Mary Wollstonecraft, lectrice de Jean-Jacques Rousseau
1. Introduction
De nos jours, dans les études littéraires, les approches féministes semblent pouvoir s’appliquer à presque n’importe quel texte, peu importe que l’auteur se soit réellement penché sur la question de la situation sociale de la femme. Aussi pourrait-il sembler qu’une analyse de l’image de la femme dans le roman Julie ou La nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau ne ferait que plaquer des points de vue contemporains sur un texte du XVIIIe siècle et, ce faisant, tendrait au réductionnisme, car « [d]ie Komplexität, Uneindeutigkeit und Erfahrungshaltigkeit literarischer Texte läßt theoretische Reduktionen sichtbar werden » (Lindhoff : xiii). Cependant, le roman de Rousseau est bien plus qu’une tragique histoire d’amour entre deux personnages, car certains arguments développés ailleurs par l’auteur sont avancés çà et là. Puisque l’un de ces arguments repose justement sur la séparation des sexes, tant dans l’éducation que dans le travail, l’auteur ouvre la porte à l’étude de son œuvre sous l’angle de la situation et de l’image de la femme.
Les deux derniers paragraphes de la préface de Rousseau à La Nouvelle Héloïse mettent en lumière le fait que l’« éditeur » percevait dans l’œuvre une fonction édifiante : « Il peut même être utile à celles qui, dans une vie déréglée, ont conservé quelque amour pour l’honnêteté » (Rousseau : 4). Pourtant, ici, il s’agit avant tout de dire que cette lecture pourrait être utile aux femmes. Ma question est la suivante : en quoi consiste le message didactique du texte et pourquoi est-il adressé en particulier aux femmes menant une « vie déréglée » ? Avant de continuer, j’aimerais faire une deuxième remarque au sujet de ce passage, plus précisément de son lectorat. En effet, celui-ci semble séparé en deux selon le critère du genre sexuel : il s’agirait d’une lecture obligatoire pour le lectorat féminin, alors que le lectorat masculin devrait la considérer comme plaisante. D’abord, dans le discours sur l’éducation, qui se développe dans la dernière partie du roman, cette séparation du lectorat semble évidente même au lecteur contemporain. Cependant, il va sans dire que la reformulation sous forme romanesque d’écrits philosophiques ou relevant de la critique sociale pouvait apparaître à Rousseau comme une habile stratégie. Elle lui permettait, en effet, de mettre à disposition du lectorat féminin du matériel déjà formulé ailleurs, alors même que l’éducation des femmes devait prévenir qu’elles s’intéressent à de tels sujets.
Cela dit, la réception critique attentive aux critères de la situation et de l’image de la femme dans les œuvres n’est pas née en même temps que l’institutionnalisation des théories littéraires féministes dans les universités contemporaines, mais bien déjà au 18e siècle. Ainsi, le texte de Rousseau constitue le point d’assise de Vindication of the Rights of Woman de Mary Wollstonecraft, voire son catalyseur. Dans ce traité, on remarque la présence de l’œuvre de Rousseau, en particulier La nouvelle Héloïse et L’Émile, tant dans les nombreuses allusions que dans les citations. Cela apparaît le plus clairement dans le chapitre V, « Animadversions on some of the Writers who have rendered Women Objects of Pity, bordering on Contempt ». Aussi la décision de placer ce texte au coeur d’une étude portant sur la problématique du genre sexuel n’est-elle pas arbitraire, en ce qu’elle s’appuie plutôt sur l’intertextualité manifeste de l’argumentation de Wollstonecraft. En conséquence, mes réflexions n’ont pas pour but de placer les deux textes côte à côte, mais bien de dégager les chevauchements.
