Entretien avec Tania Langlais
« De recommencer les vagues » : résistance et répétition
Propos recueillis par Sarah Labelle et Benoîte Turcotte-Tremblay
Dans le sillage du colloque 2023 de Post-Scriptum, nous avons souhaité nous entretenir avec la poète québécoise Tania Langlais, lauréate, entre autres, du prix Émile-Nelligan (2000) et du Prix littéraire du Gouverneur général (2021). Propulsée très jeune sur la scène littéraire grâce au succès immédiat qu’a rencontré son premier recueil, Douze bêtes aux chemises de l’homme (2000), la poète, qui se dit « bissextile » en raison de la rareté de ses recueils, est l’autrice d’une œuvre ténue, mais non moins riche, qui se veut l’expression d’une nécessité. Pendant que Perceval tombait (Les Herbes rouges, 2020), paru après douze années de silence, a attiré notre attention; la façon dont s’y mêlent les voix auctoriale et poétique, l’intertextualité qui y est à l’œuvre et le choix du personnage de Perceval ont inspiré les questions que nous avons posées à la poète. Lors de cette conversation tenue par visioconférence en novembre 2023, Tania Langlais nous parle très librement, notamment de son rapport ambivalent à la théorie et à la table de travail, et nous glisse ce que signifie pour elle écrire et faire des livres, esquissant ainsi une poétique de la sobriété. Généreuse et authentique, elle dévoile son processus d’écriture, qu’elle nous présente de manière concrète, et souligne le caractère essentiel du fragment, des images obsédantes et de la répétition dans sa poésie. Portée entre autres par les figures littéraires de Virginia Woolf, Sylvia Plath, Marina Tsvetaïeva et Vladimir Maïakovski, la question de la suicidité, qui résonne fortement dans l’imaginaire de la poète, revient encore et encore au cours de l’entretien, comme une vague se brisant inlassablement sur le rivage.
Benoîte Turcotte-Tremblay Dans Pendant que Perceval tombait, tu écris :
cela relève de l’histoire
personne ne t’attendra
écoute :
je ne plaisante pas avec les mouettes
la théorie doit venir
longtemps après les vagues
(2020, 69)
Comment te sens-tu face au désir de décortiquer ton œuvre que peuvent avoir les personnes évoluant dans le monde académique? Es-tu ouverte à réfléchir théoriquement à ta poésie?
Tania Langlais Je suis invitée à l’Université Laval justement, pendant un cours à l’automne, mais il y a deux de mes livres précédents au programme, donc pas Perceval. Et ça, c’est toujours étrange. J’ai un rapport bien particulier avec le passé. C’est toujours limité, parce qu’il faut absolument que le texte dépasse l’auteur. Il le faut absolument. C’est le texte pour le texte. Chaque fois qu’on me demandait des lectures publiques, quand j’étais plus jeune, je me disais « Oui, mais j’ai décidé d’écrire. Pas de parler, ou de chanter, ou de faire du théâtre… Pourquoi vous voulez me voir? » Quand j’enseignais, j’avais l’impression de perdre ma littérature. J’avais l’impression de donner des choses qui étaient très précieuses, qui sortaient au compte-gouttes. Et ça me demandait énormément, parce que pour moi, c’est un absolu. Et quand la réception n’était pas forte, ou que je ne sentais pas l’énergie, ça m’épuisait. J’aurais préféré donner des cours en linguistique, ça, ça ne m’aurait pas dérangée. Mais pas en littérature, pas dans l’émotif.
Virginia Woolf disait justement que tu reconnais un écrivain à sa capacité à recevoir des chocs affectifs. À la charge émotive, à la répétition du choc affectif. Donc c’est l’affect, pour moi; je suis dans l’affect tout le temps. Enseigner la littérature, ça m’exposait émotivement beaucoup trop, beaucoup trop.
Je suis super théorique, mais je dis que je ne le suis pas, tu sais. (Rires) Mais oui, pour moi, le texte doit toujours dépasser l’auteur, sinon ce n’est pas un bon texte. L’auteur qui débarque et qui dit : voici ce que j’ai voulu dire, puis voici la ligne de lecture, c’est n’importe quoi. Tu n’as aucune idée de ce que tu as fait. Et s’il est bon, ton texte va te dépasser, et même de ça tu n’as aucune idée, parce que tu n’en es pas le juge. Le lecteur a toujours raison. Puis on ne sait jamais. Moi, chaque fois – quand j’ai sorti Perceval, ça faisait douze ans que je n’avais pas publié, j’ai eu un fils, je me suis consacrée à mon fils… – je me dis : c’est le dernier. Je n’écrirai plus. Ou je ne sais pas si je vais écrire encore. Et chaque fois, je me dis, mais pourquoi je le ferais de toute façon? Et pourquoi je le publierais? Qu’est-ce que ça me donne, à moi, de le publier? Est-ce que je suis si importante?
