Amalia Lú Posso Figueroa
érotisme et corps féminin
Introduction
Longtemps colonisée par les paradigmes occidentaux, la littérature latino-américaine a peu à peu réussi à trouver un caractère à la fois spécifique et capable de traduire son identité. Issues d’une culture hybride, les nations latino-américaines mettent de plus en plus en avant leur nature multiculturelle et pluriethnique, ce qui se traduit par une reconnaissance politique et l’établissement de nouvelles constitutions où cette identité multiple est proclamée. En Colombie, les conteurs reviennent en force pour reprendre une tradition orale oubliée, associée aux sujets périphériques comme les autochtones et l’Afro-américain, mais aussi à la femme, doublement marquée par un discours colonial et patriarcal. Ce sujet relégué et marqué par son érotisme inné, reste souvent un spectateur passif, sans aucune voix. La conteuse et auteure Amalia Lú Posso Figueroa, écrivaine chocoana de la région pacifique colombienne, se sert de ce corps féminin et, plus spécifiquement, de celui de la femme afro-colombienne qu’elle transforme en sujet parlant. Psychologue, écrivaine et conteuse, Amalia Lú reprend le personnage de la nourrice noire pour allier écriture, corps et érotisme afin de libérer la parole féminine afro-colombienne. L’érotisme, associé au rythme propre de chaque personnage, questionne et déconstruit les discours qui avaient fait de la femme afro-colombienne un simple objet de désir.
Littérature orale, identité pluriculturelle et multiethnique
Les nations latino-américaines se caractérisent par leur nature hybride, issue d’un long processus de conquête et métissage entre différentes populations : les Afro-américains, les Européens et les Autochtones des cultures précolombiennes. Cette région devient ainsi un vaste carrefour qui regroupe une multitude de traditions et d’univers religieux, politiques et culturels. La tradition orale permettait la transmission de la mémoire collective, des savoirs et de l’Histoire des peuples africains et précolombiens. Le rôle des conteurs, exercé la plupart du temps par les anciens et les chamans était alors indispensable pour la perpétuation de la mémoire et la sauvegarde des traditions, des mythes et des rites liés à la vie d’une collectivité. Le territoire situé le long de la côte pacifique colombienne n’est pas une exception. Dans cette région, il en existe une grande variété.
En Colombie, la reconnaissance d’une identité multiculturelle et pluriethnique qui met en avant l’identité hybride latino-américaine et l’importance de préserver cette richesse a été affirmée par la nouvelle Constitution de 1991, notamment avec son article 7 (Secrétariat du Sénat, 20 juillet 1991 : en ligne). Les politiques gouvernementales depuis 1991 reconnaissent la culture afro-colombienne comme un élément fondateur de la multiculturalité de la nation colombienne. La loi 70 (Article n°2) de 1993 décrit la communauté noire comme : « l’ensemble des familles d’ascendance afro-colombienne qui possèdent une culture propre, qui partagent une histoire et ont leurs propres traditions et coutumes qui révèlent et conservent une conscience identitaire qui les distingue d’autres groupes ethniques » (Ministère de l’Intérieur, 27 août 2004 : en ligne; je traduis). Concernant la littérature orale afro-colombienne, elle garde une sonorité, un rythme, des valeurs et des nuances propres à une culture où la parole est à la fois le principal moyen de transmission de la mémoire collective et l’expression d’une spécificité (Patiño Peláez , 2016 : 5-28).
