De l’utilité de l’animal pour se laisser fasciner par la violence sans perturbations de conscience
À propos de « Las Ménades » de Julio Cortázar
La nouvelle relate des événements qui ont lieu pendant un concert de musique classique dans une petite ville : le public, dans un débordement d’enthousiasme, s’attaque au chef d’orchestre et le dévore. Le texte n’est certes pas aussi explicite, mais certains détails évoqués suggèrent fortement cette issue, comme la présence de sang et l’attitude de la femme en rouge : elle quitte la salle en se léchant les babines. À tout le moins cela laisse-t-il supposer que le maestro et sans doute quelques musiciens ont été blessés. La narration se déploie du point de vue d’un homme qui assiste au concert sans pourtant participer au banquet général. La nouvelle est écrite au passé – les actes de violence contre le chef d’orchestre et les musiciens ont donc déjà eu lieu – et à la première personne du singulier, laquelle signale l’expression d’une subjectivité. On peut donc considérer le récit du narrateur comme le résultat du travail d’intégration opéré par ce dernier après l’irruption des événements violents dans le champ de son expérience, pour arriver à les faire tenir au sein de celle-ci sans être complètement déstabilisé.
La violence qui se déchaîne dans ce récit parait totalement gratuite. Elle ne survient pas pour fonder un ordre de droit nouveau, comme c’est le cas dans la plupart des événements révolutionnaires. Elle n’est pas davantage exercée pour assurer la conservation de l’ordre établi, comme le font les actes de la police. Elle semble n’avoir aucune fonction médiate, pour reprendre les termes de l’analyse que fait Walter Benjamin dans sa « Critique de la violence »1. Elle n’est pas un moyen pour atteindre une fin quelconque, à laquelle elle pourrait être rattachée, et même ramenée, et, dans ce rattachement et ce renvoi, s’effacer en tant que violence, comme absorbée par sa finalité. S’il en avait été ainsi, si elle avait pu être rapportée à une fin, il serait presque facile de la raconter : le narrateur aurait surtout à bien expliquer la finalité, il y concentrerait son art rhétorique, et, en passant, pourrait mentionner la violence. La guerre en est un bon exemple : on dénombre les morts et les blessés quasiment comme des dommages collatéraux du conflit qu’on s’efforce d’expliquer.
Dans le cas de la nouvelle de Cortázar, aucune finalité du genre ne se laisse percevoir. Entre la situation initiale et la situation finale, peu de choses changent. Au début, les spectateurs sont des citoyens tranquilles qui exigent « ante todo profundo respeto por su digestión y su tranquilidad2 ». À la fin, il sortent du théâtre, certes du pas mal assuré des ivrognes, mais tout de même « alisándose el traje, componiéndose el cuello3 » (p. 83). Le lecteur peut facilement supposer que très vite plus rien ne paraîtra de la folie à laquelle ils se sont abandonnés. L’irruption de la violence ne renverse pas l’ordre établi, elle le bouleverse seulement de façon temporaire, quelques minutes, quelques heures tout au plus, et bien vite, les vêtements seront replacés et les visages bien secs, et tous iront au lit, car demain il y a un travail fou au bureau ( « y después volando a casa que mañana hay un trabajo loco en la ofícina », p. 63). Elle n’est pas davantage liée au rétablissement de l’ordre – c’est elle qui est venu le perturber, et elle se résorbe d’elle-même, comme une parenthèse vite refermée.
Ne pouvant être rapportée à aucune fin et aucune catégorie du droit, une telle violence gratuite s’offre entière à la perception humaine, dans toute son énormité. Comment, alors, présenter de tels actes afin qu’ils puissent cohabiter en paix – c’est-à-dire, sans perturber la conscience du narrateur, ni la nôtre, lecteurs – avec son expérience de la vie ? Sous cette expression, « expérience de la vie », j’inclus autant les idées que l’on peut se faire de l’être humain, de la musique et de nos voisins, que l’image que l’on a de soi : bref, l’ensemble des présupposés qui servent de grille pour appréhender le monde. Le narrateur aurait certes pu utiliser le langage le plus simple : ils ont dévoré le chef d’orchestre. Mais alors, non seulement il n’y aurait plus là d’histoire à raconter, mais surtout, une telle structure est si rudimentaire que les faits restent terriblement inquiétants.