L’œuvre de Rousseau présente elle aussi un cas exemplaire d’intertextualité. Prise isolément et quel que soit son genre, chaque œuvre aborde un thème central relevant de la société ou de la critique sociale. Par exemple, alors que L’Émile ou De l’éducation (publié en 1762) appartient à un genre hybride situé à mi-chemin entre le roman et le traité pédagogico-philosophique, La nouvelle Héloïse (roman philosophique paru un an plus tôt) se révèle à l’opposé romanesque et ouvertement didactique1. À ce sujet, Rousseau écrit :
Depuis lors La nouvelle Héloïse parut encore avec la même facilité, j’ose dire avec le même applaudissement, et, ce qui semble presque incroyable, la profession de foi de cette même Héloïse mourante est exactement la même que celle du Vicaire Savoyard. Tout ce qu’il y a de hardi dans le Contrat social était auparavant dans le Discours sur l’inégalité ; tout ce qu’il y a de hardi dans l’Emile était auparavant dans la Julie. Or ces choses hardies n’excitèrent aucune rumeur contre les deux premiers ouvrages ; donc ce ne furent pas elles qui l’excitèrent contre les derniers.
J’estime donc qu’une analyse du dialogue entre Vindication et La nouvelle Héloïse est légitime et constructive, ne serait-ce que parce que les deux auteurs partagent en substance les mêmes principes. En effet, la vertu, la liberté, l’utilité, la prudence et la foi chrétienne sont mises en évidence dans les deux textes. Néanmoins, les positions défendues par les deux auteurs quant à la problématique de la différence entre les sexes se situent à des lieues les unes des autres, ce qui met au jour une zone de tension lorsque la question de la femme est abordée. Alors, dans l’espoir de mieux comprendre les deux textes, j’aimerais me servir de la Vindication de Wollstonecraft comme d’une clé de lecture de La nouvelle Héloïse.
2. Parallèles
2.1 La nature / le naturel
Tant Rousseau que Wollstonecraft soutiennent qu’il existe un état naturel, des règles voulues par Dieu qui régissent les rapports entre l’homme et la femme. Cependant, on remarque une différence importante entre ce que les deux auteurs entendent concrètement par ce concept et, partant, entre ce qui découle de leurs affirmations réformistes au sujet des relations de l’époque, puisque les œuvres de Rousseau et de Wollstonecraft comportent à la fois des éléments descriptifs et prescriptifs.
La première remarque de Rousseau concernant la différence entre les sexes se lit ainsi : « la seule chose que nous savons avec certitude est que tout ce qu’ils ont en commun est de l’espèce, et que tout ce qu’ils ont de différent est du sexe » (L’Émile : 466). Plus loin, Rousseau constate que la femme est plus faible que l’homme : « Ce principe établi, il s’ensuit que la femme est faite spécialement pour plaire à l’homme. Si l’homme doit lui plaire à son tour, c’est d’une nécessité moins directe : son mérite est dans sa puissance ; il plait par cela seul qu’il est fort » (Ibid.). Cette faiblesse physique serait présente dans la nature, selon Rousseau, aussi évoque-t-il l’exemple des rapports de force qui prévalent entre les hommes et les femmes. Il croit que l’homme pourrait plus facilement vivre sans la femme que l’inverse. La suite logique de cette argumentation implique une éducation différente, à laquelle Rousseau prédestine les deux sexes en la leur prescrivant. Ainsi, la femme devrait d’abord et avant tout être élevée pour devenir la compagne de l’homme. Ses devoirs seraient donc de l’élever quand il est jeune, prendre soin de lui à l’âge adulte et lui rendre la vie agréable. Enfin, puisque nulle autre éducation ne saurait satisfaire l’homme et la femme, on devrait dès sa plus tendre enfance veiller à faire de cette dernière une subalterne.
La citation précédente est reproduite mot pour mot par Wollstonecraft2, qui la critique en ces termes :
I will allow that bodily strength seems to give man a natural superiority over woman ; and this is the only solid basis on which the superiority of the sex can be built. But I still insist, that not only the virtue, but the knowledge of the two sexes should be the same in nature, if not in degree, and that women, considered not only as moral, but rational creatures, ought to endeavour to acquire human virtues (or perfections) by the same means as men, instead of being educated like a fanciful half being — one of Rousseau’s wild chimeras.
