Entretien avec Philippe Néméh-Nombré

Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei : une invitation et quelques petits feux

Mené par Renato Rodriguez-Lefebvre, cet entretien s’est tenu devant public en clôture du colloque « Les temps du fragment », le 28 avril 2023 à l’Université de Montréal.

Édition : Jonathan Paquette


J’ai préparé un mix en seize temps et quelques repères (*). Comme Palma Disco je veux accélérer ou ralentir la radicalité noire pour atteindre 110 ou 120 ou 130 bpm, arriver là où elle pourrait rejoindre les brèches décoloniales, là où elle pourrait dire kuei. La modernité occidentale, comme le monde qu’elle continue de créer sur le continent qu’elle a appelé l’Amérique, doit son existence à la production de l’abjection noire et à la production de l’absence autochtone. J’occupe et suis occupé par la première de ces productions. Et je veux tendre, là où je suis, vers celles et ceux qui occupent et sont occupés par la seconde, pour devenir ensemble en excès de ce qui nous occupe. Seize temps, c’est-à-dire seize tentatives, interruptions, invitations et erreurs pour proposer quelque chose comme des possibilités de relations libératrices et décoloniales noires et autochtones au Québec. Et quelques repères (*) à lire comme des remarques, des précisions, des apartés théoriques, même des didascalies. Ici, les fréquences hautes seront coupées, là les fréquences basses. Il se peut aussi que les morceaux se suivent sans se fondre, se confondre, se superposer.

Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei, prologue.

Renato Rodriguez-Lefebvre
Je pense savoir que ton essai intitulé Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei est relié à l’écriture d’un autre texte, à savoir ta thèse, laquelle s’intitule Une poétique noire pour apprendre à dire kuei et qui porte sur les études noires, la sociologie hésitante et le risque des possibilités de relations entre perspectives transformatrices noires et autochtones au Québec. Quelle est la nature de la relation entre l’écriture de ta thèse et cet essai qui cite des auteur.ice.s, des militant.e.s et des intellectuel.le.s, mais qui revêt une forme qui ne semble pas correspondre à une thèse de sociologie telle que j’ai pu les côtoyer?
Philippe Néméh-Nombré
C’est une bonne question, parce qu’effectivement, l’essai a l’air de tout sauf du résultat de recherches sociologiques. La relation, c’est qu’à travers la thèse, j’ai fait la partie « plate » du travail, c’est-à-dire tout le travail plus précis d’archives et tout ce qui relève de l’architecture théorique du travail. Il s’agissait d’aller regarder et de déplier toutes les possibilités. Dans le livre, ce que j’ai tenté de faire, c’est de proposer ces mêmes possibilités de façon plus digeste, plus agréable et de manière à ce que la forme même transmette le propos thématique de la thèse. Presque tous les moments des Seize temps qui se retrouvent dans le petit livre se retrouvent aussi dans la thèse, mais traités sur beaucoup plus de pages.
Renato
La forme du texte me semble assez unique dans l’écosystème de l’essai québécois, même si le fragment a été investi par une certaine frange de penseur.euse.s modernes. Par contre, par rapport aux essais décoloniaux publiés au Québec, il me semble qu’il y a là une forme assez unique et j’aimerais savoir comment cette forme t’es venue, comment tu l’as conçue?
Philippe
En fait, l’idée était de penser une forme qui, d’abord et avant tout, interrompt la disciplinarité. Je pense qu’il y a une solidarité entre la violence très matérielle et l’organisation du savoir. C’est assez convenu, mais il y a comme un contrat épistémique entre les deux et pour moi, penser la violence matérielle implique nécessairement un autre genre de contrat épistémique. Je ne pense pas du tout que la forme que j’ai choisie est la seule possible, mais celle que j’ai choisi d’essayer en est une qui reprend plusieurs directions de la pensée noire, directions qui s’inscrivent directement dans la musicalité. C’est une avenue qui a été déjà beaucoup théorisée (pensons notamment au blues epistemology), ça a été envisagé à partir du blues, à partir du jazz, à partir de toute la musicalité de la constellation diasporique, mais je pense que le mixing, qui relève de la culture hip hop, est plus proche de mon époque à moi. C’est donc finalement de reprendre très simplement cette idée que la manière d’écrire transmet aussi le propos. J’ai fait comme si j’étais derrière un DJ booth et que je mixais deux morceaux ensemble. D’où les seize temps, c’est pour cette raison qu’il y en a seize. Il aurait pu y en avoir trente-deux, mais l’idée, c’est que dans la pratique, mixer deux morceaux ensemble, ça se fait souvent sur seize temps.

