Quand dire c’est jouir

Jean Genet : de l’écriture érotique à l’érotique de l’écriture

Jacques Brenner, auteur un peu oublié mais bon observateur de la vie littéraire de son époque, a écrit dans son Journal, en date du 9 novembre 1949 :

N’ai pas pu lire Notre-Dame-des-Fleurs et ai été dégoûté par le Petit Don Juan d’Apollinaire. Cochonneries sans excuses. J’accepte plus facilement la Vie d’une prostituée de Marie-Thérèse, qui est du moins un reportage, tandis que Genet et Apollinaire se masturbent visiblement. (Mais ce qui m’étonne, c’est qu’ils se plaisent à des visions pour moi si déplaisantes.) (Brenner, 2006 : 782)

Si l’on débarrasse le propos de sa gangue évaluative, ce qui est dit de Notre-Dame-des-Fleurs est en fait assez juste : le roman présente un narrateur incarcéré qui se raconte des histoires fantasmatiques pour alimenter ses pratiques onanistes1, et ces histoires constituent le livre que nous lisons. Genet nous montre donc comment le livre devient instrument de jouissance pour celui qui l’écrit.

Ce sont les mécanismes de cette jouissance que nous tenterons ici de mettre en évidence. Il s’agira de montrer de quelle manière Jean Genet nous fait passer de l’écriture du sexuel à une écriture comprise comme étant par elle-même élément de sexualité. Nous nous appuierons principalement – mais pas uniquement – sur Notre-Dame-des-Fleurs, car la relation entre le narrateur et les histoires qu’il se raconte exemplifie de manière particulièrement manifeste le profit érotique que l’auteur tire de l’écriture.

Nous nous intéresserons d’abord à ce que nous appellerons la jouissance médiatisée, laquelle relève de la confusion des niveaux diégétiques : le narrateur genétien s’invite parmi les personnages qu’il imagine afin de jouir de leurs plaisirs. Nous montrerons ensuite comment l’écriture est une manière de prendre en main le désir à la fois dans la représentation des personnages – devenus les marionnettes d’un voyeurisme – et dans le « devenir personnage » d’individus réels que l’auteur fait passer dans le livre, les rendant par là disponibles au désir. Nous nous proposons enfin de montrer comment le texte programme un autre voyeurisme qui piège le lecteur : Genet construit la figure d’un lecteur fictif bourgeois, bien-pensant, hétérosexuel affiché, dont il prétend démasquer les désirs secrets et l’homosexualité refoulée.

I. La jouissance médiatisée : érotisme et trouble des niveaux diégétiques

Notre-Dame-des-Fleurs met en place différents niveaux diégétiques : le narrateur et personnage Jean Genet est un détenu qui, du fond de sa cellule, se raconte à lui-même l’histoire du travesti Divine et de ses amants. Il faut donc distinguer le niveau diégétique du narrateur (que l’on pourra dire extradiégétique2) et le niveau diégétique de Divine et de ses amants (que l’on pourra dire intradiégétique). Nous appellerons jouissance médiatisée le fait, pour le narrateur, de tirer son propre plaisir du plaisir de ses personnages, et cette jouissance médiatisée relève d’un trouble entre les différents niveaux diégétiques – ce que Gérard Genette appelle une « métalepse »3.

Notre-Dame-des-Fleurs – un jeune et bel assassin de seize ans – a été abandonné par son complice et amant Marchetti, et il se plaît à imaginer que Marchetti sera arrêté et envoyé au bagne :

Il dit que Marchetti, pris, sera relégué. À la Relègue, il partira. […] Marchetti chantera des chansons avec la voix de Tino Rossi. […] Partira. Ce sera, après, la mer, c’est-à-dire l’îlot du diable, les Noirs, les rhumeries, les noix de coco, les colons coiffés d’un panama. La Belle ! Marchetti fera la Belle ! Il sera la Belle. Je m’attendris de penser à cela, et, sur ses beaux muscles soumis aux muscles d’autres brutes, j’en pleurerais de tendresse. (Genet, 1951 : 111-112)4

Voici un passage qui montre le glissement du personnage au narrateur. Au départ, c’est Notre-Dame qui parle (« Il dit que Marchetti, pris, sera relégué »). Ensuite, la narration prend le relais par un discours direct libre qui est supposé exprimer le propos de Notre-Dame (« Marchetti chantera » signifie « Notre-Dame dit que Marchetti chantera »). Mais finalement, Notre-Dame s’efface et c’est le narrateur qui se révèle (« Je m’attendris de penser à cela »). Il y a donc un oubli progressif du personnage au profit du narrateur. Cela nous invite à une lecture rétrospective : était-ce bien le personnage qui s’exclamait : « La Belle ! Marchetti fera la Belle ! » ? Il faut bien comprendre que le plaisir de l’imagination est ici un plaisir fantasmatique : chez Genet, le bagne est éminemment érotisé, il est le lieu par excellence de la rêverie homoérotique, car de l’homosocialité (il n’y a que des hommes) on glisse aisément vers l’homosexualité – on peut penser au long poème « Le Condamné à mort » (1942), dans lequel Genet rêve d’amours entre bagnards5. Le plaisir du narrateur consiste à imaginer le viril Marchetti féminisé et « soumis aux muscles d’autres brutes » : c’est une rêverie d’ordre érotique. Donc, Notre-Dame rêve le départ de Marchetti au bagne, et le plaisir de Notre-Dame devient finalement le plaisir du narrateur à la faveur d’un glissement énonciatif dans lequel le discours direct libre fait transition entre le discours du personnage et celui du narrateur. Mais, juste avant le passage cité, il est dit ceci : « Notre-Dame ne sait pas au juste ce qu’est la relègue » (NDF : 111). Autrement dit, c’est précisément parce qu’il n’a aucune idée de la souffrance des galériens qu’il se figure un bagne idéalisé qui n’est guère qu’une réunion de beaux garçons musclés dans un paysage ensoleillé. En revanche, Genet – l’auteur comme le narrateur – sait fort bien de quoi il retourne, et, surtout, il sait que le bagne a été aboli en 19386 : Marchetti ne peut pas être envoyé au bagne. Alors pourquoi Genet souscrit-il au jugement erroné de Notre-Dame? Parce qu’il profite de cette naïveté pour bâtir un monde fantasmatique. Genet n’est pas en position de jouir de ce fantasme puisqu’il ne partage pas l’ignorance de Notre-Dame, mais il prend sur lui le point de vue de son personnage pour pouvoir rêver ce qu’il rêve. Bref, il s’agit de ce qu’on appellera une jouissance médiatisée : le point de vue du personnage est le truchement de la jouissance du narrateur.

