Marquage et contremarquage stylistique du topos érotique dans « Matériel nuptial » et « Eau sexuelle » de Pablo Neruda
Si le sens commun entend le désir comme un élan portant à être satisfait ou déçu, et comme l’attente anxieuse d’un assouvissement donné, « l’enjeu de l’imaginaire érotique de Pablo Neruda est, au contraire, de faire vivre le désir dans la satisfaction, de maintenir une tension narrative dans l’expression de la joie amoureuse » (Casimiro, 2014 : en ligne). De ce fait, pour Neruda, le désir est en lui-même plénitude extatique dont le seul surgissement se suffirait amplement et sans qu’il soit besoin de l’assouvir et le combler. Mais le désir ainsi idéalisé est de nature singulière : « Il s’agit de désir pur – que Lacan définit comme désir de désirer […] C’est sans doute le mouvement de nostalgie qui emporte le lyrique vers la Chose, en lui faisant finalement sacrifier ou brûler tout objet de désir, qui explique que d’un bout à l’autre de la tradition, les œuvres lyriques naissent d’une femme inaccessible, perdue, morte, sinon purement fictive » (Broda, 1997 : 36).
Le lyrisme nérudien souscrit résolument à cette configuration sur l’ensemble de son œuvre. Ainsi, l’auteur de Veinte poemas de amor y una canción desesperada [Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée] (1924) chante à la femme un désir exultant, en lui-même, et dont l’assouvissement est impossible en dehors de son expression. Le cercle est donc vicieux, car il part de la nécessité d’exprimer son désir en vue de désirer, c’est-à-dire d’alimenter son désir plutôt que de l’estomper, et aboutit au plaisir constitutif de l’expression « poémique ». À en croire Casimiro, ce cercle résulte de la figuration du baiser, car « le baiser nérudien est érotisme et poésie, et poésie parce qu’érotisme » (2014 : en ligne). Cette symbolique du baiser, comme signe majeur dans le champ doxique de l’isotopie érotique et inflexion connotative de la parole poétique, est usuelle dans l’écriture nérudienne.
« Matériel nuptial » et « Eau sexuelle » sont deux poèmes extraits de la deuxième Résidence sur la terre, que Neruda dispose l’un à la suite de l’autre en sorte qu’ils se répondent formellement et sémantiquement. Ils inaugurent un contrepied et, de ce fait, une rupture formelle et conceptuelle dans le style du poète en son rapport à l’érotisme comme considérant existentialiste du désir. Celui-ci n’est plus essentiellement perçu en régime autotélique, c’est-à-dire poursuivant, en soi, sa propre fin, mais comme existant thématique et symbolique préalable à l’acte de création « poématique ». Le présent article s’intéresse à la problématique du redimensionnement conceptuel de l’érotisme entrepris par Neruda dans ces deux poèmes. Il s’agira de déterminer dans la matérialité textuelle de ces deux écrits, dont l’énoncé titulaire est d’emblée érotique, l’orientation notionnelle la plus proche des choix artistiques et stylistiques de l’auteur au sujet des dipôles marquage/contre-marquage d’une part, et érotisme/obscène d’autre part.
I. Exploration notionnelle
L’examen de la reconfiguration conceptuelle et stylistique de l’érotisme nérudien implique de recourir aux fondements théoriques des notions de marquage, de contre-marquage, d’érotisme et d’obscène.
1. Du marquage et du contre-marquage
Le marquage stylistique consiste, selon Molinié, en une répétition de faisceaux d’éléments d’expressivité. Le théoricien fait ainsi observer que « lorsque, dans un texte, une régularité se crée, au fur et à mesure de son déroulement, par le jeu de l’accumulation, ressentie à réception, de comportements langagiers homologues entre eux, on a de la sorte le sentiment progressivement plus fort d’un marquage du texte par ces réseaux d’homologies langagières » (Molinié, 2014-b : 193). Ainsi le marquage stylistique d’un texte a généralement partie liée avec la surdétermination, c’est-à-dire la redondance d’éléments typiques d’une détermination langagière à effet de considérant de littérarité. On admet donc comme structure langagière marquée, l’existence et la représentativité de faits langagiers à portée stylistique et déterminant une inflexion particulière à réception. Tout texte reçu comme plaisant est marqué par une régularité de structures langagières incidentes. Soit qu’il mobilise les constituants scripturaires du régime de littérarité et suscite le plaisir du texte, au sens de Barthes, soit encore qu’il évoque, à l’exemple des poèmes du corpus étudié, à la fois scripturairement et thématiquement, le plaisir dont la vision érotique est la représentation fondamentale depuis Freud (1901).
Mais à envisager le marquage comme un tissu de régularités formelles et esthétiques, « il peut arriver que ce tissu de régularités soit interrompu, par l’irruption ou par la simple manifestation d’un tout autre comportement langagier, selon une procédure qui sera d’autant plus sensible qu’elle touchera des postes discursifs identiques » (Molinié, 2014-b : 193). Ainsi, l’irruption d’une forme de phrase différente de celles qui assuraient jusque-là la régularité d’un texte donné, apparait comme un cas de contre-marquage. On distinguera cependant le contre-marquage intratextuel, c’est-à-dire apparaissant dans la structure close d’un texte établi lui-même comme critérium de régularités, et le contre-marquage extratextuel dont les références ne concernent pas le texte initial in situ, mais se situent en référence à des pratiques langagières hors du texte, telles celles présidant à l’établissement d’écoles ou de genres. De ce fait, étant donné un cas de saillance langagière déterminé, « dans l’analyse stylistique, on [l’]interprétera comme un fait de contremarquage […] dans un texte dont l’auteur cherche la constitution poétique ailleurs que dans la régularité d’un code, fût-elle établie en opposition à la régularité, disons macrostructurale, des pratiques langagières contemporaines » (Molinié, 2014-a : 59).