Dans certains contextes où l’index d’analphabétisme est assez important, l’oralité devient « un espace dynamique de transmission et de reproduction de l’histoire locale, morale et des pensées, tâche qui correspondait aux anciens dans les communautés, gardiens du savoir local et de la nature » (Oslender, 2005 : 74-104). Un groupe d’intellectuels universitaires colombiens, les cuenteros, joue le rôle de récupérateur de la tradition orale précolombienne et afro-américaine depuis les années 1980. Issus de la nouvelle vague des conteurs et théoriciens cubains des années 1960 et 1970, les cuenteros se mettent en scène, investissant les lieux publics des grands centres urbains, grâce à une parole renforcée (Garzón Céspedes, 1989 : 5) qui permet d’établir une continuité avec le sens premier des conteurs afro-américains et indigènes. La conteuse Amalia Lú Posso Figueroa, femme métisse, née et élevée dans la ville de Quibdó, dans la région pacifique colombienne fait partie de ce renouveau de la littérature orale et d’une quête constante pour son identité de femme métisse du Pacifique colombien. Psychologue de l’Université Nationale de Colombie (Bogotá), elle est aussi écrivaine. Elle est l’auteure du recueil de contes Vean vé, mis nanas negras [Alons voir, mes nourrices noires; je traduis] (2001), publié aux Éditions Brevedad de Bogotá. Dans un contexte marqué par un désir institutionnel de mettre en avant les spécificités propres à la nation multiculturelle et pluriethnique colombienne, la tâche de l’écrivaine est d’autant plus pertinente. Elle transcrit la parole du sujet noir du pacifique colombien, ce sujet longtemps laissé dans l’oubli par le discours politique colombien. Aussi, il s’agit d’une parole au féminin qui ose se prononcer pour rendre visible l’autodétermination de la femme afro-colombienne de s’affirmer en tant qu’actrice de son destin.
Voix et corps féminins afro-colombiens. Déconstruction et reconstruction d’une identité marginale
Amalia Lú Posso Figueroa est issue d’une famille métisse. Elle a grandi dans une région où la présence des Afro-américains, introduits comme esclaves pour les travaux agricoles et miniers pendant la colonisation espagnole du territoire, a façonné la culture locale. La conteuse revendique son identité noire, même si sa peau est plus blanche que celle de la majorité de la population. Elle explique qu’elle a juste « manqué un peu de cuisson » (Londoño Bozzi, 2011 : en ligne; je traduis). La notion de race, entendue comme une notion construite par la société, tout comme le genre — un processus culturel selon Pierre Bourdieu — (Bourdieu, 1998 : 92), est remise en question par la conteuse, car elle relie la notion de race à l’appartenance purement ethnique, très réductrice. Elle préfère parler d’autodétermination, du choix de se définir et de se représenter en tant que negra chocoana. Le processus homogénéisateur de ce qui constitue l’afrocolombianité prend un autre sens.
Sa tâche en tant que conteuse du Pacifique se caractérise d’emblée par sa démarche déconstructiviste. Amalia Lú revient sur ses racines : celles d’une culture, fruit du métissage racial, ethnique, religieux et linguistique. Elle a été bercée par les traditions, le parler et les pratiques propres à une culture hybride qui possède son propre rythme et temps de vivre, de raconter, de narrer. En explicitant son identité de conteuse noire, elle revendique son droit d’appartenance à cette vaste culture afro-colombienne qui ne peut se restreindre à une catégorie raciale qui la définirait en tant que telle. Par ailleurs, la conteuse fera constamment usage du concept de négritude pour se référer à la population afro-colombienne. En employant le concept de négritude au détriment de celui de noir-noire, Amalia Lú revendique la culture afro-colombienne comme un composant de premier rang de la nation colombienne et affirme, en même temps, son appartenance identitaire à celle-ci. En ce sens, Amalia Lú revendique un processus d’affirmation du concept noir–noire en se centrant sur l’apport afro-colombien à la culture pacifique (Londoño Bozzi, 2011 : en ligne), ce qui fait écho aux propos exposés par le Ministère de la Culture colombienne (2010 : en ligne).
