La littérature comparée à Montréal

École ou communauté illusoire ?

Chères amies, chers amis comparatistes … je fais écho dans ces mots d’ouverture à une invocation de Derrida (« O mes amis démocrates » ; 340), tirée de son livre sur les Politiques de l’amitié, dans lequel il critique le paradigme de l’amitié basée sur le concept de la fraternité. Reprenant les textes de Maurice Blanchot sur l’amitié, sur la communauté inavouable et sur l’écriture du désastre, il cherche à penser une amitié libre de « toute communauté déterminée, de toute filiation ou affiliation, de toute alliance de famille ou de peuple, et même de toute généralité donnée » (337). Cette amitié serait aussi libre de la « convocation à comparaître » (336), c’est-à-dire de la nécessité de la coprésence des amis. Au lieu d’une « communauté vivante », actuelle, physique (329), il invoque une démocratie « à venir » (339). Il rejette toute notion de communauté d’amis, « avouable ou inavouable, désœuvrée ou non » (faisant ainsi référence aux livres de Blanchot et de Jean-Luc Nancy) (338), car la « communalité du commun » (330) risque « toujours de faire revenir un frère » (331) et de tomber dans le « phratrocentrisme » (309), ce qui implique la filiation, mais aussi l’exclusion de ceux qui ne peuvent pas être des « frères » — les femmes et les étrangers. Mais si « l’amitié » telle que conceptualisée par Derrida « s’éloigne alors au-delà de toutes ces déterminations » (327), des questions inévitables se posent : « Pourquoi ne suis-je pas l’ami de n’importe qui ? » et « Qui sommes-nous alors ? Qui est ce nous » ? (338).

En remplaçant le concept d’amitié démocrate par celui de comparatisme, je pourrais poser ces mêmes questions aujourd’hui. Qui sommes-nous ? Situés entre deux pôles – celui de l’école, terme maintes fois utilisé par nos amis comparatistes européens pour désigner le comparatisme montréalais, si différent à leurs yeux du comparatisme pratiqué ailleurs, surtout en Europe et même aux États-Unis, et celui d’une communauté totalement illusoire, qui, selon certains, a « perdu son objet » dans une pratique sans balises, empiétant sur toutes les plates-bandes disciplinaires et institutionnelles — peut-on déceler une pratique non pas homogène ou commune, mais une certaine façon de penser et d’enseigner, qui nous permet de répondre à cette question, « Qui sommes-nous ? »

Afin d’illustrer à quel point notre comparatisme se différenciait des autres, il est utile de se pencher sur la table de matières de plusieurs « bibles » de la littérature comparée et sur quelques livres d’introduction générale à la discipline, parus pendant les trente années cruciales de la constitution de la littérature comparée à l’Université de Montréal. Il s’agit de la période qui va de 1969, l’année de sa création comme programme autonome d’études supérieures, à 1999, quand la nouvelle option doctorale de littérature comparée et cinéma a été créée, ainsi que la plupart des programmes de premier cycle — les trois baccalauréats bidisciplinaires de littérature comparée et philosophie, cinéma et études anglaises, l’option comparatiste du baccalauréat en lettres et sciences humaines et les premières esquisses de la majeure en littérature comparée (qui a finalement été acceptée en 2002) :
1. Qu’est-ce que la LCO ? de Brunel, Pichois et Rousseau, publié à Paris en 1983, dont les sept chapitres nous informent sur la naissance et le développement de la discipline, sur les influences et les sources, l’histoire littéraire, l’histoire des idées, la littérarité, la thématique et la poétique. 2. La littérature comparée par Yves Chevrel, publié en 1989 aux Presses universitaires de France, dont les chapitres nous instruisent sur les échanges littéraires internationaux (ch. 2), l’historiographie littéraire (ch. 3), les mythes littéraires (ch. 4), les formes artistiques » (ch. 5), et la poétique comparatiste (ch. 6). 3. Littérature comparée, de Souiller et Troubetzkoy, paru aux Presses universitaires de France en 1997, qui inclut des sections sur les mythes, motifs et thèmes, l’irradiation, la fortune et l’image, la réception, la conscience de soi, la nature, la représentation, le temps, la poésie, le tragique, le comique, le roman, « l’ailleurs », la nouvelle, l’Antiquité, les diverses littératures nationales, la thématique, la rhétorique, la narratologie, la sociologie de la littérature, la psychanalyse et la critique féministe. Passons aux États-Unis : 4. Comparative Literature : A Critical Introduction, par Susan Bassnett, publié en 1993, qui définit la littérature comparée de manière traditionnelle comme « the study of texts across cultures » et « patterns of connection » (1), et se divise en sept chapitres sur l’histoire de la littérature comparée, le domaine non occidental, le comparatisme britannique et postcolonial, les récits de voyage, le genre et la traduction.

