Compte-rendu de Plaidoyer pour une littérature comparée de Terry Cochran
(Compte-rendu spécial du numéro)
Cochran, Terry, Plaidoyer pour une Littérature comparée, éd. Nota bene, 2008, 102 p.
Terry Cochran pose d’inestimables jalons dans le domaine de la littérature. Dans un essai consacré à la littérature comparée, d’un style à la fois classique et moderne, le professeur de littérature au département de Littérature comparée à l’Université de Montréal déchire le rideau qui voile le monde et la pensée littéraire. Pour cela, il nous entraîne sur les terres plus ou moins connues de plusieurs écrivains et philosophes allemands tels que Von Humboldt, Goethe, et Schlegel ; de l’écrivain danois Kierkegaard, de l’historien français Geoltrain, du philosophe japonais Nukariya en compagnie des philosophes allemand et hollandais Kant et Spinoza, des textes sacrés de la Bible, des physiciens autrichiens Mach et Schrödinger, des physiciens britanniques Hawking et Penrose, de l’écrivain français Zola et du psychanalyste autrichien Freud. Mais quel est donc ce rideau que Cochran entend détruire ? L’idiosyncrasie de la pensée comparatiste. Il s’agit d’un voile « frappant » qui selon Cochran subsiste « à une époque où l’activité intellectuelle doit prouver une rentabilité continue » (Cochran, 2008 : 7). Il encrasse l’esprit comme autant de poussières et fonctionne telle une pensée magique. L’ennui, avec les rideaux, c’est qu’ils finissent par se fondre dans le paysage tels des décors, on n’y fait plus attention, d’où la nécessité de les rénover voire de les changer. C’est l’entreprise de Cochran dans cet essai dont le titre Plaidoyer pour une littérature comparée est révélateur de sa volonté de défendre et de détisser ces fausses conceptions de la littérature comparée vue comme un champ disciplinaire gestionnaire de son propre patrimoine littéraire. Et à Cochran d’affirmer :
Je n’ai ni l’intention de donner une image consensuelle de la littérature comparée, ni la présomption de penser que je pourrais concevoir et articuler cette image. Ma propre vision de cette pratique comparatiste a déterminé la démarche générale de cet essai et le cheminement des idées qui le constitue ».
L’enjeu n’est pas mince : il s’agit, ni plus ni moins, de définir ce qu’est la pensée comparatiste. Car Cochran ne se contente pas de répéter ce qui fut écrit mais aspire – comme tout authentique penseur – à quelque chose de profondément différent : « fournir à la littérature comparée son identité présumée » (Ibid.). Il insiste avec dextérité sur le rôle de la comparaison (que l’on ne saurait dissocier de la littérature dite « comparée ») dans le chapitre « Vue d’ensemble [Comparaison] », sur l’indispensable transformation du monde de l’esprit par la littérature : « c’est la littérature (…) qui transforme le monde de l’esprit » dans le chapitre « Esprit et matière [Littérature] », sur l’obstacle « insurmontable » que représentent les institutions dans « Aux confins du littéraire [Institution] ». Il souligne l’importance de la fonction de l’image et de l’imaginaire dans le chapitre « La mise en images [Invention] » et enfin, il conclut sur l’expérience de pensée qui « exige une mise en scène, inévitablement « littéraire », pour exister » dans le chapitre s’intitulant « Expérience littéraire [Pensée] ». « La seule cohésion que la littérature comparée possède en tant que discipline, affirme-t-il en préambule, dérive de l’ensemble de problèmes ou de problématiques qui guident la réflexion » (Ibid. : 10). Nous dirons plus : « Elle est la meilleure illustration de sa propre problématique » (Pageaux, 1994 : ). Mais l’essentiel est dans son plaidoyer, audacieux et lucide, en faveur d’une « discipline transdisciplinaire » qui irait au-delà des traditions littéraires unilingues. L’idée n’est pas nouvelle. Goethe, déjà, appelait de ses vœux, dans un texte prophétique et crépusculaire, l’avènement de cette Weltliteratur : « Je vois de plus en plus, notait il y a plus de deux cents ans, le poète allemand, que la création littéraire [Dichtung] est un patrimoine commun à l’humanité (…), nous allons vers une époque de Littérature mondiale et chacun doit s’employer à hâter l’avènement de cette époque » (Cochran, 2008 : 20). Mais le « testament » de Goethe qui prône la fin de la littérature nationale est quelque peu nuancé par Cochran. Reprenant le flambeau goethéen, ce dernier démontre que la « création des œuvres littéraires » fait apparaître la « nation » ou les communautés culturelles qui créent ainsi leur propre patrimoine littéraire ou culturel. Or selon Cochran, l’écrivain ne devrait jamais abandonner sa propre tradition ni se laisser influencer par les œuvres étrangères. Et c’est là que la littérature comparée circonscrit « un passage entre la tradition singulière et l’héritage littéraire ou culturel de l’espèce humaine » (Ibid. : p.22) et permet donc de passer d’une littérature à une autre et de circuler entre la pensée et le monde. Dans Plaidoyer pour une littérature comparée, Terry Cochran dévoile sa perception ou sa représentation de la pensée comparatiste dans le cadre d’un plaidoyer, autrement dit un ouvrage littéraire en prose où se développe un discours libre, argumentatif et affectif en faveur d’une littérature comparée. Il prend la défense dans cet essai d’une littérature comparée et le choix du déterminant indéfini « une » n’est pas anodin. Il est donc question dans cet essai d’une vision de la pensée comparatiste, d’une façon de procéder, d’une mise à l’épreuve d’hypothèses et d’un mode d’interrogation des textes.
