Le sexe comme thérapie

Confession, érotisme, violence, écriture dans Schoßgebete de Charlotte Roche

Introduction

Dès la première page, vous, oui, vous devant l’écran, froncez les sourcils, écarquillez les yeux : qu’est-ce que cette mise en scène? C’est un je/u d’écriture subversif. Vous lisez. Vous écrivez.1

À la première page, vous, oui, vous devant le papier, froncez les sourcils, écarquillez les yeux: l’ouvrage n’était-il pas pornographique? C’est un je/u du sexe thérapeutique. In medias res, dans le feu de l’action: une douzaine de page d’acte sexuel entre deux personnages (Roche, 2013 [2011] : 7-22)2. Pornographique ou érotique? La pornographie, « c’est une construction, par les mots et/ou les images, plus ou moins sophistiquée, et donc une activité de représentation du rapport sexuel, représentation directe et explicite » (Paveau, 2014 : 34). Or, « le champ de signification de la pornographie ne correspondrait pas à un ensemble distinct de l’érotisme, mais logerait au sein de l’ensemble plus vaste de ce dernier » (Lavigne, 2014 : 88). Et c’est de cela qu’il s’agit ici: une « fixation sur le sexe » (Mangold, 2011 : en ligne; vous traduisez) qui cache/révèle bien plus qu’un acte sexuel décrit sous tous les angles.

Ce qui vous amène à revenir au titre très éloquent de Schoßgebete, ou Petites morts dans sa traduction française, ce deuxième roman de l’autrice, présentatrice, chanteuse allemande Charlotte Roche, paru en 2011. Alors que le mot « Schoß » fait référence aux parties génitales féminines, le titre complet fait écho au terme « Stoßgebet », une oraison jaculatoire en jargon chrétien, c’est-à-dire une courte prière enfiévrée envers Dieu. Or, « Schoß » renvoie aussi, dans certaines représentations picturales, à la Vierge assise tenant l’enfant sur ses genoux, dans ses bras, dans le creux de son corps (cf. Johann Ludwig Ernst Morgenstern et sa Madonna mit dem Kind auf dem Schoß und drei Engelsköpfchen [Madone à l’enfant sur ses genoux et trois têtes d’anges], XVIIIe siècle, ou encore Edward von Steinle et sa Madonna mit dem Kinde auf dem Schoß [Madone à l’enfant sur ses genoux], XIXe siècle).3 L’imbrication évidente du sexe, du religieux, du recueil vous permet ainsi de voir déjà dans le titre le côté thérapeutique du sexe, où la thérapie serait en fait comprise comme une sorte de prière textuelle envers soi-même.

L’intrigue de Schoßgebete fait alterner les explorations sexuelles de la protagoniste et narratrice, Elizabeth, et son mari, Georg, des scènes de la vie de tous les jours avec sa fille, Liza, qu’elle a eu avec son ancien compagnon, et des retours sur le drame familial d’Elizabeth. Au cours d’un accident de la route, ses trois frères sont morts et sa mère grièvement blessée alors qu’iels étaient en route pour son mariage avec son ancien compagnon en Angleterre, qui, à la suite de ce drame, n’aura pas lieu. Il ne s’agit alors pas de cacher cette écriture du sexe par le passé brutal du personnage principal, mais d’en montrer la violence que l’érotisme de l’écriture cherche justement à contrer. Dans le roman, la connotation religieuse renvoie d’ailleurs à un travail sur soi qui semble lié à la fois au deuil des frères et au deuil de la mère. Religion, érotisme, violence, écriture – quatre mots, quatre clés pour com/prendre le roman.

Incorporant le concept de corpographèse de Marie-Anne Paveau et Pierre Zobermann, vous analyserez, dans la suite de ce texte, l’écriture érotique comme effet thérapeutique et vous demanderez si la nudité corporelle du texte ne dissimule pas plutôt un conflit psychologique que l’écriture cherche à dépasser. Par corpographèse, Paveau et Zobermann « désigne[nt] l’inscription du sens sur le corps autant que l’inscription du corps comme sens. Par corpographèse, [iels] entend[ent] donc une véritable mise en forme langagière, textuelle et sémiotique des corps » (2009 [2008] : 9). En faisant référence au mot graphesis, ces linguistes et littéraires poursuivent une réflexion, notamment entamée par Derrida, sur l’écriture et l’inscription (Ibid.). Une écriture du corps, incarnée par la corpographèse, soulignant une porosité qui exprime l’interconnexion « de l’affect, du biologique et du corporel » (Ibid. : 11-12) dans toutes sortes de discours, dont le texte littéraire.