Quel comparatiste à l’Université de Montréal se serait reconnu dans la discipline telle qu’elle était présentée par ces livres canoniques sur la littérature comparée ? Je n’hésite nullement à dire : personne, ni professeurs ni étudiants. On n’étudiait même pas ces textes largement diffusés, dont les thèmes étaient très éloignés des préoccupations de nos prédécesseurs dans l’ancien programme de littérature comparée. Ces livres ne définissaient absolument pas la littérature comparée chez nous. Beaucoup plus récemment, le livre collectif dirigé par Haun Saussy, Comparative Literature in an Age of Globalization, paru en 2006 aux États-Unis, soulignait l’apport de l’interdisciplinarité, des études de genre, de race et de classe, des théories des médias, des études culturelles, et de la théorie postcoloniale, ainsi que l’ouverture de la littérature comparée à de nouveaux objets. Ce qui est plus significatif, cependant, c’est un passage vers la fin de son introduction, dans lequel Saussy décrit la littérature comparée comme un lieu de réflexion interdisciplinaire beaucoup plus vaste « for reconceiving the ordering of knowledge both inside and outside the humanities » (34). Voilà qui s’approche davantage de la façon dont les comparatistes pratiquaient leur discipline ici. La description de la littérature comparée comme un lieu de réflexion générale s’appliquait à notre discipline dès ses débuts à l’Université de Montréal en 1969. Avant que la littérature comparée états-unienne ne prenne ce virage vers la transdisciplinarité, avant qu’elle ne parle d’études culturelles et de médias, les comparatistes ici pratiquaient déjà ce que Saussy en 2006 décrivait comme une reconceptualisation plus générale du savoir, et étaient par conséquent perçus comme des comparatistes bien particuliers appartenant à une école spécifique qui se différenciait de façon percutante du comparatisme pratiqué ailleurs.

Évidemment, nos prédécesseurs en 1969 ne parlaient guère de race, ni, surtout, de genre ou de théorie féministe. Les comparatistes qui leur ont succédé ont constamment intégré de nouvelles approches, de nouvelles théories, de nouvelles problématiques, de nouveaux objets transdisciplinaires et intermédiatiques, ainsi que de nouveaux espaces culturels. Mais il ne faut pas oublier l’ouverture très rapide de la littérature comparée ici aux cultures non occidentales. Quand la littérature comparée pratiquée ailleurs limitait encore son corpus à la sacro-sainte trinité des littératures française, allemande et anglaise (avec des incursions chez Dante et Cervantès), Wladimir Krysinski a mis l’Amérique latine au centre, et pas dans l’annexe, de son étude sur le roman moderne dans Carrefours de signes (publié en Europe en 1981). Et avec l’arrivée de nouvelles collègues, cette ouverture s’est élargie vers le Japon (Livia Monnet), la Chine (Tonglin Lu) le monde arabe (Najat Rahman), et maintenant vers la culture autochtone avec la création de notre nouveau programme de 2e cycle. Ce qu’écrivait la comparatiste brésilienne Tania Carvalhal en 1986 dans son livre Literatura comparada, ne s’appliquait donc pas tout à fait ici : elle écrivait dans son chapitre sur la « décolonisation littéraire » que « l’apanage de la littérature comparée traditionnelle était l’eurocentrisme » (77). Même s’il est vrai que nos premiers comparatistes ont surtout travaillé sur des littératures européennes, ils se sont rapidement tournés, déjà au début des années 80, vers les littératures latino-américaines (Wladimir Krysinski et Walter Moser) et même africaines (Wlad Godzich, et, bien sûr, Paul Zumthor dans ses travaux sur l’oralité).