Les déterminations spatiotemporelles, c’est-à-dire le socioculturel et l’idéologique de même que les habitus langagiers constituent donc un point de référence macrostructurale en vertu de laquelle peut être initiée une rupture. Pour Molinié, dans un continuum de faits langagiers « défini par un ensemble de stéréotypes d’expression, dont on doit pouvoir donner une liste exhaustive pour un moment socio-culturel déterminé : il s’agit donc en fait d’un marquage de cliché, à un niveau plus fondamental d’énonciation. Ce marquage peut être dénaturé et subverti, par transgression, pour produire, non pas un non-marquage, mais un contre-marquage » (Ibid. : 57-58). Si de l’avis du théoricien le contre-marquage reste tout de même un marquage voire le plus fort marquage1, il apparait ainsi que le marquage autant que le contre-marquage sont des indices de littérarité, c’est-à-dire des mécanismes structuraux du déploiement du littérarisable comme tel, du plaisir textuel toujours potentiellement et puissanciellement recevable par un lecteur.
2. De la distinction entre l’érotique et l’obscène
Le topos érotique est selon Molinié un constituant de littérarité fondamental dans la mesure où il établit un « modèle de la sexualisation de l’expérience esthétique comme emphase idéale du complexe connaissance-affectivité-morale » (2012 : 21). Le théoricien en déduit même la conclusion selon laquelle « le système de la participation en art obéit à une forme encore plus précise du modèle sémio-anthropologique sexuel : le modèle prostitutionnel » (Ibid.). Le lecteur, séduit, achète une œuvre, et avec elle du plaisir. Ce simulacre aboutit aux combles de l’intensité quand, à ce topos érotique de littérarité générale, se greffe celui de la matérialité textuelle d’un point de vue thématique. L’érotique en tant que lieu commun du fait littéraire, c’est-à-dire comme topos thématique, relève communément d’une double acception essentialiste et existentialiste.
Les tenants d’un érotisme essentialiste estiment que l’érotique relève du suggestif et de l’évocatoire. C’est le sens de la formule de Barthes stipulant que l’endroit le plus érotique d’un corps réside dans l’entrebâillement du vêtement. Selon lui, « c’est l’intermittence comme l’a bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c’est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène d’une apparition-disparition » (Barthes, 1973 : 19). Le qualificatif « érotique » s’appliquera donc à tout texte qui évoque de façon directe ou voilée, autant le désir que l’amour sexuel (Évrard, 2003 : 5). A contrario, l’obscène sera perçue comme relevant du « jouidire » (Détrez & Simon, 2006 : 42) c’est-à-dire narration de la jouissance ou encore, selon l’expression de Bakhtine, description du « bas corporel » (Bakhtine, 1990).
À la question de savoir ce que l’obscène est alors, l’étymologie du terme est incapable de trancher dans le vif. Le mot renverrait simultanément à la manifestation impure de la sexualité (scaevus et caenum) et à la représentation sémiotique de tout ce qui, indicible en raison des conventions sociales, devrait rester hors scène (ob scaena). En cela, l’obscène serait très proche du tabou et se définira comme « un produit de la réception, un effet du contexte socioculturel où il s’introduit » (Labère, 2015 : 11-12). Quasi synonyme de la pornographie2, qui en demeure l’exemple par excellence et le plus abouti, l’obscène pose aussi bien la question du jugement esthétique que celle du jugement moral. Cette perspective essentialiste de l’érotisme réside donc dans la divergence fragmentaire entre ce concept et l’obscène. Selon Lissardi, deux séries mettent en scène une telle antinomie. D’un côté, les considérants que sont « érotisme / art / suggérer / sublime » et de l’autre, ceux de « pornographie / commerce criminel / montrer / grossier » (2013 : 9).
L’érotisme de nature existentialiste annule cette antinomie et considère, pour sa part l’érotique et l’obscène comme co-occurrents. Alexandrian est de ceux qui croient ainsi qu’en littérature, est érotique « […] tout ce qui rend la chair désirable, la montre dans son éclat ou dans sa fleur, éveille une impression de santé, de beauté, de jeu délectable » (2008 : 9). Mais pour autant faut-il croire que l’érotique diffère de l’obscène? Sans doute qu’« il n’y a pas de différence. La pornographie est la description pure et simple des plaisirs charnels, l’érotisme est cette même description revalorisée en fonction d’une idée de l’amour ou de la vie sociale. Tout ce qui est érotique est nécessairement pornographique, avec quelque chose en sus » (Ibid. : 8). De ce fait, les deux termes que sont « érotique » et « pornographique » sont marqués par un degré de jugement.
D’un point de vue conceptuel toutefois, ces termes relèvent tous deux du même genre d’écrit comme le soulignent Brulotte et Phillips dans leur Encyclopédie de la littérature érotique. Ainsi, « [a]ucun de ces deux termes, érotique ou pornographique, n’est neutre ».3 Ils sont tous deux empreints d’imaginaire collectif et de construction sociale configurant le tabou sexuel, même si, « en règle générale, le premier est souvent considéré comme faisant référence à une forme acceptable de représentation sexuelle, tandis que le second désigne une forme socialement ou politiquement inacceptable » (Ibid.). Point d’opposition tranchée donc si ce n’est une variante de degré entre érotisme et obscène. D’où la distinction établie par Alduy en vue de catégoriser l’érotisme comme équivalent du pornographique et de la pornographie. Pour elle, « le pornographique peut s’entendre comme toute représentation explicite de l’acte sexuel » tandis qu’il faut envisager que « la pornographie comme catégorie esthétique et morale, est le produit de discours évaluateurs extérieurs au texte et l’occasion de luttes de pouvoir » (Alduy, 2009 : 17).
Il résulte de cette double approche des interférences entre l’érotisme et l’obscène une bivalence axiologique où l’euphorique annoncé comme horizon d’attente doxiquement établi en matière d’érotisme, couve un fort sentiment dysphorique une fois qu’il est envisagé comme porteur d’obscénité.
