Du sexe au texte, du texte au textile

Vers une intertextualité érotique

Introduction

C’est dans un univers intertextuel complexe, tissant des liens avec le réel, la littérature et le textile, qu’évolue mon œuvre érotique. Toujours en rapport intime avec mon corps : le corps de l’écriture, et le tissu, ma seconde peau.

Je jouis pour m’affranchir de la lourde mémoire du plaisir. Si elle s’exprime par couches, je jouis successivement jusqu’à me dénuder presque entièrement. Que les draps abrillent mon corps dépouillé. C’est une fougue inutile, car malgré ces fuites du corps, la mémoire me rive toujours au temps. Aujourd’hui, je sens que la mémoire est mon désastre le plus précieux1.

J’ai compris, à dix-sept ans dans un cours de littérature, qu’on pouvait avoir un rapport différent, intime et incarné, au texte. Nous lisions Perceval ou le Conte du Graal de Chrétien de Troyes (2012 [circa 1180]). Subitement, en lisant, j’ai réalisé que mon corps écrivait aussi, à sa manière, tissant un lien inattendu avec le récit…

chrétien de troyes
décrit
le rouge du sang
sur le blanc
de la neige,

mon corps
décharge
le rouge du sang
sur le blanc
d’une serviette.

intertextualité,
dialogue
d’encre et d’expérience,
le sang
du texte au corps,
de l’écriture au textile
2.

Selon Duras, « [a]utour de nous, tout écrit, c’est ça qu’il faut arriver à percevoir, tout écrit, la mouche, elle, elle écrit, sur les murs, elle a beaucoup écrit dans la lumière de la grande salle, réfractée par l’étang. Elle pourrait tenir dans une page entière, l’écriture de la mouche. Alors elle serait une écriture. Du moment qu’elle pourrait l’être, elle est déjà une écriture. » (1993 : 44) Autour de nous, mais aussi en nous et surtout à partir de nous. Le corps écrit, hémorragique. Selon Cixous, « [l]a chair est l’écriture […] » (1997 : 31) et « [l]a vie fait texte à partir de mon corps. Je suis déjà du texte. » (Ibid. : 57) Jandey corrobore ces propos : « Il s’agit de ressentir : la chair ne parle que par ses pulsions, qui l’imprègnent en y laissant des traces affectives comme voile médiateur entre chair et langage. Et c’est ce tissu textuel qui est lu et traduit par l’auteur. » (2009 : 101)

À dix-sept ans, j’ai compris que l’intertextualité ne se déployait pas dans le seul espace de la littérature mais qu’elle résonnait, trouvant écho dans mon propre corps. J’avais déchiffré le texte que mes fluides écrivaient, l’associant à celui de Chrétien de Troyes. Mon corps imitait, re-citait, charnellement, ce que je lisais. Ma lecture de Perceval et l’écriture de mon sang coïncidaient, ouvrant le texte, là où l’encre semblait avoir coagulé avec le temps, à une nouvelle interprétation. Blanc écrit : « […] le geste du tisserand désigne non seulement l’orateur ou l’écrivain, mais aussi le lecteur, la lecture étant parfois envisagée comme un retissage du texte – lequel serait donc “défait” après chaque lecture. La dynamique du tissage entraîne ainsi le lecteur, qui est pour ainsi dire appelé, au cours de son appropriation du texte, à sa recréation. » (2005 : 21)

De cette expérience fondatrice entre le texte littéraire et un phénomène corporel intime est née une compréhension différente du rapport que je pouvais spontanément entretenir avec l’écriture, le texte, la littérature et l’histoire. Cela a introduit à d’autres possibles, à des dialogues texte-textile. Bruce écrit éloquemment : « Peut-être ne serait-il pas erroné de voir dans la textualisation et dans l’intertextualité des forces centrifuges qui cherchent à “ouvrir” le texte littéraire de l’intérieur, à le relier à d’autres objets signifiants en effaçant toute frontière textuelle, ce qui est un des critères les plus importants du texte “stable”. » (1995 : 39)

Dans cet article, je définirai dans un premier temps les liens qu’entretiennent le texte et le textile entre eux ainsi qu’avec le concept d’intertextualité. Je présenterai dans un second temps l’intertextualité texte-textile dans ma pratique, dans le contexte de mes œuvres érotiques.