Mais peut-on vraiment parler d’école ? Encore plus restrictif que le concept de communauté critiqué par Derrida dans son livre sur l’amitié, le terme d’école évoque un conformisme et une homogénéité qui ne conviennent pas tout à fait à ce petit groupe de pères fondateurs à l’Université de Montréal (il n’y avait pas de comparatistes femmes pendant de nombreuses années) qui ont mis en place une pratique comparatiste ayant laissé de profondes traces dans la façon dont nous nous voyons encore aujourd’hui, dans les descriptions de cours, dans les projets de recherche, dans les publications – des traces dont je parlerai plus loin. Le groupe de comparatistes fondateurs était bien diversifié. Dans la première décennie après sa fondation (les années 70), il y avait deux médiévistes – Paul Zumthor et Eugene Vance – deux spécialistes de la première modernité (Antonio Gómez Moriana, qui étudiait la littéraire espagnole des 16e et 17e siècles et Timothy Reiss, qui écrivait sur les écrits non exclusivement littéraires, surtout publiés en anglais au tout début du 17e siècle), un spécialiste du romantisme allemand (fin 18e-début 19e) et de Musil (auteur autrichien du 20e) – Walter Moser – et un expert de Pirandello, dramaturge, romancier et nouvelliste sicilien du début du 20e (Wladimir Krysinski). Ces professeurs, originaires de Suisse (allemande et française), de Pologne et d’Angleterre, publiaient leurs travaux en plusieurs langues, dont le français, l’anglais, l’allemand, l’italien, le portugais et espagnol. Comment cette diversité a-t-elle pu être associée à la perception que le comparatisme montréalais constituait une école ?

Pour réfléchir à cette question, je me pencherai sur ce que j’appelle la « constellation Préambule », constituée par un ensemble de livres publiés par les premiers comparatistes ici aux Éditions Le Préambule à Montréal, dans la collection « L’univers du discours » dirigée par Antonio Gómez-Moriana et Danièle Trottier, et distribués en France, en Belgique et en Suisse : Antonio Gómez-Moriana, La subversion du discours rituel, 1985 ; Wladimir Krysinski, Le paradigme inquiet : Pirandello et le champ de la modernité, en 1989 ; Walter Moser, Romantisme et crises de la modernité : Poésie et encyclopédie dans le Brouillon de Novalis, aussi de 1989 ; et Paul Zumthor, Performance, réception, lecture, 1990. Pendant ces années, Timothy Reiss, l’un des pères fondateurs du comparatisme ici, publiait, au Cornell UP, The Discourse of Modernism (1982) et The Meaning of Literature (1992). J’ajouterais à la constellation Préambule ces deux livres publiés ailleurs en anglais, car ils s’inséraient dans la pratique comparatiste en train de se forger à l’Université de Montréal. Dans un espace de 10 ans — entre 1982 et 1992 – ces ouvrages majeurs synthétisaient les recherches menées dès la fondation du programme de littérature comparée (et qui étaient publiées en partie dans des versions antérieures dans plusieurs langues, généralement en forme d’articles ou de chapitres de livres parus à l’extérieur du Québec). Par ailleurs, nos prédécesseurs faisaient partie d’une constellation plus grande d’intellectuels montréalais dont les recherches paraissaient également aux éditions Le Préambule, et dont je citerai seulement quelques noms : Marc Angenot (1889. Un état du discours social), Régine Robin (Le roman mémoriel : de l’histoire à l’écriture du hors-lieu), Simon Harel (Le voleur de parcours : Identité et cosmopolitisme dans la littérature québécoise contemporaine), et Maryse Souchard (Le discours de presse).