II. Le marquage de l’Eros : excroissance métastasique du plaisir textuel
L’érotisme nérudien initie une double actualisation du plaisir textuel4 qui établit, d’une part le projet esthétique d’une équidistance entre le « jouidire » et son versant le jouilire, et, d’autre part, la personnification de la muse comme amante idéalisée.
1. La métaphore sexuelle du fait scripturaire
Dans « Matériel nuptial », Neruda sexualise l’écriture poétique en se figurant amant de la poésie. En témoigne cet extrait-ci (Neruda, 1972-a : 103) qui en est la première strophe :
Debout comme un cerisier sans écorce ni fleurs,
particulier, enflammé, avec veines et salive,
et doigts et testicules,
je contemple une jeune fille de papier et de lune,
horizontale, tremblante et respirante et blanche,
ses mamelons comme deux chiffres séparés,
et la rencontre de rosier de ses jambes où
cille son sexe aux cils nocturnes.
La référence lexicologique à l’érotisme est évidente à première vue mais le marquage dans cet extrait réside surtout dans la sextuple corrélation des couples lexématiques suivants : Debout / horizontale; cerisier / rosier; fleurs / mamelons; enflammé / papier; testicules / sexe aux cils nocturnes; contemple / lune. Ces couples lexématiques associent chacun un « je » poétique à une « jeune fille », objet de son désir selon un implicite connotatif de grande densité. Il en résulte une importante variété de domaines métaphoriques que consigne le tableau ci-dessous.
La première relation métaphorique entre le poète et son amante relève de la posture et de l’occupation spatiale qui lui est sous-jacente. Ce rapport oppositif entre la verticalité et l’horizontalité évoque une symbolique originelle, qui est celle de l’acte copulatoire cosmique primordial entre le ciel et la terre. Ainsi, le plan horizontal représente la terre et l’extension de l’humain dans toutes les directions de son individualité tandis que la verticalité dont le phallus est l’un des symboles les plus courants, « relie les degrés hiérarchiques des états supérieurs auxquels il peut prétendre » (Benoist, 2009 : 52). L’érotisme subséquent à cette première relation métaphorique entre le poète et son amante est donc d’un ordre mystique qui renvoie à l’origine du monde et élève l’artiste au rang de divinité créatrice et atemporelle. D’où la polysyndète en « et » doublée d’une anadiplose confortant un tel statut divin dans ce passage : « J’accepte les derniers instants, / et les origines aussi, et aussi les souvenirs » (Neruda, 1972-b : 106).
La seconde relation métaphorique entre les deux amants charrie les considérants connotatifs de la symbolique végétale. Le poète se figurant sous les traits d’un cerisier sans fleur, décrit son aimée comme un rosier. La relation complémentaire ainsi envisagée laisse présager la création d’un cerisier portant des roses. La conclusion de cette alchimie érotique s’enrichit de l’imaginaire collectif qui associe traditionnellement la cerise à la sexualité5 et la rose à l’amour passionnel. Il en résulte une évocation symbolique de l’amour charnel par le truchement d’une métaphore végétale dont Neruda est coutumier.6 L’accent est toutefois porté sur la reproduction comme finalité de l’union ici évoquée puisque la floraison du cerisier renvoie invariablement à la reproduction sexuée qui garantit la survie de l’espèce. Or ladite floraison entendue comme spectacle de rare beauté n’est pas sans induire l’esthétique de la création poétique.
En troisième lieu, la métaphore fonctionnelle des fleurs pour les mamelons poursuit cette double représentation d’une part de la désirabilité érotique et de l’amour, et d’autre part, de la reproduction comme but ultime de la fonction copulatoire. Elle s’enrichit des sèmes de la générosité de l’offre et de la sève laitière en dehors de laquelle la survie des espèces concernées par ces modalités de pérennisation est impossible. Mais la complémentarité des actants précédemment évoquée (cerisier + roses) évolue ici en substitution intégrale (fleurs = mamelons) figurant une osmose fusionnelle du poète et de son aimée dont l’union idéelle ne peut aboutir qu’à la création voire à l’engendrement du poème. La blancheur du papier comme indice de pureté virginale se décline alors sous la blancheur des fleurs du cerisier et celle du lait métonymique de la maternité.
Deux métaphores relationnelles associent ensuite l’une, la flamme (contenu/objet) et le papier (contenant/support), et l’autre, le contemplateur (sujet/effet) et la lune (objet/cause). La première renvoie à une symbolique quasi universelle du feu pour la passion amoureuse (Bachelard, 1992 : 37) et la seconde, à la béatitude extatique autant que la sexualité débridée comme le témoigne la métaphore corporelle associant le lexème « testicules » au syntagme « sexe aux cils nocturnes ». L’élément nocturne ayant une double connotation sexuelle et poétique, Neruda retranscrit par son biais l’érotisation de sa pratique scripturaire. Les expressions suivantes attestent d’ailleurs d’un imaginaire langagier établissant les parallèles soutenus par cette métaphore associant la lune, non seulement à la sexualité, mais aussi à la création poétique : « Confrère de la lune : Cocu », « Voir la lune : Perdre sa virginité », « Lune de miel : Mois qui suit le mariage ; premiers temps de vie commune », « Pêcheur de lune : Rêveur, poète » (TLFi-CNRTL, 2012 : en ligne).
2. La muse poétique comme allégorie du verbe créateur
L’acte scripturaire nérudien se définit dans « Eau sexuelle » comme la résultante d’une expérience phonique. Soit l’extrait suivant (Neruda, 1972-b : 106) :
Et alors il y a ce son :
Un vrai rouge d’os,
un accouplement de chair,
et de jambes jaunes s’unissant comme des épis.
J’écoute entre l’éclat des baisers,
J’écoute, secoué de respirations et de sanglots.