La structure choisie est beaucoup plus efficace : l’animal. Elle se laisse deviner à travers le discours du narrateur. Sa posture initiale au sein de son environnement est celle du savoir et de la maîtrise calme : « …Don Pérez me condujo a mi platea. Fila nueve, ligeramente hacia la derecha : el perfecto equilibrio acústico. Conozco bien el teatro Corona y sé que tiene caprichos de mujer histérica4 » (p. 62). Sa connaissance des lieux, et même du caractère du chef d’orchestre et de la personnalité du public composé d’habitués du théâtre, « gente tranquila y bien dispuesta que prefiere lo malo conocido a lo bueno por conocer, y que exige ante todo profundo respeto por su digestión y su tranquilidad5 » (p. 63), lui permet de se sentir en contrôle et de jouir de la meilleure expérience possible de ce concert, même dans un théâtre aux caprices de femme hystérique. La posture du connaisseur et du critique se double d’un désir de se tenir à part des autres : « No me incluya, por favor », répond le narrateur à sa voisine qui, s’exclamant : « también nosotros somos un poco sus músicos6 » (p. 64-65), exprime avec le « nous » collectif le souhait de faire partie de la grande formation musicale et de n’être pas seulement spectatrice. De même, lorsque se déchaîne l’enthousiasme débordant du public devant l’exécution musicale de l’orchestre, le narrateur observe la scène sans participer : « Me dolía un poco no estar del todo en el juego, mirar a esa gente desde fuera, a lo entomó1ogo. Qué le iba a hacer, es una cosa que me ocurre siempre en la vida y casi he llegado a aprovechar esta aptitud para no comprometerme en nada7. » (p. 69). Trois mots dans ce discours intérieur révèlent la stratégie qui lui garantit sa position extérieure : « a lo entomólgo ». L’entomologue n’est pas seulement un scientifique – lequel incarne déjà une position intellectuelle qui se veut la plus objective possible, et donc détachée de son objet d’observation : c’est un scientifique qui étudie des insectes. De petites bêtes. Or, depuis le début, le narrateur décrit les autres en usant d’un vocabulaire animal : le chef d’orchestre est un « viejo zorro » (p. 63), les abonnés du théâtre« le gruñeron »(p. 64) (envers le chef d’orchestre), les fillettes Epifanía entourent le narrateur « como gallinas cacareantes (hacen pensar en volátiles diversos) » (p. 65), Cayo Rodriguez boit son soda « como un camello sediento » (p. 68), le public dans les balcons forme une masse noire « como moscas en un tarro de dulce », tandis que dans les fauteuils d’orchestre, « los trajes de los hombres daban la impresión de bandadas de cuervos » (p. 69) ; la chaleur, l’humidité et l’excitation convertit l’assistance en « lamentables lagostinos sudorosos » (p. 72) ; la femme en rouge avance « agazapada » (p. 75) et la dame de Jonatán crie « como una rata pisoteada » (p. 77)8 Une telle constance dans le registre ne peut qu’attirer l’attention.
L’emploi du champ sémantique de l’animal pour parler de ses compagnons de concert accentue la démarcation entre le narrateur et ces derniers, en réinscrivant une césure traditionnelle donnée par la culture : la séparation entre homme et animal. Une telle césure a certes été fortement remise en question : elle suppose une unification artificielle de l’ensemble étiqueté « l’animal » ou « les animaux », lequel fonctionne comme pendant de l’humain9. Elle continue néanmoins à agir efficacement au sein de la culture. S’appuyant sur cette division, le narrateur consolide son retrait face aux manifestations d’enthousiasme qui lui paraissent exagérées et lui donnent « entre lástima y asco10 » (p. 73), et qui débordent ensuite en actes de violence. De plus, la description des spectateurs en termes animaux suggère une association entre la violence dont ils font preuve et une certaine animalité de l’être humain. Une telle animalité est avant tout une vue de l’esprit humain, une représentation qui s’appuie sur la séparation entre humain et animal. C’est seulement cette césure qui permet de penser une zone délimitée à l’intérieur de l’être humain, qui contient et donc circonscrit des éléments associés, à des degrés variables, à l’animal, comme les comportements agressifs ou les pulsions sexuelles. Cette zone laisse intact l’humain, quelque chose qui serait proprement humain (aussi discutable que soit un tel concept), de la même manière que le narrateur se maintient lui-même à part. Ainsi renvoyée à une animalité en l’homme, la violence voit son potentiel perturbateur, sinon neutralisé, du moins contenu.