1. Dialogues texte-textile : Une forme particulière d’intertextualité

Les mots texte et textile ont la même étymologie : textus et textilis signifiant « tissé, tissu » (Dubois, Miterrand et Dauzat, 2011) et sont liés par la métaphore du tissage (Blanc, 2005). À cet effet, Blanc écrit :

[…] il faut rappeler avec force combien texte et textile sont indissociables, interchangeables même si l’on considère leur étymologie, textus, qui désigne l’un et l’autre. À l’origine de ces substantifs on trouve le verbe latin texere, qui signifie proprement tisser, mais aussi – le dictionnaire latin de Graffiot est ici plus dissert – tresser, construire (« en entrelaçant »), et encore « entrelacer, échanger des propos, composer les lettres en langage usuel ». De cela on retiendra que le geste du tisserand (ou du vanier, son proche parent) vaut pour tout acte qui consiste à entrecroiser des éléments afin d’obtenir une composition harmonieuse. Autrement dit, parler, converser, composer un discours ou un écrit, relèvent d’une opération identique à celle du tissage, ce qui tend à considérer le tissu comme un texte et vice-versa. (Ibid. : 20)

Le terme intertextualité a les mêmes connotations, comme le démontre Bruce :

[…] c’est justement le sens du mot “texte” en tant que tissu qui devrait nous intéresser ici, car ce sens constitue la base métaphorique du modèle, le paradigme heuristique central de l’intertextualité. L’emploi métaphorique de la métaphore de “tissage” donne lieu à des conséquences importantes pour la notion de texte. Entre autres, la définition du texte en tant que “tissu” tend à solliciter une définition de la textualité. (1995 : 23)

À l’inverse, des chercheuses en textile sollicitent la « métaphore de la textualité 3 » (Tornsey et Elsley, 1994 : 3) pour désigner le rapport qui s’établit entre la fabrication d’une courtepointe – considérée par Elsley comme un texte dans son ouvrage Quilts as Text-ile : The Semiotics of Quilting (1996) – et l’écriture féminine.

En plus d’associer certaines formes textiles à des textes (Tornsey et Elsley, 1994; Elsley, 1996; Kruger, 2001; Goggin, 2009), plusieurs théoriciennes considèrent les travaux d’aiguille comme une forme d’écriture, tel que l’atteste Goggin : « Le travail de l’aiguille est une forme d’inscription signifiante – un système polysémique d’écriture qui incorpore à la fois des systèmes sémasiographiques (symboles sous forme de signes [graphiques]) et des systèmes glottographiques (symboles sous forme d’énoncés verbaux), pour reprendre les termes du linguiste Geoffrey Sampson (1985)4. » (2009 : 33) Pristash, Schaechterle et Wood vont plus loin en affirmant : « Nous considérons les travaux d’aiguille non pas comme une alternative au discours mais comme une forme de discours, c’est-à-dire que nous considérons l’aiguille comme un crayon5. » (2009 : 14) Une forme de discours alternatif (Goggin, 2009 : 6) qu’il faut nécessairement décoder (Bower, 1994; Elsley, 1996; Pristash, Schaechterle et Wood, 2009). Bower parle d’un « manuscrit textile6 » illisible (1994 : 33) ou encore, d’« analphabétisme textural/textuel7 » (Ibid.). Elle pose le problème de la lecture et de l’interprétation de ces textes en apparence hermétiques (Ibid. : 34). Apprendre à lire ces textes textiles devient un acte de résistance. Pour Goggin, interpréter correspondrait à déceler les « stratégies matérielles liées aux travaux d’aiguille et aux textiles8 » (2009 : 3). C’est en effet à partir des techniques liées aux travaux d’aiguille, l’aiguille étant considérée comme un « outil épistémique9 » (Ibid. : 4), que s’articulent les stratégies rhétoriques des femmes engagées avec le textile.