Un corps textuel, un corps sexuel, un corps sensuel. Dans Schoßgebete, c’est dans sa nudité érotique, parfois pornographique, que l’écriture s’affirme. Entre violence et érotisme, le sexe est à la fois personnel, un défouloir psychique, religieux, une confession sensuelle, et politique, un compromis féministe. Vous argumenterez sur ces trois aspects pour en montrer la conciliation, voire la réconciliation par l’écriture.

1. Le sexe: un défouloir psychique

Commençant en particulier sur une scène de fellation entre Elizabeth et son mari (Roche, 2013 [2011] : 7-22), Schoßgebete ne tarde cependant pas à dévoiler bien plus que le détail des parties génitales de Georg. Car, dès la page 26 du roman allemand, le ton est donné : Charlotte Roche parle moins de sexe que du drame familial qu’elle a vécu et qu’elle fictionnalise en partie par le contenu de ce roman (Schmidt, 2018 : 42). Nuançant le propos de Nina Schmidt selon lequel le corps est l’élément central du récit permettant le dévoilement du traumatisme dans un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur (Ibid. : 64) – ce qui vous fait penser à la corpographèse de Paveau et Zobermann, c’est sur les scènes d’ébats sexuels qu’il vous semble important de vous arrêter.

Schmidt analyse le sexe comme un « soulagement temporaire » des maux de la protagoniste, affirmant même que le sexe est « un symptôme de son traumatisme » (Ibid.: 49; vous traduisez). Vous suggérez cependant qu’illustrant certes le désir de parler du personnage principal (Ibid. : 48), il est plutôt un défouloir psychique pour Elizabeth. En effet, alors qu’elle s’abandonne à son mari (Roche, 2013 [2011] : 15-16) et aux prostituées auxquelles les marié.es rendent visite (Ibid. : 225-227), c’est par le sexe que non seulement la protagoniste s’oublie – et oublie donc son passé brutal –, mais qu’elle parvient aussi à travailler sur ses douleurs psychiques: « Il n’y a qu’en recouvrant mes angoisses d’une hypersexualité que je me libère de la peur » (Roche, 2013 : 126; Roche, 2013 [2011] : 107-108). L’alternance entre des scènes de sexe, d’organisation d’une sortie dans une maison close, ou encore de fantasmes et épanouissements sexuels (Ibid., 2013 [2011] : 7-22, 75, 109-110, 197-203, 206-209, 212-213, 224-227, 236-251, 265-272, 280-281), et des flashbacks de l’accident et ses conséquences (Ibid. : 35-37, 76, 92-99, 103-107, 111-113, 115-122, 131-154, 156, 158-166,185-190, 193-196) relève ainsi moins de la sexualité comme effet du traumatisme vécu que comme d’un déclencheur du souvenir du celui-ci. Plus les descriptions des actes sexuels s’espacent, plus celles du passé se multiplient. Une fois ce passé révélé, les descriptions sexuelles reviennent en force. Le sexe assure alors à Elizabeth une réconciliation avec son passé.

Il ne s’agit pas de la dualité corps et esprit selon laquelle la protagoniste serait réduite à ses parties génitales d’un côté, et à une hyperbole d’une hystérie4 féminine de l’autre (Volkhausen, 2017 : 68-69). Le roman donne plutôt une fonction paradoxale au sexe. Bien que la protagoniste affirme, dès le début du récit, lors de ses ébats: « J’en oublie tous les devoirs, les problèmes, je ne suis plus qu’un corps, il ne reste plus rien de cet esprit qui me fatigue » (Roche, 2013 : 10; Roche, 2013 [2011] : 8), c’est l’esprit clair et quelques pages après cet acte qu’elle dévoile, au retour de sa fille de l’école, ce qui l’a détruite psychiquement: « J’ai réussi à la [=Liza, F.R.] garder en vie. Dans notre famille, c’est loin d’être évident. À six ans, l’un de mes frères était déjà mort, l’autre à neuf, le troisième à vingt-quatre, il va falloir que j’arrive au moins jusque-là avec ma fille » (Roche, 2013 : 30; Roche, 2013 [2011] : 26).