Le titre de la nouvelle, en évoquant le culte de Dionysos, dans lequel apparaissent les Ménades, semble indiquer une direction contraire. Les Ménades sont des femmes qui, dans la Grèce antique, participent au culte de Dionysos. Ce culte subvertit les barrières érigées par le système politico-religieux entre les dieux, les bêtes et les hommes. Par exemple, alors que, dans le sacrifice animal traditionnel, on brûle les os et la graisse de la victime avec des aromates pour les offrir aux dieux, et on grille et fait bouillir les viscères et la chair pour les donner aux hommes, établissant ainsi un partage du monde, celui qui est possédé de Dionysos déchiquète et mange la chair crue d’un animal sauvage comme les bêtes se mangent entre elles. À première vue, on pourrait donc penser que la description du public sous des traits animaux opère de la même façon que ce culte et brouille les frontières : les humains ont des traits animaux et des comportements qui évoquent ceux des animaux. Cette manière de voir se renforce du fait que le narrateur ne parle pas de l’animal ou des animaux, répétant par de tels vocables le geste artificiellement unificateur évoqué plus haut, mais décrit plutôt, dans ses comparaisons, une multiplicités de bêtes : le renard, les corbeaux, un rat, etc. Cependant, le point de vue ostensiblement extérieur du narrateur et sa volonté de se tenir à part indique précisément le contraire. La narration dans le récit de Cortázar empêche que se confondent les règnes ; elle maintient la frontière et souligne la démarcation entre l’entomologue et les petites bêtes, entre le narrateur à l’esprit critique et ses voisins aux comportements bestiaux.
L’isolement du narrateur n’est certes pas hermétique. Il se sent lui aussi emporté par des forces inconnues : « lncapaz de moverme en mi butaca, sentía a mis espaldas como un nacimiento de fuerzas, un avance paralelo al avance de la mujer de rojo11 » (p. 76) ; il applaudit lui aussi jusqu’à ce que ses mains soient douloureuses (p. 70), mais il lui reste toujours suffisamment de lucidité pour réfléchir et pour s’interroger (« Me quedaba suficiente lucidez como para preguntarme por qué los músicos no escapaban a toda carrera por entre bambalinas… » p. 79 et « me pregunté si en las carreras y en los saltos no habría tipos quebrándose los brazos y las piernas… » p. 80 12), ce qui témoigne d’une certaine distance réflexive. Il ne participe d’ailleurs pas physiquement au banquet. Bien qu’il affirme s’être senti « partícipe mezclado en ese desbordar del entusiasmo13 » (p. 79), et qu’il ait couru jusqu’à la scène, tout à coup, peu après, il s’est senti totalement indifférent à ce qui se passait autour de lui : « Ya no me importaba nada » (p. 82) ; « Yo veía todo eso, y me daba cuenta de todo eso, y al mismo tiempo no tenía el menor deseo de agregarrne a la confusión, de modo que mi indiferencia me producía un extraño sentimiento de culpa… » (p. 82-83)14. Cette indifférence fait écho à son humeur initiale, qui l’avait amené à déclarer : « Sólo yo de puro aburrido podía meterme en un concierto donde…15 » (p. 63).