Qu’est-ce qui caractérise les œuvres de ces auteurs ? En premier lieu, le développement d’une problématique ambitieuse et complexe, plutôt que d’un sujet très pointu. Dans son livre The Discourse Of Modernism, par exemple, Timothy Reiss relit plusieurs textes parus depuis la Renaissance pour analyser l’émergence d’un paradigme central de la modernité, qu’il appelle analytico-référentiel, et qui est encore vivant aujourd’hui. Il explique que les contre-discours de l’époque devenaient invisibles et même impensables, à cause de l’hégémonie de ce paradigme, et donne l’exemple du texte Il cannocchiale aristotélico (Le télescope aristotélicien, 1654) d’Emanuale Tesauro. Ce penseur italien questionnait la constitution du savoir comme pratique objective, insistant sur l’activité du sujet de la perception, dont la perspicacité et la « versabilité » impliquent une relation étroite entre les circonstances analysées et le sujet lui-même, préfigurant ainsi de plusieurs siècles certains questionnements centraux de la pensée postmoderne au 20e siècle. Le télescope dans le texte de Tesauro devient une métaphore du signe linguistique arbitraire qui nous sépare de l’objet, une pensée que Timothy Reiss relie aux théories de Frege sur les signes et l’épistémè moderne développées plusieurs siècles plus tard, ainsi qu’à la problématisation du discours analytico-référentiel qui va de Galilée (avec son texte de 1610 sur le télescope qui s’interpose entre l’esprit humain et le monde matériel — Reiss 24) à Freud (26-27). La modernité apparaît dans le texte de Reiss comme un phénomène complexe dont les discours hégémoniques occultent une pensée transgressive qui ne peut devenir visible que beaucoup plus tard. Dans The Meaning of Literature, Reiss s’attaque également à un sujet immense avec le souci comparatiste par excellence de se regarder de l’extérieur, de remettre en cause ses propres présupposés culturels, de se rendre compte que la littérature n’a pas les mêmes fonctions et « significations » dans toutes les sociétés et dans toutes les époques. Sa question centrale ici est la suivante : Comment est-ce que la conception moderne de la littérature (en opposition avec celle des lettres qui correspondait à un paradigme plus vieux) a émergé à partir de la Renaissance ? Cette pensée ambitieuse et transdisciplinaire se voit aussi chez Paul Zumthor, qui, dans son livre sur la performance, n’évoque rien de moins que la « constitution d’une science globale de la voix » (10) et d’une « anthropologie de la parole humaine » (17), en se penchant sur « l’effet exercé par l’oralité sur le sens même et la portée sociale des textes » (12).

Même quand les comparatistes ici s’intéressaient à un auteur en particulier, c’était toujours dans le contexte d’un champ plus grand et d’une problématique plus générale. Dans Le paradigme inquiet : Pirandello et le champ de la modernité, Wladimir Krysinski examine Pirandello dans le contexte du théâtre moderne européen, le présentant comme précurseur d’un certain postmodernisme. Le paradigme inquiet de Pirandello préfigure donc une crise plus générale de notre monde contemporain en ce qui concerne l’aliénation, la solitude, la perte de repères culturels et familiaux, la crise du sujet moderne et l’incommunicabilité. Wladimir Krysinski propose « de saisir l’œuvre de Pirandello en tant que vecteur à partir duquel une lecture cohérente de la modernité devient possible » (14). Dans Romantisme et crises de la modernité : Poésie et encyclopédie dans le Brouillon de Novalis, Walter Moser se penche sur la première « crise de la modernité » survenue à la fin du 18e siècle, quand les romantiques allemands comme Novalis ont fustigé le cloisonnement du savoir et l’abîme qui avait surgi entre les sciences, la philosophie et la littérature, abîme qui appauvrissait l’expérience et la réflexion du sujet moderne. Novalis préconisait un regard nouveau, transdisciplinaire nous dirions aujourd’hui, qui pourrait réunir les disciplines morcelées en spécialisations étanches. Comme troisième exemple, je mentionnerai le livre La subversion du discours rituel, dans lequel Antonio Gómez-Moriana analyse l’écriture transgressive d’un roman espagnol du 15e siècle, Lazarillo de Tormes, qui reprenait des discours rituels de l’Inquisition et de la confession autobiographique pour déconstruire des pratiques discursives liées au pouvoir de l’Église, instaurant ainsi une réflexion très moderne sur l’authenticité de la confession et la violence de l’institution des discours hégémoniques.

