En finir avec les rois
Travaillant surtout sur des écrivaines féministes du XIXe siècle, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer, à la lecture de A Vindication of the Rights of Woman, que le symbole du roi (et ses variantes : le sultan, le seigneur, le maître, le tyran) est une constante dans le discours occidental. Si ces expressions ont aujourd’hui perdu leur dimension hyperbolique, je crois néanmoins que l’on peut s’interroger sur les causes de leurs apparitions successives et les implications de celles-ci. La société séculière et démocratique dans laquelle nous vivons, ainsi que les droits civils dont nous jouissons nous font probablement oublier la portée de ce symbole dans la société patriarcale du Royaume de Grande-Bretagne du XVIIIe siècle. Pourtant, peut-être voyez-vous à quoi je veux en venir, ces droits individuels ne sont pas acquis. En effet, pourquoi les attaques lancées contre ce symbole en particulier touchent-elles trois institutions patriarcales avec lesquelles les féministes d’hier et d’aujourd’hui sont toujours en lutte, soit la religion, l’État et le mariage ? Serait-ce que nous n’en avons pas fini avec les rois et avec la dissidence ? J’observerai donc ici comment Wollstonecraft tente de déconstruire le genre masculin de la souveraineté et de quelle manière cela affecte le fondamentalisme, la hiérarchisation politique et l’autorité des hommes dans la cellule familiale.
***
I do not mean to allude to all the writers who have written on the subject of female manners […] but attacking the boasted prerogative of man — the prerogative that may emphatically be called the iron scepter of tyranny, the original sin of tyrants, I declare against all power built on prejudices, however hoary.
L’utilisation prédominante du genre masculin pour représenter Dieu dans la Bible est attribuable à l’anthropomorphisation de ce dernier. Dans la religion chrétienne, Dieu est d’abord un nom masculin et, conséquemment, il est accompagné de pronoms du même genre, et ce, tant en anglais qu’en français. Les métaphores les plus fréquentes du Dieu chrétien masculin sont d’abord celles du Père et du Fils de la Trinité. Ensuite, il y a des expressions langagières qui suggèrent ce que Gail Ramshaw nomme le mythe de la couronne. Certaines formulations bibliques, comme « le fils de Dieu, assis à la droite de Dieu le Père Tout-Puissant », ou encore « le Royaume de Dieu », sont des manifestations de ce mythe. En français, « royaume » vient de roi et aucun mot correspondant ne vient de reine, bien qu’il s’agisse de la même racine. L’expression anglaise the kingdom of God est encore plus explicite, puisque, comme le souligne Ramshaw, queendom n’existe pas. En fait, le mythe chrétien de la couronne est lié au patriarcat en général et aux sources juives de la filiation. Or, non seulement la métaphore du roi attribue un genre masculin à la divinité, mais elle propose aussi une vision du monde. Cette dernière est marquée par une hiérarchie où les hommes ont les premiers rôles, comme le suggère la définition du mythe de Ramshaw :
In this hierarchical worldview the natural, social, and religious orders are each a pyramid, the crown of which is the highest intelligence, the great purpose, the supreme value, and the base of which supports and serves its crown. The chain of downward supervision and upward obedience holds together natural, social, and religious life.
Même si elle utilise parfois le nom masculin God et l’image du père, telle l’expression Almighty Father, Wollstonecraft nous décrit la plupart du temps une divinité asexuée et sans attributs humains en parlant du divin. Bien qu’elle n’élimine pas les pronoms masculins se référant à Dieu, le soin qu’elle porte aux groupes nominaux plus neutres et plus abstraits qui désignent la divinité nous révèle les coïncidences idéologiques entre son humanisme chrétien et son féminisme. Le silence entourant Dieu comme roi et le Christ comme prince ou héritier est à mon avis le signe d’un rejet de la royauté sur terre. En réalité, elle nous présente un Dieu-Logos qui règne sur les êtres dotés d’une âme et de la raison. Ce Dieu est la Raison suprême. Voici quelques occurrences de ce Dieu-Logos dans A Vindication of the Rights of Woman : wise Being, The High and Lofty One, Supreme Being, the most High, the Almighty, the Deity. Comme le souligne Ramshaw, le Logos est un principe ordonnateur grec : « According to these Greek thinkers, the universe required an ordering principle so that the flux of continuing life might be held together and directed toward a reasonable goal » (Ramshaw : 36). Pour les humanistes comme pour l’essayiste anglaise, ce Dieu évoquait les plus hautes aspirations de la civilisation occidentale. C’est pourquoi l’Orient servira d’Autre chez Wollstonecraft et chez les féministes chrétiennes postérieures. Certes, comparer la situation des femmes occidentales aux musulmanes deviendra d’une grande commodité pour réclamer plus de morale ou de droits civils. J’y reviendrai.
