposant tout ce que l’homme peut devenir et ce dont il est capable.

La figure du moudjahid : mécanismes et causes de transformation

Dans À quoi rêvent les loups le processus de la reconnaissance sociale s’élabore dans et par la violence, une horreur qui a ses propres logiques, lesquelles ne sont pas « toujours manifestes » (Moussaoui 2006, 196). Elles sont plutôt « sous-tendues par des valeurs éthico-normatives comme l’honneur, le sacrifice, le patriotisme, le martyre, etc. » (Ibid.).

Le profil social incarné par le personnage de Nafa Walid met en lumière le va-et-vient effectué entre la littérature et les autres champs du savoir et montre par conséquent comment ce genre de récit informe sur l’Histoire. Il apparaît important de mettre le doigt sur le défi définitoire qui entoure le terme de « terrorisme » puisqu’il est conçu comme un des enjeux principaux du roman de Khadra. « Terrorisme » est en effet un terme flou et entouré de doute que disputent encore les États (comme la République Populaire de Chine et la Fédération de Russie) (Bégorre-Bret 2018, 11) et les institutions humanitaires et associatives. Il atteste d’une ambiguïté définitoire principalement due, explique Bret, au « caractère tautologique » des définitions qu’on lui propose et « qui place la terreur en premier plan » (Ibid., 12.). Aussi, le caractère « évolutif » du phénomène dans « ses causes » et « ses tactiques » (Ibid., 13) rend sa définition plus complexe et difficilement saisissable. La porosité du terme et la similitude qu’il invoque avec d’autres constructions terrifiantes (telles que la figure du partisan) est également une des raisons essentielles à cette difficulté définitoire. À cela s’ajoutent les « usages » consacrés au terme « terroriste », car en réalité « loin d’être un concept, “terroriste” est une invective politique. C’est l’autre nom de l’ennemi. […] Le “terroriste” c’est toujours l’autre et jamais soi-même » (Walzer 2004, 80).

« Terroriste » est une désignation que Nafa conteste dans À quoi rêvent les loups : « Je ne suis pas un terroriste » (Khadra 1999, 121) dit-il à sa mère. Celui-ci se considère être moudjahid, un terme d’une symbolique rénovée qui, durant les années 1990 en Algérie, se réinvente et stimule les notions de résistance et d’opposition. Dans la représentation de l’ennemi qu’offre ce récit, les frontières entre terroriste et moudjahid sont entravées. Par conséquent, « [l]es terroristes des uns ne seraient que les résistants des autres » (Walzer 2004, 80). Sa trajectoire, inscrite au cœur du conflit intégriste, présente le terrorisme comme l’apanage des personnes les plus faibles et les plus éloignées de l’exercice du pouvoir. Les « méprisés » et les « désespérés » (Hacker 1976, 21) y ont recours dans le but d’être écoutés et considérés par les détenteurs du pouvoir. Cette trajectoire met en scène un mouvement obscurantiste et révèle ses multiples facettes. En suivant l’itinéraire du jeune Nafa Walid, Khadra nous transporte de la violence initialement symbolique vers la violence physique. Un cheminement expliqué par « […] la mise en avant de personnages “normaux” (en ce sens qu’ils répondent aux normes sociales) qui, progressivement, basculent vers l’horreur » (Kadari 2007, 75). Le basculement vers l’horreur est ce que Moussaoui désigne par le processus de recherche d’une reconnaissance sociale, qu’elle soit de conformité et/ou de distinction. Nous reviendrons sur ces notions pour montrer qu’elles conditionnent l’engagement des témoins de la fiction dans À quoi rêvent les loups.