Pour moi, être un poète devrait être : donner très peu d’entrevues, publier très peu en revue, ne pas publier chaque année, ne pas publier aux deux ans, publier quand c’est absolument nécessaire. Mais je peux comprendre le fait de sortir un roman chaque année ou aux deux ans. Tu sais, quand tu as du souffle, tu racontes quelque chose. Mais dans mon cas, ce ne serait pas possible. J’admire ça énormément, ceci dit. J’aimerais ça. Les plus grands, pour moi, sont ceux qui ont été capables de faire de la poésie et du roman. Il y en a très peu. Ici, on a Anne Hébert. J’adore Anne Hébert, autant sinon plus que Virginia Woolf.
Sarah Labelle Anne Hébert avait justement une personnalité d’écrivaine très insaisissable.
Tania Oui, presque recluse.
Sarah Il y a quand même une grande tension entre cette idée d’être, ou de performer une personnalité forte d’écrivain ou d’écrivaine et cette nécessité fondamentale de ne pas être au-devant de son texte. Est-ce que c’est ça écrire, de toute façon, promouvoir sans cesse sa personne et son œuvre?
Tania Ça dépend des époques, c’est sûr qu’autant Anne Hébert que Virginia Woolf étaient nées dans des environnements où on parlait de culture, où on critiquait ses contemporains. Il y avait le groupe de Bloomsbury, tous les critiques de Woolf, d’Anne Hébert etc. Mais aujourd’hui il n’y a plus cette espèce d’aristocratie, ces cercles d’écrivains. Les temps ont changé. Il n’y a presque plus de critiques. Donc c’est difficile de prendre position sans faire de l’autopromotion maintenant. Mais ce sont des gens qui étaient très bien nantis aussi. Il faut le prendre pour ce que c’est. Donc ils avaient le luxe et le temps d’écrire toute la journée et de parler des œuvres des autres allègrement.
Sarah En travaillant sur la problématique du colloque, l’idée de voler du temps au quotidien, de ne pas avoir concrètement – physiquement ou au quotidien – la possibilité de s’asseoir et d’écrire durant des heures revenait tout le temps. Parce que justement, Anne Hébert et Virginia Woolf sont des écrivaines qui avaient le temps, elles, d’écrire des romans, de longues œuvres. Est-ce une thématique qui te parlait aussi, cette question du fragmentaire comme forme à investir d’abord par nécessité, parce qu’elle est la seule forme possible?
Tania C’est Raymond Carver qui disait : « moi, j’écris des nouvelles parce que j’ai trop d’enfants. » (Rires) En fait, je pourrais dire oui en toute sincérité si je n’étais pas quelqu’un qui a une aversion pour la phrase complète. Si j’avais en moi la capacité de narrer longuement et d’écrire des histoires, si j’avais cette autodiscipline, je te dirais oui. Effectivement, parce que je dois avoir un travail alimentaire, je dois m’occuper de mon fils. On n’a pas toutes cette cotonnade autour de nous qui nous permet, comme ça, de nous asseoir et d’écrire. Comme Virginia Woolf le dit dans Une Chambre à soi, ça prend la chambre, mais ça prend aussi les sous.
J’écris très peu. Quand j’écris ça sort au compte-goutte, mais j’écris pendant trois semaines, un mois, deux mois. Et c’est tout. Après, je vais écrire des petites notes dans mon carnet. J’écris très peu. Et à un moment je sens que j’ai quelque chose.
Benoîte Justement, on voulait t’entendre sur ce rapport-là au carnet, au journal – si tu fais la différence entre les deux. L’utilises-tu surtout lors de périodes de création plus intenses, ou est-ce que le carnet te sert plutôt dans des moments où tu n’as pas de temps pour la création et t’en sers alors pour noter des vers, des mots volés? Est-ce purement ta manière de procéder ou ça pallie un manque de temps?
Tania Il y a un peu des deux à la fois. Je ne sais pas si d’autres le ressentent – mais moi, je n’ai pas peur de la page blanche, j’ai peur de la table de travail. Je fais tout pour me faire croire que je n’écris pas, que je ne suis pas une écrivaine. Donc le carnet, pour moi, tout d’abord, est très différent du journal. Le journal, l’idée du journal – je ne peux pas. Je ne pourrais pas écrire un journal. Et ça vient de quand j’étais petite : j’avais commencé un journal et ma mère l’avait lu. J’ai compris que je ne pouvais pas avoir de journal, que je ne pouvais pas avoir d’intimité. J’ai commencé à écrire de la poésie, à écrire en petits vers, dans un langage codé, qu’elle ne pourrait pas comprendre. Et ça a été ma voie de survie, ce langage-là, fragmentaire, hachuré, brisé.