Évidemment, Wollstonecraft n’avait pas l’intention de réformer le genre masculin de Dieu, mais elle rejetait le legs d’un pouvoir moral qui se transmet d’hommes à hommes. Elle nie que les hommes puissent être les seuls pourvus des attributs de Dieu et elle masculinise parfois Dieu pour mieux se moquer des hommes. Le passage qui suit est caractérisé par l’ironie. Le sceptre que le père lègue au mari lors de la cérémonie sacrée du mariage n’est rien de moins qu’un fouet ! Il y a aussi un jeu de contraste entre la souveraineté terrestre du mari et la souveraineté suprême de Dieu, l’extension de leur pouvoir n’étant pas du tout la même. Cela est rendu par les minuscules et les majuscules : le mari, petit maître de la maison, et Dieu, Maître de l’Univers. L’effet de contraste est d’autant plus fonctionnel que les mots being, justice, reason ou divine avaient parfois porté la majuscule au cours de l’essai. Wollstonecraft ne croit pas du tout que les femmes aient été créées inférieures aux hommes, ni qu’elles aient été créées pour plaire aux hommes. Elle rejette l’idée selon laquelle la chute de l’humanité soit attribuable aux femmes et que, conséquemment, il faille s’en remettre aux hommes pour résoudre des questions morales —au lieu de s’en remettre à la raison individuelle. Elle considère la Genèse comme fictive et la qualifie de poetical cosmogony. Il faut donc aussi lire l’ironie du dernier membre de phrase :
If the latter, it will be expedient to open a fresh trade with Russia for whips : a present which a father should always make to his son-in-law on his wedding day, that a husband may keep his whole family in order by the same means ; and without any violation of justice reign, wielding this sceptre, sole master of his house, because he is the only being in it who has reason : — the divine, indefeasible earthly sovereignty breathed into man by the Master of the universe.
Dans son essai, Wollstonecraft inclut les femmes dans la catégorie des êtres humains pensants en soulignant à plusieurs reprises que la raison est un don offert par Dieu. Cet héritage qui vient directement du divin met en doute non seulement l’autorité du père et du mari, une autorité scellée par le mariage, mais aussi toute forme d’autorité en général, car la capacité de raisonnement des femmes leur permet de s’objecter selon leur conscience. Cette affirmation selon laquelle, chez les chrétiens, les femmes sont dotées d’une âme, est l’une des pierres de touche de son argumentation : elle lui permet d’affirmer l’égalité entre les sexes et de refuser les compromis à cet égard. Ainsi, Wollstonecraft attaque un discours opportuniste qui différencie les capacités intellectuelles chez les hommes et les femmes, car différencier c’est permettre de nier en temps voulu.
Par ailleurs, il est ardu pour Wollstonecraft d’éliminer les restes du mythe de la couronne, parce que la compassion doit régner chez les chrétiens. C’est en cela que consisterait la souveraineté de Dieu dans le christianisme. Chaque chrétien devrait pouvoir exercer ses devoirs en toute conscience et aimer son prochain. Ainsi, dans l’extrait suivant, il n’y a pas de roi, mais bien un trône, un reste nécessaire pour poser le christianisme comme valeur et la raison comme souveraine. L’homme n’est plus le symbole de l’autorité : il est le prochain de la femme en tant que membre de la communauté chrétienne en général. La souveraineté du Dieu-Logos évite donc un rapport pyramidal entre le roi et ses sujets. Ce rapport pyramidal est ici rendu par l’opposition binaire entre les hommes maîtres et les femmes esclaves :
Thanks to that Being who impressed them on my soul, and gave me sufficient strength of mind to dare to exert my own reason, till, becoming dependent only on him for the support of my virtue, I view, with indignation, the mistaken notions that enslave my sex.
I love man as my fellow ; but his sceptre, real, or usurped, extends not to me, unless the reason of an individual demands my homage ; and even then the submission is to reason, and not to man. In fact, the conduct of an accountable being must be regulated by the operations of its own reason ; or on what foundation rests the throne of God ?