Alors que, dans une perspective féministe du soi, l’esprit peut se sentir valorisé justement par le corps qui ne semble qu’être dévalorisé (McCarthy, 2017 : 12), il n’est toutefois pas sans dire que ce rapprochement fonctionne aussi dans l’autre sens : l’esprit qui s’imagine détruit et fragmenté peut recouvrer ses forces par le biais du corps qui sert ici de support à ce transfert. Loin d’interpréter la quête de l’excellence sexuelle comme cause d’un trouble ontologique (Volkhausen, 2017 : 76), la performance sexuelle est alors une performance psychique, voire identitaire (McCarthy, 2017 : 124). Le sexe relie ce qui reste d’Elizabeth, il concilie les deux parts d’elle-même et lui apporte une certaine stabilité. La considération de la violence sexualisée comme « un pas en avant, une possibilité, une sorte de processus de guérison » (Stöhr/Eismann, 2011 [2007] : 71; vous traduisez) telle qu’elle est décrite dans le féminisme pop allemand, s’applique au roman de Charlotte Roche car la violence psychique ressort par le sexe: C’est l’érotisme, parfois la pornographie de son contenu qui permet à la protagoniste de cicatriser lentement ses plaies.

Sur le plan personnel donc, la libération du drame se fait par le sexe. Celui-ci fait office de recueil. Vous irez même jusqu’à écrire que le deuil du passé brutal de la protagoniste est tout autant sexualisé. D’un défouloir psychique, le sexe devient une confession sensuelle : il officie sur les péchés moraux de manière quelque peu blasphématoire.

2. Le sexe: une confession sensuelle

L’imbrication du sexe et de la religion, déjà présente dans le titre du roman, telle qu’explicitée en introduction, s’étale au fil des pages. Curieusement ignorée par la recherche académique, elle apparaît à grand renfort d’analyse critique de textes scientifiques dans la mesure où Emily Spiers considère « le personnage d’Elizabeth […] [comme] intensément conservateur, poussé par une sorte de nostalgie du temps où les rôles de genres et les devoirs familiaux étaient clairement définis » (2018 : 21; vous traduisez), tandis que Schmidt insiste sur le titre faisant une allusion au traumatisme de la narratrice (2018 : 44). Le conservatisme moral apparent et le traumatisme psychique évoqué de la protagoniste ne révèlent cependant pas le réel lien que Charlotte Roche tisse dans Schoßgebete. Cette esquisse délaisse également la présence nécessaire du sexe. Ainsi, ce n’est pas la religion qui permet à la protagoniste de faire son deuil, de trouver une paix intérieure; c’est le sexe qui lui assure un moment de recueil, une extase externe et un plaisir interne. Le sexe comme une confession sensuelle qui entraîne un bien-être paradoxal du soi.

De ce fait, telle une survivante de la catastrophe, alors qu’elle n’était pas physiquement présente lors de l’accident de voiture qui coûta la vie à ses frères, Elizabeth incarne pour les membres de sa famille une sainte (Roche, 2013 [2011] : 116) qui doit se sacrifier émotionnellement et mentalement pour s’occuper de sa mère, grande brûlée (Ibid. : 134, 147-149, 161). Parce qu’elle n’a pu faire son deuil entourée de ses proches, parce qu’elle n’a pu recevoir d’aide dans ce drame, hormis de sa thérapeute, Frau Drescher, qui la suit depuis huit ans (Ibid. : 169), la narratrice se coupa de toute pensée corporelle : cette perte des sens la plongea dans une dépression et un oubli du soi. Ce repli, aux tons quelque peu ‘religieux’ dans sa veine morale et éthique, n’est pas sans rappeler la corpographèse. Dans ce jeu de marquage et d’écriture, Paveau et Zoberman considèrent, comme thématique de celle-ci, « [l’]inscription de la religion par l’ascèse qui sculpte le corps comme l’exercice spirituel forme la pensée » (2009 [2008] : 9). Cette ascèse que subit Elizabeth n’est certes pas dans un souci religieux, mais plutôt dans l’optique du care5, ce qui ne permet cependant pas un accès spirituel à une paix intérieure. C’est en mettant fin à l’ascèse physique qu’Elizabeth tente de revivre, peut-être même de se venger de cette isolation dans laquelle elle est cloisonnée: « Baise-moi pour que je revienne à la vie! » (Roche, 2013 : 225; Roche, 2013 [2011] : 189), déclare-t-elle, comme un cri brisant son silence, déchirant son inertie. La seule relation sexuelle qu’elle eut avec son ancien compagnon depuis l’accident et qui donna naissance à sa fille Liza, fut désespérée : un échec émotionnel mais un succès maternel (Roche, 2013 [2011] : 189). Par le sexe, la protagoniste arrive à ressentir de nouveau. La sexualité, présentée comme « le meilleur, si ce n’est le seul moyen de surmonter la mort » (Steinfeld, 2012 : en ligne; vous traduisez), gagne par la suite une place majeure dans les bras de Georg, à la fois la condition et le résultat d’une fragile identité, d’un bien-être du soi aux directions contraires, un moyen de se réconcilier avec soi-même.