Cette démarche déconstructiviste du concept noir-noire, hautement chargé d’une symbolique périphérique, expose le fonctionnement d’un système colonialiste qui a longtemps placé la culture blanche occidentale au sommet de la civilisation. Rappelons que la population africaine arrivée durant la colonisation espagnole faisait office de main-d’œuvre esclave dans les différentes plantations et exploitations minières. Les côtes caraïbe et pacifique concentraient une bonne partie de cette population esclave qui servait également dans les différentes tâches domestiques au sein des familles des colonisateurs et des créoles au sommet de la pyramide sociale. Les hommes blancs au pouvoir ont légitimé un discours phallocentrique qui octroyait à la femme une place restreinte au sein du cercle privé de la famille. Mère nourricière, femme réduite au silence, le modèle de la femme espagnole était traversé par le discours religieux postridentin et les théories scientifiques fondées sur les humeurs. La femme était alors considérée comme un être inférieur, car sujette à ses passions, irrationnelle. La femme autochtone est également une source de péché et une cible facile du diable. Quant à la femme noire, elle incarne l’altérité radicale : elle n’est pas un sujet mais un objet sans voix ni droits. L’esclave est la propriété exclusive de son maître; outil de travail et femme nourricière substitut, elle nourrit au sein les enfants des colons espagnols. Le corps de l’esclave afro-colombienne se prête également comme un instrument de jouissance pour les maîtres blancs qui projettent sur son corps les fantasmes liés à une image animalisée de la sexualité. Les représentations de la femme étaient ainsi biaisées par le discours patriarcal dominant et les imaginaires érotiques liés à l’exotisme. On découvre l’autre qui souvent fait partie intégrante de la nature qui l’entoure (Spivak, 2006 : 112). Le sujet subalterne, défini par Spivak comme un sujet parlé par l’Autre est issu de la violence épistémologique instaurée par le discours colonial (Ibid.). Peu reconnu dans son contexte historique ce sujet n’est alors qu’un objet où se projettent les discours hégémoniques, les fantasmes et les imaginaires sur l’altérité. Le sujet féminin noir avait été exclu ou réduit au silence par la culture dominante.
Grâce à ses contes, Amalia Lú revient à ses origines, à son enfance passée à Quibdó, lors de laquelle elle a été élevée par ses nourrices noires —nanas negras—, les protagonistes de ses narrations et les principaux piliers de la construction de son identité chocoana. Le récit d’Amalia Lú se compose de 25 histoires qui racontent la vie de ces nourrices qui ont un trait commun : elles possèdent toutes un rythme précis, rattaché à une partie spécifique de leur corps. Le rythme est ici une caractéristique associée à la négritude car il actualise l’importance de la musique pour les communautés afro-descendantes où celle-ci a souvent un caractère rituel. L’érotisme féminin, et plus particulièrement l’appropriation consciente et jouissive du corps est constamment mise en relief par la conteuse. Le corps est un objet de questionnement, un moyen d’appréhender le monde et un médiateur entre le corps social et le sujet féminin afro-colombien. La parole, associée au rythme et à la mémoire collective, et le corps, espace décolonisé, constituent les principaux instruments de la femme afro-colombienne qui défie le pouvoir masculin en devenant la maîtresse de son propre corps. Pour bien comprendre la manière dont Amalia Lú parle de la negritud afro-colombienne au féminin, nous allons analyser quelques exemples tirés de ses récits et représentant différents personnages.
Décolonisation du corps et réaffirmation identitaire de la femme afro-colombienne dans les Nanas negras
Le corps féminin apparaît dans les contes de l’auteure chocoana comme un lieu de résistance où l’on démantèle peu à peu les rapports de pouvoir existants dans une société coloniale et postcoloniale —créole— qui avait hérité et perpétué le discours patriarcal et phallocentrique occidental. Les nourrices noires sont ici les principales protagonistes, sujets actifs du récit qui prennent en main leur propre destin et s’affirment à travers leur corps. La réaffirmation de l’identité afro-colombienne passe alors par une ré-érotisation du corps dans la mesure où celui-ci n’est pas seulement un objet de désir et de jouissance masculine, mais une identité féminine maîtresse de son corps.
Le premier récit raconte l’histoire de la nourrice Fidelia Córdoba, connue pour avoir le rythme dans les seins. Amalia Lú nous décrit Fidelia : « ses seins étaient petits, ronds aux mamelons rétractables. Ces derniers avaient un sens aigu de l’orientation. » (Posso Figueroa, 2012 : 11; je traduis) La description des seins de Fidelia correspond au topique blanc occidental répandu dans l’iconographie qui rappelle la silhouette érotisée de la danseuse Joséphine Baker. L’auteure explique que les mamelons de la nourrice « étaient en même temps : boussole, sextant, rose des vents, quadrant et astrolabe » (Ibid.; je traduis). Cette caractérisation apporte une nouvelle information qui vient questionner le regard phallocentrique posé en première instance sur ce corps-nu érotisé. Ce dernier en tant que pôle dominé devint un acteur du récit. Les seins de Fidelia ne servent plus à procurer du plaisir aux populations dominantes ou à nourrir les enfants blancs des maîtres créoles.