Ce passage est encadré par deux références phoniques dont le nominatif « son », et le syntagme verbal « j’écoute ». Entre ces deux extrémités, trois indices de confusion synesthésique confortent la réorientation phonique de l’acte copulatoire comme indice d’euphorie extatique; il s’agit des adjectifs de couleur « rouge » et « jaune », de même que du substantif « éclat » dont l’actualisation peut invariablement mobiliser aussi bien l’ouïe que la vue. Ce jeu des sens est couronné par une amphibologie actantielle inhérente à la possibilité que l’énonciateur soit, ou non, partie prenante des baisers éclatants et des respirations sanglotantes décrits. Il se présente donc simultanément comme étant actif (s’écoutant gémir) et passif (écoutant les gémissements de son amante).
Le déploiement connotatif du son en tant que signe, c’est-à-dire considérant sémiotique à l’origine de la parole et comme résultante de la phonation motive le poète à oser substituer métaphoriquement l’informe babil dicté par le plaisir érotique à la parole poétique. Cela se perçoit à travers le relevé lexico-syntagmatique suivant : « soupirs / râle / crie une vierge / éclairs » et « arc-en-ciel ». Ce relevé dont les quatre premiers termes sont d’intensité croissante s’achève avec une métaphore hyperbolique assimilant les spasmes orgasmiques à la spectacularité des éclairs. L’arc-en-ciel connote la poésie à travers l’imaginaire mythique de la représentation d’Iris, messagère des dieux à l’origine de la naissance d’Apollon (dieu de la poésie) et que certains poètes dont Alcée de Mytilène font l’épouse du Vent Zéphyr et la mère d’Éros (dieu de l’Amour)7.
Quant à la métaphore du baiser d’éclair, Casimiro en fait « précisément l’acte par lequel la création poétique et acoustique est rendue possible […] [car] le baiser, s’il est bien un moteur de l’érotisme nérudien, n’en demeure pas moins un élan du poème et de la création poétique » (2014 : en ligne). Il en est ainsi dans la seconde strophe de « Matériel nuptial » (Neruda, 1972-a : 103) :
Pâle, débordant,
je sens se noyer des mots dans ma bouche,
des mots comme des enfants noyés,
et vogue et vogue, les dents comme des navires,
et les eaux et la latitude comme des arsins.
La coincidentia oppositorum, la conjonction, l’union des contraires entre la parole (mots) et le silence (noyés), le feu purificateur (arsins) et l’élément aquatique (les eaux), transfère au soupir résultant du baiser le statut médian et cumulatif (parole + silence) de sonorité à la fois poétique et mystique, en référence au feu sacré des origines de la versification et de l’amour (Pythies, vestales etc.)
Dans l’extrait ci-dessus, l’énigme de l’épizeuxe comparative « et vogue et vogue, les dents comme des navires » se trouve résolue par le détour hyperbatique du syntagme initial : « je sens […] et vogue » qui fait coïncider le sujet (je) avec le verbe répété (vogue). Le baiser est alors merveilleuse odyssée (dents = navires) et engendrement, voire création poétique (enfants). Ici encore, comme dans la plupart des références à la sensualité des lèvres, « le baiser nérudien, mouvement du corps à la recherche du souffle de l’Autre qu’il ne voit pas mais ressent, mouvement du corps du poème à la recherche de sa voix poématique, est bien cette “danse laryngo-buccale” évoquée par André Spire, mystique et érotique, sans laquelle le sujet lyrique n’existerait absolument pas. Il est vibration continue et entêtée, bruissement de la langue porteur de paroles actives et de silences sonores. Il est poésie » (Casimiro, 2014 : en ligne).
La fusion sacrée entre le poète et sa dulcinée engendrant la poésie ne peut donc laisser le lecteur sans se figurer la muse comme une incarnation idéelle de l’amante. Celle-ci dans l’envoutante intimité du baiser et de la copulation s’unit au poète et le transfigure en démiurge assumant les rôles de prophète et d’ange comme en témoigne l’extrait suivant (Neruda, 1972-b : 106) :
Je suis en train de regarder, écoutant,
avec la moitié de l’âme sur la mer et la moitié de l’âme sur la terre,
et avec les deux moitiés de l’âme je regarde le monde.
(..)
Je regarde courir un trouble arc-en-ciel.
Je vois ces eaux qui passent et traverse des os.
L’allusion aux Écritures dont ce passage exploite le potentiel anagogique achève de convaincre de l’architecture mystique de ces deux poèmes. En s’élevant aux cimes de la plénitude par l’alchimie du rosier dont, lui, le cerisier, s’enrichit des couleurs, le poète convoque un symbolisme marial (la rose mystique) et ne sort pas indemne d’une telle rencontre intime. Non seulement il s’établit prophète des plus aboutis, l’égal de « l’aigle de Patmos » qui, habité d’un livre melliflu, retranscrit la révélation de l’Apocalypse, mais encore il épouse les traits d’un puissant archange annonciateur de la fin des temps8. L’arc-en-ciel, attribut d’Iris connotant la poésie et l’amour (Iris est mère d’Eros) définit aussi cet archange annonciateur. Il en est même du couronnement. Le biais synesthésique est ici encore présent et rappelle les incarnations du poète au contact de sa muse à travers les verbes « regarder », « écouter » et « voir » dont les deux premiers sont les conditions de l’aboutissement au troisième. Car si « regarder » et « écouter » sont les attributs passifs du prophète, « voir » – qui implique à la fois l’action, la connaissance par l’intelligence et l’herméneutique des mystères métaphysiques – relève de ceux de l’archange.