Quand j’écris un manuscrit, j’écris toujours à la main dans des carnets : il y a des flèches, c’est barré, il y a des numéros, j’encercle trois, quatre vers, un deux trois, six sept huit à l’autre bout. Après ça, je les recopie. Mais c’est dans un petit moleskine à couverture souple, pas ligné; c’est toujours ça, ça ne peut pas être autre chose. Et je le cache! Je le cache! Et un moment donné quand j’ai quelque chose, là, je vais le taper. Je vais le taper et le fichier Word, je le laisse dormir; un moment donné j’en tape plus. Mais quand je tape ces vers, ces poèmes, je ne les corrige pas, je ne les regarde pas; je tape ce que j’ai numéroté dans mon carnet. Et mes livres se tiennent dans des carnets.
Je peux facilement écrire alors que mon fils écoute la télévision, et que quelque chose d’autre se déroule là-bas. Moi, je suis assise en tailleur – je n’écris jamais à la table de travail, j’écris dans le salon avec de la musique qui joue en boucle. Pendant Perceval, j’écoutais la playlist de Big Little Lies de Jean-Marc Vallée et j’écoutais Alexandra Stréliski en boucle. Et je peux partir durant des heures, durant lesquelles j’écris mes numéros; mais les vers, eux, sont déjà apparus petit à petit. J’en note deux, trois, je fais autre chose, j’en note deux, trois… Donc ça vient par vagues. Et apparemment, ces vagues viennent à peu près aux quatre ans; je suis bissextile – mais j’ai sauté une couple d’années. (Rires) Après un livre, je suis au moins un an ou deux où je n’écris rien. Absolument rien. Je ne suis pas sortie du dernier.
Sarah Oui, on sent que tes livres t’habitent longtemps après leur publication, qu’ils laissent des traces. Est-ce que c’est la même chose durant la période d’écriture? Comment est-ce que tu vis ce rapport au livre qui se forme?
Tania Lorsque je m’assois et que j’écris, c’est dans un état très mélancolique; la musique en boucle, j’écris, ça sort, comme ça. Et à un moment, il y a des images qui deviennent obsédantes, des vers qui reviennent et dont un seul mot change; les répétitions commencent déjà à s’installer, les figures aussi… Et je travaille sur des sujets qui me hantent depuis… – Virginia Woolf, ça doit faire vingt ans que ça me travaille. Le prochain livre, c’est Vladimir Maïakovski – j’étais au bac quand j’ai lu Maïakovski et Tsvetaïeva, et je voulais aller étudier là-bas, faire de la poésie comparée, je voulais apprendre le russe!
Sylvia Plath, Virginia Woolf ou Marina Tsvetaïeva sont trois figures de femmes suicidées qui font partie de moi, qui sont des douleurs… Pour moi, écrire, c’est négocier avec ma douleur. C’est tout ce que je fais. Je ne sais pas si c’est bon, je ne sais pas si c’est beau, je ne sais pas ce que ça vaut, je n’en ai aucune idée; je négocie avec des images obsédantes. Et je négocie avec la mort, je négocie avec ma propre mort, avec ma propre suicidité, qui est très forte, dans chacun de mes livres. Et ça prend une image, tu sais. Donc ça a pris l’image de Virginia Woolf.
J’avais déposé une demande de bourse en 2008 au Conseil des Arts et des Lettres du Québec, que j’avais obtenue, pour un projet qui s’appelait La mort de Perceval. En 2008. C’est donc des années plus tard que j’ai ramené Perceval, que j’ai ramené Woolf. Mais tout ça n’est pas pensé; ça sort comme ça sort. Et je n’ai pas de pouvoir là-dessus.
Benoîte Dirais-tu en ce sens que ta poésie est épurée, que les poèmes que tu écris sont dès le départ réduits à leur plus petite expression? Parce qu’ils sont avant tout la matérialisation d’un affect?
Tania En fait, ce sont des images qui m’obsèdent, et j’ai réalisé qu’il y a des images obsédantes dans chacun de mes livres. Et ce qui revient toujours – et je ne sais pas pourquoi –, c’est l’eau, les chats, la mort, la douleur. Ça revient dans chaque livre; je ne parle que de ça. Tu sais, il y a des écrivains qui sont capables d’aller partout et de nous surprendre. Moi, ça me fascine. Je suis plutôt de l’école des gens comme Duras, comme Anne Hébert, qui n’ont toujours – surtout Duras – parlé que de la même chose. Tu ne creuses que ton propre jardin, tu ne peux pas aller ailleurs, parce que tu ne parles que d’affects. Ce n’est pas une narration sur le monde, tu n’es pas témoin de quelque chose.