Bien que Wollstonecraft doive admettre que la femme ne dispose pas des mêmes forces physiques que l’homme, elle n’en conclut pas pour autant à la préexistence naturelle de l’infériorité dans d’autres domaines. Alors que Rousseau considère cet état comme naturel et qu’il défend sa position, Wollstonecraft soutient au contraire que cet état naturel n’existe pas à son époque, puisqu’on ne tient pas compte de l’interférence occasionnée par la socialisation. Cette riposte apparaît le plus clairement dans le chapitre VI, « The Effect which an early association of Ideas has upon the character ». Comme Rousseau elle doit constater que, du point de vue des réalisations intellectuelles, la femme des époques précédentes était soumise à l’homme. Or, cela relève de la conception de la féminité d’alors, qui empêchait la femme d’aspirer à un plus grand épanouissement, fût-il physique ou intellectuel.
À l’opposé de Rousseau, Wollstonecraft ne se concentre pas sur les différences entre les sexes, mais plutôt sur les caractéristiques que les humains ont en commun. Tandis que Rousseau écrit « l’homme » et « la femme », ou encore « l’épouse de l’homme », Wollstonecraft emploie plutôt « la personne ». Ainsi, la personne fournirait les contraintes physiques et intellectuelles nécessaires au processus de la réalisation de soi.
Rousseau considère le sexe féminin comme naturellement superficiel (au sens où celui-ci ne s’intéresse qu’à ce qui apparaît à la surface), ce qu’il affirme en observant l’enthousiasme de fillettes jouant à la poupée. Cette distinction constitutive, selon lui présente dans la nature, l’amène à conclure que les hommes accordent de la valeur à la force physique, alors que les femmes devraient plutôt se concentrer sur leur charme personnel. Wollstonecraft réplique que les jeunes filles, à défaut d’avoir autre chose à faire parce qu’on les en empêche, doivent se contenter de poupées au lieu de se consacrer à des activités plus exigeantes.
2.2 L’éducation
Ce que Rousseau avance au sujet du corps vaut aussi pour l’esprit, en ce qu’il affirme que les jeunes filles apprennent à contrecoeur la lecture et l’écriture, alors qu’elles se consacrent avec dévouement à la couture. Un tel comportement s’explique par l’inclination pour la parure que j’ai mentionnée plus tôt (Wollstonecraft : 202). Alors que l’homme a besoin du savoir, la femme n’a besoin que du goût (Wollstonecraft : 208). Le discours de l’un est utile, celui de l’autre, agréable.
Or, le sexe féminin est pour Wollstonecraft bien plus que le sexe faible ; il compose aussi la moitié la plus opprimée de l’humanité (Wollstonecraft : 145). Selon elle, l’une des dispositifs de cette oppression se trouve dans l’éducation. D’un côté, on refuse à la femme l’accès aux connaissances scientifiques, de l’autre on l’élève pour qu’elle se conforme à des idéaux romantiques de beauté3 et de savoir-vivre, qui contiennent son épanouissement et sa maturation. Wollstonecraft s’élève énergiquement contre les conceptions galantes de la féminité, qui abaissent la femme en lui conférant un statut semblable à celui de l’enfant (Wollstonecraft : 127). À l’aide de l’exemple de l’éducation d’un garçon, dans laquelle on observe dès le début des principes de méthode et de discipline, elle montre que la femme est plutôt négligée qu’encouragée. Certes, elle constate que les femmes contemporaines montrent d’autres faiblesses, dont la trivialité et le peu de véritable discipline, mais celles-ci ne sont prévues par la nature :
[…] frankly acknowledging the inferiority of woman, according to the present appearance of things, I shall only insist that men have increased that inferiority till women are almost sunk below the standard of rational creatures. Let their faculties have room to unfold, and their virtues to gain strength, and then determine where the whole sex must stand in the intellectual scale.