On retrouve, en sens inverse, une forte imprégnation des métaphores textiles au sein du texte. Blanc écrit par exemple qu’« écrire c’est revêtir la matière des mots » (2005 : 21). Svenbro, de son côté, illustre bien le lien entre discours textuel/oral et tissage artisanal : « Voyelles et consonnes sont “entrelacées” ou “tissées ensemble” pour former les syllabes, dont certaines sont déjà des mots et dont d’autres vont se combiner en mots. C’est donc grâce à un tissage phonologique que les syllabes et les mots sont formés. » (2008 : 23-24; Platon, 278 b.) Je pense également à cet extrait du même auteur, se référant au Sophiste de Platon :

« Alors seulement, poursuit l’Étranger, s’établissent l’harmonie et, tout de suite constitué en discours, le premier entrelacement, de tous les discours en quelque sorte le premier et le plus bref. » En « entrelaçant » les verbes et les noms, le logos « discourt » au lieu de simplement « nommer ». En réalité, conclut l’Étranger, logos n’est que le nom de cet « entrelacement » (plegma). Le logos est l’union harmonieuse de deux dissemblables, de deux contraires. Autrement dit, le logos est le résultat d’un tissage. (Ibid. : 24; Platon, Sophiste, 262 b-e.)

Ainsi, le texte et le textile n’ont de cesse de se croiser, métaphoriquement et conceptuellement, illustrant par là la survivance de leur lien étymologique au fil de l’histoire. Comment cela ressort-il des théories intertextuelles?

Cela me semble flagrant dans la définition assez large qu’en donne Kristeva : « Le terme intertextualité désigne cette transposition d’un (ou de plusieurs) système(s) de signes en un autre […] » (1974 : 60) Or le textile est un système de signes, comme le prouve Elsley (1996), une « pratique signifiante10 » (Kruger, 2001 : 12). Barthes, de son côté, associe sans détour au texte une connotation textile : « Tout texte est un intertexte […] tout texte est un tissu nouveau de citations révolues. » (1973) Samoyault, de plus, remarque une évolution du terme intertextualité : « […] on lui préfère aujourd’hui des termes métaphoriques qui signalent d’une manière moins technique la présence d’un texte dans un autre texte : tissage, bibliothèque, entrelacs, incorporation ou tout simplement dialogue. » (2013 : 5) Enfin, Blanc écrit : « […] c’est très exactement la structure d’un tissu, le fait qu’il soit issu d’un assemblage où interviennent et se combinent des notions qui relèvent d’une part du croisement, du nœud, du lien, d’autre part du même et de l’autre, du semblable et du dissemblable, et de l’union des contraires, qui lui confère sa force opératoire de modèle à la fois comme concept et comme métaphore. » (2005 : 13)

La conception « extensive » (Piégay-Gros, 1996 : 15) qu’a Kristeva de la notion de « texte » est hautement critiquée par Bruce qui y voit une limite des théories intertextuelles qu’il souhaite dépasser en ouvrant sur l’interdiscursivité… « Par extension métaphorique, elle appelle “texte” tout système signifiant et de cette façon croit réussir à intégrer dans un cadre compréhensif la pléthore de systèmes signifiants qui se réalisent dans des substances différentes – tels la peinture, l’écriture, la parole, la sculpture, le code vestimentaire, et ainsi de suite. » (1995 : 128) ; et : « Dans les écrits de Kristeva, l’extension métaphorique du terme “texte” pour indiquer tout système signifiant, en dépit de la substance dans laquelle le système est réalisé, justifie la formulation du terme “intertextualité” pour indiquer les rapports réciproques qu’entretiennent les systèmes entre eux. » (Ibid. : 129) ; enfin : « […] l’imprécision dans les écrits de Kristeva due à l’homogénéisation des différentes pratiques signifiantes par l’extension de la métaphore textuelle paraît relever d’une erreur fondamentale. » (Ibid. : 152)

Je peux cependant penser à un contexte où l’on souhaiterait élargir la conception de la notion de texte en l’associant au textile : celui des théories textiles contemporaines qui ont pour dessein de rendre compte de groupes et de pratiques « marginalisés » par l’histoire (Goggin, 2009 : 2). En effet, opérer à contre-courant afin de « [(ré)]insérer les femmes dans les fissures de l’histoire11 » (Ibid.) relève des pratiques méthodologiques contemporaines en recherche textile qui souhaitent une « ouverture quant à ce qui compte comme texte12 » (Ibid. : 5) pour y inclure le textile. C’est pour cela que je privilégie la notion d’intertextualité pour désigner les liens qui se tissent entre le texte et le textile dans ma pratique…