Moi, si je suis témoin de quelque chose, c’est des fragments qui me viennent en tête et qui m’obsèdent. Et la seule façon de me sortir de ça et de passer à autre chose, c’est probablement d’en faire un livre. Maïakovski, il s’est tiré une balle dans le cœur à trente-six ans. Il y a quelque chose en moi qui a été marqué, dans la vingtaine, par ça, et ça me travaille depuis, l’image de ce grand poète qui se tire dans le cœur – et pas dans la tête – pour une peine d’amour… Et je pense que ce que j’essaie de dire, c’est « regardez comme le cœur est troué », « regardez comme ce suicide-là est le plus beau de la littérature anglaise ». Et il y a la figure d’Ophélie qui m’a toujours fascinée jusqu’à temps que j’aie vingt-six ou vingt-sept ans, là je me suis dit : Je suis trop vieille. C’est moins cute quand tu commences à rider. (Rires) Mais cette figure-là m’a fascinée jeune. Donc ce n’est pas que je veux écrire des choses tristes, mais c’est que je ne peux que faire cela. Je ne pense pas que j’ai d’autre talent. Je ne pense pas que je suis une écrivaine qui pourrait écrire n’importe quoi sur n’importe quel sujet et qui en ferait une œuvre. Je pense que ça adonne que tout ce que je peux faire ce sont des petits poèmes tristes.
Benoîte On voulait justement te demander de nous parler de cette répétition-là qui est à l’œuvre dans tes recueils, et entre eux. Tu dis par exemple : « pense à la voix / pense au petit / à la foi / animale surtout : / la répétition nous sauvera » (2020, 62).
Tania Oui, parce qu’elle nous sauve, la répétition. Et la mer. Il y a une phrase de Normand de Bellefeuille, dans un texte sur Mallarmé1, qui dit : « Que saurions-nous, sans la mer, de la répétition. » Moi je suis là grâce à la répétition de mon cœur. Tu sais, « de battre mon cœur s’est arrêté » … La répétition fait que tu résistes, constamment. La résistance de la poésie, pour moi, tient dans la répétition. Et c’est mon obsession. Tout ce que j’arrive à transcrire, c’est à quel point c’est obsédant.
Donc quand j’ai Perceval en tête, je n’ai que des mouettes, qui n’arrêtent pas de crier. J’ai Virginia Woolf qui part avec ses bottes, qui traverse le champ. Je sais comment elle se sent dans sa tête. Et la figure de Perceval m’obsède. Et ce n’est pas que le Perceval de Woolf, c’est le Perceval du Torrent d’Anne Hébert aussi, c’est le cheval qui réussit à tuer la mère. Le matricide – qui est fondamental pour moi, mais que je n’ai pas touché encore – vient par Perceval. Ce sont des choses qui m’ont marquée, plus jeune, et je me dis, à un moment donné, je n’aurai plus rien à dire parce que je n’ai plus été marquée comme ça depuis. La trentaine, la quarantaine… il n’y a rien qui est venu me fouetter comme à vingt ans, quand tu ne sais pas si tu veux vivre ou mourir, et que tu découvres Woolf, Plath, Hébert…
Je n’écris que par fragment, je n’écris que par répétition, parce que c’est tout ce que j’ai. Combien de fois il va falloir que je la raconte, cette histoire, pour passer à autre chose? Je ne sais pas. Peut-être que c’est ma façon de rester en vie. Mais en vieillissant, je me dis, je serais tout à fait à l’aise de ne plus écrire, de travailler dans l’horticulture et de m’occuper de plein de chats. Le danger de l’ego, je l’ai vécu très jeune. Avec Douze bêtes, à vingt-et-un ans, je gagne le Nelligan, je gagne des prix, on me met dans des anthologies. À vingt-et-un ans! Vingt-et-un ans! On me demandait d’aller faire des conférences dans des universités – tout le monde était plus vieux que moi. La chance que j’ai eu, c’est que les gens en place m’ont donné une très belle réception. Louise Dupré, Denise Desautels, les gens plus âgés, l’Académie ont dit : ça, c’est bon. Et les jeunes ont dit : ça, c’est bon. Et vingt ans plus tard, ils le disent encore. Mais ça, tu ne peux pas le prévoir.
On aime la jeunesse au Québec, on aime les comètes, la fulgurance, la fragilité psychique. J’avais le profil de l’emploi. C’est une question de timing. Mais c’est dangereux de prendre quelqu’un de vingt-et-un ans, de faire des sparages – pour le deuxième, quatre ans plus tard, j’étais tétanisée. Ce qu’ils voulaient, c’est que je sorte un livre, que je gagne tout, puis que je meure après. Là, ça aurait été parfait. La comète parfaite. Mais je survis. Peu, mais je survis. (Rires) Pas souvent. Mais j’arrive aux quatre ans, ou aux douze ans.