La figure de Nafa Walid

Le personnage principal de ce roman est d’abord décrit comme un jeune algérien rêveur qui a l’ambition de devenir acteur mais qui souffre d’un constant manque de valorisation sociale. Deux sentiments négatifs déclenchent son cheminement vers l’horreur, à savoir le sentiment d’inutilité renforcé par son chômage d’une part, et de l’autre les sentiments d’injustice et d’humiliation que suscite en lui son expérience professionnelle de chauffeur chez les Raja, un couple riche de la banlieue d’Alger qui a deux enfants, Sonia et Junior. Un jour de service, Nafa est réveillé par Hamid, le chauffeur privé de Junior. Dans l’annexe où vit ce dernier, une fille, une « fugueuse » apportée par Hamid pour le plaisir de son patron, est tombée inconsciente à la suite d’une surdose de drogue. La croyant morte, Junior déserte la villa et charge Hamid de se débarrasser du corps. Hamid, en présence de Nafa, emporte le corps inerte de la fille, « une merde » qui n’est « même pas des environs » (Khadra 1999, 76), à la forêt Bainem située dans la willaya d’Alger. Hamid ne se contente pas de jeter le cadavre : doté d’une grosse pierre il se met à écraser la tête de la victime jusqu’à la déformer entièrement. « Il farfouilla dans les buissons alentour, rapporta une grosse pierre, la souleva et l’écrasa sur le visage de la fille avec une violence telle qu’un éclat de chair m’atteignit la joue. » (Khadra 1999, 75)

La scène d’une violence exagérée est décrite avec beaucoup d’effroi par Nafa, sommé d’accompagner Hamid. La terreur fictionnelle est amplifiée pour dire une violence sociale qui œuvre au profit de groupes restreints. Nafa raconte :

Je ne pouvais pas détourner mon regard du visage de la fille en train de se transformer en bouillie. Mon urine cascadait sur mes cuisses flageolantes. À bout, laminé, je tombai à quatre pattes, la face dans mes vomissures, et me mis à hurler, à hurler…
(Khadra 1999, 75)

Face à l’horreur de la scène, Nafa ne cherche qu’à fuir, ce que lui interdit Hamid qui, surpris par ses tremblements, le traite de « mauviette » (Khadra 1999, 74) et le trouve moins courageux qu’une « poufiasse » (Ibid., 76). Sa fuite aurait exprimé son ingratitude envers la famille qui l’a accueilli et lui a fait découvrir « les endroits sélect » d’Alger et l’a familiarisé, lui qui selon Hamid n’était qu’un minable, avec « l’odeur des fortunes » (Ibid.).

Le jeune Walid quitte son travail et s’enferme dans sa chambre jusqu’au jour où il est sauvé par un appel inattendu, auquel il n’avait jusque-là jamais prêté une oreille attentive. Cet appel, qui magiquement a succédé à son imploration du Bon Dieu, le transporte vers une paix intérieure. Alors qu’il était « au bord de la folie », le retentissement de l’appel à la prière de l’aube le sauve de ses rêves envahissants qui trempaient chaque nuit son pyjama de sueur et écorchaient sa gorge de hurlements. Intense et apaisant, il le submerge et émiette ses angoisses. C’est pour lui un message que lui adresse Dieu par l’intermédiaire du muezzin. Il raconte :

Le salut frappait à ma fenêtre. Mû par une influence extraordinaire, je sortis dans le patio, puisai l’eau dans la futaille près de la buanderie et, accroupi devant ma casserole, je fis mes ablutions. Dix minutes après, traversant la nuit et le silence des rues, je rejoignis les fidèles en prière dans la mosquée.
(Khadra 1999, 82)