Dans cet exemple, la jouissance médiatisée consiste en un glissement du point de vue7, mais elle va parfois plus loin encore, et pour le montrer nous nous appuierons sur un passage de l’édition de Notre-Dame-des-Fleurs publiée par L’Arbalète (d’abord dans la version princeps de 1943, puis le texte est repris dans l’édition de 1948) mais qui, comme un certain nombre de passages pornographiques, a été supprimé dans les Œuvres complètes chez Gallimard8. Avant d’entrer dans le détail du texte, il importe de bien comprendre la structure du passage et ce qui s’y joue. Il s’agit en fait de deux scènes érotiques qui se suivent. Divine, le travesti auquel il est toujours fait référence par des pronoms féminins, fait comme le narrateur Genet : elle imagine un ami (ou amant) imaginaire. Cet ami imaginaire, un homme viril avec lequel elle serait sur un pied d’égalité, avec qui elle prétend vivre « une amitié d’homme à homme » (NDF : 72) – ce qui n’exclut pas l’amour –, nous l’avons en fait déjà rencontré : c’est Marchetti – l’un des personnages les plus surprenants du roman puisque, au départ, il n’est que le fantasme de Divine, et, Genet lui confère ensuite le statut d’un personnage existant dans le même niveau diégétique que Divine ou Notre-Dame. Divine imagine avec délectation Marchetti faisant l’amour avec le jeune Notre-Dame. Juste après cette scène érotique – qui est purement virtuelle : c’est un fantasme – Divine, nous dit-on, « décid[e] enfin d’enculer Notre-Dame » (Genet, 1948 : 81)9 : comme s’il s’agissait par là d’actualiser le scénario fantasmatique en occupant elle-même la place qu’elle accordait à Marchetti. Jusque-là, elle s’est toujours contentée du rôle passif. Il s’agit donc d’une tentative de virilisation – mais tentative manquée, puisque dans le plaisir, n’y tenant plus, Divine abandonne la posture active pour la céder à l’adolescent. Et en même temps que Divine revient à la position passive, Genet passe de l’intradiégétique à l’extradiégétique :

En somme elle réintégrait son âme. Avez-vous déjà connu cela ? Aimer un jeune garçon longtemps, chèrement, et puis, n’en pouvant plus de cet acte héroïque, j’abandonne. Mes muscles et mon esprit se relâchent. À la lettre je chancelle. Et j’adore enfin, frénétiquement, les muscles qui me torturent, qui me courbent sous eux, cette domination m’est apaisante comme un sanglot après un trop long temps passé sur les sommets d’un drame haut comme la mort. (Ibid. : 81)

À nouveau, le passage de l’intra à l’extradiégétique est progressif. Dans l’exemple que nous avons vu précédemment, c’était le discours direct libre qui faisait office de transition, ici c’est l’adresse au lecteur. Celle-ci est ce par quoi le narrateur se fait présent dans le texte (en termes énonciatifs on dira qu’on passe de l’histoire au discours), mais, au départ, le narrateur semble encore parler de Divine (« aimer un jeune garçon » : c’est ce que vit Divine), et, brutalement, il passe à son expérience propre avec l’arrivée du « je » (« j’abandonne ») qui, mis en fin de phrase, nous oblige à relire toute la phrase et à la réinterpréter : là où nous avons cru que Genet parlait de son personnage, il parlait en fait de lui-même. Mais allons plus loin encore : ce n’est pas seulement toute la phrase qui est à relire comme relevant de l’expérience de Genet plutôt que de celle de Divine, c’est en fait tout le passage racontant la manière dont le travesti tente en vain de posséder l’adolescent. Le récit n’a plus d’autre fonction que de ramener à l’expérience du narrateur, de provoquer ses souvenirs érotiques et donc de les réactualiser. On notera d’ailleurs le passage au présent lorsque Genet parle de sa propre expérience sexuelle qui se voit par là actualisée (alors que l’expérience sexuelle de Divine était exprimée au passé, indice de ce que la tension érotique a moins pour pôle le récit – l’intradiégétique – que les références extradiégétiques dont il est l’occasion). Finalement, la scène érotique entre Notre-Dame et Divine est uniquement un moyen d’excitation pour le narrateur qui, ainsi, en revient à une expérience sexuelle dans laquelle il serait partie prenante. La jouissance de Divine est outil de la jouissance de Genet. Dans notre premier exemple, le narrateur jouissait au travers de son personnage en empruntant son point de vue, ici, il jouit au travers de son récit en tant que le récit est présenté comme une variation sur la vie sexuelle du narrateur qui est alors ramenée à sa mémoire : Genet10 raconte les ébats de Divine non pour vivre ces ébats avec elle mais pour le plaisir d’une remémoration de sa propre sexualité. Il s’agit de revivre la sexualité de Genet plutôt que de vivre la sexualité de Divine.