Cette hiérarchie est aussi liée au dogme de la Trinité dans le christianisme. Effectivement, le dogme trinitaire affirme d’abord que Dieu est en relation avec le monde. Ensuite, il déclare que les relations de Dieu avec sa création sont ordonnées, mais sans subordination (ce qui semble contradictoire quand on pense à une relation entre un père et un fils). Finalement, le dogme rejette la possibilité que Dieu ait abandonné le monde, c’est-à-dire qu’il se trouve hors du temps et de l’espace. Or, les représentations qui évitent la subordination ne sont pas anthropomorphiques. Tout comme le trône sans roi humain, il existe chez Wollstonecraft des représentations qui tendent à objectiver la Trinité. Elles sont alors composées de substantifs inanimés, comme le jardin ou la fontaine. En réalité, le Père, le Fils et le Saint Esprit ne sont pas nécessaires pour comprendre la Trinité. Dans l’extrait qui suit, la proposition infinitive walk humbly with our God évoque l’expérience de la Trinité telle que je viens de la décrire. La croyante et le croyant sont liés à Dieu, car ils marchent « avec » lui. Il et elle sont conduits par Dieu. Enfin, Dieu est présent, mais en mouvement :
The High and Lofty One, who inhabiteth [sic] eternity, doubtless possesses many attributes of which we can form no conception […]
It is not impious thus to scan the attributes of the Almighty : in fact, who can avoid it that exercises his faculties ? For to love God as the fountain of wisdom, goodness, and power, appears to be the only worship useful to a being who wishes to acquire either virtue or knowledge. A blind unsettled affection may, like human passions, occupy the mind and warm the heart, whilst, to do justice, love mercy, and walk humbly with our God, is forgotten.
Wollstonecraft décrit donc Dieu telle une divinité unique avec plusieurs attributs. D’une part, la recherche des différents attributs de l’esprit divin est l’aspect religieux du concept du Dieu-Logos. D’autre part, le pouvoir de la raison est l’aspect philosophique de ce même Dieu. Assurément, ce dernier aspect a des incidences sur la vision politique de l’auteure, c’est ce que nous étudierons maintenant.
Dans sa première acception, le roi est évidemment le chef d’État d’un pays et il représente métaphoriquement le système dont il est le dirigeant. Pour Wollstonecraft, être dirigé par une monarchie ou par des représentants républicains a des conséquences différentes sur la vie des femmes et des classes. Ce n’est pas un hasard qu’une adversaire de Burke en ait pris conscience, car Burke tenait un discours conservateur en matière de rapports sociaux de sexe. Généralement, la critique considère A Vindication of the Rights of Men comme la réponse de Wollstonecraft à l’ouvrage de Burke, Reflections on the Revolution in France, et A Vindication of the Rights of Woman comme une suite logique dans la pensée de l’auteure. Néanmoins, il faudrait ajouter que ce dernier ouvrage ne peut être réduit à une simple continuation. Dans A Vindication of the Rights of Woman, Wollstonecraft démontre entre autres qu’il n’est pas souhaitable de séparer la morale en sphères privée et publique, ce que plusieurs féministes postérieures auront de la difficulté à percevoir. De plus, l’organisation de cet essai argumentatif est singulière. Plusieurs chapitres traitent d’un thème en considérant ce que nous nommons aujourd’hui les rapports sociaux de sexe. Par exemple, le deuxième chapitre s’intitule The prevailing opinion of a sexual character discussed, ce qui montre que le soi-disant caractère féminin chez les femmes doit être remis en question.
Afin de mieux comprendre la portée politique du symbole du roi dans l’essai de Wollstonecraft, j’aimerais faire une digression et expliquer le point de vue de son adversaire, Burke. Toutes les réflexions de celui-ci tendaient à démontrer que le droit divin et les réformes fondées sur un ordre déjà établi étaient ce qu’il y avait de mieux pour le Royaume de Grande-Bretagne. Chez lui, l’ordre souhaitable est masculin. Dans la hiérarchie de son pays, le pouvoir, la connaissance et la propriété se lèguent d’hommes à hommes. Pour lui, la Révolution française est un signe de déchéance. Il associe la démocratie française à la corruption, au chaos et à l’impiété. Traditionnellement, un pays vainqueur est représenté par une figure masculine ou en termes masculins d’un point de vue purement grammatical. La figure féminine, elle, signifie la plupart du temps la patrie vaincue ou outragée. C’est pourquoi la France est représentée par une femme chez Burke. La voici personnifiée en prostituée :
France has bought poverty by crime ! France has not sacrificed her virtue to her interest, but she has abandoned her interest, that she might prostitute her virtue. […] All other people have laid the foundations of civil freedom in severer manners and a system of a more austere and masculine morality.
