Écrire in situ

L’oubli comme pratique documentaire

Mai 2024

En dehors d’une conception mathématique, c’est-à-dire abstraite et étendue, de l’espace, ce dernier ne constitue pas une donnée « pure ».
(Lahaie 2009, 33)

On peut ne plus savoir. Chercher et ne pas trouver. On se demande : où suis-je? Qu’est-ce qui se passe? Qu’est-ce que ça signifie? Ça ne dit déjà plus rien. Néant. Indétermination. Plus de fil. Aucune piste. On a oublié. On est perdu.

Puis on tombe sur quelque chose. Par hasard. En plein cœur du flou. Un signe capte notre attention. Une familiarité confuse se développe. Une relation se tisse. Un rapport se crée. Un lieu se dessine. Une écriture s’ouvre à la présence d’un espace.

De la difficulté de laisser l’espace intouché

Considérer l’écriture in situ, c’est réfléchir à une pratique dont l’expérience de l’espace est le thème central, mais qui n’a pas de définition stricte. Il s’agit de manière générale d’investir par l’écriture son rapport à la spatialité, à l’architecture, au paysage et aux lieux. Le geste consistant à se rendre dans un endroit précis pour écrire, celui d’écrire quelque chose de spécifique par rapport à un lieu donné ou encore celui de faire de l’espace le moteur de sa création sont autant de manifestations de cette pratique.

Or, comme le soulignait récemment Karine Légeron dans son mémoire de maîtrise sur le sujet, « nous habitons le monde, notre ville, notre quartier, notre rue, mais sans y être vraiment. La routine et le rythme effréné de nos vies nous servent d’œillères : nous marchons en regardant nos pieds, des écouteurs sur les oreilles, tous sens fermés » (Légeron 2020, 69). Dans ces conditions, le geste de l’écriture in situ peut aussi s’apparenter à une réappropriation du monde, à un déplacement des habitudes visant à se recentrer dans son rapport aux lieux; il s’agit d’une manière de se rendre présent·e à l’espace.

Toutefois – et c’est une évidence – l’espace géographique n’est pas tout à fait le même que l’espace géologique; l’espace politique ne cadre pas avec ce que d’aucuns nomment l’espace historique. Et que dire de cet espace infini qui, selon les observations scientifiques, ne cesse de prendre de l’expansion depuis l’origine de l’univers connu? (Une brève recherche encyclopédique du mot « espace » donne des résultats dans des champs aussi divers que : « le droit de l’espace », « la militarisation de l’espace », « espace, philosophie », « espace, mathématiques », « espace-temps », « espace, architecture et esthétique », « espace géographique », « espace théâtral », « espace rural », « conquête de l’espace », « espace pictural », « espace sociétal », etc.)

Réfléchir à l’écriture in situ, c’est donc devoir accepter que « les concepts d’espace et de lieu imposent une “réalité intuitive” plurivoque, si bien que chacun comprend ce dont il est question sans pouvoir toutefois l’expliquer clairement, sinon qu’il semble admis que le lieu est une portion circonscrite de l’espace où il se passe quelque chose » (Denis 2016, 13, cité dans Légeron 2020, 65, l’auteure souligne). Les théories du paysage, qui ont pour fondement, en Occident, la circonscription de l’espace, en soi illimitable, en unités plus petites, nous enseignent à ce propos que le paysage n’existe pas per se, qu’il est une construction, un produit culturel de notre regard (peu importe le sens que l’on accorde à ce terme) arbitrairement posé sur un objet fondamentalement non situé.

Ce qui fait que les lieux et l’espace sont toujours quelque part. On dit : vous êtes à. Cet endroit s’appelle. Vous êtes à proximité de. Vous regardez ceci. Le langage et la culture les accompagnent. L’Histoire aussi. Un récit se situe quelque part. On va quelque part. Sur une carte. Où l’on voyage. Où l’on transite. Où l’on sait. Dans ces conditions, écrire quelque part m’apparaît être une question d’échelle. Du plus petit événement jusqu’aux plus larges méditations, forcément, un rapport se trame. Un ordre se profile. Une perspective s’approfondit.

Mais il est une difficulté fondamentale – si ce n’est une impossibilité – de tenir quelque discours que ce soit qui « rejoigne » ce quelque part ou qui puisse se « coller » à lui.