Le recours à la mosquée est le premier pas que Nafa Walid effectue vers la revalorisation sociale et vers l’effacement du traumatisme causé par le meurtre de la jeune fille et par l’outrage à son cadavre. Très présentes dans la sphère sociale durant les années 1990 en Algérie, les mosquées étaient perçues comme « un équipement symbole » dont le rôle au sein de l’espace urbain est à la fois « de prothèse et de substitution » (Moussaoui 2006, 240). « Puissamment incrustées dans le tissu social et bien réparties dans le tissu urbain, les mosquées vont vite constituer l’arrière-base du djihad » (Ibid., 41). Les islamistes ont accaparé ces lieux et en ont fait d’abord des lieux d’endoctrinement et puis des lieux stratégiques d’affrontements armés et de violence urbaine. Ce lieu symbolique qui ne connait pas de discrimination accueille Nafa à bras ouverts, le dote de moyens pour réintégrer la vie sociale et lui propose, en plus du salut retrouvé, une identification à un groupe. Cette nuit-là, Nafa ne rentre pas, il reste dans la mosquée à lire La conduite du Prophète jusqu’à s’assoupir. Il précise : « Ce fut un sommeil profond sans rêve et sans écho. Je venais de me réconcilier avec mon âme » (Khadra 1999, 82).

Le caractère spirituel de cette réconciliation se trouve rapidement interrompu à la suite de l’intervention d’acteurs influents qui s’interposent entre l’être lui-même et son Dieu. De caractère religieux, ces tierces personnes se présentent souvent comme des illuminateurs de voies et de pensées, et s’incarnent habituellement dans l’image d’un personnage considéré comme l’icône religieuse du quartier : l’homme le plus savant, le plus sage, inspirant le plus la confiance et le plus respecté par les fidèles. Elles se chargent de récupérer l’adhérent en lui assignant d’abord des rôles sociaux gratifiants et ensuite en le ralliant à la cause armée. Dans le cas de Nafa, c’est l’imam Younes qui incarne pour lui ce type de personnage. « C’était un homme d’une trentaine d’années, beau comme un prince, avec ses yeux limpides soulignés de khôl et son collier de barbe teint au henné » (Khadra 1999, 83). Ce dernier le mobilise dans des actions dites humaines au profit des familles des militants qui se trouvent déjà au maquis. Il est en premier lieu chargé de conduire un taxi, une tâche grâce à laquelle il se découvre utile.

Pour la première fois de sa vie, il se découvrait, prenait conscience de son envergure, de son importance, de son utilité en tant que personne, en tant qu’être.
Il existait enfin.
Il comptait.
(Khadra 1999, 160)

De simple chauffeur, il se transforme en agent de liaison, un membre qui agit en coulisses, mais est aussi déterminé que ceux qui aspirent, les armes en mains, à changer la politique du pays « […] pour soustraire le pays à la dictature des uns et à la boulimie des autres afin que nul ne soit bafoué par les gendarmes zélés et que la dignité soit définitivement restituée » (Khadra 1999, 161). Il se découvre plus fort, plus courageux, moins sensible au sang et aux cadavres et apprend à appréhender la mort avec calme et indifférence.

Nafa finit par rejoindre la lutte armée, propulsé vers l’abîme par un mensonge auquel ont eu recours les chefs islamistes de son quartier. Ils lui ont fait croire que son père a été tué par les « taghout1». Le lecteur, trompé par la narration des faits empruntant le point de vue des islamistes, finit par découvrir, et Nafa avec lui, que c’est un mensonge. Nafa apprend tardivement, alors qu’il s’est transformé en un acteur de la violence, que son père est décédé d’une crise cardiaque. En fait, lors de la perquisition du domicile parental par les gendarmes, le vieil homme découvre l’appartenance de son fils aux groupes islamistes armés et tombe raide mort.

L’engagement armé du jeune Walid se produit par étapes : il est d’abord intégré à un groupe de huit éléments qui opère en ville et au sein duquel il exécute six attentats. Le groupe ne rencontre aucun souci à s’infiltrer dans les cabarets ou parmi les membres de la haute société des quartiers huppés d’Alger. Leurs cibles sont « les fonctionnaires de l’autorité juridictionnelle » (Khadra 1999, 188). Ils les choisissent avec soin, assis sur les bancs du savoir au cœur de l’université algérienne. Nafa est ensuite conduit au maquis où, motivé par la recherche d’une reconnaissance sociale « particulière » ou « distincte », il orchestre des massacres spectaculaires pour devenir émir. Le qualificatif d’émir ne relève pas du texte sacré, explique Moussaoui :