L’accentuation du mot « virtue » met en évidence le principe wollstonecraftien selon lequel il n’y a que par le savoir et la raison que l’humain peut parvenir à se conduire vertueusement : « it is a farce to call any being virtuous whose virtues do not result from the exercise of its own reason » (129 ; 145). Donc, elle s’oppose à l’idée reçue qui fait des femmes des êtres « moraux » mais non « rationnels », en disant que le seul fait que les femmes ont aussi une âme constitue un argument appuyant non seulement leur perfectibilité, mais aussi le devoir de les faire progresser sur des bases paritaires. C’est pourquoi Wollstonecraft écrit aussi que : « the most perfect education, in my opinion, is such an excercise of the understanding as is best calculated to strengthen the body and form the heart » (129).
2.3 L’égalité et l’inégalité
Afin de mettre l’accent sur une autre caractéristique de la pensée de Wollstonecraft, je me permettrai de reprendre une citation déjà employée plus tôt : « women considered not only as moral, but rational creatures, ought to endeavour to acquire human virtues by the same means as men, instead of being educated like a fanciful kind of half being — one of Rousseau’s wild chimeras » (Wollstonecraft : 150).
Un point central de l’argumentation de Wollstonecraft repose sur les parallèles, déjà soulignés dans A Vindication of the Rights of Man, entre la structure des sexes et celle des classes sociales, dans laquelle l’inégalité fait en sorte que les subordonnés sont dépendants des faveurs de leur supérieur. Elle parle d’une « servility of dependence that degrades the man » (52), car le mérite, la valeur et le potentiel de chaque être humain sont négligés au profit du rang occupé dans l’échelle sociale. Mais elle ne peut tolérer un système aussi corrompu. « A king is always a king — and a woman always a woman : his authority and her sex, ever stand between them and rational converse » (171-72). De tels arguments ontologiques, ceux qu’utilise Rousseau4, sont vivement repoussés par Wollstonecraft. L’inégalité mènerait aussi à la corruption, car d’autre facteurs que le mérite sont pris en considération, la plupart du temps la fortune et l’influence (52). C’est pourquoi l’égalité, pour laquelle plaide la républicaine Wollstonecraft, devrait aussi valoir pour les sexes.
Alors qu’il se promène dans le Haut-Valais, Saint-Preux (I.XII) décrit une idylle champêtre presque utopique, dans laquelle les habitants se distinguent par leurs manières simples et leur naturel. Ici, il y a peu de différences entre les maîtres et les domestiques : « la même liberté règne dans les maisons et dans la république, et la famille est à l’image de l’Etat » (La nouvelle Héloïse : 47). Plus loin, une autre passage affirme : « La servitude est si peu naturelle à l’homme » (345). Il semble pourtant y avoir un malaise nécessaire. C’est ainsi qu’un maître éclairé, Monsieur de Wolmar, doit essayer d’atténuer les désagréments de la position de ses subalternes en exerçant une direction domestique libérale.
Il en va de l’inégalité des sexes comme du reste de la société : puisque qu’elle est déjà présente, l’inégalité en soi n’est pas contestée, mais plutôt considérée comme naturelle. Cette situation ne doit pas pour autant mener à la tyrannie, puisque les prescriptions de Rousseau sont conçues de manière à éviter de telles circonstances.
2.4 La séparation des tâches
Dans la dixième lettre de la quatrième partie, Saint-Preux commente la manière de diriger un ménage ordonné. Imprégné de caractéristiques comme l’utilité et la modernité, ce passage dicte aussi la séparation de la main-d’œuvre selon le sexe. C’est d’ailleurs pour cette raison que le mariage sert de modèle : « la femme et le mari sont bien destinés a vivre ensemble, mais non de la même manière ; ils doivent agir de concert sans faire les mêmes choses » (La Nouvelle Héloïse : 337)5. Cette coopération à la fois ambitieuse et idéelle n’a évidemment pas que des résultats positifs. Au contraire, elle élude les conséquences négatives, pourtant évoquées lorsque Rousseau parle de « familiarité dangereuse » (336) et qu’il affirme que l’intimité entre les sexes ne peut produire que du mauvais (ibid.). La distinction entre les hommes et les femmes qui sont employés au même manoir, comme ici à Clarens, ne s’effectue pas par décret, mais plutôt par l’entremise d’une habile séparation des tâches, des habitudes, des goûts et des plaisirs. Ainsi les domestiques comprennent-ils presque par osmose que les hommes et les femmes d’un ménage n’ont que peu de rapports. (Ils sont de toute façon bien assez occupés pour éviter de tomber dans la fainéantise, mère du vice, et pourtant ils comprennent aussi à quel point cette séparation est idéale et naturelle (337)).