En somme, chez Burke, la morale, la raison et l’ordre sont marqués par le masculin et sont du ressort des hommes. Appliqué à la morale et au politique, le discours de Burke sur la sensibilité et les vertus féminines était donc un prétexte pour exclure les femmes de la sphère publique. C’est pourquoi on remarque dans la pensée de Wollstonecraft un effort pour réfuter cette exclusion car, si la morale est virile, la raison n’a pas de sexe chez elle. Le présupposé d’une faiblesse naturelle féminine est tout simplement rejeté par l’essayiste britannique, qui se porte à la défense du sens commun et de la raison. L’auteure réussit à faire de la culture de la cour le maillon faible de la société en la féminisant. Si le droit naturel est subversif chez Burke, il est au contraire juste et viril chez Wollstonecraft. C’est l’ordre établi qui devient le paradigme féminin du texte de celle-ci et j’en donnerai trois exemples : le roi comme créature faible, l’aristocrate efféminé et la femme dégénérée.
Grâce à l’explication précédente, on comprend que le roi représente un pouvoir arbitraire par rapport à la souveraineté individuelle de la multitude. Le roi devient alors la créature faible par excellence : « Surely it is madness to make the fate of thousands depend on the caprice of a weak fellow creature, whose very station sinks him necessarily below the meanest of his subjects ! » (Wollstonecraft : 44-45). Comme les Dissidents, Wollstonecraft était en faveur de la sécularisation de l’État et elle souhaitait un nivellement des richesses et des classes. Il est du reste surprenant de constater que Wollstonecraft croyait déjà qu’il serait avantageux que des travailleurs et des femmes représentent le peuple. Les discours conservateurs de Burke sur la légitimité de la constitution et sur le droit de l’Église à la propriété auraient donc obligé Wollstonecraft à diviser le masculin et le féminin dans le peuple selon le rang. Ainsi, Wollstonecraft fait ressortir l’écart entre la corruption de l’aristocratie et la vertu des classes moyennes. Cependant, la corruption n’est pas ici une France personnifiée en prostituée, mais une marionnette du système anglais. L’aristocrate tyran est un sensualiste efféminé, car tout comme chez Burke, le sensualisme est l’opposé d’une morale austère masculine : « The indolent puppet of a court first becomes a luxurious monster, or fastidious sensualist, and then makes the contagion which his unnatural state spread, the instrument of tyranny » (Wollstonecraft : 47). Par ailleurs, le haut clergé n’est pas non plus ménagé par Wollstonecraft. Celle-ci souligne comment il est possible d’acheter son rang aux membres des pouvoirs religieux en faisant une analogie entre la couronne et la mitre. La couronne et la mitre sont les métonymies des institutions hiérarchisées que sont l’Église et l’État : « Alas ! what unheard of misery have thousands suffered to purchase a cardinal’s hat for an intriguing obscure adventurer, who longed to be ranked with princes, or lord it over them by seizing the triple crown ! » (Wollstonecraft : 41).
Toujours avec l’intention d’attirer l’attention sur la corruption de l’aristocratie, Wollstonecraft souligne la dégénérescence des femmes de cette classe. Les aristocrates perpétuent la subjugation de leur sexe en ne pensant qu’à plaire aux hommes de la cour. Le remède à cette dégénérescence est l’éducation des femmes. La lutte de Wollstonecraft contre les sensualistes l’amène à revendiquer pour les femmes la même éducation que celles des hommes, c’est-à-dire identique du point de vue scientifique. Pour l’auteure, une femme ignorante devient soit une esclave, soit une despote. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’extrait suivant où le trône est une métonymie de la noblesse. Les femmes qui font partie de celle-ci ne devraient pas avoir le droit d’exercer le pouvoir, car elles ne développent pas leurs facultés : « The passions of men have thus placed women on thrones, and, till mankind become more reasonable, it is to be feared that women will avail themselves of the power which they attain with the least exertion […] » (Wollstonecraft : 98). Par ailleurs, Wollstonecraft ne s’en tient pas à la revendication des droits, elle demande aussi que les femmes deviennent plus responsables. En réclamant les droits des mères, elle a pu reconfigurer une « parentalité » responsable et faire de celle-ci un devoir civique. Les épouses n’auraient plus à s’en remettre à leur mari pour des questions de morale, car la maternité serait valorisée.