Ensuite, il faut préciser que les huit premiers temps ne sont pas noirs et les huit autres autochtones, c’est plutôt un autre jeu sur ce mix entre la violence et les possibilités de vivre en excès de cette violence qui nous occupe que j’ai essayé de superposer. De telle sorte que même dans la partie violence, on puisse sentir finalement qu’on est poussé vers le dépassement de la violence. C’est comme si la violence ne peut pas contenir, finalement.
Renato
C’est intéressant ce que tu mentionnes par rapport à la violence. On a beaucoup discuté de la relation entre totalité et fragment, comme si le fragment avait une hantise par rapport à la réalité, et ce qui est intéressant ici, par rapport à la thématique décoloniale, c’est que dans nombre d’essais et de récits décoloniaux (et je ne critique pas ce geste), souvent, il y a un récit de l’origine : 1492, Colomb, les Caraïbes, le Mexique, etc. Bref, on pourrait continuer longtemps la liste, mais tout ce récit de l’origine laisse entendre qu’on pourrait situer quelque part le début de la violence. J’avais été très marqué par une conversation entre Norman Ajari et Salima Naït Ahmed sur la possibilité de l’origine de la violence1. Et c’était assez tendu, justement, sur la possibilité ou non de discuter ou d’intercepter l’origine de la violence. Je trouve que dans ton essai, il y a cette façon de l’intercepter d’une certaine manière, mais en refusant d’entrer à nouveau dans cette même histoire, c’est-à-dire de répéter la même linéarité. C’est comme plusieurs chronologies qui se croisent dans les fragments que tu nous proposes.
Philippe
Merci, je suis content que ce soit lu comme ça, parce que c’est quelque chose que j’ai essayé de faire et en même temps, ce que tu dis me fait penser à autre chose. J’ai beaucoup réfléchi avec notamment ce qu’Eve Sedgwick appelle la tentation paranoïaque2 quand on parle de la violence. Ce qu’on voit beaucoup dans les études noires et dans les études autochtones, c’est cet appel à arrêter l’autopsie, si on veut, à arrêter de constamment répéter la violence. Parce que finalement, c’est une espèce de réflexe qui nous fait penser que mieux comprendre la violence, la répéter, la saisir, la décortiquer, la déplier a quelque chose à voir directement avec la sortie de la violence. Sauf que ce n’est pas comme ça que les choses fonctionnent tout à fait. Donc pour moi, l’idée de trouver une origine, elle correspond ou elle fonctionne très bien avec cette espèce de tentation de produire chaque fois des autopsies, comme si comprendre le monde permettait d’y mettre fin. Il s’agit de sortir de ça, de dire : premièrement, il y a plusieurs temporalités, deuxièmement ces temporalités elles-mêmes sont multiples et troisièmement il n’y a pas de relation automatique entre connaissance et transformation. 