Émir n’est pas un terme coranique justifiant son emploi par un mouvement se réclamant du fondamentalisme. Il n’y a aucune occurrence de ce terme dans aucun des versets coraniques, sauf à faire dériver le vocable amîr de l’expression awlâ’ al’amr (Coran, IV, 59, 83) qui signifie « ceux qui ont le pouvoir de décider ».
(2006, 305)

La reconnaissance de distinction exige des nouvelles recrues des efforts plus costauds : les militants se livrent à des violences sans mesure pour faire résonner leur réputation et gagner par conséquent la sympathie des membres influents des groupes armés. Cette reconnaissance de distinction permet également aux militants de s’octroyer une arme qui, au maquis, est un accessoire de luxe dont bénéficient seulement « ceux qui ont exécuté des attentats spectaculaires » (Moussaoui 2006, 49).

Fortement imprégné par l’idéologie de sa nouvelle communauté, Nafa se dit moudjahid et refuse catégoriquement que sa mère le qualifie de terroriste, convaincu qu’il est de « […] combattre au nom d’une guerre sainte dans le but de défendre un idéal, celui de la révolution islamique […] » (Khadra 1999, 188). Donner la mort est de ce fait alimenté par un système de valeurs qui vise à faire des victimes potentielles des ennemis avant de les tuer. Ce processus de fabrication d’ennemis sert à fournir un prétexte aux assassins et à renforcer leur imaginaire nourri par la glorification des profils anciens de guerriers musulmans. À cet effet, un certain nombre de mots relevant des registres de la langue arabe classique ou du dialecte algérien se trouvent particulièrement sollicités. La réapparition du signe distinct de « moudjahid » en est un exemple. « […] [L]e moudjahid, figure archétypale du politique en Algérie, est une catégorie de désignation qui charrie avec elle tout un ordre symbolique, l’ordre qui, au départ avait servi à sacraliser une entreprise guerrière » (Moussaoui 2006, 299).

Le terme « moudjahid » se trouve alors chargé d’une ambiguïté nourrie principalement de l’assimilation de sa connotation religieuse et du sens politique qu’on lui infère. La symbolique renouvelée de ce terme dérivé du djihad est consciente et volontaire. Elle œuvre à légitimer la violence des intégristes. Défini par ses idéologues comme une dette qui doit être honorée, « un impôt que tout musulman se doit de payer parce que l’Islam a été construit sur des “murs de sang” et “des montagnes de squelettes” » (Abu Bacir 2001, 3 cité dans Moussaoui 2006, 66), le djihad propose une réhabilitation de l’adhérent au projet du mourir vis-à-vis de l’histoire immédiate tout en se croyant un trait d’union entre un passé fantasmé et un avenir imaginé. Ces « candidats à la mort » que François Géré appelle « les volontaires de la mort » adoptent donc ces motivations qu’ils puisent dans leurs milieux respectifs et font « de la mort une raison de vivre » (2003, 12).

Une telle acception a la capacité de séduire les âmes égarées en les motivant et en les rendant capables de donner la mort. Il n’est pas inutile, ici, de rappeler que le mot « djihad », en référence au texte saint, renvoie principalement au « djihad an’nafs » : « Stricto sensu, ce djihad signifie fondamentalement la lutte intime qui oppose l’homme à son égo (nafs) ou à ses passions » (Goumeziane 2016, 49). Dans le cas de conflits armés, il se trouve secondé par le mot de « kital », de l’arabe قتال dans le Coran. L’auteur de l’Islam n’est pas coupable s’appuie sur les travaux de Hocine Kerzazi (2014) pour affirmer qu’il serait complétement faux de considérer cette lutte armée parfois obligatoire comme « une sorte de djihad externe », une sorte de « guerre sainte » (Goumeziane 2016, 49).