De plus, la maternité fait référence au titre dans la mesure où il comporte également des couleurs picturales, en particulier celles qui esquissent la madone à l’enfant, thème phare de la peinture occidentale (Hurll, 1898 : xiii). Or, Schoßgebete use d’une ambivalence dans la représentation de cette madone: Elizabeth cherche à être la mère parfaite pour Liza (Volkhausen, 2013 : 68) et tente inlassablement de se détacher de la relation fusionnelle qu’elle avait avec sa propre mère avant l’accident (Ibid. : 76, 112). Il est intéressant de noter que cette figure religieuse de la mère à l’enfant, est le jeu de miroirs déformés rappelant, d’une certaine façon, les portraits d’Alice Neel (1900-1984), en particulier sa Degenerate Madonna de 1930 (The Estate of Alice Neel, 2019 : en ligne; l’image suit). Car la maternité souligne aussi la sexualité. Dans ce tableau, « Neel joue de la dichotomie vierge/putain qui persiste dans la culture occidentale dans laquelle une mauvaise mère serait aussi une mère sexualisée » (Bauer, 2002 : 108; vous traduisez). Ceci rappelle l’image qu’Elizabeth a de sa mère, car cette dernière multiplia les partenaires sexuels, devenus pères éphémères pour elle et ses frères (Roche, 2013 [2011] : 130-131). Cela reflète également l’image qu’elle se fait d’elle-même en tant que potentielle mauvaise mère sexualisée, puisque la grossesse de laquelle naquit Liza fut menée à terme dans le but de remplacer, pour sa mère, ses frères morts (Ibid. : 190) et puisqu’elle se sert du sexe pour alimenter son couple (Ibid. : 47, 88) – tout comme pour se guérir.

Alice Neel, Degenerate Madonna, 1930, Oil on canvas / Huile sur toile 31 x 24 inches / pouces 78.7 x 61 cm
© The Estate of Alice NeelCourtesy The Estate of Alice Neel and David Zwirner
Avec la permission de The Estate of Alice Neel et David Zwirner

Perdue, la protagoniste incarne une dégénérescence du motif maternel, ce qui fait écho à une éthique du care poussée à l’extrême – qu’elle soit la mère ou l’enfant. Vous ajouterez même qu’Elizabeth utilise une métaphore picturale pour signifier le travail psychologique qu’elle fait avec sa thérapeute: « comme une grande peinture à laquelle je travaille depuis huit ans, chaque semaine, pendant trois heures » (Roche, 2013 : 201; Roche, 2013 [2011] : 169). L’idée de peinture dans sa thématique religieuse apparaît alors dans le roman comme un exécutoire, un moyen de panser ses plaies. À grands coups de pinceaux et de langues, la protagoniste semble faire une confession. Il n’est pas ici question de la confession comme excuse6 que Schmidt lit dans Schoßgebete (2018 : 42), mais d’une confession des sens. Gardant son aspect religieux, elle est tout autant blasphématoire. Régie par le sexe, elle illustre le péché de chair qui, cependant, calme la narratrice dans ce jeu des corps de la sainte, la mère et la putain7, inscrits, à la lumière de la corpographèse, sur et dans Elizabeth, tiraillée par un bien-être ambivalent du soi, en quête d’une réconciliation du soi.

Dans ces eaux identitaires violentes, car allant dans des directions contraires, le sexe embarque une protagoniste à la dérive. Aussi, la critique possible du care comme féminisme différentialiste et le lien avec la Degenerate Madonna d’Alice Neel qui fut pionnière dans l’art féministe et idole des féministes des années 1970 (Bauer, 2002 : 103-104) renvoient au côté politique que les aspects évoqués jusqu’à présent sous-entendent. Le sexe est alors le théâtre d’un compromis féministe.