Maintenant, remontons un peu plus haut dans le texte, au moment où Divine, avant de prétendre s’en charger elle-même, imaginait Marchetti faisant l’amour à Notre-Dame. À nouveau on va trouver un passage à la première personne, indice de jouissance médiatisée, mais dont le fonctionnement est tout différent. Prenons ce passage, avant lequel la narration a bien pris soin de nous préciser que c’est Divine qui parle11 :

L’amour commence. Je laisse aller jusqu’à ce qu’ils soient presque à poil tous les deux. Bandent comme des cerfs. (Divine alors met sa langue entre la mâchoire inférieure et la peau de cette mâchoire et pense qu’ils bandent mieux que des cerfs.) Couché sur le dos de Notre-Dame, Marchetti enfin entre son membre et s’enfonce. Je m’approche. Je trique aussi. Je m’ouvre la braguette. Avec mes mains je ne sais pas ce que je caresse : c’est peut-être les cuisses de Marchetti. Enfin, ma tête s’approche. Ma langue trouve la base de la verge de Marchetti, verge trépidante et velue dont tout le reste est entré à l’intérieur de Notre-Dame-des-Fleurs. Ma langue lèche verge et pourtour du trou. (Ibid. : 80)

La parenthèse ne laisse aucun doute sur l’identité du « je » au début du passage : nous sommes dans le fantasme de Divine, c’est elle qui imagine cette scène et Genet ne fait que prendre sur lui le « je » de son personnage. Cependant, un doute surgit à partir du moment où la narration mentionne la « braguette » du locuteur : la braguette correspond à un vêtement d’homme, et Divine porte un vêtement féminin. Autrement dit, Genet s’est substitué à Divine. Le narrateur entre dans son livre en pleine scène d’ébats. Voilà qui nous semble pouvoir être qualifié de jouissance médiatisée. À nouveau, le présent de l’indicatif actualise la scène et la rattache au fantasme, au présent imaginaire de l’onaniste en plein rêve. Le rêve sexuel de Divine est devenu rêve sexuel du narrateur Genet. On voit donc que c’est par la métalepse, par le brouillage des niveaux diégétiques, que Genet peut non pas simplement jouir de ses personnages mais jouir au travers de ses personnages. Dans notre premier exemple, Genet emprunte au personnage son point de vue; dans le second, la sexualité du personnage n’est plus qu’une variation sur la vie sexuelle du narrateur qui est ainsi rejouée; et dans le troisième, le personnage est tout simplement remplacé par son créateur dans le récit de ses amours. Dans tous les cas, la jouissance qui est racontée devient jouissance de celui qui raconte, grâce à des stratégies d’écriture qui permettent d’osciller entre voyeurisme et identification.

II. La littérature comme instrument de contrôle du désir

Genet montre donc que la littérature est l’occasion d’une jouissance proprement érotique pour celui qui l’écrit, mais il faut encore montrer que la littérature n’est pas le succédané décevant d’une sexualité réelle inexistante dont il s’agirait de compenser l’absence. Bien au contraire. Freud12 avait bien vu que l’onanisme peut être plus satisfaisant que la sexualité partagée parce que l’imagination passe outre les limites du réel, et en faisant de son écriture le lieu de la rêverie d’un narrateur onaniste, Genet le montre bien. Il nous montre comment la littérature permet une prise de contrôle sur le désir, et cette prise de contrôle se manifeste à deux niveaux.

1.Imaginer ce qui nous plaît

Le premier niveau de contrôle littéraire du désir est assez simple à observer : il s’agit du contrôle exercé par le narrateur sur les personnages qu’il s’invente. Par exemple, Genet imagine Notre-Dame-des-Fleurs qui se travestit avant de se rendre au Tavernacle – un cabaret montmartrois fréquenté par les homosexuels :

La robe gaine le corps de Notre-Dame, nu sous la soie. Il se trouve bien. Ses jambes voisinent et leur peau duvetée, un peu velue même, se frôle. Il se baisse, se tourne, se regarde dans la glace. La robe, qui est à tournure, fait bien saillir sa croupe évocatrice de violoncelles. Mettons une fleur de velours dans ses cheveux ébouriffés. (NDF : 138)