La dimension prophétique de l’écriture érotique comme médium de transfiguration, faisant du poète un prophète et un archange, transparait encore dans la régularité du futur simple (Neruda, 1972a : 103-104) :
Je la placerai comme une épée ou un miroir,
et j’ouvrirai jusqu’à la mort ses jambes craintives,
et je mordrai ses oreilles et ses veines,
et je la ferai reculer les yeux fermés
(…)
Je l’inonderai de coquelicots et d’éclairs
je l’envelopperai de genoux, de lèvres, d’aiguilles,
je la pénétrerai de parcelles d’épiderme pleurant
Je la ferai fuir en s’échappant à travers ongles et soupirs
La structure sérielle de l’indicatif futur couplé à huit verbes d’action, tous introduits par une occurrence réduplicative de la première personne en posture de sujet, induit un marquage par la dominante quantitative. Ce temps verbal semble annoncer comme il en a l’usage, des faits à venir. Cela reste vrai pour le lecteur qui en perçoit l’excitabilité dans une attente anxieuse. Toutefois, à rebours de la conclusion attendue d’un tel biais temporel pour l’énonciateur, le futur décrit s’avère déceptif et annonce sous couvert d’une métalepse rétrospective les étapes d’un accouplement déjà vécu entre le poète et la muse qui lui donne ainsi d’accéder à la perfection divine. Celle qui, « épée » ou « miroir », le transperce en vue de le révéler à lui-même dans la plénitude de sa divinité. Le système d’opposition (Bien/Mal; érotique/obscène) transpire aussi dans cette octuple référence au divin prophétique et se dessine comme un pied de nez à l’allusion biblique, à travers l’évocation polysyndétique du vampirisme (« et je mordrai ses oreilles et ses veines »), symbole maléfique alliant aussi bien les qualités du vivant (immortalité) que du défunt (tombe).
III. Le contre-marquage érotique et l’exaltation de l’obscène
La rupture de la régularité d’une expression érotique politiquement correcte, c’est-à-dire à l’échelle de l’écriture nérudienne en général et des conventions sociales encore en usage au nom de la pudeur ou de la décence marmontellienne9, inaugure un effet de contre-marquage par l’obscène que nous envisagerons sous les dimensions de la fantasmatique liquidienne et du macabre.
1. L’expression de la fantasmatique liquidienne
Le lexique de l’obscène est un lexique à travers lequel se manifestent les tabous d’une société (Rouayrenc, 1996 : 5). Il concerne les « mots interdits » (Petit, 2001: 78), « les mots crus attachés à la sexualité » (Ibid.: 75). Ceux-ci renvoient pour l’essentiel au « bas corporel » et le plus souvent à un univers liquidien. Ces mots aqueux dont Neruda fait un usage intensif « ce seront les mots tabous, porteurs de sperme, de sang, de sanie et aussi d’excitation et de désir, de l’exultation des peaux et des corps » (Ibid.: 78). Leur usage rompt la linéarité usuelle de l’érotisme nérudien et convoque une esthétique mêlant fantasme et dégout. La fantasmatique liquidienne mobilisée à cet effet charrie une symbolique que la psychanalyse a longtemps tenu pour clé de voûte de la psyché humaine. Le relevé suivant synthétise à l’échelle des deux poèmes, le lexique lié aux différents conducteurs liquidiens et les niveaux de réception co-occurrents :
La salive est dénotativement mentionnée : « particulier, enflammé, avec veines et salive ». Hormis sa connotation d’indice métonymique de parole10, le lexème traduit aussi l’inclination aux instincts les plus vils de l’animalité. Ses constituants métonymiques concernent en une occurrence le tout pour la partie (« bouche »), et en trois occurrences la partie pour le tout (« dents »; « lèvres »; « souffle »). Quant au phore11 syntagmatique qui la définit : « une huile sans nom », il charrie les représentations propres au symbolisme révélateur de la bestialité d’ordre sexuel. Ainsi, dans le mythe d’Eros et Psyché, le dieu de l’Amour impose à sa dulcinée de ne point chercher à découvrir son identité. Cet interdit lié au respect de son anonymat est violé par Psyché qui au moyen d’une lampe à huile découvre l’identité (le nom) de son époux. L’huile brûlante de la lampe qu’elle verse accidentellement sur lui le réveille, puis lui cause une blessure profonde et douloureuse. De fait, non seulement l’huile y dévoile le dieu sous un jour dégradant mais encore, elle l’ampute (castration).
Le lait n’est point évoqué dénotativement dans les deux poèmes. Au détour métonymique du contenant (« mamelons ») pour le contenu (lait), il s’inscrit dans une perspective amphibologique. « Le sein de la femme évoque à la fois la faim et l’amour » (Freud, 1901 : 181). Symboliquement donc, « la bouche rencontre le sein, elle rencontre et avale une première gorgée du monde » (Aulagnier, 1975 : 43). La métaphore florale n’a alors rien de surprenant quand on sait que la fleur est autant une connotation du sein que du lait (nectar). Par exemple, mythologiquement, la fleur de lys naquit des gouttes de lait que Junon laissa tomber de son sein jusqu’à terre lorsqu’elle allaitait Hercule tout enfant (Rambosson, 1881 : 171).
La larme est évoquée dénotativement (« pleurs »; « sanglots ») et métonymiquement (« cille »; « cils »; « yeux »). Le plus marquant reste son investissement métaphorique qui est associé d’une part à la génitalité féminine nommément désignée (« cille son sexe aux cils nocturnes »), d’autre part à l’opacité visuelle que causeraient des larmes spermatiques (« une cataracte de spermes et de méduses »). La référence aux méduses est double et concerne la cataracte d’une part en sa dimension médicale, c’est-à-dire par le biais mythologique de celle des trois Gorgones dont le regard étincelant était mortel, changeant en pierre tous ceux qui la regardaient (aveuglement), et d’autre part, en sa dimension hydrographique (chute d’eau sur le cours d’un fleuve, dont la hauteur, le débit et le bruit sont impressionnants). Ces deux acceptions autorisent la lecture du lexème « méduse » en tant qu’animal marin de la famille des coelentérés, au tissu transparent d’apparence gélatineuse et à la ressemblance de la semence masculine. Il en ressort la possible conclusion d’une jouissance à la fois extatique (spasmes = crispation et figement), douloureuse (méduse urticante) et larmoyante comme en régime sadomasochiste.