2. Les Suites érotiques : vers une intertextualité érotique

ÉCRIRE ET BRODER, IMPRIMER ET TISSER. Dès les origines de la production des textes et des images, ces couples conceptuels ont correspondu à des échanges d’objets et de pratiques entre l’univers du livre et celui de l’étoffe. (Blanc, 2008 : 7)

Fig. 1, Kesso Saulnier, Les Suites érotiques (détail), 2017, broderie à la main sur tissu, collection de l’artiste.

L’intertextualité texte-textile dans ma pratique prend ancrage dans le réel : mes expériences érotiques sont traduites sous forme de textes (fragments, poèmes ou nouvelles) et d’œuvres textiles (broderies), les deux dialoguant ensemble. Piégay-Gros note que « [l]’intertextualité est […] au cœur de la relation que le sujet entretient avec sa mémoire, le réel et la littérature. » (1996 : 87) Mon corps tisse un premier texte avec d’autres corps(-textes), que je transforme ensuite en œuvre. Jandey remarque : « Le corps est à la fois un texte à traduire et un texte qui traduit. » (2009 : 70), mais également : « la forme initiale du texte est imposée par le corps, puisque le texte y est déjà écrit. » (Ibid. : 12), et enfin : « […] plonger dans le corps signifie en fait plonger dans l’image du corps, ce tissu textuel imprégné d’émotions et d’affects, qui se donne à lire. » (Ibid. : 125)

Fig. 2, Kesso Saulnier, Les Suites érotiques (détail), 2017, broderie à la main sur tissu, collection de l’artiste.

Mes broderies et mes textes se créent spontanément et simultanément. J’écris, je dessine pour ensuite retravailler l’écriture et transformer le dessin en broderie. Dans ce processus, croquis et brouillons se chevauchent sur la feuille. Le texte et le textile me permettent de préserver et de recréer ma mémoire : ils répondent à l’immédiateté de l’expression. Des scènes, des images et des mots me submergent que je transcris pour ne pas oublier. Ces scènes sont ensuite sommairement retravaillées, du dessin à la broderie qui reste schématique. L’écriture, de son côté, est systématiquement retravaillée pour composer un univers romanesque.

Dans son ouvrage intitulé Visual Meaning in the Bayeux Tapestry : Problems and Solutions in Picturing History, McNulty souligne les différences entre le récit en images et le récit écrit (2003 : 8), se référant notamment aux travaux de Panofsky :

En 1939, Irwin Panofsky, dans son ouvrage Studies in Iconology, exhortait les chercheurs à garder à l’esprit « le contraste entre une tradition de représentation figurative et une tradition textuelle », entre une signification en images et une signification verbale, car « l’interprétation iconographique requiert bien plus qu’une simple familiarité avec… les thèmes ou concepts… transmis par le biais de sources littéraires13. (Ibid. : 9; Panofsky, 1995 : 38, 48, 51)
Fig. 3, Kesso Saulnier, Ballade intime (détail), 2008-2010, broderie à la main sur tissu, collection de l’artiste, crédit photographique : Guy L’Heureux, Galerie Fofa.

Chez moi, l’écriture est davantage intérieure, introspective, tandis que le textile signale une mémoire schématique des corps et spatialise les scènes différemment. Par exemple, s’opposant à la chronologie linéaire de mes nouvelles érotiques qui se succèdent en Suites érotiques, mes broderies fragmentent ces mêmes scènes, les cousent côte à côte avec d’autres scènes, pêle-mêle. Les scènes brodées, ainsi éclatées, accentuent l’idée d’une multiplicité de corps entrelacés se succédant, d’une polyphonie amoureuse.