Sauf qu’il y a toujours des clins d’œil entre mes livres. J’écris toujours la même chose. Dans le prochain, mon éditrice a ri, parce que j’ai un vers qui dit : « J’ai oublié de dire la dernière fois que les mouettes sont nobles ». Mais, c’est vrai! J’ai oublié de le dire! Alors je vais le dire là. Mais, c’est la seule voix que j’ai. Quand on me dira : ça fait assez longtemps qu’on t’entend, tu dis toujours la même affaire, eh bien ce sera ça. Je n’ai pas d’autre chose à offrir. On m’a demandé une fois d’écrire un texte sur le long poème pour une revue universitaire. Et là, tout le monde écrivait des textes universitaires sur le long poème. Moi, mon texte commence par : « Je ne te ménagerai pas. Je te le dis tout de suite : le long poème c’est pour de faux.2 »
Sarah Je pense à beaucoup de poètes qui voulaient désespérément écrire des œuvres plus longues justement, des nouvelles, un roman. Plath, par exemple. Et lisant sa poésie, on se dit que ça n’a pas besoin d’être autre chose nécessairement – c’est bien qu’on ait eu The Bell Jar, bien sûr – mais peut-être qu’il y a une valeur, justement, à accepter que notre voix poétique est fragmentaire, qu’elle est répétitive, qu’elle tourne autour des mêmes obsessions. Après, il y a ce jeu de se dépasser, et d’aller au bout, et d’écrire ce qu’on ne peut pas écrire. Mais je ne sais pas si c’est nécessaire à l’œuvre – peut-être qu’il faut accepter aussi que l’Œuvre avec un grand O est une chimère.
Tania Oui, complètement. Il y a des gens qui n’ont écrit que de la poésie. Et leurs œuvres complètes se retrouvent dans un petit recueil de poésie Gallimard. Et c’est parfait comme ça. Et Plath était jeune aussi : tu te dis alors que les autres sont des écrivains plus accomplis que toi, parce que toi, tu es limitée.
Donc, pour moi, quelqu’un comme Paul Auster, qui se lève et qui écrit une page par jour, il a toute mon admiration. Moi, je ne me considère pas comme une écrivaine… Poète, peut-être, à la limite. Mais écrivaine, non. J’aimerais ça. Mais je n’ai pas ce talent-là. Peut-être que Plath pensait qu’elle l’avait et qu’elle voulait l’exploiter. Et elle l’avait! Mais d’un autre côté, il y a des gens qui ont écrit du roman et qui se sont essayés à la poésie, et qui se sont pété la gueule pas rien qu’un peu. C’est très rare qu’on puisse faire les deux, qu’on réussisse dans les deux. On a une espèce de champ d’expertise. Peut-être qu’Alexandra Stréliski aimerait ça chanter, je ne sais pas! (Rires) Ce n’est pas tellement de désirer plus, que de se dire : je n’ai pas ça en moi. Pour toutes sortes de raisons.
Benoîte J’aimerais revenir sur la question de la narration. Dans Perceval, on sent qu’il y a quelque chose de cyclique, comme si on reprenait toujours du début à chaque poème. Ces poèmes sont comme des petits tableaux autonomes, qui se déplient simultanément. Et il y a en même temps une évolution, une progression dans la narration; tu racontes une histoire. Et en effet, pourquoi ne pas la raconter de façon fragmentaire?
Tania Eh bien, c’est vrai que lorsque j’ai dit ça, j’ai pensé en même temps au fait qu’on décrit ma poésie – et je suis d’accord – comme une poésie narrative. Oui, je raconte une histoire d’une certaine façon. Pour ce qui est de la narration dans le roman ou ailleurs, dans le récit, pour moi, « la marquise sortit à cinq heures », c’est une fluidité qui ne me vient pas. Je ne fais pas de poésie en prose. Cette cassure-là, ces blancs-là sont nécessaires, et fondamentaux. Mais je raconte effectivement quelque chose. C’est une poésie qui raconte une histoire.
Benoîte Plusieurs histoires!
Tania Oui! J’ai envie de raconter quelque chose, en fait ce n’est pas que j’ai envie, c’est que j’ai quelque chose à raconter, mais ce que j’ai à raconter, c’est en morceaux de casse-tête, et le blanc entre eux est aussi important que les morceaux. Et j’ai une très grande résistance à vouloir combler ces blancs et en faire un tout limpide. Pour moi, ce n’est pas un travail qui est naturel.