De même que la description d’une chose s’épuise dans le nom qui en désigne l’indescriptible réalité, de même la description de son lieu, pour se heurter au même problème de caractérisation, s’épuise dans l’information peu renseignante de son lieu propre : assurant qu’il est ici et non ailleurs, mais s’en tenant nécessairement là […]. Le réel existe, mais il est impossible de préciser quel; de même ici existe, mais il est très difficile de préciser où.
(Rosset 1985, 23)

C’est que, avant que le langage n’ordonne le monde, il n’y a aucune carte, pas de frontières, aucun lieu. À l’origine, l’expérience in situ n’est pas située dans/par la pensée. Elle se vit, dans une sorte d’immédiateté intuitive, voire inconsciente, tout simplement. Sa situation spatiale n’est qu’un produit de notre entendement, qu’une sophistication de l’expérience primordiale indicible. Je vois une fleur que je trouve belle, je sens son parfum qui m’emplit de joie, des vagues vont et viennent, le dos de la mer est agité, le ciel change de couleur au fur et à mesure que le jour décline – tout cela est perçu de manière intuitive, sans qu’aucune réflexivité y prenne part, en deçà du langage. Ce n’est qu’en seconde main que la situation spatiale des événements, avec bien d’autres choses, prend forme dans mon esprit.

Face à ces considérations – et bien conscient·e qu’il s’agit d’une posture qui n’est peut-être pas accessible à toustes –, puisque c’est de ma démarche d’écriture in situ dont j’aimerais parler, il me semble plus opportun de considérer que la dimension spatiale de cette dernière est de l’ordre de l’insignifiance (au sens que Clément Rosset attribue à ce terme). Tout bien considéré, in situ, je suis ici. Mais j’aurais pu être là. Et rien ne me dit, quand j’y réfléchis franchement, que je ne suis pas à plusieurs endroits en même temps.

Bien sûr, dans le giron de mon corps, des choses se produisent que je ressens d’une certaine façon. Mais en d’autres circonstances, (si, par exemple, je n’ai pas bu de café ce matin-là ou encore si j’ai appris la mort d’un proche) les mêmes événements et le même espace s’avèrent complètement différents. D’où mon interrogation : qu’est-ce donc qui appartient proprement à l’expérience in situ dans ce cas? Comment départager, dans ma perception de l’espace, ce qui ne concerne que ce dernier de ce qui s’y est invité depuis l’extérieur? Et pour reprendre la question spatiale, posée par Légeron, comment « représenter et partager quelque chose qui, en soi, n’existe pas » (Légeron 2020, 83)?

Il m’est impossible de faire abstraction, quand vient le temps d’écrire, du fait que le langage oblige à dire, comme l’a souligné Roland Barthes (1978) et bien d’autres sémiologues après lui. Il faut donc faire avec une sorte d’interférence – linguistique, cognitive, idéologique, etc. – dans mon geste de transcrire mon expérience in situ.

Après avoir affirmé l’insignifiance du réel, « cette propriété inhérente à toute réalité d’être toujours indistinctement fortuite et déterminée, d’être toujours à la fois anyhow et somehow : d’une certaine manière, de toute façon » (Rosset 2003, 14), Rosset poursuit dans le même ordre d’idées que Barthes en avançant qu’« en lieu et place du fait [fondamentalement insignifiant] se profile une signification imaginaire qui donne généralement son air faussement “normal” au cours des choses » (Rosset 2003, 40). Y a-t-il seulement moyen de laisser l’espace inaltéré? De faire l’expérience de cet objet singulier qu’est l’espace?

Ce que je veux exprimer c’est que je me méfie de moi-même, quand vient le temps d’écrire in situ : j’ai la tête pleine d’idées (considérations sur le monde, discours plus ou moins internalisés, imaginaire emprunté, soucis quotidiens, etc.) Comment faire en sorte qu’elles ne s’imposent pas? Comment les garder à l’extérieur de mon expérience du lieu? Comment ne pas m’éloigner de l’espace à proprement parler, à travers des pensées qui n’ont rien à voir avec lui, qui lui imposent une délimitation inconsciente et qui me coupent de son ouverture incommensurable? Comment rester au plus près? Comment œuvrer à ne pas définir? (En tant qu’universitaire, cette dernière question m’importe particulièrement.)