Le corps féminin se trouve détourné de son rôle de soumission attribué par le discours colonial en devenant un corps-guide, maître de soi, indicateur du chemin à suivre. L’image de l’esclave nourricière ou de la femme-objet est détournée et ses seins deviennent un rythme qui guide la population afro-colombienne —appelée la negramente dans le récit— lors de situations qui mettent en péril la communauté. En ce sens, la fonction première des seins, maintenir en vie le nourrisson, est remplacée par une nouvelle quête : celle de guider, montrer le chemin à un peuple, le perpétuer dans sa spécificité. Dans le récit, un jour, une grande promenade en bateau ou « paseo en lancha » s’organise à Quibdó et les gens se préparent pour l’occasion. Soudain, le bateau s’immobilise sans motif en plein milieu du fleuve Atrato réputé dangereux en pleine nuit. Le conducteur annonce à l’équipage que le moteur du bateau a lâché. Il leur annonce également qu’il ne trouve pas ses repères et qu’ils se sont perdus au milieu de la nuit au centre du fleuve, en pleine averse.
Dans la narration, l’utilisation symbolique du fleuve n’est pas anodine. En effet, l’Atrato a toujours été la source de biodiversité la plus importante dans la région pacifique. Mais il a également été la scène de la traite des esclaves pendant la colonisation, étant donné que les lois de la Nouvelle Grenade avaient interdit le commerce des esclaves via le port de Carthagène (María-Fernanda Cuevas, 2018 : 17). La population afro-colombienne se sert du bateau occidental — muni d’un moteur qui ne semble plus tenir face aux mouvements de la rivière — pour accomplir un des rites quotidiens propres à les negramentas : la promenade hebdomadaire qui réunit toute une communauté. Le conducteur afro-colombien semble renvoyer l’image d’un sujet subalterne encore submergé, imbibé par une culture qu’il a intériorisée, mais qui ne correspond plus à celle d’un sujet nouveau qui se reconnaît hybride, acteur politique et culturel. C’est dans ce contexte inquiétant et déroutant où les outils blancs deviennent inutiles que les mamelons de Fidelia « se sont synchronisés et ont pointé vers une direction. » (Ibid. : 12; je traduis) Le corps de Fidelia a parlé. C’est à travers ce corps féminin et afro-colombien que la negramenta se sent rassurée. La population obéit au corps de la nourrice. Le bateau finit par atteindre les côtes et la population est indemne.
Une autre fois, alors que les gens profitaient d’une journée sur les rives du fleuve, les eaux se mirent à monter et le fleuve à déborder. Les gens restèrent accrochés à une énorme pierre, à ce moment précis « les nichons-boussole de la nourrice Fidelia ont commencé à osciller jusqu’à ce que l’un des mamelons pointe un gué. » (Ibid.; je traduis) Ce dernier permet de conduire tout le monde sain et sauf à la terre ferme. Le corps-boussole permet à nouveau aux populations afro-colombiennes de déconstruire une cartographie de la domination. En effet, les rescapés du fleuve Atrato, ancêtres des esclaves, reviennent sur la terre ferme en ayant comme pilote le corps de Fidelia qui incarne l’insoumission à l’ancien discours colonial.
Mais voilà qu’un jour « pour la première et la dernière fois de sa vie, la nourrice Fidelia a senti l’amour avec une telle force et d’une telle véhémence qu’elle se laissa aller; elle glissa vers un amour profond, vital, fou et dangereux. C’est ainsi qu’elle perd le sens de l’orientation. » (Ibid. : 14; je traduis) Cette désorientation apparaît comme une déstructuration profonde de l’identité féminine afro-colombienne, car elle renvoie au modèle hégémonique colonial et à sa hiérarchisation. La personnage tombe amoureuse d’un homme blanc, peu fiable, métaphore de l’ancien colonisateur qui réapparaît constamment dans l’histoire afro-colombienne pour perpétuer sa domination. La perte de repères de Fidelia se produit lorsqu’elle retombe sous l’influence de l’homme blanc. Elle redevient ainsi un sujet-objet, guidée par une émotion définie comme irrationnelle par le discours colonial. Elle est à nouveau un sujet épistémologique passif, parlé et non pas parlant, répondant aux exigences imposées par l’homme blanc.