3. Le sexe: un compromis féministe

La réception de ce deuxième roman de Charlotte Roche a ravivé une controverse sur la question féministe en Allemagne. Vous pourriez bien sûr parler au sujet de Schoßgebete d’un « roman conservateur » malgré son humour et son émotivité (Mangold, 2011 : en ligne), ou encore d’un roman de l’échec (Volkhausen, 2017 : 81) malgré l’usage de la satire au sujet d’un féminisme négatif quant au sexe (Ibid. : 76)8. Vous proposez surtout de voir en Schoßgebete un écho du féminisme pop dont se revendiquent de jeunes femmes par opposition à la deuxième vague du féminisme allemand des années 70 incarnée en particulier par Alice Schwarzer – qui milite, d’ailleurs, encore9. La critique s’étant penchée, au sujet de cette discussion, sur l’analyse des différences générationnelles et sur le thème de la famille (cf. McCarthy, 2017, Spiers, 2018), vous concentrerez votre argumentation sur la représentation du sexe, dans la continuité du titre de votre texte, dans la poursuite d’un voyeurisme d’écriture créatrice scientifique.

Ce conflit entre le féminisme pop et Alice Schwarzer au regard du sexe, exemplifié dans le roman, est notamment initié et décrit dans l’ouvrage collectif de Meredith Haaf, Susanne Klinger et Barbara Streidl sur le tournant féministe allemand qu’elles souhaitent voir advenir, ouvrage intitulé Wir Alphamädchen: Warum Feminismus das Leben schöner macht [Nous, les filles alpha: Pourquoi le féminisme rend la vie plus belle]. Ces dernières critiquent un féminisme devenu « une sorte d’affaire privée d’Alice Schwarzer » (2009 [2008] : 17; vous traduisez) et une représentation du sexe qui n’en souligne que l’hétéronormativité patriarcale véhiculée en partie par la pornographie mainstream (Ibid. : 65). C’est à ceci que le roman de Charlotte Roche répond en mettant en scène Alice Schwarzer lors des ébats de la protagoniste avec Georg : Schwarzer, évoquée également à travers la figure de la mère féministe d’Elizabeth, lui murmure à l’oreille que l’orgasme vaginal n’existe pas (Roche, 2013 [2011] : 16-17) ou encore que le sexe anal n’est que souffrance (Ibid. : 266). Utilisant l’image d’une figure de proue du féminisme, le politique redevient personnel, car la subversion du récit révèle un stress émotionnel qui reflète les débats non résolus du féminisme, tout en présentant la possibilité d’une amélioration (McCarthy, 2017 : 115). Le sexe assure ainsi l’interconnexion du personnel et du politique.

Ce féminisme pop est défini par Sonja Eismann comme un « accès nouveau » (2007 : 10; vous traduisez) par la culture pop à un féminisme qui cependant reprend des thématiques de la deuxième vague (fin des années 60 aux années 70) telles que la sexualité, la famille, ou encore le travail, tout en permettant la création d’une communauté féministe affirmée (Ibid. : 10-11). Il est souvent décrié par une partie de la critique universitaire pour son côté postféministe10 car, au sujet de la sexualité, le rejet de la pression sur les femmes d’une hypersexualité est cependant répété par une conformité à l’idéal féminin hétérosexuel (Spiers, 2018 : 7) et en raison de son côté néolibéral11 qu’il ne rejette en aucun cas, mais dont il se fait l’exemple (Volkhausen, 2017 : 81). Il est pourtant l’image d’une quête d’un féminisme, non pas nouveau dans la mesure où il renierait les acquis de la deuxième vague, mais plus apte à refléter la société d’aujourd’hui et ses enjeux relatifs à la sexualité.

Ce compromis féministe se retrouve dans différentes scènes de sexe du roman. Alors qu’Elizabeth semble rechigner à aller dans une maison close et s’y rend surtout pour son mari (Roche, 2013 [2011] : 72), elle avoue également à demi-mots l’excitation qu’elle ressent à cette idée (Ibid. : 77). Vous pourriez y voir d’un côté une certaine représentation patriarcale et hétéronormative de la femme docile et soumise à son mari, de l’autre, un épanouissement sexuel hésitant qui peine à s’affranchir des codes sociaux qui prôneraient certes la liberté sexuelle de chacune, mais ne l’accepteraient plus facilement que lorsqu’il s’agit d’un chacun. De même, bien que la protagoniste accepte de répondre aux requêtes de Georg (Ibid. :78), elle assure cependant vouloir le confronter avec sa sexualité et conserve une certaine autonomie décisionnaire : non seulement elle décide quand l’acte sexuel doit s’arrêter (Ibid. : 19-20), mais elle négocie aussi une relation sexuelle tripartite avec un autre homme (Ibid. : 283). Ici, il s’agit plus d’un « deal » (Ibid. : 238) entre les partenaires qui peut refléter les relations de pouvoir sociétales, tout en pouvant aussi évoquer une stratégie du compromis, une tentative de libération et pour l’une et pour l’autre (Ibid.).