La liberté est possible en réduisant au minimum les hiérarchies sociales, mais surtout en réduisant le pouvoir que les plus forts peuvent exercer sur les plus faibles. Ce constat relève du sens commun pour Wollstonecraft. Dans l’extrait suivant, l’essayiste donne l’exemple de la constitution physique des femmes, supposément plus fragile. Ce n’est pas un hasard si l’autorité normative des hommes sur les femmes est ici comparée au droit divin exercé sur le peuple. La fragilité féminine, sujet qui a tant fait couler d’encre, touche tout de même la moitié de la population :
But should it be proved that woman is naturally weaker than man, whence does it follow that it is natural for her to labour to become still weaker than nature intended her to be ? Arguments of this cast are an insult to common sense and savour of passion. The divine right of husbands, like the divine right of kings, may, it is to be hoped, in this enlightened age, be contested without danger […].
En déjouant les catégories de Burke, Wollstonecraft a pu réclamer le titre de sujets rationnels pour les membres de son sexe. En effet, on remarque que l’extrait précédent pose l’intérêt des individus avant ceux du couple ou de la famille, ce qui n’est pas le cas chez Burke. En exigeant de plus de droits civils et de responsabilités pour les femmes, les épouses, les mères et les classes moyennes, l’auteure a ouvert quelques brèches dans les rapports sociaux et politiques entre les sexes.
Néanmoins, Wollstonecraft ne s’arrête pas là. Elle poursuit sa réflexion sur le sens commun dans la sphère de la vie privée. Elle affirme qu’en n’acceptant aucun partage du pouvoir, le roi et le père de famille sont tous deux de faibles tyrans. Nous avons vu comment le pouvoir du roi a peu de poids par rapport à la souveraineté individuelle de la multitude. Il en va de même pour l’autorité paternelle qui est opportuniste : « In this style, argue tyrants of every denomination, from the weak king to the weak father of a family ; they are all eager to crush reason ; yet always assert that they usurp its throne to be useful » (Wollstonecraft : 26). Pour le reste, plusieurs critiques de Wollstonecraft adressées aux sensualistes, dont Rousseau, concernent la complémentarité entre les hommes et les femmes qui, en définitive, subordonne intellectuellement celles-ci à ceux-là. La subordination des femmes oblige ces dernières à plaire aux hommes qui, eux, usent de leurs privilèges. Il arrive donc à plusieurs reprises que Wollstonecraft compare cette subordination à la situation des femmes du harem.
D’après Nancy Cott, un discours paternaliste, étasunien et à peu près contemporain de l’époque, soutient que seuls les chrétiens traitent les femmes comme leurs égales. Selon cette croyance, les femmes doivent leur rang social au progrès de la civilisation chrétienne (Cott : 130). Au contraire, pour une féministe chrétienne comme Wollstonecraft, le droit civil permet la polygamie en tolérant l’adultère masculin et en refusant de responsabiliser les « séducteurs » de femmes. Puisque le mariage est un contrat, l’épouse devient la propriété du pourvoyeur, tout comme les enfants et les servants du foyer, d’ailleurs. En somme, les femmes se prostituent légalement pour obtenir un rang. Or, j’ai déjà mentionné que la comparaison entre la situation des femmes occidentales et musulmanes semble commode pour réclamer plus de morale ou plus de droits civils. J’ajouterais qu’elle sert à confronter ce discours paternaliste chrétien. Une des exemplifications typiques et hyperboliques des féministes chrétiennes, et ce jusqu’au début du XXe siècle un peu partout en Occident, est que les épouses du sultan étaient brûlées vives avant d’être enterrées dans le même cercueil que leur mari. C’est à cela que réfère ce passage :
If there be but one criterion of morals, but one archetype for man, women appear to be suspended by destiny, according to the vulgar tale of Mahomet’s coffin ; they have neither the unerring instinct of brutes, nor are allowed to fix the eye of reason on a perfect model.