En décrivant son rapport à l’écriture, Cixous emploie des métaphores corporelles et charnelles : « Le souffle “veut” une forme. “Écris-moi !” » (1997 : 18) ; « […] ce qui de moi marque tous mes livres rappelle que c’est ma chair qui les signe, c’est un rythme. Médium mon corps rythmé mon écriture. » (Ibid. : 58) ; « […] l’envie d’écrire : une envie de se vivre dedans, une envie du ventre, de la langue, du sang. » (2010 : 64) L’autrice associe la notion de « flux » (Ibid. : 62) à l’écriture et au texte. Le souffle, le rythme et le flux définissent également le rapport qu’entretient mon écriture avec d’autres textes…

Duras m’a d’abord beaucoup inspirée dans l’écriture des Fragments détachés du plaisir, un texte tentant de retraduire les visions et les sensations entourant mes orgasmes. (Cette chose impossible à fixer si ce n’est, peut-être, illusoirement, dans l’immédiateté d’expériences traduites du corps à la feuille, je la ressens comme un affranchissement fugace, certes, mais absolu de tout ce qui voudrait me contenir…14) J’ai relu plusieurs fois ses récits (La Maladie de la mort, 1982 ; L’Homme assis dans le couloir, 1980) avec le dessein d’intégrer une part du rythme durassien au sein de mon texte. En vain.

J’étais inversement travaillée par l’exubérance et la vivacité de l’imagerie leducienne (L’Affamée, 1972 [1948] ; Thérèse et Isabelle, 2013 [2000] ; Ravages, 1955 ; La Bâtarde, 2013 [1964])… Dehors, il pleut. La nuit est calme. Les voisins avaient remué avec mes cris, puis s’étaient rendormis. La ville, exsangue derrière mes murs, sommeillait pendant que je me hissais, exaltée, à la cime du plaisir. L’orgasme roula, mort, écimé, au chevet du silence15.

Il m’aurait été impossible de convoquer ces images par le biais du textile. McNulty remarque :

Un événement relaté en images ne transmettra jamais les mêmes informations qu’un événement relaté verbalement, le potentiel de chaque médium étant trop différent. Des concepts faciles à exprimer et essentiels au récit verbal résistent toute représentation picturale. […] Ce que le récit écrit reprend et cite aisément mot pour mot, l’œuvre picturale doit soit l’omettre, soit l’exprimer par des équivalents visuels16. (2003 : 17)
Fig. 4, Kesso Saulnier, Les Suites érotiques (détail), 2017, broderie à la main sur tissu, collection de l’artiste.

Inversement, il me paraît difficile de spatialiser certaines scènes érotiques, tel que je l’ai fait dans mes broderies, par la seule écriture. Le texte livre des détails que la broderie ne pourrait relever et la broderie met en scène les corps d’une manière qui m’empêche de les oublier. Les deux se complètent. À propos de la relation texte-image, Robertson note qu’il y a « des influences dans les deux sens, de l’image vers le texte et vice versa17. » (McNulty, 2003 : 9 ; Robertson, 1963)

Écrire me permet d’élargir le territoire de l’intertextualité dans mon œuvre érotique. Cela dépasse l’image. Une filiation, un dialogue s’établit avec d’autres autrices. Je me renouvelle, comme un Phénix…

J’ai relu L’Affamée (Leduc, 1972 [1948]). L’orgasme me traversa comme une bourrasque. Elle écrivait qu’elle était dans sa ville (Ibid. : 71, 119, 136). Je me suis regardée dans ces mots comme dans un miroir. J’ai plongé, haletante, dans le déferlement tempétueux de phrases livrées sans pudeur comme des cris.

[…] Ainsi, j’écris. Un texte me réfléchit. Ce qui me regarde à soixante-dix ans est d’une beauté inouïe. J’erre, je tombe, je me noie dans L’Affamée. Les mots m’engloutissent. Je m’accroche aux tiges folles d’une mémoire rendue mienne par bribes.

« J’ouvre le tiroir. J’ai dit adieu aux cinq cents plumes Blanzy-Poure couchées dans leur boîte. Je secoue cette boîte contre mon oreille. J’obtiens le son et la marée de l’écriture à venir. » (Leduc, 1972 [1948] : 187)

L’Affamée décharge des torrents de désir à chaque page. Ce n’est pas un désir latent. C’est un désir exacerbé qui explose et se démultiplie comme à l’instant foudroyant de l’orgasme18.