Benoîte Tu disais tout à l’heure que tu étais très secrète, que tu cachais tes carnets, ce qui me pousse à te demander : est-ce que tu te fais lire par tes proches? Et si oui, quel est ton lien avec les personnes qui te lisent? Est-ce que tu as l’impression, puisque c’est quelque chose de très intime, qu’avoir le point de vue, les commentaires de ces lecteurs et lectrices dénaturerait ta poésie? Parce que c’est déjà très nu…
Tania Non, en fait le manuscrit est terminé à ce moment-là…
Benoîte Il n’y a plus de modifications possibles?
Tania Très peu.
Benoîte C’est plutôt une question d’échange, alors?
Tania C’est simplement pour dire : « est-ce que tu penses que ça vaut la peine d’exister? » Pas : « fais-moi une critique ». Et je pense que les gens, quand ils reçoivent ça et que ce n’est pas un objet publié, ils ont l’impression justement de recevoir quelque chose de très intime, et ce sont des gens qui sont très proches de moi, donc il n’y a jamais personne qui m’a dit : « pas fort! » Mais tu sais, c’est mon chum et ma meilleure amie (Sophie Létourneau); je le leur montre parce que je les aime. Mais je ne montre rien pendant que j’écris. Ce serait catastrophique pour moi. Mon éditrice, sa lecture est bien plus importante. Si Roxane [Desjardins] me dit que ça vaut la peine d’être publié, je lui fais confiance. D’où l’importance de publier dans une maison d’édition qui est solide, qui a un fond. Ça prend un respect et une admiration réciproques.
Sarah Est-ce que tu penses que ta poésie est fondamentalement quelque chose d’écrit? Parce qu’il y a aussi de la poésie qui est faite pour être performée, faite pour être récitée, qui se base vraiment sur ce modèle-là. Est-ce qu’il y a quelque chose qui relève fondamentalement de la lettre dans ta poésie?
Tania Bien, moi je les lis pour moi-même à haute voix, et il faut que ça coule. Là où le bât blesse, c’est quand c’est moi qui dois aller lire mes livres…
Mais quand j’ai eu des textes3, par exemple, qui ont été mis en courts-métrages par Paule Baillargeon4 et que c’étaient des acteurs et des actrices qui les lisaient, je n’ai pas eu de problème avec ça. Quand j’ai gagné le premier prix de poésie Radio-Canada en 2002 avec les ébauches de mon deuxième livre, il y avait une émission qui s’appelait Les décrocheurs d’étoiles à la radio, et c’est Pascale Montpetit qui y avait lu mes textes; ça, j’avais adoré. Mais si on m’avait demandé d’y aller moi-même… Et je comprends, car moi aussi j’aime entendre la voix de Woolf par exemple – dont il existe un seul enregistrement5–, donc je comprends cette envie-là, mais c’est difficile pour moi de le faire, c’est difficile de donner.
Après notre discussion, je vais être épuisée. Parce que c’est comme si ça ouvrait une brèche en moi. Même si c’est ça qui me nourrit intellectuellement, et non ma job. Ma vie de famille, oui, mais ce n’est pas suffisant, tu sais. C’est comme Sylvia Plath qui disait « Je fais des tartes! Je devrais écrire! Je fais des tartes!6 » Il y a ça aussi en moi! Mais c’est trop en feu…
Benoîte Il faut que ce soit séparé?
Tania Oui, il faut une dissociation. Et je fais semblant de ne pas écrire, tu sais; « Écris-tu? — Non! » C’est vraiment drôle, parce que partout où je suis, par exemple au chalet, on m’a installé une table d’écriture; je ne m’y suis jamais assise. (Rires) C’est beau, c’est devant le lac, c’est blanc, c’est vitré, j’ai juste à m’asseoir là. Je n’y vais pas. Je ne veux pas y aller, parce que ça va faire mal.
Sarah C’est nécessaire, mais en même temps dangereux.
Tania Oui, c’est nécessaire et en même temps… Tu sais, quand je vais mourir, je ne me dirai pas : « j’ai fait de très bonnes évaluations linguistiques dans ma vie. » (Rires) Je vais me dire que, peut-être, j’ai fait un livre ou deux qui ont eu de l’allure, mais tu sais, dans une génération ou deux, on n’en parlera plus. Il ne faut pas penser qu’on devient bien important. Tu laisses une trace… Pour moi, l’écriture, c’est un peu une preuve que j’existe, parce qu’il y a une partie de moi certainement qui n’en est pas sûre.