Le terme « gainer » suppose que son corps est rendu plus droit, le mot n’est pas neutre mais constitue déjà un jugement sur l’effet positif de la robe sur la physionomie du jeune homme. Quant au fait qu’il soit « nu sous la soie », c’est une précision qui érotise assez artificiellement le passage en suggérant une nudité qui n’est pas là : certes Notre-Dame est nu sous ses vêtements, mais enfin il porte des vêtements… Le regard désirant de Genet fait du vêtement une métonymie du corps nu plutôt que ce qui le dissimule, supposant une relation de contiguïté entre la soie et le corps. Surtout, ce qui nous intéresse dans ce passage, c’est ce « Mettons une fleur de velours dans ses cheveux ébouriffés ». Ici, on voit clairement que c’est Genet qui s’applique à vêtir – et à l’occasion dévêtir – Notre-Dame selon son bon plaisir. L’impératif est intéressant car il englobe le lecteur et l’oblige à être complice d’une construction fantasmatique que peut-être il réprouve : la première personne du pluriel, en exprimant la jouissance du narrateur, invite, de manière provocatrice, à la jouissance du narrataire. En même temps, on voit la complaisance de Genet à imaginer son personnage : ce n’est pas Notre-Dame qui prend la décision de mettre une fleur à sa chevelure, mais c’est Genet. Autrement dit, l’attitude de coquetterie de Notre-Dame ne se justifie pas par le caractère propre au personnage – par ses goûts, sa psychologie, etc. – mais par les décisions arbitraires du narrateur. Il y a toujours chez Genet une complaisance à imaginer ses personnages, et l’on voit comment le roman est la mise en application du fantasme. Genet aurait simplement pu écrire que Notre-Dame a mis une fleur dans ses cheveux : nous nous serions représenté le personnage exactement de la même manière, alors quelle est la différence? Avec cet impératif, il y a en fait deux informations au lieu d’une seule : il y a une information sur le contenu de la diégèse qui est que le personnage Notre-Dame-des-Fleurs porte une fleur dans ses cheveux et que c’est ainsi que nous, lecteurs, nous devons nous le figurer; et puis il y a une information sur la constitution de la diégèse, une information métalittéraire, qui est que ce qui a lieu dans la diégèse arrive parce que Genet le veut, arrive pour le bon plaisir de Genet.

Prenons un autre exemple. Notre-Dame se rapproche de Seck Gorgui, provoquant la jalousie de Divine dont Gorgui est l’amant :

[Notre-Dame] peut provoquer Gorgui. C’est facile. Imaginons-les, un après-midi, au cinéma, côté à côte dans la nuit artificielle.

– T’as ton tire-jus, Seck ?

Aussitôt dit que fait, sa main est posée sur la poche du nègre. Oh ! geste fatal. (NDF : 136)

À nouveau, le narrateur montre qu’il peut bien imaginer ce qu’il veut. Mais ce n’est pas tout : l’amour entre Notre-Dame et Gorgui, est présenté ici comme un pur fantasme, et non comme ce qui se passe dans le roman. Cependant, ce qui est ici une simple errance d’un imaginaire complaisant va par la suite devenir une réalité diégétique puisque Notre-Dame va effectivement être l’amant de Gorgui – ce qu’il n’est pas encore à ce moment-là. Donc, le roman en lui-même n’est jamais que l’actualisation de ce qui, au départ, n’était qu’un fantasme : le roman permet de donner une plus forte réalité au fantasme. On remarquera que c’est exactement la même logique qui préside à la création du personnage de Marchetti : au départ, Marchetti n’est que le personnage fantasmé par Divine, et sa relation avec Notre-Dame n’est jamais que le scénario qu’elle façonne, mais, un peu plus tard dans le roman Marchetti réapparaît comme personnage à part entière, et, effectivement, il a bien vécu une aventure avec Notre-Dame que Divine interprète en termes amoureux (« –Tu en étais amoureux fou, dit Divine », NDF : 110.). Ce qui était fantasme devient diégèse. Suggérer l’amour entre Gorgui et Notre-Dame au cinéma, amour qui se réalisera par la suite, ce n’est pas simplement faire du roman l’actualisation de scénarios érotiques, c’est aussi le présenter comme un répertoire illimité de scénarios possibles : Genet peut prendre n’importe quels personnages et imaginer entre eux ce qu’il lui plaît de se figurer. Genet aurait pu tout simplement raconter l’histoire d’amour de Notre-Dame et de Gorgui, ou celle de Notre-Dame et de Marchetti, mais Genet ne veut pas seulement mettre ses fantasmes en roman : Genet, le narrateur, cherche à s’exciter par le récit de ses fantasmes, mais Genet, l’auteur, veut montrer comment le désir est converti en littérature, montrer que la littérature est tissue de fantasmes.

Raymond Jean a étudié avec beaucoup de finesse les relations entre littérature et désir, et il a perçu dans la « logique du fantasme » (nous reprenons ici une expression lacanienne – c’est le titre du séminaire de Lacan des années 1966-1967) un moteur de l’écriture :

L’intervention du désir dans la création littéraire n’est pas une donnée nébuleuse et abstraite qui recouvrirait quelque chose d’inconsistant. Au contraire, il y a des chances – on commence à s’en convaincre – que ce soit une des rares notions qui permettent d’éclairer un peu sérieusement une forme de « production » dont on a toujours échoué à définir le pourquoi. Cela, pour la simple raison qu’elle la saisit dans son origine, son émergence, et non dans ses finalités ou ses motivations. Elle apporte en ce sens sur la nature du texte littéraire des informations beaucoup moins idéalistes que d’autres notions en apparence plus objectives. Et elle nous impose de considérer que la connaissance du réel, en ce domaine, ne saurait relever totalement de procédures scientifiques. L’ordre du désir, en effet, n’est pas celui de la nature. (Jean, 1974 : 8)

Tzvetan Todorov, que cite Jean (ibid. : 8), avait souligné la relation d’interdépendance entre la parole et le fantasme :

On peut maintenant rétablir sans mal la relation profonde entre parole et désir. L’une et l’autre fonctionnent d’une manière analogue. Les paroles impliquent l’absence des choses, de même que le désir implique l’absence de son objet ; et ces absences s’imposent malgré la nécessité « naturelle » des choses et de l’objet du désir. L’une et l’autre défient la logique traditionnelle qui veut concevoir les objets en eux-mêmes, indépendamment de leur relation avec celui pour qui ils existent. […] Les mots sont aux choses ce que le désir est à l’objet du désir. (Todorov, 1971 : 116)