Le texte ouvre d’autres espaces, enrichissant la trame de l’intertexte… Troisième [orgasme]. Je comprends la fragile épiphanie thérèse-et-isabelléenne des « genoux pourris de délice » (Leduc, 2013 [2000] : 46). Cette affolante lumière, qui irradie dans les jambes et ravit les pieds jusqu’aux orteils, m’a fugitivement traversée19.

Mes broderies érotiques sollicitent davantage la vision et le toucher. Mon écriture approfondit tous les sens… Chawaf écrit : « L’écriture affective a pour premier procédé le travail sur le mot. Le mot idéal, c’est celui qui permet de voir, d’entendre, de humer, de toucher, de goûter. Il n’a pas seulement un sens, il a les cinq sens. Ce n’est pas seulement le genre littéraire qui est travaillé, mais le mot à mot. Le lexique est d’abord le corps, le cerveau, et ensuite, le dictionnaire. » (Jandey, 2009 : 181; Chawaf, 1987 : 56)

J’avais été attirée par une odeur familière enfouie sous les draps, lointaine, et qui jadis participait du paysage olfactif de mon plaisir avec H. L’odeur de ma cyprine et de mon haleine emmêlées, convoquant celle d’H., était asphyxiante et faisait monter mon désir. Les draps embrumés, pollués d’images, exsudaient violemment sa mémoire. Je m’enfermais dans cette chrysalide de parfums, la soulevant parfois furtivement pour priser des bouffées d’air froid, replongeant immédiatement dans son ventre, au cœur même, et plus vivement qu’avec un poignard, de son capiteux sillage odorant.

Je prononçais le nom d’H. en boucle et mon con épanouissait mes lèvres, telle la corolle vibrante et fantasque d’une fleur surréelle, bien que le plaisir originât dans mon clitoris.

Je visualisais du mauve dans mon vagin de plus en plus souple, visqueux et tendre. Il s’ouvrit vertigineusement vers le centre et mon corps, brusquement, se souleva du matelas à quatre-vingt-dix degrés.

J’ai humé ma cyprine. Elle était si fraîche et si voluptueuse que j’aurais encore orgasmé. J’attendais le goût d’une pluie d’été. Même sur mes doigts, après l’avoir léchée, l’odeur limpide ne tournait pas20.

À l’inverse, il me semble que le textile traduit mieux sémiotiquement certaines complexités identitaires et mémorielles dans mon œuvre que ne le ferait un texte littéraire. Je pense notamment aux bordures de mes broderies, composées à partir de tissus traditionnels d’Afrique de l’Ouest. Étant métisse, d’origines guinéenne et québécoise, le jeu entre les bordures et les scènes brodées (McNulty, 2003 : 14) incarne mon identité. Les bordures équivalent à des citations insérées dans mon texte textile, transformant le dialogue intertextuel en un métissage identitaire et matériel. Une relation dialectique s’instaure entre tradition (dans la forme, véhiculée par mes médias : broderies à la main sur lin et sur tissus indigo, bordures de coton à motifs ouest-africains cousus à la machine) et transgression (dans le contenu : érotisme, pornographie, polyamorie, scènes queer et BDSM).

En mon corps et au corps de l’écriture, il m’arrive de greffer des images prises à d’autres corps, composant un corps androgyne… Je me couche, étriquée, entre deux mémoires. Et je bande encore de ne plus écrire, soulevant, étreignant le sexe du silence pour qu’il meure, lui aussi, avec du blanc déversé sur la page…

Le sexe, c’est le silence, c’est la semence ou la cyprine déversée sur la page, c’est la jouissance infinie, la seule fin possible pour moi aux centaines d’orgasmes qui se succèdent dans les Fragments détachés du plaisir. Fin qui est une faim, ou plutôt une soif de… Seule une jouissance qui déborde peut mettre fin à l’écriture en la recouvrant de blanc, tarissant la source de l’écrit là où la jouissance est intarissable, recouvrant la parole d’un silence indéfiniment fécond.