Ce n’est pas tout à fait vrai non plus, je ne m’en sauve pas tout à fait, parce que je parle quand même de 1492 et de 1441. 1441 c’est un peu moins connu, mais c’est quand les Portugais arrivent pour la première fois sur ce qu’ils appellent la côte de Guinée, qui est aujourd’hui la Mauritanie, et qu’ils vont saisir les premiers esclaves. Donc ce sont deux dates qui sont dites inaugurales, mais finalement, qu’on ne devrait pas envisager comme étant inaugurales, parce que ce qu’elles font, c’est qu’elles remédient énormément de choses qui se passaient avant et qui les rendent possibles. Ce n’est pas vrai et ça ne sert pas, d’une part, d’établir un point d’origine de la violence et d’autre part, de continuer à la répéter sans cesse et de penser que mieux la comprendre, mieux la saisir, c’est s’en sortir. C’est un peu comme ça que j’ai essayé de le voir.
Renato
C’est intéressant ce que tu viens d’évoquer, les dates de 1441 et 1492, parce que ça m’évoque un autre essai qui a eu droit à une certaine reconnaissance, les « écologies décoloniales » de Malcom Ferdinand3. Pour ceux qui ne l’ont pas lu ou qui n’ont jamais feuilleté l’ouvrage, là aussi il y a un jeu qui est fait avec des dates, notamment par rapport à certains navires associés à l’esclavagisme. Et je trouve que c’est une démarche extrêmement intéressante que de reconnaître l’espèce d’arbitraire de la date, sa saturation et en même temps d’essayer de la désaturer, de reconnaître que c’est juste un arbitraire. Il y a quelque chose – je ne veux pas dire de névrosé – de paranoïaque par rapport à ces dates. Une question que je me pose concerne le lien entre ton essai et un texte qui a quand même été balisé par les murs de l’Université de Montréal, ta thèse. Je me demande, comment ça a été reçu, cette tentative de faire dialoguer plusieurs disciplines? Dans une discipline comme la sociologie, je me demande comment tu as fait pour composer quelque chose qui s’apparente d’une certaine manière à une démarche poétique?
Philippe
En fait, c’est un problème qui va peut-être se régler dans les prochaines années, mais ça n’aurait pas dû être une thèse en sociologie. À partir du moment où on ne s’est pas donné les moyens institutionnels de pouvoir déposer une thèse en études noires, comment fait-on? D’ailleurs, il y a une partie de la thèse dans l’avant-propos qui explique que cette thèse n’a pas sa place en sociologie, donc il y a une discussion qui est menée sur le sujet. Après, c’est sûr qu’il y a des chapitres qui sont de l’ordre de l’exposition théorique, qui vont être plus, disons « sexy », pour des sociologues. D’un côté je devais assumer que ce genre de proposition ne corresponde pas du tout aux sciences sociales plus généralement et de l’autre, caresser la discipline dans le bon sens du poil, parce que c’est comme ça que j’ai été formé de toute façon.
Renato
Quand j’ai lu ton livre, je me suis dit, tiens, c’est peut-être quelqu’un qui est en littérature, c’est quelqu’un qui est sensible aux textes de plusieurs poétesses comme Lorrie Jean-Louis entre autres, mais également aux textes d’Édouard Glissant. Je sentais une influence assez sérieuse et pour moi, ton essai était un bel écho à ça, et je pensais aussi à l’écosystème de l’essai québécois, entre autres, ou de l’essai décolonial du Québec ou de ce que je peux connaître de ce qui se passe en France. Je pense aux essais de Françoise Vergès, lesquels sont fort pertinents bien sûr, mais qui en matière de forme restent quand même plus sages. Je pense à Dalie Giroux également, que toi et moi apprécions. Ça reste également quelque chose de plus, disons, linéaire. J’aimerais savoir, comment perçois-tu cette constellation d’écrits décoloniaux? Comment sens-tu que tu t’insères là-dedans?
Philippe
C’est une bonne question, parce que je suis en partie d’accord avec toi sur le fait qu’il y a quand même une forme, disons, plus conventionnelle dans ce qu’on voit qui se fait du côté des pensées critiques, qu’elles soient décoloniales, qu’elles soient abolitionnistes, ou autre. Mais tu mentionnes Glissant et pour moi, après avoir lu Glissant, après avoir lu Fanon, après avoir lu les Césaire, c’est impensable de s’imaginer que la constellation de la pensée noire se fait avec un certain cadre. En fait, c’est de la folie totale, ces textes – et je ne peux pas l’imaginer autrement que comme ça. C’est à ça que je me réfère quand je parle de sortir de la disciplinarité pour penser les possibilités qui ne peuvent pas être pensées à l’intérieur de la disciplinarité. Ça se fait avec Édouard Glissant, ça se fait avec Fanon, ça se fait avec les Césaire. Il y en a eu d’autres, évidemment, mais pour moi, au niveau de la forme, c’est ici que je trouve la cadence de la pensée noire.