Le même biais herméneutique s’applique au conducteur liquidien « Sueur » qui est évoqué dénotativement et aussi bien métonymiquement (« parcelles d’épiderme ») que métaphoriquement (« épiderme pleurant »). Si la connotation première en est l’effort physique et musculaire ou encore la chaleur, dans un cas tropique comme dans l’autre, la douleur du supplice de l’écorchement semble associer ce liquide à la malpropreté voire à l’indignité excrémentielle suscitant laideur et dégout.
Le sang est désigné dénotativement mais aussi métonymiquement (« veines »; « os »; « moelle ») et métaphoriquement (« jeune fille de papier et de lune »; « coquelicots »; « grimpant à la moelle lente »; « marmelade et de sang »; « arbres de moelle »). Dans un premier temps, « la lune est associée à l’eau […]. Elle contrôle les phénomènes de la fertilité et de la végétation. […] Elle symbolise la connaissance indirecte, discursive et rationnelle que représente la chouette, l’oiseau nocturne de Minerve » (Benoist, 2009 : 61). Dans un second temps, la sexualité ici entrevue comme médium d’émancipation mystique a ceci d’obscène qu’elle réfère à la lunaison en tant qu’ordonnatrice des menstruations dont la charge affective est dysphorique et l’axiologie dévalorisante en de nombreuses civilisations12.
Les sécrétions vaginales (cyprine) ne sont pas mentionnées d’un point de vue dénotatif. Métonymiquement, le lexème « sexe » et le syntagme « des bas de femme » y font allusion dans un contexte de description copulatoire. Des syntagmes métaphoriques en élaborent une grille sémique plus spécifique : /liquidité/ & /aquosité/; /onctuosité & viscosité/; /mouvement/ & /fluidité/. Cela se perçoit notamment à travers les extraits corrélatifs suivants : « mer »; « cille son sexe aux cils nocturnes »; « la rencontre de rosier de ses jambes »; « vague sans eau ». Le lecteur déduira ainsi que le cillement a une fonction humidificatrice tout comme le sème aqueux détermine les lexèmes « mer; océan; vague ». Le dessèchement, que le poète leur associe par oxymore (« océan desséché »), est contextuellement révélateur de l’accentuation de la douleur dont l’association au plaisir sexuel parait incongrue sauf tendance masochiste à la sécheresse féminine.
Le sperme enfin est crument désigné. Son évocation allusive au contenant « testicules » est également indiciaire de l’obscène en régime poétique. Les métaphores qui y sont associées évoquent, soit l’excès hyperbolique de semence connotant une lubricité débridée (« fleuve épais de sperme vert »; « une cataracte de spermes et de méduses »), soit une perception dégradante de la sécrétion séminale perçue comme polluante et poisseuse (« noire matière glissante »; « dans un pays de colle cendreuse »; « poissons aveugles »). Dans les deux cas le sperme induit une représentation qui inspire du dégoût et de la répulsion.
Pour Derrida :
[l]e sperme, l’eau, l’encre, la peinture, la teinte parfumée : le pharmakon pénètre toujours comme le liquide, il se boit, il s’absorbe, s’introduit à l’intérieur […] l’envahissant bientôt et l’inondant de son remède, de son breuvage, de sa boisson, de sa potion, de son poison. Dans le liquide, les opposés passent plus facilement l’un dans l’autre. Le liquide est l’élément du pharmakon » (1972 : 190).
On retrouve une telle pensée chez Parat pour qui il y a nécessité de mettre en évidence « l’entrelacement des représentations des fantasmatiques orale, excrémentielle et génitale, et l’affinité particulière que la permutation des liquides entretient avec le féminin comme avec la jouissance. La fantasmatique des liquides déjoue les partitions tranchées » (2001 : 1499). L’écriture nérudienne dans ces deux poèmes inaugure un réseau de symboles liés à la fantasmatique liquidienne comme révélatrice de l’obscène. Ainsi, la salive, le lait, la larme, la sueur, le sang, les sécrétions vaginales et le sperme sont-ils des fluides corporels à envisager dans une totalité signifiante ainsi qu’en témoignent les interpénétrations tropiques de ces fluides.
2. La poétique du macabre
Est macabre tout ce qui est relatif à la mort ou aux morts. L’évocation du macabre dans « Matériel nuptial » et « Eau sexuelle » procède de la quadruple évocation de la mort comme seuil névralgique du plaisir, du fluide vital, des armes blanches et des ténèbres. L’évocation de la mort en tant que finalité du jeu coïtal est autant métonymique (« derniers instants ») que crue et manifeste comme dans ces deux extraits : « et j’ouvrirai jusqu’à la mort ses jambes craintives / avec des yeux qui tombent en elle comme des morts ». Ces syntagmes révèlent l’un la possession charnelle jusqu’aux limites du possible, et l’autre le regard embué par le plaisir comme éperdument ouvert sur l’au-delà. La configuration hyperbolique de la représentation de la mort en fait donc un seuil acméïque de l’orgasme. Ce dernier terme est d’ailleurs, au détour d’un imaginaire bien ancré, désigné par le syntagme « Petite mort » (TLFi-CNRTL, 2012 : en ligne).
Le sang est le fluide vital par excellence. Il se présente dans les deux poèmes selon trois modalités que sont le vampirisme (« je mordrai ses oreilles et ses veines »), le symbolisme menstruel (« marmelade et de sang / du sang ») à propos duquel Parat a pu soutenir que « le sang des menstrues a souvent l’apanage de l’horreur » (2001 : 1498) et celui de l’écriture ossécaille13 (« arbres de moelle / eaux qui passent et traversent des os ») dont les qualités de médium spiritiste sont suggérées par le poète.