L’écriture ne serait donc pas qu’une manière de contenter le désir, de le faire advenir dans l’espace de la littérature, mais elle serait d’une nature analogue au désir, nature reposant dans l’ambivalence d’une absence qui suggère une présence sans l’atteindre, comme le signifiant le signifié, et le désir le désiré. Ce que le propos de Todorov suggère, c’est que la parole est le lieu privilégié du désir, et Genet le montre bien puisque l’écriture devient méthode de jouissance. Genet montre comment le désir appelle l’écriture, et, corrélativement, comment l’écriture est non pas simplement un substitut de la jouissance mais un mode de jouissance. Il faudra donc appliquer à Genet ce mot de Marie-Anne Paveau :

[…] en matière de pornographie, l’écriture est elle-même une pratique sexuelle érotique [sic]. Cela voudrait dire que l’écriture du texte pornographique n’est pas seulement le lieu de construction d’un discours produisant ses effets d’excitation, mais qu’elle produit directement ces effets. (Paveau, 2014 : 194-195)

2.La fabrique du personnage : un cheminement du réel au fantasmatique

Nous avons dit que le premier niveau de prise de contrôle du désir dans l’écriture consistait dans la toute-puissance du narrateur qui plie son récit pour lui faire prendre les formes de ses fantasmes. Le second niveau concerne non seulement le monde intradiégétique mais aussi le passage des éléments du monde extradiégétique vers le monde intradiégétique. Laissons à Genet le soin de l’expliquer lui-même. En novembre 1943, il écrit à Jean Cocteau :

Que te dire de Guy ? La séparation me fait l’idéaliser. Il prend, mot par mot, la place dont il est digne dans mon œuvre. C’est ma façon à moi de « posséder » les gens que j’aime. Je les fixe, je les mure vivants dans un palais de phrases. (Lettre inédite conservée à la faculté d’Austin, citée par White, 1993 : 243).

« Posséder » Guy – qui sera le modèle de Bulkaen dans Miracle de la rose –, avec tout le poids érotique du terme, c’est l’écrire. Écrire Guy, c’est jouir de Guy. Si nous en revenons à Notre-Dame-des-Fleurs, on observe que se met en place un système particulièrement complexe de transformation de personnes réelles en personnages, et cette transformation est l’occasion d’une modification progressive de la figure réelle qui se trouve épurée de ce qui déplaît à Genet.

Il y aurait beaucoup d’exemples possibles, nous n’en prendrons qu’un : celui de Seck Gorgui. Seck Gorgui, amant de Divine et de Notre-Dame, a, deux modèles : un modèle fictionnel qui est le compagnon de cellule du narrateur, Clément Village13, et un modèle réel qui sert de base à la création du personnage de Village avant de donner naissance à Gorgui : l’assassin Ange Soleil. En fait, la cohabitation entre Gorgui et Divine est une sorte de réécriture fantasmatique de la vie du narrateur et de Village partageant leur cellule. Clément Village, est un assassin incarcéré pour le meurtre de sa maîtresse. De lui, le narrateur Genet nous dit ceci :

[…] vous savez par Paris-Soir qu’il fut tué, lors de la révolte de Cayenne. Mais il était beau. Peut-être était-il le plus beau nègre que j’aie jamais vu. Comment je caresserai du souvenir l’image que je vais, grâce à lui, composer de Seck Gorgui, je le veux aussi beau, nerveux et vulgaire ! (NDF, : 106)

Par la mention d’un journal réel, connu du lecteur, Genet place le personnage de Village sur le même plan extradiégétique que le lecteur : Gorgui est fictionnel, certes, mais le lecteur pourrait, et même devrait, connaître Clément Village. Or, bien sûr, Village est lui-même une invention : le faux devient modèle du faux selon un éloignement progressif par rapport au réel. À mesure que l’on s’éloigne du modèle réel, l’imaginaire et le fantasme prennent le dessus. Mais ce modèle réel, quel est-il? Il s’agit de l’assassin Ange-Jean-Chrysostome Soleil, que Genet appelle Ange Soleil et mentionne dès la première page de Notre-Dame-des-Fleurs14. À la différence de Village, Ange Soleil était effectivement susceptible d’être connu par le lecteur du fait des journaux, et c’est même par les journaux que Genet a connu son histoire puisque le magazine Détective, que lisait Genet, a consacré à l’assassin un article en 193515. Il nous est par là possible de mesurer l’évolution progressive qui permet de passer du réel à sa mise en fiction, qui est aussi sa poétisation. Il est dit de Village16 qu’il a été danseur dans une troupe : cela a bien été le cas d’Ange Soleil. Ange Soleil, comme Village, a bien été inculpé pour le meurtre de sa compagne, qu’il a emmurée – toujours comme Village. La principale évolution entre Ange Soleil et Village, c’est la couleur de peau : l’assassin réel était métis, et non pas noir comme l’est l’assassin fictionnel (or, Genet avait indiqué dès le début du roman une sorte de typologie de ses fantasmes qui inclut la figure d’un homme noir, de sorte que le changement de couleur de peau permet de se rapprocher d’un type masculin désiré17). Entre Village et Gorgui, maintenant, la différence la plus marquante consiste en ses préférences sexuelles : puisque Village conserve de son modèle initial le crime d’avoir tué sa concubine, il fallait bien qu’il ait un goût pour les femmes, goût qui passe aux hommes dans le personnage de Gorgui. Genet n’a aucune prise sur l’histoire d’Ange Soleil, histoire vraie, alors il crée Village dont il peut imaginer les détails qui en font un personnage avec ses caractéristiques propres (sa beauté, son accent, son odeur) mais qui conserve encore d’Ange Soleil une partie importante de sa biographie et notamment un crime qui le positionne comme hétérosexuel. D’où le besoin de créer ensuite Gorgui, qui n’est plus que ce qui reste du fantasme initial une fois épuré des éléments biographiques encombrants.