Le travail de cet homme consiste à ramasser les paquets remplis de cocaïne qui « tombent » des avions au milieu de la nuit dans la mer. Il connaît le don de Fidelia et il va la séduire pour en profiter : « il l’a convaincue de son amour afin d’utiliser le sens de l’orientation de ses nichons pour son propre bénéfice. » (Ibid.; je traduis). Ensemble, ils repèrent jusqu’à cent paquets par nuit. L’homme veut consolider un rapport de domination où la femme noire —et son corps-objet— devient à nouveau l’objet d’exploitation. Après une étape de dépersonnalisation du sujet afro-colombien féminin devenu guide et pilier de son peuple, la nourrice a perdu sa propre identité lors du processus de reconstruction pour redevenir un simple objet. Mais la personnage se rend compte de sa condition de subordonnée et finit par se rebeller. Fidelia refuse de faire de son corps un objet de domination. Son corps érotisé, doublement désiré par cet homme blanc, se transforme en un lieu de résistance, en un espace de « despatriarcalización ». Son corps-acteur se rebelle contre la parole et les désirs masculins. Un jour, le bateau ne revient plus. La femme a décidé de mener l’homme à sa perte. Le corps sacrifié de Fidelia est un sujet actif, un sujet insurgé capable de restaurer la cohésion sociale en mettant fin à l’intrusion d’un élément perturbateur qui menace sa personne et le corps social dont elle fait partie. Le sacrifice final du personnage permet l’éloignement définitif du danger : la consolidation d’un trafic de drogue dans la région.
Dans un autre récit, la personnage de Limbania Pretel est caractérisé par le rythme « en el susuné » (Ibid. : 39) — mot familier utilisé dans la région pacifique pour nommer le vagin —. Limbanita est décrite comme une fille très coquette. Sa vie est rythmée par l’attention particulière de son susuné : « tout ce que Limbania faisait avait un rapport final avec son susuné. » (Ibid.). Elle aimait particulièrement les promenades sur son vélo « sans culotte pour sentir son susuné libre » (Ibid.) au grès du vent. Limbanita avait également « un petit peigne spécial pour le susuné; il était petit et fait en écaille fourni d’un étui rouge; elle avait un miroir pour admirer son susuné; du shampoing, quelques essences, du gel (Ibid.; je souligne), des bigoudis roses et un sèche-cheveux minuscule qui rejetait un air chaud.» (Ibid.). Par ailleurs, l’étymologie de ce sèche-cheveu pose un problème à Limbanita. Amalia Lú se fait la traductrice « de negro a blanco » afin de partager sa propre vision culturelle. En effet, pour elle, le sèche-cheveux ne sert pas à sécher son susuné, mais lui procure une sensation de chaleur qui produit l’effet inverse. Elle remet en question la logique des « los blancos » qu’elle trouve contradictoire. Dans un pays où règne la suprématie des valeurs occidentales, le regard du personnage déconstruit le discours officiel pour laisser parler le sujet périphérique et hybride qui possède un regard propre et diverge de la culture dans laquelle il évolue. Le susuné de Limbanita est sa principale source de jouissance. Elle n’a besoin d’aucun médiateur pour profiter librement de son corps et s’adonner aux activités lui permettant d’en jouir. Elle assume complétement son hédonisme érotique, son rapport monologique de jouissance avec son corps. Ce dernier est un espace de résistance et de questionnement du discours hégémonique. En effet, l’image du corps féminin déformée par le discours occidental dominant dans la mesure où il est érotisé, est ici réinvestie par le discours du sujet subalterne qui l’adopte pour le transformer en espace privilégié de ses propres désirs féminins.
Limbania n’est pas seulement une nourrice confinée à l’espace privée de la maison. Elle est aussi institutrice les dimanches à Beté, localité proche de Quibdó. Les enfants l’attendent avec impatience de l’autre côté du fleuve qu’elle traverse en canoë. Amalia Lú insiste sur le rôle de professeure de Limbania; elle « chantait et comptait tout ce qu’on lui avait chanté et compté autrefois en le magnifiant avec ce que voyait ses yeux et sentait tout son corps. » (Ibid. : 41; je traduis) L’auteure, dans un entretien accordé au magazine El Malpensante avait insisté sur un trait caractéristique de la région pacifique colombienne : dans le Chocó, les gens racontent et chantonnent (Londoño Bozzi, 2011 : en ligne). Le rythme est ici intrinsèquement lié à l’acte de narrer, au corps et il représente une manière de transmission de la mémoire collective proprement africaine et autochtone. L’image d’un hangar rempli d’enfants en quête de savoir rappelle celle de la communauté afro-colombienne réunie autour d’un sage-conteur, le griot. Dans le conte, Limbania leur parle d’astronomie et de géographie, mais les enfants veulent aussi des réponses à leurs propres questionnements sur la vie.