De même le lexique suivant des armes blanches (« aiguilles / luttant avec les couteaux / épée en gouttes / poignards »), couplé à celui de la criminalité (« crime / bandits / incendies »), induit une prévalence de la douleur dans l’univers érotique. L’obscène qui s’en dégage met en lumière l’excès de lubricité ou encore la morbidité consubstantielle aux déviances érotiques. Le même rendement sémantique s’applique à l’usage de lexèmes constituant l’isotopie de l’obscurité (« nocturnes / les yeux fermés / noire matière / des poissons aveugles / néant / trempant l’obscurité / je ferme les yeux »). L’obscurité connotant à bien des égards les forces maléfiques, l’emploi de ce lexème met en évidence la laideur et l’angoisse existentielle du poète en proie aussi bien à l’extase libidinale qu’à la terreur de l’irrationnel (spasmes, râles…).
Comme le souligne Labère : « Loin de menacer par la division la lisibilité du texte, l’obscène engage une crise qui fait exploser les oppositions. Il est une dissonance. Pourtant, […] l’œuvre autonome excède ces deux polarités pour participer d’une poétique du dévoilement » (2015 : 12). L’obscène concourt donc à relever la qualité esthétique de ces deux poèmes nérudiens en annihilant la persistance d’une érotisation conventionnelle du fait poétique comme « tissu de régularités » aussi bien intra-textuel qu’extratextuel.
Conclusion
L’une des trois facettes, la plus importante sans doute, du moi nérudien réside dans « la conjonction de la lumière et de l’ombre antithétiques, dans une utopie totalisatrice » (Mathios, 2012 : en ligne). De ce fait, Neruda n’envisage pas autrement le sentiment amoureux que comme le principe esthétique d’une vision manichéenne. Il pense donc, qu’il soit platonique ou charnel, l’« amour comme connaissance, expérience nocturne des ténèbres, de la contradiction et intuition fulgurante de son dépassement dans l’infini du monde matériel » (Sicard, 1977 : 556). De même, Casimiro conclut son étude sur le baiser nérudien en posant comme une évidence que les instincts que sont « éros et agapè sont en somme deux versants indissociables de l’érotisme et de l’amour pour Pablo Neruda. Et que c’est dans l’éternité d’un baiser – le baiser de la mort – que se réalise la magie de la création poétique, qui unit l’homme et la femme » (2014 : en ligne).
Ainsi, dans la mythologie personnelle de Neruda, l’érotisme est à la fois euphorique et dysphorique. Il en résulte un marquage de littérarité singulière dont la mise en œuvre esthétique relève du traitement d’une thématique traditionnelle chez le poète. Dans les poèmes étudiés, l’érotisme est euphorie quand il touche à l’extase pure de la félicité spirituelle, et dysphorie quand il consacre la perte de l’humain en sa constitution rationnelle. D’un côté, l’érotisme vrai, source de désirabilité, subtile ébauche de l’attraction corporelle comme topos et modus scripturaire, appel suggestif à l’évanouissement des sens dans la matrice de la renaissance, et symbole éternel de l’épanouissement spirituel (séduction, amour, abandon de soi en autrui); de l’autre, l’érotisme outrancier, ostentatoire voire spectaculaire, celui qui, typique de l’obscène, se déploie comme une métaphore du plaisir textuel et de la possession corporelle indiciaire de l’animalité de l’homme, dont l’esprit et la raison sont rendus évanescents par l’empire du sens (fluide, râles et spasmes). Cet autre pendant érotique, la fantasmatique liquidienne y participe de plain-pied au même titre que la poétique du macabre dans les deux poèmes étudiés.
C’est donc prétextuellement que l’acte sexuel configure une modalité de l’écriture poétique nerudienne car celle-ci, riche de capitaliser le plaisir orgasmique comme si le poète s’unissait à la poésie dans un élan extatique et d’abandon intégral, et posant telle une évidence sémantique la partageabilité de cette jouissance au lecteur, évoque aussi la mort et le pathos conséquent à la morbidité envisagée comme stade ultime de l’obscène. Cette alchimie fusionnelle alliant les contraires, l’exaltation du beau et la sublimation du laid, c’est-à-dire Eros et Thanatos, est, à bien des égards, un exemple des motifs qui ont construit, aussi bien pour ses contemporains que pour la postérité, la grandeur poétique de Neruda. De ce fait « Matériel nuptial » et « Eau sexuelle » constituent tous deux des textes aussi bien marqués en raison de leur originalité scripturaire, que contremarqués si l’on considère la régularité du traitement de la passion érotique, non seulement dans la poésie nérudienne en générale, mais aussi et surtout dans le contexte particulier des Résidences dont la thématique principale reste la « fureur douloureuse » (Neruda, 1972 : 147). Ces deux textes se révèlent, à ce double titre, comme des témoins du génie poétique de Neruda.
- 1« Au sein d’une pratique langagière donnée, des marquages réitérés vont créer une sorte d’isotopie qui va déterminer un type d’inflexion stylistique. Or, au sein de cette isotopie, le marquage de l’inflexion stylistique étant opérée, il peut se produire une rupture, par la seule interruption de l’effet de marquage, et retour formel à une pratique généralement non marquée : mais, en contexte, ce retour va provoquer une marque importante, d’une autre nature, qui consistera justement à la destruction de l’isotopie fondamentalement marquée, avec un effet de différenciation qui sera, finalement, le plus fort marquage » (Molinié, 2014-a : 191).
- 2« Une autre photo unaire, c’est la photo pornographique (je ne dis pas érotique : l’érotique est un pornographique dérangé, fissuré). Rien de plus homogène qu’une photographie pornographique. C’est une photo toujours naïve, sans intention et sans calcul. Comme une vitrine qui ne montrerait, éclairé, qu’un seul joyau, elle est tout entière constituée par la présentation d’une seule chose, le sexe : jamais d’objet second, intempestif, qui vienne cacher moitié, retarder ou distraire. Preuve a contrario : Mapplethorpe fait passer ses gros plans de sexes, du pornographique à l’érotique, en photographiant de très près les mailles du slip : la photo n’est plus unaire, puisque je m’intéresse au grain du tissu » (Barthes, 1980 : 70-71).