Oublier pour mieux rendre compte

À me lire, on pourrait croire que je prône d’éliminer toute part de subjectivité de l’entreprise d’écriture in situ. Ce n’est absolument pas le cas. D’ailleurs, serait-ce seulement possible? Bien au contraire, je suis persuadé que dans toute écriture se trouve la valeur et la pertinence d’une singularité profonde et intime, d’une perception sensible et originale, qui a quelque chose à partager du monde dans lequel nous vivons et qui, par la dimension collective qu’elle contient, nous intéresse et nous concerne toustes.

Mais, comme je l’ai mentionné, il m’est impossible d’ignorer que mon écriture in situ porte intrinsèquement le risque de déporter, pour ainsi dire, l’espace – alors que ce qui m’intéresse, justement, c’est de témoigner de ce que mon expérience a de proprement situé, de banalement unique, de profondément idiot1. Je sais qu’il s’agit d’un vœu pieux, mais j’aimerais tendre à effacer le plus possible des lieux de ma pratique in situ ce qui leur surimpose ma marque. J’aimerais que, dans ma quête de sens à leur endroit, « la volonté de trouver soit inébranlable et que le risque d’aboutir soit nul » (Rosset 2003, 62). J’aimerais que l’espace conserve l’ouverture et l’illimitation de son insignifiance.

Je préfère donc entendre l’écriture in situ comme le contraire d’une expérience de l’espace. C’est-à-dire ne pas la considérer en fonction des lieux, de l’espace ou d’une perspective spatiale, mais plutôt comme un égarement; comme une perte. Il s’agit de quitter l’endroit. De jeter les repères. D’errer. De ne plus savoir ni où ni quoi. De sombrer dans l’oubli.

Dans La ligne brisée : labyrinthe, oubli et violence, Bertrand Gervais nous invite à imaginer « un oubli qui ne soit pas le simple revers de la mémoire, mais une modalité de l’agir. Un oubli qui soit positif » (Gervais 2008, 11). Le sémiologue définit cette « modalité de l’agir » de la manière suivante :

L’oubli positif est un oubli en acte, un oubli in præsentia. Plus qu’un travers, il est un mode d’être, une modalité singulière de l’esprit. C’est en fait une forme de musement, qui se définit comme le jeu pur d’un esprit qui ne tente pas de rester dans les limites de la pensée rationnelle, qui flâne plutôt entre ses pensées et qui s’égare, comme on le fait quand on est dans la lune.
(Gervais 2008, 15, l’auteur souligne.)

Depuis cette prémisse, Gervais déploie une vision de l’oubli comme un état minimal de la conscience humaine, en inversant la conception habituelle que nous avons de la mémoire et de l’oubli.

En effet, nous avons habituellement l’image de notre quotidien comme une suite d’événements liés les uns aux autres et dont la mémoire nous permet de conserver, quoique de manière imparfaite, l’ordre et la signification. Selon cette conception, la mémoire serait constamment à l’affût, enregistrant le cours de notre vie et nous offrant la possibilité d’une reconstitution et d’une considération ultérieure de son cours (et donc de son sens) – possibilité hélas constamment à risque d’être importunée par l’irruption fâcheuse de l’oubli. Pour le dire autrement, nous considérons ordinairement que nous sommes constamment en train de nous souvenir mais que, malheureusement et toujours au pire moment, l’oubli nous frappe.

Or, l’état d’oubli positif dont parle Gervais nous invite à renverser cette conception ingénue de la mémoire et nous encourage plutôt à considérer l’inverse : nous sommes toujours en train d’oublier mais il arrive que, parfois, nous nous souvenions. Il ne faut pas penser l’oubli comme le pendant négatif de la mémoire, comme le lieu d’un effacement, de l’irruption d’un néant ou de ce qui échappe à la conscience. Il doit plutôt être entendu comme l’état d’une pensée active mais dans un état de désorganisation complète. De ce point de vue, l’oubli ne doit pas être compris comme une interruption ou une dégradation de la mémoire, comme le symptôme d’une maladie de la mémoire. C’est plutôt la mémoire qui doit être entendue comme une activité d’organisation de l’oubli.