Cela peut sembler surprenant compte tenu du discours qu’elle tient sur les droits, mais le devoir compte parmi les termes-clés de Wollstonecraft. Mieux élevée et plus éduquée, la femme doit encore et toujours s’intégrer à la société et à la famille en tant que membre à part entière. Même lorsqu’elle ne craint pas de s’imaginer une femme indépendante, travaillant et vivant seule, Wollstonecraft persiste à voir la femme d’abord et avant tout comme une épouse et une mère, dont les devoirs, ces « peculiar duties of woman » (180), priment sur la raison :
in the regulation of family, in the education of children, understanding, in an unsophisticated sense ; is particularly required : strength both of body and mind ;
reason is absolutely necessary to enable a woman to perform any duty properly, and I must again repeat, that sensibility is not reason.
Wollstonecraft semblerait donc du même avis que Rousseau, c’est-à-dire que la femme ne devrait pas laisser son état entraver son devoir de maternité. Si Rousseau souligne l’habileté manuelle des femmes à la cuisine, même dans les classes supérieures, Wollstonecraft argumente quant à elle en faveur de l’allaitement maternel des enfants. Mais contrairement à Rousseau, elle considère que la séparation des tâches est moins déterminée par le sexe. Avec insistance, elle affirme que l’homme, en tant que citoyen, n’a pas le droit de négliger ses devoirs de père. Aussi l’éducation devrait-elle être, dans le meilleur des cas, une entreprise commune menée par les deux parents.
Comme contre-exemple à l’ordre naturel décrit à l’instant, Saint-Preux cite la France :
En France, où les hommes se sont soumis à vivre à la manière des femmes, et à rester sans cesse enfermés dans la chambre avec elles, l’involontaire agitation qu’ils y conservent montre que ce n’est point à cela qu’ils étaient destinés. Tandis que les femmes restent tranquillement assises ou couchées sur leur chaise longue, vous voyez les hommes se lever […] vie active et laborieuse que leur imposa la nature.
Saint-Preux développe cette remarque en commentant et en louant le naturel qui s’accomplit lorsque les femmes passent leur journée enfermée, pendant que les hommes s’adonnent à des travaux physiques à l’extérieur. En conséquence, les hommes n’ont plus le goût d’être dehors au moment où, le soir, les femmes sortent faire leur promenade quotidienne (338).
Pour Saint-Preux, il va de soi que l’inactivité physique équivaut à la féminisation de l’homme, mais il ne peut expliquer pourquoi la femme serait incapable de fournir un effort physique supérieur à ce qui lui est permis. Or, c’est ici qu’entre en scène ma seconde critique, soit que Saint-Preux fait abstraction de l’incidence que peut avoir une éducation menée sous le signe de la faiblesse. (On pourrait poursuivre, parce qu’on enseigne ici aussi que les femmes devraient considérer leur faiblesse physique comme naturelles.) La négligence de Saint-Preux est d’autant plus surprenante que la séparation des loisirs et des tâches qu’il louait, laquelle n’existe qu’en raison d’une organisation minutieuse profitant au maître de maison, est décrite comme étant naturelle. Ici, le sens va bien au-delà de l’évidence observable : l’argumentation sous-jacente dans des expressions comme « présent dans la nature » ou « prévu par la nature » est de nature biologico-physiologique. Rappelons que Wollstonecraft, pour s’opposer à une telle distinction, a souligné avec insistence le mot « same » (§2.3).