J’ai auparavant évoqué le fait que Wollstonecraft réclame les droits civils des femmes en se basant sur leur statut religieux : celles-ci ne sont pas la propriété des hommes, mais les héritières de l’immortalité. Puisqu’elles ne sont pas égales aux hommes sur terre, et ce malgré leurs droits spirituels, elles sont nécessairement des esclaves. Objets au sein du mariage, elles doivent vivre une relation de subordination avec un tyran. En outre, Wollstonecraft affirme que les femmes ne pourront prouver qu’elles sont subordonnées aux hommes ou non que si on leur donne une chance de s’instruire. Elles montreront également si elles sont vouées à devenir l’amie ou l’esclave de leur mari au sein du foyer.
Par ailleurs, certains propos de Wollstonecraft sur les textes de morale destinés aux jeunes filles me font croire qu’elle était sensible à la formation du discours relatif à la domesticité qui, selon l’historienne anglaise Katherine Blunden, a pris de l’ampleur avec la Révolution industrielle. En effet, celle-ci aurait été propice au retrait des femmes du marché du travail en raison de la surproduction et aurait diminué l’interdépendance entre les hommes et les femmes au sein du foyer ou de l’entreprise familiale (Blunden : 15-16). Ainsi, la dépendance économique des femmes en a fait des êtres vulnérables. À la mort du pourvoyeur, elles avaient du mal à gagner suffisamment pour vivre ou avaient de la difficulté à se remarier avec des hommes qui acceptaient de subvenir aux besoins de plusieurs enfants. Wollstonecraft compare cette dépendance des femmes au foyer à celle du régent qui, sans avoir le pouvoir complet du roi, en a tout de même les responsabilités. Elle croit qu’il faut choisir entre deux options : éduquer les femmes pour les rendre dépendantes ou pour les responsabiliser. On ne peut pas demander aux femmes d’être les garantes de la morale dans le privé si elles n’ont pas de droits civils dans le mariage, ni d’autorité dans la famille. Dans l’extrait qui suit, le foyer est le premier tribunal et le higher tribunal, c’est-à-dire la loi, est une instance qui vient s’ajouter. De plus, le groupe nominal small domain rend bien compte de la sphère réduite où les femmes peuvent exercer le pouvoir, au même titre que l’expression « reine du foyer », par exemple :
Besides, if women be educated for dependence ; that is, to act according to the will of another fallible being, and submit, right or wrong, to power, where are we to stop ? Are they to be considered as vicegerents allowed to reign over a small domain, and answerable for their conduct to a higher tribunal, liable to error ?
L’essayiste était tout à fait consciente du fait que la reine du foyer allait devenir l’esclave de son domaine et que celui-ci, trop restreint, allait la rendre captive.
Conclusion
Grâce à sa foi en un Dieu-Logos, Wollstonecraft a pu se détacher des institutions religieuses et concevoir une certaine liberté de conscience pour les femmes. Puis, son opposition à la monarchie britannique lui a permis de revendiquer une représentation du sexe féminin et des classes moyennes. Finalement, l’existence d’une âme chez les femmes a justifié le refus d’obéir aux hommes ou d’accepter des concessions quant à leurs droits civils. Or, la pensée de Wollstonecraft synthétise prodigieusement le premier féminisme et elle résonne toujours dans notre quotidien. Nous constatons aujourd’hui que les femmes et les hommes féministes se sont éloignés des institutions religieuses. Ceux et celles qui proposent des réformes doivent lutter contre le fondamentalisme chrétien. Dans le domaine de la politique, une augmentation du nombre de députées ou de femmes ministres est toujours souhaitable. De plus, les réflexions de Wollstonecraft sur la représentativité et sa lutte contre les hiérarchies sociales du Royaume de Grande-Bretagne peuvent nous amener à réfléchir sur la légitimité de certaines institutions. Je pense notamment au Sénat. Par ailleurs, plusieurs féministes occidentales craignent une reproduction de sphères exclusives dans les milieux de travail, ce qui ne favoriserait pas l’égalité salariale. Les conservatismes actuels (reflétés par les réseaux de prostitution, l’importation de danseuses nues, les manifestations en faveur de l’abstinence avant le mariage et les pressions exercées sur le Québec pour un éventuel Conseil de la Charia) nous invitent, je crois, à la dissidence…