La notion de musement, au cœur de la conception de Gervais, permet de mieux imaginer l’oubli comme l’état d’un sujet actif. Empruntant le terme à Peirce pour qui le musement est « un Jeu Pur » de l’esprit qui n’a « pas de règle, hormis cette loi même de la liberté » (1990, 174), Gervais définit le musement comme ce qui se passe malgré que nous ayons cessé d’avoir conscience de notre situation; comme ce qui est toujours actif au-delà de notre pensée.

Le musement est ce qui se trame en arrière-plan, pendant que le regard se perd et que l’attention flotte. Il est de l’ordre de l’approximation : ce qu’on parvient à saisir apparaît de façon nécessairement parcellaire. S’il est le moteur de notre pensée, au sens où celle-ci n’existe que dans un processus sémiotique, il en est le point aveugle.
(2008, 37)

Placé sous le signe de la ligne brisée – « si la mémoire est une ligne ininterrompue qui rattache le présent au passé, l’oubli est assurément une ligne brisée, et le tracé qu’il dessine est fait de segments disjoints, d’instants sans continuité » (Gervais 2008, 11) –, le musement permet de décrire l’état d’un sujet toujours agissant quoique dans la plus complète désorganisation. C’est-à-dire, l’état d’« une rêverie pleine, sans perte de conscience, sans absence complète de soi » (Gervais 2008, 35), d’une « pensée désarticulée […] impuissante à rétablir les liens qui unissent les dédales entre eux » (Gervais 2002, 67), mais toujours en marche.

Le musement procède d’une logique du moment présent, de l’improvisation, de ce qui advient de manière immédiate, en fragments disjoints, sans continuité. Le sémiologue propose de considérer que le sujet en musement « sait sans comprendre qu’il sait » (Gervais 2002, 67).

C’est exactement le genre d’état qui me semble permettre de vivre mon expérience des lieux en minimisant le risque de les situer et de les définir. L’écriture in situ qui m’intéresse est de cet ordre. Non pas approfondissement des cartes, ni précision ou nuancement. Il s’agit plutôt d’une disparition, d’un effacement, de quelque chose de peut-être encore conscient, mais de désagrégé. Considérer ma pratique d’écriture in situ comme une expérience de l’oubli, c’est lui accorder les qualités d’une perte de repères. C’est la voir comme une écriture de la désorientation. C’est y cheminer comme à l’intérieur de cette autre figure de la ligne brisée qu’est le labyrinthe.

Un lieu de l’oubli, non pas d’un oubli pur et simple, comme une amnésie complète, mais d’un oubli partiel, d’une pensée désarticulée, toujours capable de comprendre qu’elle est dans un dédale bien qu’impuissante à rétablir les liens qui unissent les tracés entre eux. C’est une pensée qui capte, sans pour autant retenir l’ordre des choses, une pensée désordonnée qui se réinvente sans cesse, car elle ne repose pas sur ce qui est déjà établi.
(Gervais 2008, 35. Je souligne.)

Voilà ce dont j’aimerais rendre compte : une écriture des lieux qui capte sans pour autant retenir l’ordre des choses. Car il faut se méfier de ce que peut faire aux choses l’ordre qu’on leur attribue.

Le document : une possibilité de se souvenir au plus près

L’écriture in situ procède pour moi d’une démarche de documentation de l’oubli, à travers un geste spontané qui engage autant mon corps que mon esprit dans un dédale.

In situ, je collecte. J’enregistre. J’échantillonne. Je glane. Je documente. Sans réfléchir. Sans penser. En errant. En me laissant prendre au jeu de toutes les fascinations, de toutes les séductions. De l’incohérence la plus complète – autant que faire se peut. J’aime, par exemple, décalquer les surfaces à l’aide d’une feuille de papier et d’un crayon de cire. J’aime également recueillir les menus objets que je rencontre sur mon chemin – cailloux, éclats de verre, bouts de bois, emballages, contenants vides, jouets, pièces de vêtement, etc. Il m’arrive aussi d’imprimer dans l’argile des plaques commémoratives ou bien de m’approprier certains lettrages de vinyle. Tout dépend du contexte et de la spontanéité du moment. Il s’agit parfois d’enregistrer ce que Raymond Murray Schafer nomme le paysage sonore (2010). Et invariablement, je prends note des mots qui me passent par la tête ou qui frappent mon regard. Comme l’avance Jean-François Chevrier, « toute image ou, plus généralement, tout artefact peut devenir un document » (Chevrier 2006, 73).