III. Quand lire c’est jouir

Le récit devient donc prétexte à la jouissance du narrateur qui imagine ce qu’il lui plaît de se figurer. Cela programme nécessairement un voyeurisme, non plus du narrateur, mais, cette fois, du lecteur, et ce voyeurisme n’est pas un non-dit de l’écriture érotique : Genet nous met face à notre propre voyeurisme tout en construisant en même temps l’image d’un lecteur fictif qui réprouve tout aussi bien l’homosexualité que le culte genétien de la criminalité. Pensons à ce passage, dans lequel Notre-Dame rencontre pour la première fois Mignon – voleur et amant de Divine :

Je vous laisse libre d’imaginer le dialogue. Choisissez ce qui peut vous charmer. Acceptez, s’il-vous-plaît, qu’ils entendent la voix du sang, ou qu’ils s’aiment en coup de foudre, ou que Mignon, par des signes irrécusables et invisibles à l’œil du vulgaire, décèle le voleur… Concevez les plus folles invraisemblances. Faites se pâmer leur être secret à s’aborder en argot. Mêlez-les tout à coup par un soudain embrassement ou par un baiser fraternel. Faites ce qu’il vous plaira. (NDF : 65)

Il faut avoir à l’esprit le fait que dès le début de Notre-Dame-des-Fleurs, Genet construit minutieusement la figure de son lecteur fictif : c’est un bourgeois bien comme il faut, et, en ce sens, il est fort peu probable que parmi les scénarios que Genet lui propose il en trouve un susceptible de « [le] charmer ». Il y a en fait une sorte d’attaque, ou de moquerie à l’encontre de ce lecteur fictif bien-pensant qui se retrouve accusé de fantasmes homosexuels : le lecteur, toujours décrit comme un homme respectable, aurait de quoi se sentir offensé de ce qu’on lui propose comme aliment pour ses propres fantasmes. Chez Genet, il n’y a d’hétérosexuels que des homosexuels qui s’ignorent18.

Genet prétendait laisser au lecteur la responsabilité d’une scène érotique entre hommes19. La figure du lecteur fictif se complique donc singulièrement puisque ce lecteur prend un caractère double : bourgeois bien-pensant, certes, mais aussi homosexuel inassumé qui tout en méprisant Divine (« Malgré l’abject où vous pourriez la tenir », lit-on à propos de Divine – NDF : 112) serait lui-même attiré par les hommes20. Pierre Laforgue (2002 : 15-16), évoquant le « vous » du début de Notre-Dame-des-Fleurs, écrit que celui-ci « désigne la catégorie abjecte des bourgeois insensibles à la beauté des assassins. » On voit que ce n’est qu’à demi juste. Le lecteur fictif est certes horrifié par ce qu’il lit, par les personnages qu’il rencontre au fur et à mesure, mais il n’est sans doute pas insensible, tout au contraire : il est pris au piège du désir, il est démasqué dans son attirance pour les personnages.

Dans Miracle de la rose, pour mieux se représenter les colons de Mettray, le lecteur est invité à faire appel à son expérience des romans populaires et à l’attrait qu’auraient exercé sur lui les personnages de pages charmeurs :

Mais pour voir avec plus de précision ces enfants, appelez à votre secours les rêves suscités par vos lectures de romans populaires. Michel Zévaco, Xavier de Montépin, Ponson du Terrail, Pierre Decourcelle, ont fait passer furtivement dans leurs textes les silhouettes flexibles et légères des pages mystérieux qui semaient la mort et l’amour. Ces pages maniaient des dagues et des poisons avec un sourire délicieux, avec la nonchalance de la fatalité. Aperçus pendant quelques lignes, un rideau, une tenture, une porte de muraille les a trop tôt dérobés. Ils apparaîtront plus loin. Et vous, pour les retrouver plus vite, mais sans vous l’avouer, vous avez sauté les pages en vous désolant que les livres ne soient pas faits de cette seule matière : les aventures d’adolescents au pourpoint délacé sur un cou robuste et souple, avec le haut-de-chausses, à l’entrejambe gonflé par les couilles, et la verge comprimée afin qu’elle ne saille lorsque passe la soubrette ou la princesse qu’ils ne baiseront que le soir. (MR : 329-330)

On voit que Genet attribue au lecteur sa propre logique érotique, mais le lecteur, lui, a désiré les pages « sans [se l]’avouer ». Les pages sont dits coucher avec des femmes – « soubrette[s] » ou « princesse[s] » – mais celles-ci ne sont guère plus qu’un détail : c’est le corps du page qui est décrit, et ce sont les aventures du page qui sont dites intéresser le lecteur. On notera le jeu de mots « vous avez sauté les pages » : la syllepse met dos-à-dos une scène que l’on pourrait dire réaliste – le lecteur tourne les pages du livre – et son envers fantasmatique – s’il tourne les pages du livre, c’est parce que le lecteur désire les personnages. La syllepse relie le littéraire et l’érotique, le corps et le langage : lire le livre devient une manière de posséder le personnage désiré, exactement de la même manière que Genet écrivait le livre pour posséder son personnage – et, au travers du personnage, posséder le modèle, de sorte que la pratique érotique de l’écriture est retournée en une pratique érotique de la lecture dont le fonctionnement est absolument parallèle.