Cela dit, le déterminisme biologique se transforme rapidement en une reductio ad absurdum : Saint-Preux constate que même l’alimentation varie en fonction du sexe. Il y aurait donc des aliments (produits laitiers, gâteaux, gaufres) qui correspondent au goût des femmes et des enfants, alors que les hommes apprécieraient davantage les goûts prononcés et les alcools forts, lesquels sont provoqués par leur travail fatigant. Plus loin, il dit : « quand ces goûts viennent à s’altérer et se confondre, c’est une marque presque infaillible du mélange désordonné des sexes » (339). En France, cette vie commune aurait mené les femmes à perdre leur inclination pour les produits laitiers, en même temps que les hommes auraient délaissé le vin6.
2.5 La femme corrompue – presque un homme (!)
La lettre II.XXI, dans laquelle Saint-Preux présente à Julie un « portrait des Parisiennes », constitue l’envers de la représentation de la femme et de l’économie domestique, décrites précédemment en des termes utopiques. Il est ici question de ce qui va de travers et de ce qui est corrompu. Si Saint-Preux sollicite l’autorisation de Julie avant même d’aborder le sujet, cela tient à la répugnance qu’il éprouve à s’exprimer négativement. Dans cette lettre, il décrit notamment l’apparence, l’attitude et la vie amoureuse des Parisiennes à la campagne, de même que leur intelligence et leur pouvoir. Il critique l’attitude des Parisiennes, parce qu’elles manquent de pudeur, sentiment typiquement féminin :
cette pudeur charmante qui distingue, honore et embellit ton sexe, leur [les Parisiennes] a paru vile et roturière ; elles ont animé leur geste et leur propos d’une noble impudence ; et il n’y a point d’honnête homme à qui leur regard assuré ne fasse baisser les yeux. C’est ainsi que cessant d’être femmes, de peur d’être confondues avec les autres femmes, elles préférent leur rang à leur sexe, et imitent les filles de joies, afin de ne pas être imitées.
Rousseau explique la pudeur naturelle de la femme en ces termes :
Si les femelles des animaux n’ont pas la même honte, que s’ensuit-il ? Ont-elles, comme les femmes, les désirs illimités auxquels cette honte sert de frein ? […] Où sera le supplément de cet instinct négatif dans les femmes, quand vous leur aurez ôté la pudeur ?
Par ailleurs, l’accent des Parisiennes est « interrogatif, impérieux, moqueur » et « plus dur que celui d’un homme » (192). Cette attitude considérée comme non naturelle s’explique comme suit : « le mélange indiscret et continuel des deux sexes, qui fait contracter à chacun d’eux l’air, le langage et les manières de l’autre » (La Nouvelle Héloïse : 192). Saint-Preux remarque avec étonnement que même les rapports de force qui prévalent dans les aventures amoureuses sont au désavantage de l’homme, car l’amant est perçu comme un employé : « chez la plupart des femmes, l’amant est comme un des gens de la maison : s’il ne fait pas son devoir, on le congédie et l’on en prend un autre » (La Nouvelle Héloïse : 194). La véhémence de cette critique (« Il semble que tout l’ordre des sentiments naturels soit ici renversé » : 193) adressée à la Parisienne renvoie au principe défendu par Rousseau selon lequel la femme doit se soumettre servilement à l’homme.
À l’opposé de cette description se trouvent les « Parisiennes à la campagne » qui, au milieu de leur paysage arcadien, deviennent soudainement vertueuses jusqu’à ressembler aux femmes du Valais et dont les descriptions positives rappellent les louanges adressées aux Valaisanes. Cependant, cela semble n’être qu’un bref moment d’absence, car la critique se poursuit dès après. En ce qui concerne les Lumières des Parisiennes, Saint-Preux doit admettre qu’elles sont cultivées : « il n’y a point de pays au monde où les femmes soient plus éclairées ; l’on croit combattre avec un homme, tant elles savent s’armer de raison et faire de nécessité vertu » (197). Malgré l’emploi de ces superlatifs, Saint-Preux ajoute avec désapprobation que « tout dépend d’elles ». Elles ont donc trop de pouvoir dans la société, ainsi qu’un droit de parole trop étendu. Sa remarque finale renvoie elle aussi à la pensée selon laquelle le sexe a préséance sur l’individu : « En un mot, si elles me déplaisent par tout ce qui caractérise leur sexe qu’elles ont défiguré, je les estime par des rapports avec le nôtre qui nous font honneur ; et je trouve qu’elles seraient cent fois plutôt des hommes de mérite que d’aimables femmes » (199). Dans ce passage, il est intéressant de relever à la fois la présence de l’idée de la servitude et la première personne du pluriel (nous). Étant donné qu’une vertu « masculine » (le mérite) est différente de l’amabilité d’une femme, alors il s’ensuit que la conception du mérite est déterminée par le sexe.