Je pense que si on veut parler de possibilités, il faut sortir de cette forme qui est celle de l’exposition. Même si c’est très pertinent, il faut le faire d’une certaine manière, je ne dis pas ça pour négliger ce travail ou pour dire qu’il n’a pas été important ou qu’il ne l’est pas, mais moi, ce n’est pas ce que j’ai envie de faire, ce que je pense qui est utile au moment présent.
Renato
Je serais curieux de t’entendre un peu plus sur les alliances épistémiques et littéraires que tu tisses avec les penseurs et penseuses noir.e.s du Canada anglophone et des États-Unis?
Philippe
Probablement que ma plus grande dette en termes théoriques (et en partie aussi au niveau de la forme), c’est justement du côté des pensées féministes noires et en particulier tout ce qui vient après Saidiya Hartman, qui a écrit Scenes of Subjection4 en 1997, texte qui relève vraiment de l’exposé formel. Elle nous dit : « Voilà pourquoi l’abolition de l’esclavage n’a pas mis fin à l’abjection noire. » Après, ça a été beaucoup plus du travail de défrichage des possibilités et de le faire avec ce que les mots permettent, avec ce que la page permet. Donc pour moi, ça a été une grande influence; Saidiya Hartman elle-même, mais aussi tout ce qu’elle a permis, dont Christina Sharpe, dont Katherine McKittrick. C’est curieux, parce qu’il y a une immense rupture entre les milieux francophones et ces traditions, mais pour moi, c’est impensable d’envisager Glissant aujourd’hui, Fanon aujourd’hui, les Césaire aujourd’hui sans aller de ce côté-là. Pour moi, c’est une continuité finalement, quelque chose de l’ordre de la tradition.
Renato
Oui, c’est intéressant. Je ne connais pas par cœur Édouard Glissant, mais lui-même avait des intérêts pour les traces des écritures noires d’Amérique, même s’il n’était pas non plus parfaitement bilingue à mon souvenir, donc c’est intéressant de voir que toi, tu peux te glisser là un peu pour essayer de rapprocher ces communautés qui ont été linguistiquement séparées d’une certaine manière. Je ne sais pas si c’est un enjeu sur lequel tu t’es penché?
Philippe
Oui, tout à fait, et après, c’est drôle, ça peut être frustrant parce que ce ne sont pas tous les textes de Glissant qui ont été traduits en anglais, donc ça devient lassant que ce soit toujours les mêmes références. Ça pointe surtout vers les rapprochements qui peuvent encore être faits.
Renato
Avec ta structure en fragments, tu convoques différents espaces, différentes mémoires. Tu essaies de tracer la silhouette des Amériques, enfin au moins des côtes des Amériques, et d’une certaine manière de revigorer le concept d’américanité, mais en le décolonisant. Il me semble que tu essaies de mettre en écho différentes mémoires, différentes traces. Est-ce que ce concept d’américanité t’a guidé dans la composition de ces fragments? Tu rassembles, tu invites à la même table différents espaces, différentes traditions, sans forcément dire qu’elles doivent se parler, en laissant plutôt entendre qu’elles se parlent d’une certaine façon.
Philippe
C’est une bonne question, parce qu’en fait, j’ai beaucoup moins travaillé avec l’idée d’américanité et beaucoup plus avec l’idée de constellation diasporique. Je conçois cette dernière comme une dispersion, mais surtout comme une multiplicité d’ancrages dans des lieux précis et ce que j’essaie de faire, c’est de voir comment s’opèrent ces ancrages.
Renato
Si moi-même je dis ça, c’est parce que j’ai ma propre loupe aussi. Je suis obsédé par ce genre de mise en écho des mémoires coloniales. Il y a quelques figures que tu évoques – je pense notamment à Yves Sioui Durand – qui ont beaucoup travaillé ce genre de mémoire.

En parlant des enjeux mémoriels, ou de la structure du fragment qui est toujours une invitation à penser, à collaborer, ou à dresser d’autres ponts pour la solidarité, tu évoques une discussion que tu as eue avec Pierrot Ross-Tremblay, auteur de Thou Shalt Forget5. Il me semble que la conversation que vous avez eue se terminait par « le reste, nous l’écrirons ensemble. » Et tu terminais en disant : « Le reste, nous l’improviserons ensemble. » Donc, il y a une sorte d’invitation, une sorte de promesse dans la structure des fragments que tu as composés. Je me demande, comment as-tu pensé cette invitation, cette promesse qui est propre au fragment de la pensée noire?
Philippe
Sur la question de l’improvisation, c’est une phrase qui tient toute seule et ce que j’aime beaucoup; c’est que ça semble absolument naïf.

C’est aussi la conclusion du chapitre le plus théorique de ma thèse. Si on pense la poétique comme la fabrication consciente et intentionnelle de ce qui pourrait être, si on l’envisage nécessairement dans une perspective temporelle, dans une futurité (sans téléologie inévitable), comme la création de ce qui n’existe pas, on appelle forcément quelque chose, quelque chose qui vient.