Ces recherches avaient des répercussions importantes sur toute la vie départementale. Les séminaires collectifs de recherche, qui réunissaient pendant plusieurs années des professeurs et étudiants des quatre universités montréalaises dans les anciens locaux du programme de littérature comparée à l’Université de Montréal (situés à l’époque dans une vieille maison sur le Boulevard Édouard-Montpetit, dont la cuisine servait de lieu de rencontre et de débat), étaient des forums de discussion de théories et de problématiques très vastes, comme la modernité, la postmodernité et la mondialisation. Les groupes de recherche subventionnés s’inséraient dans cette tradition : dont l’équipe travaillant sur la marginalisation discursive avec Antonio Gómez-Moriana, et celles qui se penchaient sur le baroque et sur le recyclage (reprise et transformation de paradigmes littéraires et culturels dans le Nouveau Monde) avec Walter Moser. Même les cours créés lors du développement du premier cycle à la fin des années 90 s’articulaient généralement autour de questions plus larges : l’essai comme pensée littéraire, littérature et diversité humaine, littérature et pensée scientifique, pratiques culturelles, problèmes de la représentation, littérature et ethnicité, l’avènement du monde contemporain.

Mais revenons à notre constellation. Les grandes questions posées par les livres de nos prédécesseurs ne visaient pas seulement la compréhension d’une époque révolue. Il ne s’agissait jamais d’un travail d’érudition qui mettait à distance le passé comme objet de réflexion scientifique par un regard désincarné, une vision transcendantale planant au-dessus de son époque et celles du passé. On ne peut guère parler ici de médiévistes, de seiziémistes, de dix-huitiémistes ou de spécialistes de l’avant-garde dans le sens traditionnel. Dans tous les cas, le regard sur le passé était conscient de son propre contexte. La première crise de la modernité, par exemple, était explicitement comparée à la deuxième par Walter Moser, qui expliquait que la première « prend un sens tout particulièrement actuel aujourd’hui que nous nous situons dans une autre crise de la modernité – encore de la même modernité » que certains appellent la postmodernité, concluant que le Brouillon de Novalis « nous habilitera à comprendre historiquement notre propre malaise à l’égard d’une modernité qui ne veut pas finir » (11). Le discours « analytico-référentiel » qui a émergé après la Renaissance était conçu par Timothy Reiss comme présent et actuel, les questionnements du dramaturge sicilien du début du 20e siècle étaient présentés par Wladimir Krysinski comme pertinents pour nous, et le texte du romancier espagnol du 15e siècle étudié par Antonio Gómez-Moriana suscitait des interrogations qui peuvent, encore aujourd’hui, nous inciter à déconstruire nos propres confessions — ces récits de vie ou life-writing contemporains dont l’authenticité est plus qu’incertaine, comme le « mimétisme coercitif » des récits ethniques qui imitent une image imposée par des discours dominants critiqués par Rey Chow. Comprendre le passé nous aide donc à interroger notre présent, comme le soulignent plusieurs livres de cette constellation. Je citerai ici une phrase de Reiss, tirée de son livre sur le discours de la modernité : « Only by studying the specific discursive response to what was viewed (by such as Galileo, Bacon, Descartes, and Hobbes) as a particular crisis of discourse can we ourselves hope to respond to what is perhaps a similar crisis in our time » (23). Cette préoccupation, celle d’étudier le passé comme un héritage vivant, comme une source d’interrogations encore pertinentes et enrichissantes, nous a profondément marqués.