Marie-Anne Paveau a noté la fréquence, dans les textes pornographiques, de ce qu’elle appelle la « captatio excitationis ». L’expression est calquée sur celle de « captatio benevolentiae » – pratique rhétorique consistant à s’adresser à l’auditoire pour susciter sa bienveillance – et désigne une sorte d’appel à l’excitation du lecteur, le fait de suggérer son désir, ce qui est au cœur de l’écriture pornographique (Paveau, 2014 : 168-169). Les passages dans lesquels Genet découvre le désir du lecteur peuvent être considérés comme relevant de la « captatio excitationis » théorisée par Paveau, mais cette captatio a ceci de paradoxal qu’elle fait appel à un désir que le lecteur fictif est censé dissimuler, de sorte que l’appel au désir de ce dernier est en même temps une violence qui lui est faite. Roland Barthes avait pensé inscrire le lecteur dans une « dialectique du désir » (1973 : 10-11). L’expression convient à merveille à ce que nous trouvons chez Genet, mais le modèle de la « drague » proposé par Barthes – l’écrivain doit « drague[r] » le lecteur, le « cherche[r] » (ibid. : 10-11) pour l’inclure dans cette dialectique – paraît bien inoffensif par rapport à ce que l’on trouve chez Genet : Genet ne « cherche » pas le lecteur mais le place de force dans une « dialectique du désir » dont il est présupposé qu’il préférerait se tenir à distance, gêné qu’il est par les attirances que l’auteur lui attribue.

Jean-Paul Sartre dit avec raison que Genet n’écrit l’histoire des personnages de Notre-Dame-des-Fleurs que dans le but de s’exciter sexuellement, c’est l’effet sur lui-même qu’il recherche : « Genet raconte leur histoire [aux personnages], décrit leurs traits, montre leurs gestes. Il se guide sur une seule évidence : son trouble. Il faut que ces fantasmes provoquent l’érection et l’orgasme ; sinon il les rejette : leur vérité, leur densité, se mesure uniquement à l’effet qu’ils produisent sur lui » (Sartre, 1952 : 500). C’est tout à fait juste, mais il faut noter que c’est l’attitude du narrateur Genet, qui, dans sa cellule, rêve avec délectation à ses histoires d’amour entre hommes. L’attitude de l’auteur Genet est cependant plus complexe. Que le Genet auteur se plaise à ses descriptions sulfureuses, sans doute, mais sa démarche ne consiste pas simplement en l’onanisme de son narrateur : l’auteur montre comment le désir devient matière de la création, il montre comment on passe du fantasme à l’œuvre – d’une certaine manière il démystifie la création littéraire en nous révélant que l’atelier mental de l’auteur est un lieu de stupre21.

Nous voudrions achever cette étude en soulignant que si nous avons choisi un titre qui fait explicitement référence à la catégorie linguistique du performatif telle que l’a décrite John L. Austin, c’est parce que Genet nous montre que dans l’écriture érotique se joue toujours quelque chose qui est de l’ordre du performatif en cela que l’écriture érotique, tout à la fois, décrit des pratiques sexuelles et en même temps constitue une pratique sexuelle. Puisque Genet nous révèle que le langage peut être une pratique érotique, nous sommes amenés à nous demander, comme Shoshana Felman le faisait dans un ouvrage qui, précisément, portait sur la notion de performatif (1980 : 157), si « l’acte sexuel, chez l’être parlant pourrait n’être qu’un acte de langage […] ? » Nous achèverons sur l’idée d’un parallèle entre le langage et la sexualité, et ce parallèle, c’est Jean-Luc Nancy qui nous le fournit en menant, dans Sexistence, une longue réflexion sur la jouissance du langage et la jouissance sexuelle. Pour Nancy, la jouissance du langage est toujours un dire qui veut devenir un faire (c’est l’idéal du fiat lux) et la jouissance sexuelle est un faire qui appelle un dire, de sorte que le texte érotique est par excellence le lieu de croisement de ce dire et de ce faire : « Parole qui en disant agit – car un texte n’est pas érotique par son “objet” sans l’être aussi par son action » (Nancy, 2017 : 171). En cela, dire et jouir peuvent bien être des synonymes.