Benoîte Je pense que c’est correct aussi, l’éphémère…
Tania Bien, ce n’est pas à nous de décider de ce qui va passer à l’histoire ou pas, et de toute façon à ce moment-là, tu n’es plus là. Donc c’est ma façon à moi d’exister, ou de simuler ma mort… C’est la première fois que je réfléchis à ça.
Moi, j’aurais facilement pu marcher dans le fleuve. Tu sais, pour abandonner tes enfants et te mettre la tête dans le four, il faut être dans un certain état d’esprit. Et je comprends cet état d’esprit. Donc la poésie est pour moi une façon de gérer la suicidité et d’exprimer une souffrance. C’est intense ce que je dis, mais c’est ça; au lieu de m’enlever la vie je vais l’écrire. Je vais me l’enlever de cette façon-là. Et les gens vont avoir ma mort, ma trace… C’est pour ça que j’ai de la misère à le lire devant un public ou à en parler, ou même à parler d’un livre pendant que je suis en train d’en écrire un autre, parce que… – et c’est la première fois que je réfléchis à ça à voix haute – Tu sais, on dit souvent qu’on écrit pour ne pas mourir, mais moi j’écris pour…
Benoîte Faire semblant de mourir.
Tania En fait, pour ne pas le faire pour vrai – c’est vraiment une catharsis, je pense – et pour apprivoiser ma propre mort, que je ne peux pas imaginer autrement que de cette façon-là. Avec le temps, ça change, mais ça a toujours été ça dans ma tête. Jeune, c’était Ophélie, un peu plus vieille je me disais, ça y est, je vais écrire un livre, je vais aller en Gaspésie et quand mon livre va être fini… Et je suis très bien là-dedans, c’est très calme, très doux. Il n’y a pas d’appel à l’aide là-dedans. Mais quand tu as un enfant, tu ne peux pas faire ça. Sauf que l’affect, l’urgence, ce qui te tire et t’appelle vers ça, la vague de fond est encore là.
Sarah Je pense aussi que, surtout pour les jeunes poètes, ou même pour les femmes en particulier, il y a cette idée du prix à payer pour atteindre l’Œuvre, et que cette idée est peu à peu en train d’être déconstruite… mais il doit y avoir une certaine vérité là-dedans. Pendant longtemps dans l’histoire de la littérature, c’est presque un fondement : la souffrance en vaut la peine parce qu’elle crée de grandes œuvres.
Tania Tu sais, pendant les premières années de vie de mon fils, jusqu’à ce qu’il ait sept ou huit ans, je ne voulais pas qu’il me voie en train d’écrire, je ne voulais pas qu’il voie dans mon regard qu’il y a toute une partie de moi qu’il ne peut pas atteindre, qu’il ne peut pas saisir.
Sarah C’est sûr que ça peut devenir un sacrifice de se retirer du monde, de prioriser l’écriture à tout prix – et plus aisé pour certains que d’autres… Et l’écriture semble te requérir tout entière, prendre beaucoup d’espace.
Tania C’est comme quand j’ai découvert l’équitation : j’ai acheté un cheval out of nowhere. Je suis arrivée à la maison et j’ai dit à mon chum : « j’ai acheté un cheval », il m’a dit : « qu’est-ce que tu veux qu’on fasse avec un cheval? » Et là tout d’un coup, c’est devenu ma vie; je ne lisais plus, n’écrivais plus. Le rapport à l’animal était devenu ce qui allait me sauver, ou me combler, me sauver. Il y a beaucoup de ça, tu sais, « la répétition nous sauvera ». Et c’est la répétition dans tout. C’est l’enfant qui se berce; tu sais les personnes qui se balancent beaucoup sur elles-mêmes, c’est qu’elles n’ont pas été bercées. Le malade qui se frappe la tête à répétition sur le mur, ça le rassure. Il y quelque chose de la résistance là-dedans qui est fondamental à mon être. Et ça se traduit comme ça. Je vais dire vingt-huit fois le mot « mouette »; je le sais bien que c’est beaucoup, mais c’est comme ça. Je ne me pose pas plus de questions que ça. Et il ne faut pas, je pense, parce que c’est un peu comme les sculptures de Giacometti : elles sont tellement menues que si je continue de couper, je vais leur couper la tête. Et moi, à la base, lorsque j’écris, je ne suis vraiment pas sûre que quelqu’un d’autre va trouver ça bon – moi, ça me satisfait, parce que j’ai réussi à nommer quelque chose d’informe, j’ai réussi à le sortir de moi, donc c’est moins lourd à porter. C’est un fantôme de moins.
Sarah Comment arrives-tu à sentir que le livre est terminé?