Wollstonecraft reconnaît, puis conteste cette position : « “Educate woman like men”, says Rousseau, “and the more they resemble our sex the less power will they have over us”. This is the very point I aim at. I do not wish them to have power over man ; but over themselves » (Wollstonecraft : 179).
3. Julie, la protagoniste
Pour décrire Julie, la protagoniste, des épithètes comme « céleste » et « divine » sont continuellement employées. Elle est sans aucun doute une figure superlative. À ce sujet, Wollstonecraft écrit : « Whoever drew a more exalted female character than Rousseau ? though in the lump he constantly endeavoured to degrade the sex » (318). À l’aide de la brève analyse du roman qui suit, nous pourrons juger si cette affirmation s’avère une vérité. Fille obéissante, Julie sacrifie son amour pour Saint-Preux à ses parents. En se mariant avec Wolmar, elle se retrouve dans une position doublement subalterne. D’une part, elle est beaucoup plus jeune que son mari, qui est aussi l’ami de son père. D’autre part, on pourrait aussi affirmer qu’elle reprend dans le marriage son rôle de fille. Il prend les décisions et elle s’y soumet. Enfin, l’action la plus importante de Julie en tant que mère sera de sacrifier sa vie pour sauver celle de son fils.
Or, dans sa relation amoureuse avec Saint-Preux, Julie était à égalité avec lui, voire même supérieure à lui, car elle le conseillait et le critiquait. En tant que membre de la noblesse, elle lui était supérieure du point de vue de la classe. En examinant cette relation amoureuse à partir de la perspective du mariage « idéal » avec Wolmar, une relation si « peu conventionnelle », qui s’apparente à une mésalliance, ne suscite que désapprobation. C’est pourquoi j’aimerais avancer que le roman recèle une critique latente d’une telle inversion des univers cloisonnés des sexes.
On remarque le même ton en ce qui concerne la critique du rôle des femmes dans la société. Par exemple, une phrase comme celle qui suit, écrite par Julie, apparaît d’emblée comme une critique, bien qu’il soit difficile d’y déterminer la place de l’auteur : « être fausse par devoir, et mentir par modestie : voilà l’état habituel de toute fille de mon âge. On passe ainsi ses beaux jours sous la tyrannie des bienséances » (151 ; II.VII). On doit ici tenir compte du fait que la locutrice est une jeune fille qui vient de perdre son innocence. Donc, cette affirmation n’est recevable ni en tant que critique sociale, ni en tant que commentaire auctorial. Il en va de même pour les remarques critiques et les bons mots de Claire, la cousine de Julie : « dans notre sexe on n’achète la liberté que par l’esclavage, et il faut commencer par être servante pour devenir sa maîtresse un jour » (304 ; IV.II) ; ou alors : « quand la femme gouverne, la maison n’en va pas plus mal » (329 ; IV.IX). Ces remarques ne sauraient avoir un effet véritablement subversif, car contrairement aux sentences réfléchies d’un Saint-Preux mûr et de plus en plus sophistiqué, elles émanent d’une femme qu’on a toujours considérée comme frivole.
Wollstonecraft semble donc diriger sa critique davantage contre L’Émile que contre La Nouvelle Héloïse. En effet, sa phrase concernant les personnages féminins exaltés eût été impossible, si Wollstonecraft avait appliqué ses propres critères d’indépendance et d’autodétermination féminines à ceux de Julie.