Dans la tradition radicale noire, cette idée de faire et de créer quelque chose qui n’est pas à partir de ce qui est constitue le principe même de l’improvisation en jazz. C’est-à-dire qu’il y a un cadre et ce que tu fais avec ce cadre, c’est de travailler dans ses paramètres, mais simplement pour en sortir. Donc improviser, c’est prendre la violence comme une préface qu’on quitte, mais qui reste quand même, comme des paramètres à l’intérieur desquels on n’a pas le choix de travailler. Mais ce travail, nécessairement, représente une trahison de ces paramètres. Donc, je ne sais pas si ça répond à la question, mais cette idée d’improvisation, c’est dans ce sens que je l’entends et non pas comme une forme naïve « d’advienne que pourra ».
Renato
Je la trouvais très belle cette invitation, même si maintenant je peux voir un peu l’aspect naïf que ça aurait pu prendre. C’est l’idée d’un reste que j’aimais. L’idée qu’il y a encore un reste, pas à épuiser, pas quelque chose comme une totalité inépuisable, mais une futurité à construire ensemble, à improviser ensemble.
Philippe
Oui, mais ça, c’est nécessairement un risque : accepter l’improvisation, c’est penser le risque. C’est pratiquement une théorie du risque, finalement.
Renato
Par rapport au risque justement, il y a aussi le risque des différentes réceptions du texte. Je pense à certaines réceptions auxquelles tu as eu droit, notamment par rapport à des pages dans lesquelles tu déclares qu’une voiture de police enflammée, c’est une forme de promesse. Je paraphrase un peu, mais ce passage a été reçu par certaines personnes plus conservatrices comme un message un peu menaçant. Donc, c’est aussi ce risque, que ça puisse être reçu d’une façon assez hostile. Est-ce une chose à laquelle tu avais pensé, que ça pourrait attirer ce genre de polémique ou ce genre de tension?
Philippe
Je pense que d’extraire cette phrase de son contexte pour suggérer qu’éventuellement je voudrais qu’il y ait des policiers dans la voiture pendant qu’elle brûle (ce qui n’est pas le cas), c’est se donner beaucoup de mal pour prouver qu’on n’a pas la capacité de lire un texte. Le seul problème, c’est que c’est très efficace comme stratégie pour décrédibiliser une parole et je pense que ça peut effrayer les gens. Ça, c’est un peu embêtant, mais autrement, si ces gens avaient aimé mon texte, il y aurait eu un gros problème.
Renato
Par ailleurs, puisqu’on parle de ces enjeux de tension, j’aimerais aborder le contexte décolonial, c’est-à-dire le contexte dans lequel ce mot, « décolonial », commence à être reçu auprès d’un plus vaste public. Ça s’accompagne aussi d’un contexte de tension avec des polémiques qui ont cours, entourant l’ouvrage de Pierre Vallières et de l’utilisation de certains mots. Le terme décolonial se décline quand même en plusieurs sens et j’aimerais savoir, comment sens-tu que tu participes à cet élan de reconnaissance, ou en tout cas à cet élan d’une considération décoloniale ici au Québec?
Philippe
J’ai l’impression que de penser le décolonial dans le contexte du Québec, c’est extrêmement riche, en fait, parce que c’est au carrefour de beaucoup de choses : on a accès à tout ce qui se fait dans le monde anglophone, mais aussi à tout ce qui se fait dans l’espace caraïbe et dans le monde franco. Pour moi – et je n’ai aucune étude pour appuyer ce que je dis –, le Québec est le meilleur endroit pour penser des possibilités décoloniales et antiracistes, au moins théoriquement. À cause de sa localisation, pas seulement géographique, mais culturelle. J’inscris dans ce répertoire qui nous est accessible au Québec toute la radicalité que nos bons amis conservateurs essaient d’évacuer quand ils regardent l’histoire du Québec. Ils essaient de faire un saut par-dessus cette tradition radicale, tandis que pour moi, ça participe des outils auxquels on a accès. Je dirais que c’est dans ça que je m’inscris. Dans cette espèce de lieu où on a un répertoire vraiment vaste, finalement, de propositions qui vont dans ce sens-là, dans le sens de « défaire pour refaire ».
Renato
Une autre question que j’avais concerne ton rapport à la littérature. Quel est ton rapport, dans tes Seize temps noirs, à la littérature, à la citation littéraire? Comment conçois-tu ton utilisation de la littérature? Tu as déjà cité Glissant, mais il y a également d’autres poètes que tu cites. Est-ce naturel pour toi, le littéraire?
Philippe
Je dirais que mon rapport aux textes littéraires ou disons à la pensée qui se déploie dans la littérature est tributaire du fait que les disciplines dites scientifiques ont non seulement été le lieu de la construction discursive de la violence matérielle, mais ont aussi été des lieux dans lesquels les pensées qui s’opposaient à cette violence n’ont pas pu se déployer. Donc si tu veux t’intéresser à la pensée noire, c’est dommage si tu es en sciences sociales et que tu travailles avec des gens de sciences sociales, parce que tu n’y arriveras pas. Ce n’est pas là que la pensée noire s’est principalement déployée, elle s’est plutôt déployée à l’extérieur de ce qui est considéré comme la production légitime de savoir, à plus forte raison scientifique. Ce dont on se rend compte, c’est que ce n’est pas exclusif à la pensée noire, c’est le cas aussi pour les questions autochtones; dans ce cas-ci, « littérature » est entendu au sens de l’art du récit, de la narration, du raconté. On réalise donc que ce n’est pas seulement le cas pour les questions et propositions noires, mais aussi autochtones. Donc je n’en suis jamais venu à me dire : « Tiens, la littérature a des choses intéressantes à dire à ce sujet. » En fait, c’est qu’on y trouve tout ce qui est à l’extérieur du légitime et du légitimé. Ensuite, c’est certain qu’au-delà du fait qu’il s’agit du lieu (ou des lieux) où il faut regarder, ça donne une coloration non seulement à ce qui a été dit, à ce qui a été proposé, mais aussi à la manière de le faire. Quand je parlais de musicalité plus tôt, eh bien la musicalité n’aurait peut-être pas pu être aussi présente dans l’écriture ethnographique, ça n’aurait pas été pareil. Donc je pense qu’il s’agit d’une co-construction : certaines choses peuvent être dites dans certains lieux et parce qu’elles peuvent être dites dans ces endroits-là, elles le sont de telle manière, d’une façon qui permet des possibilités X, Y. Ça n’a donc jamais été une question finalement.