Cet ennui pourrait d’ailleurs avoir quelque chose à voir avec le fait qu’il ne se comporte pas comme les autres, c’est-à-dire, comme un animal (selon sa propre interprétation). Du moins, que ce soit précisément ce sentiment que Martin Heidegger situe à la limite entre l’animal et l’être humain incite à poursuivre la réflexion de ce côté. C’est dans le séminaire qu’il a donné à l’université de Fribourg en 1929 (intitulé Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde–Finitude–Solitude) que Heidegger s’interroge sur ce thème. Giorgio Agamben revient sur cette partie de la pensée heideggerienne dans son livre L’ouvert. De l’homme et de l’animal16 pour alimenter sa propre réflexion. Selon l’exposé que fait Agamben des idées de Heidegger (lequel s’inspirait entre autres des recherches du zoologiste Jakob von Uexküll), un animal donné est en relation non pas avec un monde comme celui que l’humain possède, mais plutôt avec une série d’éléments de son milieu que Heidegger nomme ses « désinhibiteurs » (die Enthemmenden), et qui lui sont propres. L’ensemble de ceux-ci forment le cercle de ses désinhibiteurs, et c’est à l’intérieur de ce cercle que se meut la bête. Un exemple classique en est l’abeille attirée par le miel, lequel est un désinhibiteur pour elle : il déclenche chez l’abeille le comportement de s’en approcher. Les désinhibiteurs propres à chaque animal provoquent en celui-ci un élan pulsionnel vers eux. L’animal est absorbé par eux ; il est, selon les mots de Heidegger, en état de stupeur (Benommenheit). Il lui est alors impossible de saisir cet élément désinhibiteur comme une chose, comme un « étant » (Seiende). L’abeille ne peut se placer en relation avec le miel comme miel ; sa seule réaction est de se déplacer vers lui pour l’aspirer. Heidegger insiste : l’animal est incapable de suspendre ou désactiver sa réaction au cercle de ses désinhibiteurs.
L’être humain, lui, possède un monde. Il est en relation avec les choses de son environnement en tant que choses, en tant qu’« étants ». Et cette possibilité, selon Heidegger, lui est ouverte par l’ennui. Un homme ou une femme qui s’ennuie perçoit certes les possibilités de son environnement – tout ce qu’il pourrait faire et qui l’absorberait : lire un livre, balayer, écouter de la musique – mais celles-ci ne l’intéressent pas. Dans l’ennui, l’être humain laisse les possibilités en jachère. L’ennui est une désactivation ou suspension de ce qui serait, pour un animal, des désinhibiteurs, et c’est seulement ainsi, par cette possibilité de suspension, que l’être humain est un être humain, un Dasein, un être-là. Seulement ainsi possède-t-il un monde. Par conséquent, ajoute Agamben dans sa réflexion, l’humain (le Dasein, pour reprendre le terme de Heidegger) serait simplement un animal ayant appris à s’ennuyer (L’ouvert, p. 107). Celui qui s’ennuie ne peut se laisser absorber par aucun élément de son environnement ; il se tient à distance, une distance qu’il peut convertir en distance critique. Tel est l’état dans lequel se trouve le narrateur de « Las Ménades ».
La structure animale, comme elle apparaît à la fois dans la réflexion de Heidegger sur la différence entre l’animal et l’humain et dans le récit de Julio Cortázar, appartient à ce qu’Agamben appelle une machine anthropologique (L’ouvert, p. 52). Cette machine désigne le processus de césure et d’articulation entre l’humain et l’animal, qui passe à l’intérieur de l’humain même (L’ouvert, p. 119). L’humain se définit en se démarquant du non-humain, qu’il associe à l’animal. Pendant longtemps, cette césure fut négative : par exemple, Alexandre Kojève, dans sa lecture de Hegel, explique que l’être humain n’existe pas en tant qu’espèce biologiquement définie et donnée une fois pour toute, mais seulement historiquement, dans la tension que le sépare sans cesse de l’animal ; il est humain uniquement dans la mesure où il transcende et domine son animalité. Selon Agamben, Kojève n’aurait pas vu qu’au contraire, dans la modernité, l’humain s’approprie son animalité et en prend soin, ouvrant ainsi la voie à l’État qui en a fait un objet de biopouvoir (L’ouvert, p. 25). La césure est devenue positive, ce n’est plus une pure négation mais une appropriation de ce qui, tout de même, s’en trouve objectivé. Ils ne sont plus rares, aujourd’hui, ceux qui parlent de leurs pulsions animales comme une partie d’eux-mêmes qu’ils assument ouvertement – assument et reconnaissent, cependant, précisément comme pulsions animales. Domination ou gestion, le principe demeure le même : il s’agit d’isoler l’animalité de l’humain, d’en faire un objet.