  1. 1Madeleine Gobeil, lors de son entretien avec l’auteur, décrit le livre comme « le récit poétique d’une longue masturbation dans une cellule » (Genet, 1991 : 17).
  2. 2Quoiqu’il ne le soit qu’à demi : le narrateur est en dehors du niveau diégétique de Divine, mais il est lui-même un personnage de l’auteur Jean Genet.
  3. 3La métalepse désigne pour Gérard Genette « toute intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans l’univers diégétique (ou de personnages diégétiques dans un univers métadiégétique, etc.), ou inversement » (Genette, 1972 : 244).
  4. 4Nous emploierons l’abréviation NDF pour renvoyer à cette édition.
  5. 5Mais on se rappelle que déjà, chez Balzac, Vautrin, avant de s’échapper du bagne, s’était amouraché de son compagnon de chaîne, le jeune Théodor.
  6. 6En juin 1938, un décret-loi met fin à la transportation et amorce le processus qui mènera à la disparition du bagne de Guyane. Le dernier convoi de prisonniers partit le 22 novembre 1938 (v. Donet-Vincent, 2003 : 365-366 et Pierre, 1982 : 287-288).
  7. 7Sur la notion de point de vue, nous renvoyons aux travaux d’Alain Rabatel, notamment au premier tome de son Homo narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit mais on pourra aussi se reporter à son article « Le point de vue, une catégorie transversale », où l’on peut lire : « Un P[oint ]D[e ]V[ue] correspond à un contenu propositionnel renvoyant à un énonciateur auquel le locuteur “s’assimile” ou au contraire dont il se distancie » (Rabatel, 2005 : 58). De manière plus technique, mais aussi plus précise, Rabatel écrit, dans Une Histoire de point de vue : « notre approche consiste à rechercher les traces linguistiques d’un P[oint ]D[e ]V[ue] dans le mode de donation du référent de… l’objet perçu, c’est-à-dire, pour paraphraser Genette, ce qui “est vu, ou ce qui est su”. Ce qui apparaît déterminant, ce n’est plus, dès lors, qui voit, ou qui sait, c’est l’analyse concrète de la référentialisation du repéré, et, à partir d’elle, le repérage de l’énonciateur responsable des choix de référentialisation. […] Problématiser le P[oint ]D[e ]V[ue], c’est donc d’abord rechercher les traces construisant un focalisateur ou sujet de conscience, grâce aux composantes perceptive, cognitive et axiologique, etc., qui le constituent comme tel. » (Rabatel, 1997 : 286-287).
  8. 8Le passage devrait correspondre aux pages 72 et 73 dans l’édition des Œuvres complètes.
  9. 9Nous emploierons l’abréviation NDF L’Arbalète pour renvoyer à cette édition.
  10. 10Il s’agit bien entendu de Genet en tant que narrateur, non pas en tant qu’auteur.
  11. 11« Divine se parle en secret » (NDF L’Arbalète : 80). On retrouve cela dans les Œuvres complètes (NDF : 72), mais la scène érotique n’est plus décrite, la scène s’arrête à « L’amour commence » (ibid.).
  12. 12« [L’onanisme] élèv[e] l’objet sexuel à un degré d’excellence qu’il n’est pas facile de retrouver dans la réalité. Un écrivain spirituel (Karl Kraus dans le journal viennois “Fackel”) a pu même, en renversant l’argument, exprimer cyniquement la vérité en ces termes : le coït n’est qu’un succédané insuffisant de la masturbation ! » (Freud, 1969 : 43)
  13. 13Clément Village est un assassin noir. On notera que dans Les Nègres, l’assassin s’appelle également Village. Mais si le personnage des Nègres est africain, le Village de Notre-Dame-des-Fleurs est guadeloupéen.
  14. 14« Un peu plus tôt, le nègre Ange Soleil avait tué sa maîtresse. » (NDF : 9)
  15. 15Il s’agit du numéro 331 du magazine Détective, paru le 28 février 1935. Nous pourrions ajouter que Police magazine consacrait également à l’assassin une partie de son n° 443, paru le 21 mai 1939.
  16. 16« [Village] était Guadeloupéen et danseur nu au Caprice viennois. » (NDF : 107)
  17. 17« [M]es livres seront-ils jamais autre chose qu’un prétexte à montrer un soldat vêtu d’azur, un ange et un nègre fraternels jouant aux dés ou aux osselets dans une prison sombre ou claire ? » (NDF : 17)
  18. 18Par ailleurs, ce « Faites ce qu’il vous plaira » a de quoi surprendre après tant d’impératifs. En réalité, cette liberté que le narrateur prétend laisser au lecteur est bien mince : il ne s’agit pas tant de nous laisser choisir ce qui arrive que de nous laisser sélectionner l’un des divers scénarios qu’a esquissés le narrateur sans pouvoir se résigner à en valider un au détriment des autres qui le ravissent tout autant. Il nous semble que ce passage a surtout pour intérêt, du point de vue d’un narrateur qui veut s’enchanter par ses fantasmes, de donner en bloc les diverses possibilités qu’il aime, de lui permettre de ne pas choisir, de ne pas se séparer de l’une d’entre elles.
  19. 19On observe un épisode assez similaire dans Miracle de la rose. Genet raconte comment Villeroy, voulant prendre en charge l’éducation virile du narrateur, décide que Genet tiendra le rôle actif avec un autre colon lors d’un rendez-vous fixé par Villeroy lui-même. La scène est laissée à l’imagination du lecteur (Genet, 1951 : 393) : « Ici devrait suivre la description d’un jeu d’enfant que je vous invite à compléter » (nous emploierons l’abréviation MR pour renvoyer à cette édition). Il est à noter que c’est une variante de l’édition Gallimard. Dans l’édition publiée par L’Arbalète (aussi bien l’édition princeps de 1946 que le texte retouché de 1956), la scène érotique n’est pas passée sous silence.
  20. 20Il faut noter que si Genet présentait dans Notre-Dame-des-Fleurs un lecteur fictif faussement hétérosexuel, il n’en est pas de même dans Querelle de Brest dont le « drame », dit Genet, « s’adresse aux invertis » (Genet, 1953 : 204).
  21. 21On pourrait penser que la démarche de Genet consiste à rappeler ce que Freud avait déjà dit au travers de la notion de sublimation, mais ce n’est pas tout à fait le cas, car si la sublimation freudienne permet effectivement de passer de la pulsion à la création, elle repose sur un processus de redirection de la pulsion : la pulsion est déviée vers un autre but, la sublimation est donc une sorte de désexualisation de la pulsion initiale, et il n’y a rien de tel chez Genet (Freud, 1962 : 156-157).