Après, je pense que ça n’a rien à voir avec de grandes idées (quoique), mais j’ai l’impression d’avoir plus de dialogues avec les camarades qui sont en littérature.
Question du public
Ce qui m’a marquée le plus dans l’essai, ce sont les passages très narratifs dans lesquels tu racontais des histoires. J’étais comme prise par cette avancée de la narration. On a beaucoup parlé de fragments dans les derniers jours, mais ce qui m’a happée, c’est la narrativité, le souffle narratif de la chose.
Philippe
Je suis content que ça soit reçu comme ça et c’est entre autres pour ça que je dis que j’ai plus d’échos chez les littéraires. Personnellement, je ne l’aurais peut-être même pas pensé comme ça.
Renato
Par rapport à la réception, je me demandais, est-ce qu’il y a eu des échos de communautés militantes par rapport à l’essai? As-tu eu des échanges, des conversations plus conventionnellement politiques?
Philippe
Je pense qu’il y a plusieurs camarades qui étaient content.e.s de le lire, mais une des choses que ce livre ne fait pas, c’est tendre vers la pratique. Et ça, c’est probablement la chose qui m’embête le plus avec mon projet. Ce sera pour une autre fois, tout n’a pas à se retrouver dans un même projet. Les échos militants sont presque impossibles, finalement. L’idée, c’était de rendre sensibles des choses qui, de toute façon, sont développées par les milieux militants. Ça vient de là. Donc, je ne sais pas si ça s’adressait à eux.
Renato
Alors tu dirais que ça s’adressait à qui?
Philippe
Ça a beaucoup changé, dans mon esprit, à qui ça s’adressait. Je pense que je m’adresse aux personnes qui se trouvent dans l’une ou l’autre de ces positions structurelles et qui n’ont pas été exposées à la texture sensible de ce que ça peut vouloir dire l’abjection noire et la colonialité. C’est comme un appât plus efficace que si je commence juste en disant : « Le racisme, c’est terrible. » Ça va peut-être parler à plusieurs personnes qui ne se sentent pas concernées par certaines approches militantes.
Renato
D’un certain type de ton, peut-être, ou d’une certaine façon de présenter ou de représenter la chose.
Philippe
Je m’adresse d’abord à des personnes noires, ensuite idéalement à des personnes autochtones, mais pour des raisons différentes, pour cibler disons une réponse, une réaction ou quelque chose. Mais je dirais d’abord, peut-être, à des personnes qui, plus généralement, envisagent ne pas avoir leur place ici, des gens qui considèrent devoir faire leur place et qui se demandent comment la faire dans les paramètres du projet colonial sans y contribuer. Ces gens qui n’ont pas nécessairement les codes ou l’envie de s’investir dans je ne sais quel groupe militant et qui, finalement, doivent peut-être être accrochés par quelque chose de plus sensible.
Renato
D’une certaine manière peut-être que les fragments sont plus inclusifs?
Philippe
Ça, je ne sais pas si ça réussit par contre. Je ne sais pas, j’espère. Mais je crois que ce serait un mensonge de croire que tu peux ouvrir ce livre et te dire que tout va bien, que tu as tout compris.
Renato
C’est aussi un essai qui, par sa forme fragmentaire, invite à ce qu’on le relie à la forme musicale. Je me souviens très bien où j’étais la première fois que je l’ai lu et à ce moment, je me suis dit que je pourrais tout de suite replonger dedans, repartir, reprendre un morceau. Sans exagérer l’analogie entre un album de musique et ton livre, je trouve qu’il y a quelque chose qui fonctionne très bien, qui donne envie de le reprendre, de le réécouter et – je ne sais pas si c’est un élément auquel tu as pensé – de performer la lecture du texte pour ajouter cette musicalité.
Philippe
Non, pas vraiment. J’ai déjà lu publiquement des extraits. J’imagine que ça le fait vivre autrement, mais moi je viens quand même, malgré tout, de la sociologie…