Cette machine anthropologique, qui gouverne tant les relations des humains entre eux que celles qu’ils entretiennent avec les animaux, parait toutefois caduque si on l’expose à la lumière d’une intuition que, étonnamment, tant Agamben que Cortázar ont eue, chacun à leur manière. Final del juego, le même recueil de récits où se trouve « Las Ménades », abrite un autre conte intitulé Axolótl. Ce dernier relate l’histoire d’un humain qui se transforme en axol6tl (ou ajolote), un animal très particulier. Le premier paragraphe proclame : « Ahora soy un axolótl17 » (p. 189). Cette transformation se produit à la suite d’une longue période d’observation fascinée : le protagoniste allait chaque jour observer l’axolótl à l’aquarium, le visage collé contre la vitre. Le récit donne l’impression d’une certaine proximité, ou du moins une similarité, entre l’axolótl et l’humain. Un petit texte de Giorgio Agamben développe la même intuition et expose ce qu’est un axolótl18 : il s’agit d’une sorte de salamandre albinos, explique Agamben, qui vit dans les eaux douces du Mexique. Elle présente un aspect infantile : une tête très grosse par rapport au corps, une peau opalescente et des pattes minces pourvues de doigts. L’axolótl possède aussi des caractéristiques typiques des larves de batraciens : une respiration par branchies et un séjour exclusivement dans l’eau. Il reste ainsi toute sa vie et se reproduit sans problème, comme tout autre espèce. Les scientifiques ont cependant découvert, à travers des expérimentations, que s’ils lui administraient des hormones, il se métamorphosait en animal amphibie normal : il perd ses branchies, développe une respiration pulmonaire et se transforme en un spécimen adulte de salamandre. Par conséquent, l’axolótl représente un type d’infantilisme obstiné, ou néoténie. Comme si cet animal s’obstinait à demeurer à l’état larvaire, et avait acquis la capacité de se reproduire dans cet état. Selon Agamben, cet infantilisme obstiné donnerait une clé pour comprendre l’évolution humaine d’une manière différente : elle ne se serait pas faite à partir de singes adultes, mais plutôt à partir de petits des primates qui auraient, comme l’axolótl, acquis la capacité de se reproduire. Une telle évolution expliquerait certaines particularités morphologiques de l’homme, qui correspondent non pas à celles des primates adultes mais à celles de leurs fœtus.
Telle est l’idée d’Agamben, également suggérée dans le conte de Cortázar (à travers cette transformation mystérieuse d’un humain en axolótl, comme si une certaine proximité entre les deux facilitait le passage). Cette idée vient ébranler la machine anthropologique qui produit l’homme en le séparant de l’animal. Que l’être humain soit un organisme vivant demeurant perpétuellement dans un état infantile, cela pourrait impliquer que, s’il n’est pas absorbé par un élément de son environnement, c’est non pas parce qu’il s’ennuie et suspend du coup ses désinhibiteurs, comme le présente la théorie d’Heidegger, mais parce que dans son immaturité, il ne peut réagir directement, c’est-à-dire, de manière immédiate, à ce désinhibiteur. Le mode d’être décrit par Uexküll et attribué à certains animaux ne serait pas possible à l’homme en raison de son immaturité, qui le rend incapable de répondre aux désinhibiteurs (ou, du moins, capable de répondre uniquement à un nombre restreint d’entre eux, et de façon limitée, comme par exemple lorsque le nouveau-né se met à téter dès qu’on lui chatouille la lèvre). L’immaturité impose un délai, laisse un espace entre l’être humain et son milieu – l’humain ne peut refermer son monde autour de ses désinhibiteurs, dans une parfaite adéquation à eux. La violence dont il est capable n’aurait donc rien à voir avec une animalité. Le lion qui dévore la gazelle répond peut-être à un désinhibiteur, mais pas le spectateur qui s’en prend à un chef d’orchestre. La structure à laquelle recourt implicitement le narrateur de « Las Ménades » pour assigner la violence, la faire tenir dans le récit et contenir son énormité perd son assise, et la violence reparaît dans toute sa brutalité.