Mon expérience in situ correspond donc à une succession déstructurée de moments présents, à la durée d’une fixation de chaque instant, à un surplace continu dans l’impossibilité de conclure ou d’organiser quoi que soit par rapport à un ensemble localisé. Au final, elle ne constitue pas l’échantillonnage d’un lieu donné ou d’un espace donné, mais plutôt celui d’un inconnu, d’un indéfini, d’un flou, d’un oubli.

Dans son sens commun, le mot échantillon signifie « fraction représentative d’un objet, d’un ensemble » (CNRTL). L’échantillonnage, per se, ne délimite et ne définit donc rien. Il induit plutôt un rapport au lieu et à l’espace qui procède en deçà du langage conscient et des différences. Il est la trace de l’expérience immédiatement intraduisible qui anime mon corps. Il n’est pas encore un texte, à proprement parler. Plutôt un précipité de l’expérience, désemparé de la certitude de sa situation; une cristallisation du musement. Il permet de contourner la spéculation qu’implique la conscience des lieux. De laisser la singularité des phénomènes en présence surprendre. De laisser l’insignifiance du lieu libre de toute articulation – « ce qui pourrait “expliquer” le monde doit ainsi demeurer étranger au monde qu’il expliquerait, faute d’y troubler, en s’y mêlant, la nature simple » (Rosset 1985, 17).

L’échantillonnage est une concentration par le fragment et le rejet provisoire de tout sens relatif à l’espace. Il s’agit d’une stratégie qui, dans ma pratique d’écriture, m’offre une protection contre les interférences dont j’ai parlé. Évidemment, l’échantillonnage n’est pas une écriture à proprement parler. En soi, il n’a aucun sens textuel. Il représente tout au plus une collecte (ou une collection.) Mais il permet cependant au texte d’advenir ensuite. Lorsque l’écriture, dans un second temps, s’en empare.

Une fois quitté le lieu, terminé le processus de captation, oubliée l’expérience, oublié le labyrinthe lui-même; une fois refroidi, durci, l’échantillonnage peut se cristalliser dans la distance sécuritaire qui le sépare désormais de l’expérience spatiale à proprement parler. L’échantillonnage est un document qu’il est possible d’investir par l’écriture.

Dans « Écrire avec le document : quels enjeux pour la recherche et la création littéraire contemporaines », Camille Bloomfield et Marie-Jeanne Zenetti avancent que le document « ne se définit pas en soi et au présent, mais par rapport à un dehors » (2012, 7).

D’une part, en effet, il est toujours pris entre un réel, dont il prétend rendre compte, et des discours […] qui s’appuient sur lui, le prolongent et l’achèvent. D’autre part, il s’inscrit dans une temporalité complexe, puisqu’il n’existe qu’en vertu des potentiels regards qui seront portés sur lui. Le document se situe donc dans un espace résolument intermédiaire : entre le réel, en soi insaisissable, et les discours qui prétendent l’éclairer, mais également entre trace du passé, actualisation présente et usages futurs.
(Bloomfield et Zenetti 2012, 7. Je souligne.)

Dans cette perspective, l’échantillonnage que j’effectue in situ peut être considéré comme une masse d’informations à investir. Il est une potentialité en dormance, qui ne demande qu’à prendre forme à travers un engagement de l’écriture. Entre le réel insaisissable et le discours qui viendra l’éclairer, c’est une inscription qui contient à la fois le signe de ma subjectivité et celui de l’idiotie du lieu protégé de toute forme de spécularité. C’est une sorte d’instantané de l’expérience. Il représente la possibilité d’un déchiffrement, d’une interprétation et d’un questionnement par l’écriture : « document et fait sont des notions connexes et complémentaires : le document livre des faits et constitue un fait en lui-même » (Chevrier 2006, 64, l’auteur souligne).