L’autre chose que je voulais dire, c’est qu’il y a plusieurs moments dans mon livre où il y a des références, il y a des noms qui sont cités, mais je ne dis rien finalement sur cette théoricienne ou sur cet intellectuel. Et l’idée c’est justement d’accrocher les gens sans que ça soit trop lourd. Ensuite ils auront peut-être envie d’aller voir ce que cette personne a écrit.
Renato
C’est comme une invitation.
Philippe
Oui, c’est ça. Une invitation et un piège. (Rires)
Public
J’ai l’impression que c’est comme allumer de petits feux dans l’imaginaire des gens qui vont te lire et qui auront envie justement d’aller creuser davantage. Il n’y a presque pas de références, il n’y a pas d’index à la fin et donc il y a quelque chose d’important dans cet exercice d’aller chercher un nom, c’est un processus qui nous engage.
Philippe
Mon intention, c’était de faire un livre que tu ne peux pas lire sans l’associer à un geste qui vient à côté. Je pense que c’est le cas de tous les écrits, je ne crois pas que c’est spécifique à ce texte. Mais ma volonté était de faire en sorte que la lecture ne puisse pas être passive : si tu veux comprendre, il faut chercher un peu, il faut en faire un peu. J’aime quand tu parles de petits feux. L’idée était de démarrer quelque chose, finalement. C’est donc nécessairement incomplet, c’est volontairement incomplet.
Public
Donc c’est ouvert?
Philippe
Oui, en tout cas c’était ça l’intention. 
Public
Tu as parlé un peu de ton rapport avec la thèse et de comment ce livre était une sorte de soupape pour conserver l’énergie nécessaire à la réalisation de la thèse. J’étais curieux de savoir comment a démarré le projet du livre. Comment est venue l’idée de faire quelque chose qui était un peu en marge du travail académique? As-tu d’autres idées pour des livres futurs qui s’inscriraient dans la lignée de cet essai?
Philippe
L’idée vient d’un paradoxe qui n’existe pas juste chez moi, j’imagine, mais chez beaucoup de gens. Je trouve très dommage la manière dont on se parle entre nous dans les milieux universitaires, mais j’adore le travail théorique. Donc c’est un drôle de paradoxe. Et ce paradoxe m’a toujours conduit à me dire « je ne peux pas juste faire une thèse et rien d’autre, la question ne peut pas être traitée seulement de cette manière ». Premièrement, parce que même moi je n’aurais pas envie de lire la thèse et deuxièmement, parce que même si j’avais envie de la lire, je ne sais pas ce que j’en retiendrais. Oui, il y a toujours la possibilité de publier sa thèse en livre, mais ça ne comble pas tout à fait ce gouffre. Les possibilités dont j’ai parlé (ces petits feux), c’est comme si la thèse faisait en sorte qu’elles ne soient plus des possibilités. Il fallait donc que je sorte de la thèse pour qu’elles le redeviennent et qu’elles le restent.