Le travail du comparatiste en somme est d’entrer dans la pensée afin de mieux la saisir. Il doit sortir de la clôture de sa pensée et se laisser désorienter par une pensée étrangère. Mais comment entrer dans la pensée ? On y entre plutôt par connivence, en adhérant à ses perspectives. Et c’est par l’image et sa représentation que nous pouvons accéder à la pensée de l’auteur. À la limite, il suffit d’une phrase, bien choisie, scrutée mot à mot, pour franchir cet invisible seuil : « il faut utiliser des représentations mentales qui prennent la forme d’images » (Ibid. : 63). Cochran insiste sur la fonction de l’image et de l’imaginaire afin de créer le passage entre la pensée et le monde : « cette mise en images est semblable au processus de spéculation littéraire ou de lecture par lequel l’activité de l’esprit construit un monde spectral à partir des lettres imprimées ou de la notation linguistique » (Ibid.).
Ces images que se représente le comparatiste sont possibles grâce à l’auteur qui niche dans son texte un réseau de paroles et d’images. La méditation et la représentation cheminent ainsi à partir des images et des sollicitations de l’imaginaire du lecteur. C’est aussi ce que fait Cochran dans son essai quand il prend l’exemple des textes sacrés en précisant qu’ils sont « contaminés à l’origine par l’esprit terrestre » (Ibid. : 71). La fiction dans le texte est également un moyen d’entrer dans une pensée littéraire. Qu’entendons-nous par fiction ? On emploie le terme fiction dans des usages très différents qu’il importe de clarifier pour mieux comprendre les différents types de théorie qui s’appliquent à cette notion, en visant des réalités très différentes. Nous comprenons fiction comme construction conceptuelle. Lorsque Kant déclare que des notions comme le temps et l’espace sont des fictions heuristiques, il ne désigne pas par là des contre-vérités mais des constructions conceptuelles permettant d’interpréter la réalité. De même lorsque Nietzsche affirme que le sentiment qui conduit un individu à se percevoir comme un sujet unifié est une fiction – Fiction fait alors allusion au sens étymologique du latin fingere, façonner. Dans le même ordre d’idée, un certain nombre de théoriciens tendent à affirmer que tous les récits, même ceux des historiens, sont des fictions dans la mesure où ils constituent une fabrication de sens. Cochran affirme :
L’utilisation de la « fiction » est omniprésente à chaque instant temporel et dans toutes les formes du savoir, qu’il s’agisse de la philosophie classique (…) ou des compréhensions modernes de la psyché enveloppée dans un discours scientifique.
Le mythe platonicien de la caverne ainsi que le modèle freudien de l’esprit « qui exige la littérature comme un écho à la théorie parce qu’elle semble offrir une continuité spirituelle » (Ibid.) sont exemplaires à ce propos. La littérature n’est pas étrangère à la réflexion, elle donne la possibilité à la fiction de comprendre les structures de l’expérience. Le travail comparatiste nécessite ce passage entre la pensée et le monde, nécessite d’entrer dans la pensée par le biais d’images et de l’imaginaire d’un monde textuel. En faisant appel aux représentations mentales, le comparatiste opère un travail de lecture qui intègre la multiplicité des voix narratrices. Ces dernières sont nécessaires afin d’entrer dans l’univers des autres et notamment celui de l’auteur. Il n’est pas question pour la pensée comparatiste de considérer les cultures comme des blocs immuables, mais au contraire de les mettre en mouvement les unes par les autres, afin de permettre à toutes, à terme, de bouger. Dans cet essai, Cochran fait de même appel à des écrivains et/ou philosophes de différentes cultures et genres littéraires afin d’attester sa pensée. L’histoire, les traditions, la philosophie classique et moderne (Platon, Kant, Spinoza), le modèle freudien, les textes sacrés (le prophète Ézéchiel), le roman expérimental de Zola, le chat de Schrödinger et l’efficacité de sa représentation sont autant d’images nous permettant, nous lecteurs, d’accéder et de nous représenter sa pensée littéraire. La fonction de l’image est primordiale afin d’entrer dans la pensée et de saisir toutes ses perspectives. Ce sont les images qui fournissent les liens entre la fiction ou la représentation et le monde d’un ensemble de lecteurs. Ces images, qui prennent très souvent la forme de personnifications ou de métaphores, jouent le rôle fondamental de catalyseur dans la représentation du monde « réel » et de la compréhension du texte. Instaurée par l’écriture, l’économie du texte se prolifère à travers les images littéraires ou textuelles.
En conclusion, cet essai est un bréviaire pour le comparatiste. Pourquoi et comment entrer dans la pensée ? Pour « aller dans l’âme des choses », répondait Flaubert ; par le processus de la mise en images, certifie Cochran. La littérature occupe « un vaste espace dans le paysage humain », en tant que restes matériels de l’activité de penser et en tant que mise en forme et transcription d’une imagerie mentale. Cette affirmation esquisse le projet de Cochran : écrire une théorie de la pensée littéraire en même temps qu’une théorie de la pratique littéraire. Il y parvient avec une incroyable fraîcheur et apporte la preuve dans son essai que le dispositif de l’image, de la manière dont les représentations mentales projettent des fictions, ouvre la voie à la réflexion littéraire et au savoir. Il conclut cet essai ainsi : « Le savoir dans, de et à travers la littérature dévoile l’appel transcendant qui habite la création littéraire, une transcendance que les institutions modernes de la pensée ont refoulée sans réussir à anéantir » (Ibid. : p.102).