Après coup, le document est un témoignage que quelque chose a bel et bien été. L’archive d’un événement oublié dont le sens ne demande qu’à être découvert par le geste d’écriture. Une trace de l’oubli encore indicible et le signe certain d’un passage dans cet ensemble « hétérogène et fragmenté » (Lahaie 2009, 27) qu’est l’espace. C’est cette mise à distance paradoxale de l’expérience in situ par l’échantillonnage qui me permet de me rapprocher au plus près de ce en quoi elle a pu intrinsèquement consister.

Michel Murat montre que le document, pour André Breton, « joue […] un rôle décisif dans le projet d’exploration de l’inconscient humain » (Murat 2006, 122). Chez les Surréalistes, le document était « le lieu d’une réflexion sur le statut de la réalité » (Murat 2006, 130). Les textes d’écriture automatique ou les instantanés des photomatons, par exemple, étaient perçus par les Desnos et autres Éluard comme des « documents poétiques » (Chevrier 2006, 73) ayant le statut d’objets trouvés. Ils constituaient « la trace et la preuve d’une activité psychique “pure”, hors de tout contrôle idéologique ou esthétique » (Murat 2006, 130). Se détachant « de la documentation et de la stricte fonction documentaire, [ils étaient] investis d’une exemplarité et d’un caractère de singularité » (Chevrier 2006, 73, l’auteur souligne) qui les apparentaient à autant d’œuvres d’art. Leur fonction première était de documenter le surréel.

Les surréalistes faisaient ainsi du document ce que j’appelle une sorte d’auto-document à visée transcendantale : à travers lui on pouvait non seulement atteindre la véritable nature de l’expérience humaine, mais son utilisation ultérieure par la diffusion, le montage ou le reversement dans l’art, devait également servir à transformer le rapport à la réalité. Leur utilisation du document était nourrie par l’idée d’une « production instantanée du futur » (Murat 2006, 121).

En ce qui concerne mon propos, je mets de côté la question de la transcendance. Je ne cherche pas à aller au-delà de mon expérience du lieu, au contraire, je cherche une manière intègre de la traduire, de la représenter sans interférences, de l’écrire le plus directement et le plus simplement possible. Mais il me semble que la pratique surréaliste de l’auto-documentation montre bien que l’échantillonnage peut constituer un pont entre l’espace et son expérience subjective par où l’écriture peut circuler. En effet, « émergeant dans la conjonction d’une activité de connaissance et d’une nécessité d’expression » (Chevrier & Roussin 2006, 5), le document permet d’unir le lieu et son vécu, la chose et le langage, dans l’idée d’une production instantanée du futur : le texte.

Partant du document, l’écriture peut déambuler à travers une somme d’informations aléatoires, de significations multiples et désordonnées. C’est-à-dire retrouver ce en quoi a consisté l’expérience initiale du lieu, mais en diminuant le risque de surimposer à ce lieu des éléments d’une contingence extérieure.

Mon geste d’écriture s’apparente alors à celui d’une réappropriation et d’un rappel. Non pas rappel mnémonique des événements ou de la situation de l’expérience, mais rappel immédiat de leur fragmentation originelle. Non pas réappropriation par la recherche d’une vérité oubliée, mais réappropriation d’un oubli par la sélection et le collage d’éléments significatifs, le détournement de symboles et le rassemblement d’images. Ce deuxième temps du processus est celui de l’élection d’une forme. Celui où s’assemble un potentiel en germe. Celui où je deviens « à la fois acteur qui progresse dans le temps et parmi les choses […], et témoin de la manière dont les objets et les êtres s’agencent » (Lahaie 2009, 27). C’est en effet l’irruption organisatrice de l’écriture dans l’espace fragmenté et désorganisé du document qui engendre l’œuvre.

S’extirpant du morcellement originel, elle tente de faire sens des fragments qui ont été fixés par l’oubli. Sorte de calque du labyrinthe, elle est une écriture qui s’offre elle aussi à l’expérimentation, à l’errance, à la dissolution. Mais, délimitée par sa propre clôture, je l’imagine dans le même temps comme un espace du monde qu’il est possible d’explorer hors de toutes formes de cartographie.

  1. 1Du grec idiotès : « qui est particulier », « qui a sa propre forme ».