Le djihad, contrairement aux idées reçues, n’est donc nullement synonyme du kital de la tradition coranique, qui est un kital soumis à certaines conditions2, ou exceptionnellement nommé « le djihad par défaut », forme de résistance armée qui n’est autorisée que sous de précises conditions. Il est ce que le prophète Mohamed nommait « le petit djihad », par rapport au « grand djihad » que se doit le musulman à lui-même.

Omar Ziri, Yahia et Souhail : des témoins de la fiction littéraire

Diversifier les postures de sujets témoins de l’Histoire est le moyen qui permet aux écrivains algériens de faire part de la complexité du réel. Ces écrivains empruntent l’attitude du romancier historien du présent et déballent au travers de la narration les rouages de l’Histoire de dix années d’horreur.

Ils amalgament, par le biais du récit et de la construction de personnages romanesques, l’ordre narratif et l’événementiel historique qui, selon le lecteur, peut être lu comme une fiction, mais aussi comme une expérimentation non-fictionnelle du réel historique. Utilisées ensemble, la réalité et la fiction accordent aux écrivains dans la dramatique décennie la liberté de questionner tous les aspects d’une vérité inaccessible; celle de la violence qui, durant les années 1990, a endeuillé l’Algérie. Ces écrivains répondent de ce fait à ce que Jean-François Soulet désigne par « la frénésie interrogative » (1989). Souvent propre aux historiens, cette notion est utilisée pour décrire l’état d’esprit dans lequel se trouve tout individu qui, confronté à un événement traumatisant, tente de l’assimiler et d’en interroger les origines.

En ce sens, il devient intéressant de mettre en relief les profils des sujets témoins que représentent les trois personnages secondaires dans À quoi rêvent les loups : Omar Ziri, Yhaia et Souhail. Ces derniers illustrent la typologie de Moussaoui, à savoir deux profils de terroristes : le terroriste comme bandit social et le terroriste instrument et victime de la violence.

Omar Ziri, l’islamiste bandit social

Omar Ziri, « un loubard aux ancres glauques tatouées sur [l]es biceps » (Khadra 1999, 104), toujours « renfrogné, mégot au bec », qui ne sait pas remercier les gens et « consid[ère] le fait de demander pardon comme la plus vile des dérobades » (Ibid.), représente la figure du terroriste bandit social. Ce « bandit social » comme l’explique si bien Moussaoui n’est pas « un produit de la mosquée » (2006, 196). Il est le plus souvent un ancien détenu, un prisonnier en fuite ou tout simplement la personne la plus criminelle du quartier. Sa transformation de « voyou » en « islamiste armé » se fait en deux phases. La première traduit une mutation dans les idées du personnage et dans sa perception du monde. La seconde est celle du changement d’allure physique et de mode de vie. Les deux phases de la transformation du personnage sont provoquées par une date importante selon le narrateur : octobre 1988. Au lendemain de « l’hystérie nationale d’octobre 88 » (Khadra 1999, 104), Omar a troqué le bleu qu’il portait à longueur d’année « contre un kamis fleurant Médine et, à la place du béret basque, une toque, identique à celle d’Ali Belhadj, couv[e] la gestation tranquille de ses grands projets » (Ibid., 104-105).

Sous l’influence des groupes islamistes, le jeune homme au comportement marginal, considéré autrefois comme une menace et un danger pour ses voisins du quartier, devient une personne qui s’inquiète du sort de ses semblables. Sous les recommandations de l’imam Younes, il transforme sa gargote en La Nef, « un “resto du cœur” version FIS » (Ibid., 105). Les slogans islamistes sont affichés à l’enseigne de la gargote, la transformant en un « centre d’accueil et de propagande » (Ibid., 106). Les murs sont repeints et couverts de photos mettant en scène la répression, par les forces de l’ordre, des manifestants d’octobre 1988.