En outre, en suivant une piste qu’avait déjà proposée Julia Eckert sur l’ambiguïté du roman au regard de la représentation du sexe (2013: 60-61), vous suggérez que le sexe a une fonction de passeur : il symbolise l’intermédiaire de deux vagues du féminisme qui ne s’écrasent pas l’une sur l’autre, mais tentent de poursuivre une marée féministe dont l’autrice rappelle qu’elle est encore largement tabouisée. À cette tabouisation du féminisme répond déjà Mirja Stöcker, féministe allemande pop, dans le titre de son ouvrage : Das F-Wort: Feminismus ist sexy [Le mot F: le féminisme est sexy]. F pour féminisme, F pour ce mot devenu un slogan de refus : fuck dans les deux sens du terme; le sexe et la révolution. Le plaisir et la résistance – l’orgasme comme défi social et mise à nu des normes sexuelles genrées. Ainsi, l’écriture du sexe a un effet thérapeutique : elle cherche à résoudre des conflits contre lesquels le sexe fait office de tampon, de zone rouge car violente et érotique, politique autant que physiologique.

4. Écriture sexuelle et sexe écrit

Et c’est peut-être de cela qu’il s’agit avec Schoßgebete : d’une écriture sexuelle et du sexe écrit. C’est par l’écriture que le sexe s’affirme dans son aspect thérapeutique. Il est ainsi de nouveau pertinent de convoquer ici le concept de corpographèse :

L’idée s’impose désormais que les productions dites de ‘l’intellect’ comme le texte littéraire ou le discours en général ne sont pas coupées de l’affect, du biologique et du corporel. Nous défendons cette idée d’une corporéité des expressions textuelles et langagières comme d’une textualité et d’une sémioticité des expressions corporelles. […] La corpographèse est une matérialité, et la matérialité fait selon nous partie intégrante du texte/contexte de l’œuvre littéraire ou, plus généralement langagière. (Paveau, Zobermann, 2009 [2008] : 11-12).

Cette matérialité, déjà pressentie dans l’aspect pictural de la confession sensuelle, est illustrée de façon multiple : par le sexe d’abord qui, dans le roman, joue parfois du grotesque en invoquant le dégoût (Schmidt, 201 8: 54-55) du sperme dégoulinant (Roche, 2013 [2011] : 21-22) ou encore des gouttes d’urine (Ibid. : 8), car il est délibérément exposé sous tous ses angles; par le langage ensuite qui exprime une oralité (Mangold, 2011 : en ligne) qui peut vous faire penser au sexe, mais aussi à une inscription changeante du texte et du corps, puisque celui-ci miroite la familiarité du ton dans le choix des mots verbalisés; par le livre enfin qui, encre et papier, matérialise et fictionnalise une écriture érotique et violente que les diverses facettes du sexe cherchent respectivement à attiser et à apaiser, insistant sur le caractère thérapeutique du sexe par le sexe écrit et l’écriture sexualisée.

Toutefois, il ne s’agit pas d’un « projet de recherche » (Steinfeld, 2012 : en ligne; vous traduisez), c’est-à-dire, selon Thomas Steinfeld, dans le sens d’une hypocrisie textuelle qui se voudrait le porte-drapeau de la vérité de cette matérialité, mais qui semble ne reposer que sur la célébrité de l’autrice, beaucoup moins sur la sexualité décrite (Ibid.). Il est ici plutôt question d’un état des lieux: située à une intersection, l’écriture sexuelle reflète le sexe écrit. En effet, c’est à ce moment que tout contrôle se perd. Elizabeth, qui cherche à tout gérer dans sa vie pour éviter à sa famille d’autres drames, dont sa propre mort (Roche, 2013 [2011] : 109-110), se laisse aller et dans ses relations sexuelles et dans son écriture, les deux se retrouvant dans le personnage de sa thérapeute, Frau Drescher. À cette dernière, la protagoniste dit tout : de ses problèmes intimes et charnels à ses terreurs psychiques, elle lui raconte ses névroses suite à l’accident de sa famille (Ibid. : 169, 180), lui détaille ses relations sexuelles (Ibid. : 46, 251), lui expose ses résolutions (Ibid. : 48, 261).