- 1Walter BENJAMIN, « Critique de la violence », dans Œuvres I, Paris, Gallimard, 2000, p. 210-243.
- 2Julio CORTÁZAR, « Las Ménades », dans Final del juego, Madrid, Suma de Letra, 2003, p. 63. Les références suivantes à ce récit seront indiquées dans le texte par le numéro de page entre parenthèses. En français : « qu’on respecte avant tout leur digestion et leur bien-être », tiré de Julio CORTÁZAR, « Les ménades », dans Nouvelles 1945–1982, trad. Laure Guille-Bataillon, Françoise Campo Timal et Françoise Rosset, Paris, Gallimard, 1993, p. 293. Tous les passages traduits sont issus de cette édition.
- 3« l’un s’essuyant les mains avec son mouchoir, l’autre défroissant son habit, le troisième réajustant son col » (p. 301 ).
- 4« Don Perez me conduisit à ma place après m’avoir tendu un programme imprimé sur papier crème. Neuvième rang, légèrement sur la droite : le parfait équilibre acoustique. Je connais bien le théâtre Corona et je sais qu’il a des caprices de femme hystérique » (p. 293).
- 5« des gens tranquilles et comme il faut qui préfèrent les mauvaises choses qu’ils connaissent aux bonnes qu’ils ne connaissent pas et qui exigent qu’on respecte avant tout leur digestion et leur bien-être » (p. 293).
- 6« nous sommes un peu ses musiciens, nous aussi » (p. 294).
- 7« Cela me désolait de me sentir en marge, de regarder tous ces gens du dehors, en entomologue. Mais qu’y faire, c’est toujours la même chose. J’ai même fini par utiliser cette aptitude pour ne pas me compromettre en quoi que ce soit » (p. 296).
- 8« vieux renard » (p. 292) ; la traduction de gruñeron par « il y eut des protestations » (p. 294) ne rend pas la connotation animal de ce verbe qui désigne le grognement du porc ; « petites poules caquetantes » (p. 294) ; « comme un chameau assoiffé » (p. 295) ; « comme des mouches sur un pot de confiture », « les hommes en habit faisaient penser à une bande de corbeaux » (p. 296) ; « en écrevisses ruisselantes » (p. 297) ; « comme une bête à l’affût » (p. 298) ; « couinant comme un rat qu’on écrase » (p. 299).
- 9Jacques Derrida conteste par exemple non pas qu’il y ait une séparation, mais la simplicité de la ligne séparant deux ensembles homogènes. Il appelle à penser une multiplicité de limites et de structures hétérogènes parmi le non-humain. Cf. « L’animal que donc je suis », dans L’animal autobiographique, Paris, Galilée, 1999 p. 298.
- 10« à la fois dégoût et pitié » (p. 297).
- 11« Incapable de bouger de ma place, je sentais croître dans mon dos comme une avancée de forces, une progression parallèle à celle de la femme en rouge » (p. 299).
- 12« J’avais conservé assez de lucidité pour me demander pourquoi les musiciens ne se sauvaient pas à toutes jambes par les coulisses » et « …je me demandais si dans tous ces sauts et toutes ces courses quelqu’un ne s’était pas rompu bras et jambes » (p. 300).
- 13« de spectateur je devins acteur moi aussi, emporté par ce raz de marée d’enthousiasme » (p. 300).
- 14« Plus rien ne m’importait » (p. 301) ; « Je voyais tout cela, je m’en rendais parfaitement compte, mais en même temps je n’avais pas la moindre envie de me joindre au délire général, et mon indifférence, de ce fait, me causait une étrange impression de culpabilité » (p. 301 ).
- 15« Quelle idée, aussi, de m’être égaré, par désœuvrement, dans un concert où… »(p. 293).
- 16Giorgio AGAMBEN, L’ouvert. De l’homme et de l’animal, trad. de l’italien par Joël Gayraud, Paris, Éd. Payot & Rivages, 2002.
- 17« Et maintenant je suis un axolotl » (Julio CORTÁZAR, Nouvelles 1945–1982, op. cit., p. 355).
- 18Giorgio AGAMBEN, Idée de la prose, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1998 [1988], p. 81-86.