Au sein de ce lieu mitoyen de la mosquée, autrefois sale et horrible, dépeint par le narrateur comme « un trou à rat encombré de tables vermoulues et de bancs sur lesquels les fonds de culotte s’usaient plus vite que sur la rampe d’un escalier » (Khadra 1999, 105), Omar Ziri, avant les évènements d’octobre 1988, comptait ses sous avec vigilance et grimaçait devant l’obligation de rendre la monnaie à sa clientèle constituée essentiellement d’éboueurs et de journaliers. Devenu philanthrope après s’être conformé à la mouvance islamiste et à ses règles, sa caisse est supprimée et emporte avec elle les chansons de Dahmane El-Harrachi au profit d’une charité sans mesure, bercée par des chants religieux. Il continue à servir sa clientèle fidèle, mais à présent aussi les démunis et les mendiants venant d’abord se rassasier dans son « resto du cœur ». Ces derniers se trouvent ensuite embobinés par des sortes de « marabouts afghans » (Khadra 1999, 105) appelés « cheikhs ». « Ils intervenaient entre deux bouchées, à tour de rôle, pour dire aux pauvres combien ils avaient du chagrin pour leur infortune » (Khadra 1999, 105-106). De nombreux jeunes comme Omar Ziri ont été séduits par la mouvance islamiste durant les années 1990 en Algérie. Croyant œuvrer pour la bonne cause, il se sont pliés aux exigences du FIS (Front Islamique du Salut), qu’elles soient vestimentaires ou spirituelles. Une transformation souvent accélérée d’une part par la peur et la menace, et de l’autre par le sentiment d’être dans l’obligation de définir son appartenance. Il fallait choisir son camp, étant face à une menaçante révolution « qui ne pardonnerait rien à ceux qui ne prendraient pas le train en marche » (Khadra 1999, 105).

Yahia et Souheil, des islamistes armés instruments et victimes de la violence

Dans À quoi rêvent les loups, nous retrouvons cette conception qui fait de l’action terroriste « un appel au secours lancé au monde » (Hacker 1976, 241). C’est du moins ce que laissent déduire les postures que l’auteur assigne à son personnage principal Nafa, mais aussi aux deux personnages que nous choisissons de présenter ici brièvement et qui sont Yahia et Souheil. En revanche, par le sort qu’il réserve aux figures littéraires de terroristes, l’écrivain présente le terrorisme comme un langage sourd à la notion d’humanisme.

Yahia, « le musicien qui ferait surgir des houris de sa mandoline » (Khadra 1999, 217), a rejoint le maquis, offensé par les forces de l’ordre à cause de son fils qui a choisi de militer pour le FIS. La trajectoire réservée à ce personnage illustre une des motivations de la mobilisation dans la lutte armée avouées par des militants qui ont profité de l’appel au repentir déclamé par le président Zeroual en 1994. Ces repentis affirment que l’humiliation et la gêne qu’ils ressentaient à chaque irruption de la police chez eux, l’obligation de leur fournir à chaque fois et à tout moment preuves et justifications, font partie des raisons les ayant poussés à rejoindre le maquis. « Coincés entre une mort sociale certaine et un martyre probable, les jeunes choisissent souvent la seconde solution qui est, à tous points de vue, plus méritoire : revanche active et valorisation sociale » (Moussaoui 2006, 47).

Sous l’effet de cette humiliation, Yahia, l’ancien musicien qui adorait faire des tours de magie, décide de rejoindre le maquis. « C’était infernal. Au bout de plusieurs mois de persécution, je n’en pouvais plus. J’ai pris alors mes deux garçons et j’ai hurlé : “Mort aux vaches.” Il y a des limites, kho. Plutôt crever que tolérer certains abus… » (Khadra 1999, 218) Surnommé « Issam Abou Chahid » par les moudjahidines, Yahia assassine des dizaines de gendarmes. « La vue d’un uniforme me rendait enragé. J’en ai flambé une dizaine, à Sidi Moussa. Plus j’en égorgeais, et plus j’en voulais » (Khadra 1999, 219), raconte-t-il à Nafa. Il finit par perdre ses deux fils : le premier trouve la mort dans ses bras sous les balles des gendarmes et l’autre, accusé par une combattante de harcèlement sexuel, est exécuté par l’émir de sa katiba d’affiliation. Ces incidents dramatiques amènent Yahia à remettre en question les valeurs de son nouveau groupe d’appartenance.