Conclusion : faire l’amour avec le texte21 ET avec le textile

Cixous écrit dans La Venue à l’écriture : « Écrire : comme si j’avais encore envie de jouir » (1997 : 37-38). Oui : écrire, broder le corps et la jouissance dans un tissage qui n’est jamais achevé… Jandey poursuit, citant Cixous une fois de plus : « Si l’écriture peut être jouissance, car plaisir de raconter le plaisir d’être femme, elle peut être également jouissance en elle-même: “[la femme] cherche à jouir de l’écriture de façon érotique. Elle fait vraiment l’amour avec le texte.” » (2009 : 102-103; Cixous, 1976) Non satisfaite du seul « plaisir du texte » (Barthes, 1973), je fais l’amour à la fois avec le texte et avec le textile, deux médias sensuels et sensoriels qui sollicitent ma mémoire dans une intertextualité érotique complexe.

  1. 1Extrait d’un texte intitulé Fragments détachés du plaisir (sous contrat, publication à venir), Louise-Amada D.
  2. 2Poème extrait d’un recueil poétique inédit, intitulé Dialogues de rouge et de sang, 2013.
  3. 3Traduction libre. La citation originale est : « a metaphor for textuality » (Tornsey et Elsley, 1994 : 3).
  4. 4Traduction libre. La citation originale est : « Needlework is a form of meaningful mark-making – a polysemous system of writing that incorporates both semasiographic systems (sign symbols) and glottographic systems (verbal utterance symbols), to use linguist Geoffrey Sampson’s (1985) terms. » (Goggin, 2009 : 33)
  5. 5Traduction libre. La citation originale est : « We consider needlework not as an alternative to discourse, but as a form of discourse; that is, we think of the needle as the pen. » (Pristash, Schaechterle et Wood, 2009 : 14)
  6. 6Traduction libre. La citation originale est : « textile manuscript » (Bower, 1994 : 33).
  7. 7Traduction libre. La citation originale est : « textural/textual illiteracy » (Ibid.).
  8. 8Traduction libre. La citation originale est : « material strategies related to needlework and textiles » (Goggin, 2009 : 3).
  9. 9Traduction libre. La citation originale est : « epistemic tool » (Ibid. : 4).
  10. 10Traduction libre. La citation originale est : « signifying practice » (Kruger, 2001 : 12).
  11. 11Traduction libre. La citation originale est : « to recover and insert women into the fissures of the historical record » (Goggin, 2009 : 2).
  12. 12Traduction libre. La citation originale est : « an opening up of what counts as text » (Ibid. : 5).
  13. 13Traduction libre. La citation originale est : « By 1939, Irwin Panofsky, in his Studies in Iconology, was urging scholars to keep in mind “the contrast between representational and textual tradition,” between pictured and verbal meaning, because “iconographical interpretation requires something more than a familiarity with… themes or concepts … transmitted through literary sources.” » (Mc Nulty, 2003 : 9; Panofsky, 1995 : 38, 48, 51)
  14. 14Extrait de Fragments détachés du plaisir, Louise-Amada D.
  15. 15Ibid.
  16. 16Traduction libre. La citation originale est : « […] rarely, if ever, will a pictured account of an event convey precisely the same information as a verbal account, the potentials of the two media being too different. Concepts easy to express and essential to verbal narrative resist picturing. […] What written narrative easily quotes word for word, pictured history must either omit altogether… or express with visual equivalents. » (McNulty, 2003 : 17)
  17. 17Traduction libre. La citation exacte est la suivante : « […] Robertson examined linkages between verbal narrative and pictured marginalia – and reported influences in both directions, from visual image to text and vice versa. » (McNulty, 2003 : 9; Robertson, 1963)
  18. 18Cet extrait est tiré d’une nouvelle érotique en cours de publication aux éditions Lettres Modernes Minard, intitulée Chambre de S., Louise-Amada D.
  19. 19Extrait de Fragments détachés du plaisir, Louise-Amada D.
  20. 20Ibid.
  21. 21Cixous, H. [1976, 9 avril]. Entrevue avec Jean-Louis de Rambures : « Lorsque je n’écris pas, c’est comme si j’étais morte. » Le Monde.