La signification de l’étiquette « école » appliquée aux premiers comparatistes à l’Université de Montréal va plus loin encore. Dans les remerciements des livres mentionnés, les auteurs expriment souvent leur gratitude envers leurs collègues qui les ont lus, qui ont fait des commentaires sur leurs premiers jets d’écriture, et qui ont évolué ensemble dans un groupe entretenant de constants échanges intellectuels. Je citerai ici Walter Moser : « Ma gratitude va également à mes collègues du Programme de littérature comparée de l’Université de Montréal. C’est dans un dialogue presque quotidien avec eux que ce travail a pris forme, s’est précisé et articulé. La communauté des chercheurs, dont parlent si souvent les textes théoriques, est ainsi devenue une réalité concrète pour moi » (12). Les membres de cette « communauté » dont parle Moser ont partagé les mêmes lectures théoriques principales. Walter Moser, Antonio Gómez-Moriana, Timothy Reiss et Wladimir Krysinski citent abondamment Foucault sur le discours – la collection du Préambule, dirigée par Antonio Gómez-Moriana et Danièle Trottier s’appelait d’ailleurs « l’Univers du discours » — référence qui est aussi présente dans certains titres des œuvres publiées par les comparatistes de l’Université de Montréal — La subversion du discours rituel, The Discourse of Modernism — ainsi que dans d’autres titres de la collection : Le discours maghrébin, Le discours de presse, 1889 Un état du discours social. À cette influence centrale de l’analyse du discours issue surtout des travaux de Foucault s’ajoutent de nombreuses lectures théoriques communes, qui varient selon l’auteur, mais qui gravitent autour d’Adorno, d’Habermas, de Bakhtine, d’Austin, de Barthes, de Bachelard, de Benjamin, de Derrida, de Lacoue-Labarthe, de Lyotard, de Maingueneau et de Deleuze. La littérature comparée traditionnelle pratiquée ailleurs partageait fort peu ces intérêts et ces références communes. On comprend alors bien pourquoi on a pu parler d’une école montréalaise.

Cette archive commune a évidemment évolué depuis, avec moins d’accent sur l’analyse du discours – maintenant on parle aussi du corps, d’intermédialité, du nouveau matérialisme, des théories du trauma, des théories féministes et queer, des théories de l’espace, de la pensée littéraire, de l’affect, de la nouvelle philosophie italienne d’Agamben et d’Esposito, et d’écocritique. On lit aussi des anthropologues, des sociologues, des urbanistes, des politologues, des experts en médias, ainsi que des théoriciens du genre, de la sexualité et de la race. La constellation s’est donc désagrégée en d’infinis points de fuite transdisciplinaires et transculturels – un dés-astre, pour jouer avec le titre du livre de Blanchot cité par Derrida (337) – ce que certains pourraient plutôt voir comme un désastre (dans le sens littéral du mot) et dissolution de la constellation des amis et frères. On ne pourrait donc certainement plus parler d’école aujourd’hui.

Mais j’aimerais revenir à notre tradition vivante, liée à l’histoire intellectuelle de la littérature comparée illustrée par les travaux de quelques « pères fondateurs » de notre département. Nous avons vu que le comparatisme dont je parle va bien au-delà de la qualification générale de la littérature comparée comme étude du fait littéraire (et par extension, du discours, des médias et d’autres formes d’expression culturelle) dans un contexte transculturel et translinguistique. Je me pencherai rapidement sur quelques autres traits distinctifs, dont plusieurs étonnent encore régulièrement les étudiants étrangers venus étudier chez nous.