L’histoire de Souheil illustre également la figure du terroriste comme à la fois acteur et victime de la violence. Cet officier de la marine nationale croyait accéder aux privilèges somptueux réservés aux membres de haut statut des groupes islamistes armés par le biais des sacrifices dont il a fait preuve. Il n’a pas hésité à trahir son unité et à liquider par la même occasion trois de ses coéquipiers. Ce faisant, il croyait bénéficier des avantages promis par les dirigeants des groupes armés, une reconnaissance de distinction, comme définie précédemment, qui l’aurait doté d’un pouvoir sans frein ni limite.

N’avait-il pas, en sa possession, trois fusils mitrailleurs, deux armes de poing, un caisson de grenades et la liste complète des officiers? Les frères ne lui avaient-ils pas promis de l’envoyer dans la base arrière, en Europe, dès que possible, et de n’agir, en attendant, qu’en zone urbaine?
(Khadra 1999, 224-225)

Or, entre les jouissances promises et celles réellement acquises, la différence est probante, causant de ce fait – et particulièrement pendant les vagues de dissidence qui ont affaibli les rangs des groupes islamistes armés – la révolte et l’insatisfaction de Souheil. Ne supportant pas les conditions défavorables du maquis et s’estimant dupé et trompé par « les frères », il prend la décision de retourner à Alger. Sa fuite lui coûte la vie : on l’attrape et on l’accroche à un mât avant de prendre le soin de l’égorger. Cet acte est un avertissement pour quiconque souhaitant revenir sur ses engagements envers les GIA. Pendre l’homme dans un espace public vise à exposer le sort des « traitres » et à terroriser les adeptes. Souheil, qui, en portant les idéaux des groupes islamistes armés, croyait « échapper à la malédiction de l’inutilité et de l’insignifiance » (Khadra 1999, 181), sacrifie sa fonction, ses camarades et son devoir envers l’État, mais n’échappe pas au châtiment.

Il est à ce niveau utile de préciser qu’à l’humiliation exercée par les forces de l’ordre mentionnée précédemment s’ajoute la pression exercée par les groupes armés eux-mêmes sur les sympathisants du FIS, les obligeant d’abord sous les menaces à rejoindre le maquis et les empêchant ensuite de quitter l’aventure ou de se repentir. Souheil comme Yahia n’en sont pas épargnés. Soupçonné en raison d’un comportement bizarre après l’exécution de son fils, mais aussi accusé de sorcellerie par son émir, Yahia est liquidé par les intégristes sans le moindre regret. « [Il] sera tué vers la fin de l’été. Agacé par ses tours de passe-passe, son émir le fera exécuter pour sorcellerie » (Khadra 1999, 221).

S’engager dans la mouvance islamiste se fondait également sur un effet de « mimétisme » (Moussaoui 2006, 48). Un nombre important de jeunes ont été séduits par la mobilisation que proposait le FIS au milieu d’un statu quo social et politique. Toutefois, le public visé par cette mobilisation y est à la base « potentiellement disposé : anciens détenus administratifs de la mouvance islamiste, imams et jeunes chômeurs » (Moussaoui 2006, 48-49). L’expérience personnelle, la pression sociale, la force exercée par les forces de l’ordre sur les citoyens, l’absence de reconnaissance sociale sont autant de sillons à creuser pour comprendre les motivations des combattants. Il est nécessaire de suivre ces pistes à des fins de compréhension mais surtout dans un objectif de prévention car elles révèlent une terre fertile où certains sèment la violence. Hamit Bozarslan le dit d’ailleurs lorsqu’il parle du milicien turc de la « période de la terreur », « l’idéologie n’accomplit ces fonctions qu’à posteriori. L’adhésion à une idéologie est sans doute loin d’expliquer les raisons d’une mobilisation, encore moins de sa militarisation » (Bozarslan 1999).