Ainsi, Frau Drescher devient un corps écrit sexué – et par là, loin de vous l’idée de réduire ce personnage à une femme de sexe et de genre, vous la concevez plutôt comme l’illustration de la corpographèse –, car elle aide Elizabeth dans sa guérison – guérison qui doit plus aux activités sexuelles de la protagoniste qu’aux conseils de sa thérapeute. D’ailleurs, les première et troisième visites décrites dans le roman sont deux sessions qui se déroulent directement après un acte sexuel (Ibid. : 46-55; 251-262), et la deuxième débute par la thématique du sexe (Ibid. : 169-185). Par exemple, durant la première visite évoquée, Elizabeth, s’excusant auprès de sa thérapeute, avoue: « […] j’ai baisé juste avant de venir. Voilà, c’est dit. Je me suis lavée vite fait. Vous avez bien dit un jour que je n’ai pas besoin d’être parfaite quand je viens chez vous » (Roche, 2013 : 54-55; Roche, 2013 [2011] : 46). Approuvant le plaisir que sa patiente trouve dans le sexe, Frau Drescher y relève cependant la difficulté pour Elizabeth d’exprimer ses sentiments par la peur de souffrir si Georg venait à mourir, ce qui permet à la protagoniste de parler du divorce de ses parents (Roche, 2013 [2011] : 47-49).

Vous pourriez donc dire que vous assistez à une reconstruction corporelle du soi. Certes, elle fait écho à un néolibéralisme qui, notamment au sujet de la femme, aligne performance et perfection avec accomplissement et succès individuel (Volkhausen, 2017 : 81). Il faut se garder cependant de n’y voir qu’un « kitsch pornographique » (Spiers, 2018 : 21; vous traduisez) selon lequel la protagoniste de Schoßgebete ne prend pas en compte « les forces réglementaires de la sexualité hétéronormative » (Ibid. : 24; vous traduisez) qui, bien évidemment, agissent sur la conception du soi. De plus, ce féminisme pop s’écarte des sentiers battus car il prend au contraire une pluralité de directions et reflète la diversité des féminismes dans leur propre positionnement (Smith-Prei, Stehle, 2016 : 56-57). L’importance de l’affect entraînant cet embarras signale en même temps un système ouvert (Ibid. : 149-150). Une ouverture sexuelle, corporelle, sensuelle, textuelle.

Cet affect vous renvoie, là encore, à la corpographèse comme « un passage poreux et un continuum qui ‘incorpore’ […] l’esprit autant qu’il spiritualise le corps » (2009 [2008] : 10). Ce manque de frontière permet alors à Elizabeth de se dévoiler à elle-même. Le sexe, élément passeur, vous l’avez souligné, exprime la matérialité identitaire. Cet écrit du soi, en d’autres mots : cette écriture sexuelle et ce sexe écrit.

Conclusion

Ainsi, le rôle majeur du sexe dans ce roman de Charlotte Roche est triple: d’ordre personnel d’abord, le sexe fonctionnant comme un défouloir psychique qui déclenche et guérit les maux de la protagoniste; d’ordre religieux voire moral ensuite, déjà affirmé, le sexe officiant une confession sensuelle qui souligne la fragilité, l’ambivalence identitaire d’Elizabeth; et d’ordre politique enfin dans la mesure où il est présenté comme un compromis féministe puisqu’il illustre la problématique d’un positionnement politique et social encore difficile. Ces trois aspects se concilient, voire se réconcilient par l’écriture. À la lumière du concept de corpographèse, Schoßgebete fait du sexe un symbole thérapeutique et de l’écriture un vecteur à la fois de violence et d’érotisme.

Il s’agit même d’une double thérapie car il y a en effet double inscription : une inscription corporelle, à comprendre comme inscription sexuelle et textuelle. Ceci n’est pas sans rappeler le sexte d’Hélène Cixous (2010 [1975] : 54). Ce marquage sexué par le texte, cette écriture féminine de la deuxième vague française du féminisme, criait: « Il faut que la femme s’écrive: que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps » (Ibid. : 37). Ici, la double inscription porte moins sur l’affirmation et la reconnaissance de la femme, que sur la reconstruction individuelle de la protagoniste : c’est par le sexte qu’Elizabeth poursuit une voie identitaire, faite de paradoxes, notamment féministes et postféministes. L’ambivalence du soi à laquelle répond ce je/u subversif d’écriture créatrice scientifique: vous…moi. Je confesse.

Ainsi, le texte ne s’interprète pas, il se dit ; le sexe ne se décrit pas, il se lit. Cette mise à nu du texte, cette mise en texte du sexe fait de Schoßgebete un roman d’un violent érotisme aux effets thérapeutiques. Loin d’une dualité texte-sexe irréductible, l’écriture travaille à récuser tout effet de binarité puisque, comme l’affirme la protagoniste: « C’est terrible, la prison de la monogamie! » (Roche, 2013 : 254; Roche, 2013 [2011] : 213).