Quant aux prochains projets, je ne sais pas trop comment je me sens par rapport à ça, mais je me suis dit que ça vaudrait la peine, pour certaines personnes et pour certaines discussions, de déplier tout ce que chacune de ces petites scènes dit en peu de mots avec ce que j’ai fait au niveau théorique dans la thèse. Donc je pense que mon prochain livre, ce sera le mode d’emploi pour comprendre ce petit livre. Donc un livre basé sur la thèse, mais une version écourtée. Il y a une grande partie de la thèse qui est sur la violence, je me suis prêté au jeu de la répéter et de la redire pour mieux la comprendre, et je ne veux absolument pas que ça se retrouve dans un livre. Ce n’est pas mon projet. Donc il y a certaines parties qui ne s’y retrouveront pas, mais l’idée reste de faire un genre de mode d’emploi. Je ne pense pas que le livre en ait besoin, mais il sera pour les gens qui sont intéressés aux discussions théoriques qui sont comme cachées sous les petites scènes. Après ça, je vais refermer ce chapitre. Je passerai à autre chose.

(*)

Détruire des ordinateurs, fracasser des vitrines, brûler des auto-patrouilles, bloquer des ponts, des voies ferroviaires. Il faut traduire ce petit passage de Stephano Harney et Fred Moten, dans The Undercommons6 :

Ruth Wilson Gilmore : « Le racisme est la production et l’exploitation étatique et/ou extra-légale de la vulnérabilité, différenciée selon les groupes, à une mort prématurée (sociale, civile, ou physique). » Quelle est la différence entre cela et l’esclavage? Quel est, pour ainsi dire, l’objet de l’abolition? Pas tout à fait l’abolition des prisons mais l’abolition d’une société qui a pu avoir des prisons, qui a pu avoir l’esclavage, qui a pu avoir le salariat, et en cela non pas l’abolition comme l’élimination de quelque chose mais l’abolition comme la création d’une nouvelle société. L’objet de l’abolition serait similaire au communisme en ce qu’il serait, pour revenir à Spivak, étonnant. L’étonnant qui perturbe le cours de la critique qui le surplombe, qui perturbe le professionnalisme qui fait sans, l’étonnant qu’on peut sentir dans la prophétie, le moment étrangement connu, le contenu rassembleur, d’une cadence, et l’étonnant que l’on peut sentir dans la coopération, le secret jadis appelé solidarité. Le sentiment étonnant qui nous habite est que quelque chose d’autre se trouve dans les sous-communs. C’est l’organisation prophétique qui travaille dans le sens de l’abolition rouge et noire!

L’étonnant de l’abolition, l’étonnant de la destruction créatrice, l’étonnant pour faire du lieu habité le lieu qu’on voudrait habiter, ensemble. Abolir c’est créer. Une auto-patrouille qui brûle est une promesse.

Seize temps noirs pour apprendre à dire kuei, Temps 13 : L’annotation.

  1. 1Norman Ajari et Salima Naït Ahmed. « Peut-on connaître la racine de la domination? ». France Culture. Avec philosophie. 4 janvier 2023, Prem. diff., Baladodiffusion, 58:00.https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/avec-philosophie/peut-on-connaitre-la-racine-de-la-domination-4637658.
  2. 2Eve Kosofsky Sedgwick. « Paranoid reading and reparative reading, or, you’re so paranoid, you probably think this essay is about you ». Dans Touching Feeling: Affect, Pedagogy, Performativity. Durham : Duke University Press, 2003 : 123-151.
  3. 3Malcolm Ferdinand. Une écologie décoloniale : penser l’écologie depuis le monde caribéen. Paris : Seuil, 2019.
  4. 4Saidiya V. Hartman. Scenes of Subjection: Terror, Slavery, and Self-Making in Nineteenth-Century America. New York : Oxford University Press, 1997.
  5. 5Pierrot Ross-Tremblay. Thou Shalt Forget: Indigenous Sovereignty, Resistance and the Production of Cultural Oblivion in Canada. Londres : University of London, 2020.
  6. 6Stefano Harney et Fred Moten. The Undercommons: Fugitive Planning & Black Study. New York : Minor Compositions, 2013.