4. Conclusions
Parmi les rares points communs que partagent Rousseau et Wollstonecraft, on remarque le constat selon lequel la femme de leur époque était un être doté de peu de raison. Cependant, lorsque Rousseau propose d’éduquer la femme en conséquence, il se butte à une forte opposition de la part de Wollstonecraft, parce qu’elle voyait la femme comme une personne soumise à peu de défis et éduquée en deçà de son potentiel naturel. En outre, selon les deux auteurs, la femme idéale devrait avoir accès à l’éducation mais, bien que Rousseau considère l’ignorance totale comme pernicieuse, il inculquerait à la femme son rôle d’épouse et mère, alors que Wollstonecraft conçoit les obligations du mariage et de la maternité comme une tâche parmi d’autres (de la citoyenne, par exemple) et, en conséquence, elle encouragerait la femme sur cette voie.
La critique que propose Wollstonecraft de la sensibilité, qui est ici empreinte d’une conception particulière de la féminité, est au fond semblable à l’expression moderne de la « construction de la féminité ». Aussi a-t-on raison de considérer Wolltstonecraft, en particulier dans la tradition anglo-américaine, comme la « mère du féminisme ».
Les points de vue exposés dans cet article donnent un aperçu des raisons pour lesquelles Rousseau se retrouve de plus en plus fréquemment sous le regard minutieux de la recherche féministe ou de la critique idéologique (cf. Garbe). Bien que je me sois limité ici à une comparaison des deux auteurs qui met en avant leurs rapports littéraires, beaucoup de choses restent encore à dire. Dans ce seul numéro, les articles de Gough et Fournier illustrent à quel point les comparaisons entre ces deux penseurs du XVIIIe siècle peuvent s’avérer fructueuses, à la fois en ce qui concerne la rhétorique et l’habileté politique.
Feminist Interpretations of Mary Wollstonecraft met en scène une conversation fictive entre Wollstonecraft et Rousseau, reconstituée à partir de leurs écrits. Le long échange qui en résulte montre combien ils auraient eu à se dire s’ils avaient pu se rencontrer. Comme l’expliquent Sapiro et Weiss, « Rousseau served as a leitmotif in Wollstonecraft’s life ; he reappears regularly not just as a canonical father but as a representative of certain ideas and struggle in her thinking » (Sapiro et Weiss : 206). Dans cet article, j’ai tenté de mettre au jour certaines de ces conversations fictives, tout en me limitant à la lecture que Wollstonecraft propose de La Nouvelle Héloïse. Alors que les spécialistes de Wollstonecraft se plongent inévitablement dans la pensée de Rousseau, on ne peut affirmer la même chose de ceux qui étudient Rousseau. Cet article doit être perçu comme un argument en faveur d’une lecture empruntant aussi le chemin inverse.
Article inédit traduit de l’allemand par Sébastien Côté
- 1Rousseau conçut La nouvelle Héloïse dès l’automne 1756 et en acheva la rédaction au printemps 1758. Le roman fut mis en vente en janvier 1761. Quant à L’Émile, Rousseau en traça les linéaments en 1757 et l’écrivit en 1758. Après la version primitive de 1759, deux autres suivirent jusqu’à la version finale de 1761. L’œuvre fut publiée en 1762.
- 2Elle le cite en anglais, à partir de Emilius and Sophia ; or, A New System of Education (1763), traduit par William Kenrick.
- 3Par exemple : « lovely weakness » (149), « fair defects » et « amiable weakness » (144).
- 4« Il n’y a nulle parité entre les sexes quant à la conséquence du sexe. Le mâle n’est que mâle qu’en certains instants, la femelle est femelle toute sa vie » (L’Émile : 470).
- 5« Dans l’union des sexes chacun concourt également à l’objet commun, mais non de la même manière » (L’Émile : 466).
- 6L’argumentation se poursuit au niveau du peuple : la place de choix accordée aux légumes dans l’alimentation serait à l’origine de la féminisation et de la faiblesse des Italiens.