Le constat veut qu’on assiste, dans À quoi rêvent les loups, à la naissance d’un autre type d’engagement dans la lutte armée contre le pouvoir qui ne dépend pas exclusivement de la cause islamiste mais qui puise ses motivations dans une recherche de prise en charge psychologique face à une « marginalité sociale » (Moussaoui 2006, 196) envahissante. Grâce au dosage intelligent entre réel et fiction, Yasmina Khadra, cet historien du présent, transpose savamment une réalité collective dans un univers de fiction intemporelle loin de son caractère immédiat. Il consacre de ce fait son roman à dire « la réalité sociale et historique dont la matrice est la mémoire, comme repère identitaire complexe et vital à la fois » (Mokhtari 2002, 26).

Conclusion

La fiction, et particulièrement, ici, le roman À quoi rêvent les loups, joue un rôle majeur dans la reconfiguration de la réalité d’une Algérie en état de crise. Le roman emboite le pas aux études sociologiques consacrées aux profils des repentis et propose une fiction où l’Autre est un sujet en devenir. L’art de raconter des histoires, la narration, permet de changer la lentille sur l’Histoire. Elle déstabilise le réel et la fiction et se place entre les deux pour tenter, en s’affranchissant de ce binarisme, de répondre à la question posée dans et par le roman francophone algérien; celle de vouloir comprendre comment l’Algérie s’est retrouvée prise par le piège de la violence intégriste. L’ambition étant de ne pas créer une histoire mais de raconter des versions de l’histoire où les drames éprouvés par les personnages, tous les personnages, témoins inventés ou réels, ne sont pas refoulés.

C’est cette histoire vivante que semblent prendre en charge les écrivains francophones algériens dans la décennie noire des années 1990. À quoi rêvent les loups propose la restructuration d’un traumatisme historique, celui, double, de la violence islamiste et de l’intégration de cette violence par des jeunes musulmans, restructuration qui passe par la mise en place d’une perspective ou d’un point de vue d’un personnage qui est un témoin ou un bain révélateur.

Donner la parole au terroriste relèverait de la volonté de savoir ce que disent « les gens d’en-face » sur le drame algérien et comment ils le perçoivent. C’est en cela que se trouverait peut-être le salut; tenter de « passer le miroir pour comprendre l’autre » (Ferradji et Mestre, 2007).

  1. 1Le mot « taghout », constitué à partir du radical tagha et de la racine taghw, renvoie, selon ses nombreuses occurrences coraniques, à ce qui dépasse la limite, ce qui déborde, et par extension, désigne celui qui se rebelle. La définition que lui donnent les salafistes est plus précisément centrée sur le politique en rapport avec le religieux. Elle découle de celle qu’en donne Muh. B. Abd al-Wahhâb dans son épître « signification du taghût (Ma’nâ al-tâghût) » (Moussaoui 2006, 306).
  2. 2Goumeziane recense cinq principales exigences mentionnées dans le Coran pour rendre légitime cette résistance. Primo, le respect de la liberté de chacun et de son droit à la mécréance. Secundo, elle n’est reconnue que sous la forme de légitime défense répondant à une agression préalable. Tertio, en l’absence de toute agression, l’entente et l’amitié sont prescrites même envers les populations d’appartenances religieuses différentes. Quarto, les pactes de non-agression signés entre les populations maintiennent la paix. C’est la trahison de ces pactes qui appelle à la résistance armée. Quinto, la solidarité avec les populations musulmanes agressées est recommandée en l’absence de pacte signé avec la partie adverse. (Goumeziane, 2016).