Un jour, Limbanita se voit confrontée à une question difficile : « qu’est-ce l’amour? A-t-il une couleur, un goût? Où le sentons-nous?» (Ibid. : 41-42; je traduis) Évidement, pour elle, l’amour est noir, tout comme être. Quant à son goût, son parfum est le borojó —fruit typique de la région pacifique—. Puis, sa nature doit certainement être fluctuante, comme la rivière (l’Atrato), « parfois ami, parfois traitre » (Ibid.; je traduis). Lors du voyage dominical vers Beté, le personnage réfléchit à la manière d’expliquer aux enfants ce qu’est l’amour. Le mouvement du canoë sert d’excuse à un homme à l’allure négligée pour frôler discrètement le fessier de Limbania avec son sexe au rythme des va-et-vient du fleuve. La femme est outrée et se retourne vers l’homme pour lui demander d’arrêter immédiatement. L’homme recommence, mais Limbania se retourne à nouveau pour crier sa colère, contestant ainsi le rapport de pouvoir établi par le discours patriarcal qui la perçoit comme un corps passif. Limbania parle du sexe de l’homme comme une bête qui commence à se réveiller, situation intolérable car elle rappelle la nature agressive des viols perpétrés par le régime colonial (Ibid. : 42).
Tout à coup, la situation s’inverse : Limbanita ne savait pas pourquoi elle avait ce besoin de se frotter, de se tortiller, doucement, d’une force sauvage au milieu d’une vague de chaleur (Ibid. : 44). Limbania impose un nouveau va-et-vient et cette fois-ci au rythme de son susuné. Le discours qui érotise le corps féminin est ici accepté, comme un miroir déformé, par la protagoniste. Seulement, elle s’approprie la jouissance propre au sujet actif masculin du discours colonial, pour devenir un agent actif qui ressent et profite d’un état d’excitation momentané — « arrechera » (Ibid.) —. Ainsi, elle déconstruit un discours phallocentrique afin de le raccommoder à ses propres désirs de femme maîtresse de son propre corps. Elle conclut que ce sont des rythmes différents dont leur seul interlocuteur est le susuné. Dans le récit, le composant érotique sert à déconstruire un ordre phallocentrique où la femme et, plus particulièrement, la femme noire, apparaît comme un objet de désir. Le schéma du récit dénonce l’acte de violence sexuelle de l’homme envers une femme objet de désir. Mais le sujet féminin ne constitue plus un objet passif. Le personnage est capable d’assumer ses propres pulsions sexuelles. En se réappropriant son corps comme objet de désir propre et non pas étranger, Limbania affirme sa liberté. Le « culte » au « Saint susuné », ainsi nommé par Amalia Lú au début de son récit (Ibid. : 39; je traduis) devient une métaphore de la libération de la femme noire. Le fait que son personnage joue également le rôle d’institutrice permet à Amalia Lú de mettre en relief l’importance du sujet féminin noir de la région de Chocó dans la société contemporaine; c’est à elle que revient la charge de transmettre les valeurs changeantes d’une nouvelle société reconnue comme diverse et égalitaire.