- 3« Neither of the existing terms, erotic or pornographic, is neutral. But generally speaking the former is usually taken to refer to an acceptable form of sexual representation, while the latter designates a form that is socially or politically unacceptable. Both terms are therefore infected with a degree of judgementalism that we sought to avoid in an attempt to provide the richest and widest range of literatures to the reader that reflect the abundant diversity within the genre » (Brulotte, Phillips, 2006 : X). Nous traduisons.
- 4« Si je lis avec plaisir cette phrase, cette histoire ou ce mot, c’est qu’ils ont été écrits dans le plaisir (ce plaisir n’est pas en contradiction avec les plaintes de l’écrivain). Mais le contraire ? Écrire dans le plaisir m’assure-t-il – moi, écrivain – du plaisir de mon lecteur ? Nullement. Ce lecteur, il faut que je le cherche (que je le “drague”), sans savoir où il est. Un espace de la jouissance est alors créé. Ce n’est pas la “personne” de l’autre qui m’est nécessaire, c’est l’espace : la possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas faits, qu’il y ait un jeu » (Barthes, 1973 : 11).
- 5En témoigne l’expression « perdre sa cerise » synonyme de l’expression « avoir vu le loup » qui signifie « perdre sa virginité » (TLFi-CNRTL, 2012 : en ligne). Cet imaginaire est même double dans la culture espagnole : « Un seul fruit peut prétendre avoir symbolisé à la fois un pénis non circoncis et une membrane vaginale. […] Il y a quelque chose entre les femmes et les cerises, que la cerise soit dans notre bouche ou attende de sortir de nous » (Nous traduisons : « Solo una fruta puede afirmar haber simbolizado tanto un pene no circuncidado como una membrana vaginal. […] hay algo entre las mujeres y las cerezas, tanto si la cereza está en nuestra boca como esperando a salir de nuestro interior » (Arnold, 2016 : en ligne)).
- 6Le poète écrit ainsi « Je veux faire avec toi ce que le printemps fait avec les cerisiers » (« Quiero hacer contigo lo que la primavera hace con los cerezos »), en conclusion à la déclaration d’amour du quatorzième poème du recueil Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée (Neruda, 2003 : 32).
- 7« Éros, le plus redoutable des dieux, qu’enfanta Iris aux belles sandales, unie à Zéphyr à la chevelure d’or » (Alcée de Mytilène, 1937 : 36).
- 8Apocalypse 10 : « 1- Je vis un autre ange puissant, qui descendait du ciel, enveloppé d’une nuée ; au-dessus de sa tête était l’arc-en-ciel, et son visage était comme le soleil, et ses pieds comme des colonnes de feu. 2- Il tenait dans sa main un petit livre ouvert. Il posa son pied droit sur la mer, et son pied gauche sur la terre ; 3- et il cria d’une voix forte, comme rugit un lion. Quand il cria, les sept tonnerres firent entendre leurs voix. 4- Et quand les sept tonnerres eurent fait entendre leurs voix, j’allais écrire ; et j’entendis du ciel une voix qui disait : Scelle ce qu’ont dit les sept tonnerres, et ne l’écris pas. 5- Et l’ange, que je voyais debout sur la mer et sur la terre, leva sa main droite vers le ciel, 6- et jura par celui qui vit aux siècles des siècles, qui a créé le ciel et les choses qui y sont, la terre et les choses qui y sont, et la mer et les choses qui y sont, qu’il n’y aurait plus de temps, 7- mais qu’aux jours de la voix du septième ange, quand il sonnerait de la trompette, le mystère de Dieu s’accomplirait, comme il l’a annoncé à ses serviteurs, les prophètes. 8- Et la voix, que j’avais entendue du ciel, me parla de nouveau, et dit : Va, prends le petit livre ouvert dans la main de l’ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre. 9- Et j’allai vers l’ange, en lui disant de me donner le petit livre. Et il me dit : Prends-le, et avale-le ; il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il sera doux comme du miel. » (La Bible en français, 1997 : 1257-1258)
- 9« La vérité, le naturel, la décence du style, sont des qualités relatives & qui font partie de l’imitation. La vérité consiste à faire parler à chacun son langage ; le naturel, à dire ou à faire dire ce qui semble avoir dû se présenter d’abord sans étude et sans réflexion ; la décence, à dire les choses comme il convient et à celui qui parle et à ceux qui l’écoutent. » (Marmontel, 1763 : 116)
- 10« Perdre sa salive : Parler en vain, sans réussir à convaincre »; « Dépenser sa salive/de la salive, user sa salive (à)/de la salive : Parler d’abondance et inutilement, perdre son temps à parler »; « Économiser, épargner, garder sa salive (p. plaisant.) : Éviter de parler en vain, se retenir »; « À propos de paroles abondantes ou haineuses : Flot de paroles, verbiage, discours » (TLFi-CNRTL, 2012 : en ligne).
- 11Dans une métaphore, les termes « thème » et « phore » désignent (par un détour étymologique du mot métaphore) les constituants respectifs que sont le comparant et le comparé (Perelman, 1969).
- 12« Les notions religieuses “d’impureté” et de “saleté” des femmes menstruant ont été renforcées par l’instauration de rites de purification et d’interdits rythmant les cycles menstruels, précisément décrits dans plusieurs ouvrages, notamment le Lévitique […]. Le Lévitique comporte 27 chapitres, dont six consacrés aux impuretés physiques » (Thomas, 2018).
- 13L’expression est en lien avec l’écriture primitive et le spiritisme. Elle renvoie à une pratique oraculaire qui consistait à écrire sur des ossements et à les mettre au feu pour décrypter le message résultant de l’action du feu sur les signes écrits; « Cette pratique divinatoire est appelée scapulomancie ou plastromancie. Elle catalyse l’invention de la première forme d’écriture chinoise nommée “écriture ossécaille” » (Avarguès, 2017 : 35).