À la dernière page, vous, oui, vous devant le papier, ne froncez plus les sourcils, n’écarquillez plus les yeux : quelle fin! C’est un je/u de…sur les rôles.

Depuis la dernière page, vous, oui, vous devant l’écran, ne froncez plus les sourcils, n’écarquillez plus les yeux : quel subterfuge! C’est un je/u du regard. Vo/i/eux/is/me. Voyeurisme érotique écrit.

  1. 1Cette subversion des codes académiques, qui se trouve dans la continuité du ‘je’ dont certaines autrices, mais aussi – et surtout? – féministes se servent pour s’affirmer, peut également s’inscrire dans un érotisme de l’écriture créatrice scientifique : un voyeurisme assumé et amusé, un voyage dans les sens et les sens. Personne ne se cache derrière vous, mais vous vous révélez devant tout le monde.

    Vous précisez ici aussi que l’écriture inclusive, notamment par l’accord de proximité, les points doublant et les formulations épicènes, est utilisée dans cet article et ne se veut pas discriminatoire.

  2. 2Les citations directes sont tirées de la traduction française, les citations indirectes, de l’œuvre originale. Lorsque la référence porte sur deux ouvrages, il s’agit d’abord du livre dans sa traduction française, et ensuite de la version originale en allemand, ceci dans un souci de rester fidèle au texte allemand et de garder une certaine objectivité que la traduction française, comme toute traduction en général, ne peut avoir. La référence suit alors le modèle suivant : Roche, 2013 : XX ; Roche, 2013 [2011] : XX.
  3. 3Vous remerciez chaleureusement Barbara Agnese qui vous a fait part de cet aspect du mot qui ne fait que souligner encore plus la polysémie du titre. Les deux œuvres citées sont consultables sur le site du Städel Museum Frankfurt am Main (2019 : en ligne).
  4. 4Ce terme est utilisé ici dans son sens féministe par l’autrice, comme déconstruction de l’hystérie féminine patriarcale par un jeu avec celle-ci.
  5. 5Vous référez ici à l’éthique du care développée par Carol Gilligan, selon laquelle le sens des responsabilités et le fait de prendre soin des autres ne sont plus un problème dans le devenir-femme, mais sa force même (Gilligan, 2003 [1982] : 173-174).
  6. 6Schmidt utilise le terme « apology » qui réfère donc à l’excuse non comme prétexte, mais comme repentir.
  7. 7Ce motif de la sainte, la mère et la putain est fréquent dans la littérature contemporaine féministe. Vous pensez bien sûr à Elfriede Jelinek (Lust, 1989), Alexa Hennig von Lange (Relax, 1997), Nelly Arcan (Putain, 2001), Virgine Despentes (King Kong Théorie, 2006), Wendy Delorme (La Mère, la Sainte et la Putain, 2012).
  8. 8Petra Volkhausen situe son argument ici aux années 70 pendant lesquelles les féministes discutèrent parfois violemment de l’autorisation ou de l’interdiction de la pornographie, notamment, par chance ou par peur d’une liberté sexuelle épanouie ou dangereuse pour les femmes. Sur le sujet, vous référez à l’article d’Alice Schwarzer, dans lequel elle dresse le tableau de sa lutte contre la pornographie depuis sa légalisation en Allemagne (de l’Ouest) en 1975 (Schwarzer, 2002 : en ligne).
  9. 9Alice Schwarzer tient un site internet où elle publie régulièrement et abondamment des articles (cf. Schwarzer, 2002 : en ligne) et est, depuis sa création en 1977, éditrice et directrice du magazine féministe allemand et germanophone EMMA (EMMA, 2019 : en ligne).
  10. 10Selon Rosalind Gill et Christina Scharff, le postféminisme, semblant s’inscrire dans une veine néolibérale, assure : « femininity […] as a bodily property », « a shift from objectification to subjectification », « an emphasis upon self-surveillance, monitoring and discipline », « a focus upon individualism, choice and empowerment », « the marked ‘resexualization’ of women’s bodies » (2011 : 4). Bien que prônant l’individualisme et la non-genrisation de la construction des femmes puisqu’elles « sont censées travailler sur et transformer le soi » (Ibid. : 7; vous traduisez), le postféminisme met, dans le même temps, l’accent sur « [an] active, freely choosing, self-reinventing subject » (Ibid.).
  11. 11Le terme est ici employé dans son sens économique (consommation) et socio-philosophique (individualisation).