Même si les théoriciens de la littérature comparée récente, surtout aux États-Unis, ont souvent souligné l’interdisciplinarité (Saussy 2006), celle qu’on pratique ici est constitutive de la discipline dès ses débuts et, dirais-je, va beaucoup plus loin pour devenir une véritable transdisciplinarité qui transgresse régulièrement les frontières disciplinaires et questionne le cloisonnement des savoirs. Dans son livre de 1989, Walter Moser parlait de la « grande ouverture interdisciplinaire » (12) qui était essentielle pour cerner une problématique complexe. En 1990, Paul Zumthor qualifiait déjà sa recherche de « carrefour interdisciplinaire » dans son livre Performance, réception, lecture (il mentionnait l’ethnologie, l’acoustique, la médecine, la psychanalyse, la mythologie, la phonétique, la pragmatique, la sémiologie et la sociologie des cultures populaires), tout en reconnaissant le « risque que cela comporte » (9). En dépit de ce risque, il soulignait la « nécessité d’un dépassement des disciplines particulières, en vue d’une tentative de saisie globale de l’objet » (12). La transdisciplinarité (l’interdisciplinarité invoquée par nos collègues tendait en fait plus vers la transdisciplinarité qui questionne les frontières entre savoirs) est inextricablement liée à la réflexion sur des problématiques complexes, telles les contradictions de la modernité, ce qui explique le choix d’objet d’étude par plusieurs comparatistes de cette constellation (Moser, Krysinski, Reiss, Gómez-Moriana). Le choix de Novalis, ce romantique allemand, est particulièrement éclairant à cet égard, car il a lui-même prôné la transgression disciplinaire et illustré « l’interaction entre les différents savoirs et champs disciplinaires » (9). Je cite Walter Moser à propos de Novalis : « Philosophie, science et poésie en particulier devaient sortir de leur séparation basée sur une différenciation formelle et fonctionnelle et s’engager dans une dynamique interactionnelle sous le dénominateur commun d’une poïesis » (7). Cet objet d’étude nous « oblige donc à accepter la mise en question qu’il est capable d’adresser à nos instruments et habitudes de travail » (8) et nous impose la création d’un « nouvel horizon conceptuel » (10).

Cette transdisciplinarité marque encore fortement la pratique de la littérature comparée de nos jours, et emprunte constamment de nouveaux chemins. C’est au centre de notre autodéfinition, comme l’illustre ce pamphlet de 2006 qui présentait nos programmes aux nouveaux étudiants et qui insistait sur le « décloisonnement culturel et disciplinaire ». Quant à la création du nouveau baccalauréat de littérature comparée (2015), projet collaboratif de longue haleine dont les premiers jalons datent de l’époque du développement du premier cycle au début des années 2000, il poursuit la tradition comparatiste montréalaise en créant de nouveaux cours qui abordent des problématiques plus vastes : dont « Le livre et ses avatars » et « Lectures numériques ». Par ailleurs, les divers blocs (dont Savoirs et théories littéraires, Traditions littéraires comparées, Cinémas et autres médias, et le bloc Interculturel) donnent une formation interdisciplinaire vaste et ouverte permettant aux étudiants de cheminer vers une véritable transdisciplinarité, de décloisonner les savoirs et de développer une réflexion plus complexe autour d’une problématique qui ne se limite pas aux rapports entre deux disciplines étroitement balisées, mais qui transgresse les frontières entre les disciplines.