Tania Je le sais quand la forme se tient seule. C’est très important, la forme, pour moi. Mes poèmes sont comptés, les répétitions, les sections sont comptées, le nombre de poèmes est compté… J’ai besoin de la forme pour encadrer ce vent fou qui n’arrête pas. Donc je sais que le recueil est terminé quand sa forme est accomplie. Et souvent, en cours de route, je me dis : « ok, avec ce que j’ai en ce moment et là où je m’en vais, je pourrais faire trois ou quatre sections de tant de poèmes et arriver à la fin. » Et là j’ai des titres de sections, il y a des vers qui ressortent – les titres, ce sont toujours des vers qui ressortent des autres, devant lesquels je me dis : « ah, ça, ça ferait un bon titre. » C’est pour ça que dans Perceval je dis : « je recommençais pourtant à trouver de bons titres », ça veut dire : « j’ai recommencé à écrire – mais je vais y aller quand même, dans l’eau… » Mais je le sais, quand je sens que la forme s’est refermée sur elle-même, que c’est un objet clos.
Benoîte Je trouve que ça sonne comme une conclusion. (Rires)
Tania Le choix du petit, toujours. Faire des livres dans la sobriété. C’est très difficile. Pour moi, c’est une voie à suivre.
Sarah Cette sobriété est aussi un ancrage, peut-être? Comme celui du quotidien, qui permet de résister à ce vent fou de l’écriture?
Tania Oui, c’est pour ça que je dis que c’est un miracle que je fonctionne, somme toute… Mais c’est sûr que si je pouvais avoir ma maison sur le bord de l’eau… Dans mon cas, ça pourrait être dangereux. Je pourrais me mettre à écrire et me perdre là-dedans. Mais pour moi c’est un sujet de conversation comme un autre, qui peut être très lourd pour certains…
Benoîte Peut-être parce que tu l’as apprivoisé par l’écriture, que ça fait partie de toi. Et donc en l’écrivant, tu vis avec ça, ça vit à côté de toi.
Tania Oui, ça m’accompagne. C’est un genre de chat que j’ai avec moi. Qui est toujours là, qui est avec moi. Ça devient doux, rassurant. Parce que c’est tout ce que je connais. Et puis, ce sont les mêmes figures qui me hantent. Je n’ai pas eu de choc, de nouveaux auteurs qui sont venus me renverser. Je lis des recueils que j’aime! Je lis Martine Audet, Michaël Trahan, je lis Benoît Jutras. Et je les trouve forts. Mais je continue ma petite poterie à moi.
Je ne pourrais pas dire qu’est-ce qui va réapparaître dans le prochain livre… Il y a Maïakovski bien sûr et sa balle dans le cœur. Il y a Tsvetaïeva qui m’obsède beaucoup, qui s’est pendue pendant la guerre en laissant son fils sur les toits, qui guettait l’ennemi. Ça me fascine. Pour moi, ça relève d’une quête poétique, et non psychologique. Il y a des images comme ça, qui me hantent. Encore la même affaire! Ce serait le fun que je parle d’autre chose… Peut-être qu’un jour… La prochaine fois il y aura des clowns. Non, j’ai tellement peur des clowns, il n’y aura jamais de clowns. (Rires) Mais quelque chose, je ne sais pas… De frais, de lumineux, de doux.
Perceval c’est que des roches
aux poches de mon manteau
je ne suis pas folle
souvent je me noie
la journée sera bonne
et la rivière très douce
(2020, 21)
- 1Voir : « Je me disais quelques fois : Normand d’Bellefeuille… ». https://doi.org/10.7202/500891ar.
- 2Tania Langlais. « Le long poème est la voie équestre de la poésie ». Dans Brossard, Nicole, et Lucie Bourassa. Le Long Poème, 119-123. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2697564.
- 3Tania Langlais. « La chambre noire du professeur : ou Tranquille, Alice, tranquille ». https://id.erudit.org/iderudit/14453ac.
- 4Paule Baillargeon. « L’aura / Tranquille, Alice, tranquille / No.4 ». Dans Philippe Baylaucq et al. (dir.), Un Cri au Bonheur. K. Films d’Amérique, 2007.
- 5Voir : https://www.youtube.com/watch?v=nJPl9CHQEuE.
- 6« I was getting worried about becoming too happily stodgily practical: instead of studying Locke, for instance, or writing - - - I go make an apple pie, or study the Joy of Cooking, reading it like a rare novel. Whoa, I said to myself. You will escape into domesticity & stifle yourself by falling headfirst into a bowl of cookie batter. And just now I pick up the blessed diary of Virginia Woolf which I bought with a battery of her novels saturday with Ted. And she works off her depression over rejections from Harper’s (no less! - - - and I hardly can believe that the Big Ones get rejected, too!) by cleaning out the kitchen. And cooks haddock & sausage. Bless her. I feel my life linked to her, somehow. » (Plath 2000, 269)