S’ajoute à cela un approfondissement théorique qu’on ne voit pas toujours dans la littérature comparée traditionnelle. On n’a qu’à penser au nombre de cours théoriques offerts ici, ainsi qu’aux exigences de notre examen de synthèse. On ne demande pas seulement aux étudiants de délimiter un sujet de recherche, de décrire sa méthodologie et de présenter un cadre théorique, mais aussi de développer une véritable problématique basée sur une réflexion soutenue qui théorise plutôt que d’appliquer simplement des théories. Combien d’entre vous n’ont pas craint les commentaires d’un directeur de thèse qui vous dit que « vous n’avez pas de problématique » ? Et celle-ci doit être accompagnée d’un esprit critique, tradition vivante qu’on retrouve également dans les écrits de nos prédécesseurs comparatistes, dont je donnerai 3 exemples. Au sommet du règne de la doxa postmoderne et poststructuraliste (les années 80), Walter Moser a souvent critiqué le discours postmoderne nord-américain basé sur des recettes (jeux de mots, jargon, citations grecques, latines et allemandes, astuces étymologiques). Antonio Gómez-Moriana, dans son livre La subversion du discours rituel, a mis en garde le lecteur contre le « fétichisme du créateur » d’une certaine critique littéraire, le « fétichisme du contexte » (historique), le « fétichisme du texte-monument » du structuralisme et le « fétichisme du lecteur » des études de réception (9-10), pour préconiser une lecture intertextuelle et interdiscursive de la façon dont le texte « lit l’histoire et s’insère en elle » (16). Paul Zumthor, dans son livre sur la performance, parlait d’une véritable « désaliénation critique » qui nous permet d’éliminer le « préjugé littéraire » (12) légué par la modernité européenne. Cette tradition intellectuelle s’est poursuivie avec l’arrivée d’autres collègues, dont Bill Readings, qui a critiqué le système universitaire dans The University in Ruins.

Il faudrait aussi souligner l’étendue et l’hétérogénéité du corpus étudié par nos prédécesseurs. Timothy Reiss, dans The Discourse of Modernism, se penchait sur l’astronome Kepler et sur Galilée, aussi bien que sur des auteurs clé de la modernité plus généralement associés à la littérature. Dans son livre sur la poésie orale, Paul Zumthor parlait des Beatles, des Blues, du jazz, de Jacques Brel, du compositeur John Cage, des griots africains et des haïkus japonais. Les étudiants ont régulièrement transgressé les frontières du comparatisme traditionnel : leurs thèses, souvent très innovatrices, analysaient aussi bien le discours syndical québécois que la station satellitaire Al-Jazira au Qatar. Tout peut devenir objet de réflexion pour nos comparatistes – les mangas et les animés, les « écologies de l’irradiation », les récits mobiles des citoyens marginalisés — et cette tradition intellectuelle est aussi bien vivante aujourd’hui.

Ce qui était connu comme « l’école de littérature comparée de Montréal » n’est certes plus ni école ni constellation, mais le comparatisme, maintenant en « dés-astre », constitue une tradition vivante en constante transformation, suivant notre diversité toujours grandissante. Pour reprendre une citation du livre L’Amitié de Blanchot, et en remplaçant le terme ami par celui de comparatiste, je dirais qu’il s’agit de « l’étrangeté commune qui ne nous permet pas de parler de nos amis, mais seulement de leur parler, non d’en faire un thème de conversations (ou d’articles), mais le mouvement de l’entente où, nous parlant, ils réservent, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir de laquelle ce qui sépare devient rapport … le pur intervalle qui, de moi à cet autrui qui est un ami, mesure tout ce qu’il y a entre nous ».. » (Derrida 327). Tout en témoignant de notre dette envers nos collègues comparatistes des années antérieures, et en essayant quand même de « parler de nos amis » comparatistes du passé afin de partager une partie importante de notre tradition vivante, j’espère que les professeurs aussi bien que la nouvelle génération des jeunes chercheurs étudiants continueront longtemps à porter le flambeau de notre comparatisme diversifié et à se parler à travers les intervalles de notre diversité.

Je souhaite un très bel avenir à nos amies et amis comparatistes, même si le comparatisme d’ici reste toujours, pour reprendre Derrida à propos de la démocratie à venir, un « concept non présentable » (339). À la question de Derrida — « Est-il possible d’ouvrir au ‘viens’ d’une certaine démocratie qui ne soit plus une insulte à l’amitié que nous avons essayé de penser par-delà le schème homofraternel et phallogocentrique ? » (339-340) – je répondrai, en changeant « démocratie » par « comparatisme », par l’affirmative, en soulignant le perpétuel « à venir », dans l’amitié, l’entente et le respect, de notre tradition vivante, en dépit des crises du passé et de l’avenir.