Le récit sur Genarina Mosquera est également intéressant dans la mesure où c’est à nouveau à travers le corps comme espace d’autonomie et de jouissance que la femme afro-colombienne s’affirme. Une démarche décolonisatrice questionne l’expérience érotique où le sujet/homme était au centre de la gratification sexuelle et la femme/esclave était l’objet qui procurait le plaisir sexuel. Genarina appelée aussi nounou Ina « possède le rythme dans le nombril. » (Ibid. : 83; je traduis) Depuis sa tendre enfance, Ina profite des longues heures du bronzage où le « soleil caresse son nombril » (Ibid.; je traduis). Dans le récit, Ina « a découvert le plaisir de voir son nombril rempli avec tout ce qu’elle avait à portée de main et dont la fonction était de pénétrer et de remuer. » (Ibid.; je traduis) D’abord, elle découvre les joies de mettre un doigt, puis deux, puis tous ses doigts dans son nombril. Ce denier est décrit comme étant « profond, serré et suceur » (Ibid.; je traduis). Ensuite, Ina ressent un plaisir érotique à y introduire divers objets : les mains de ses poupées, le nez de Pinocchio, les bâtonnets des sucettes, le crayon papier, les bougies qu’elle observait lors de la messe à l’église, etc. Elle fantasme à l’idée de voir un boa mettre sa tête ou un éléphant sa trompe dans son nombril. Amalia Lú rappelle l’adage espagnol : « lorsque l’estomac est rempli, le cœur se réjouit » (Ibid. : 84; je traduis). Dans la culture populaire latino-américaine, un des principaux rôles de la femme est celui de bien remplir le cœur de son compagnon à travers la nourriture. La gratification alimentaire est ici resignifiée et dépatriarcalisée, d’abord comme métaphore du plaisir érotique, puis, comme un rituel féminocentrique, plutôt qu’androcentrique.
Un jour, Genarina croise le chemin d’un jongleur spécialiste des bouteilles en verre. Il réveilla chez Genarina, sans le savoir, « l’urgence que les bouteilles jetées dans l’air finissent par atterrir tactiquement dans son nombril. » (Ibid.; je traduis). Expérience qui n’attise pas le moindre intérêt de la part du jongleur. En effet, la proposition de Genarina ne peut être alléchante que dans la mesure où l’homme éprouve également une gratification. Puis, Ina rencontre un pécheur, Eccehomo Cuesta, « spécialiste de la pèche clandestine à la dynamite » (Ibid.; je traduis). La nourrice, émerveillée par l’idée d’introduire trois bâtons de dynamites ficelés dans son nombril, demande à Eccehomo de le faire en échange d’argent. L’homme accepte. La nuit, dans un canoë au milieu de la rivière, le pécheur introduit les bâtons de dynamite dans le nombril de Genarina. Ina, satisfaite, donne à l’homme les deux pesos convenus et repart. L’homme ne peut s’enlever de la tête le visage lubrique d’Ina, ses contractions et ses yeux blanchis lorsqu’il introduisait les bâtons dans le nombril de la femme. Eccehomo « n’avait jamais vu une femme jouir au rythme de son nombril » (Ibid. : 85; je traduis) et cela l’obsédait. Ici, l’homme se trouve déstabilisé par la démarche d’Ina, une femme libre en quête de sa propre satisfaction. Il commence à rechercher cette femme qui l’obsède. Seulement, Ina n’est plus intéressée par cet homme, car elle a déjà obtenu la jouissance recherchée. Dans le récit, les rapports traditionnels entre homme et femme se voient altérés : en effet, Ina met au premier plan sa jouissance individuelle comme principal but de sa quête érotique en tant que sujet de son propre destin et de ses désirs. En tant que sujet subalterne, façonné par les discours hégémoniques, la personnage procède à une reprise du discours qui lie le corps féminin au plaisir érotique, c’est-à-dire, à une violence épistémologique — en reprenant les termes utilisés par Gayatri Spivak — qui l’inscrit en tant que subordonné à un ordre patriarcal. Mais le rapport de force n’est plus le même. En effet, la jouissance n’est pas un acte propre au dominé blanc dans un ordre colonial. Dans un ordre postcolonial, la femme afro-colombienne déconstruit le modèle grâce à une réappropriation active de son corps. L’attitude d’Eccehomo, déboussolé et obsédé, peut être lue comme l’acte névrosé d’un homme excédé par la remise en question de l’ordre patriarcal. Cela s’explique par la déconstruction du discours hégémonique patriarcal qui mettait en avant le rapport entre la femme-objet, dominée et réduite au silence et l’homme occidental dominant/conquérant, muni d’une voix légitime. Le corps-femme était alors perçu comme faisant partie du butin colonial (Ibid. : 36). La quête érotique de Genarina constitue un acte libérateur qui fait de la femme-objet sexuel un sujet actif, maître de son corps et de ses désirs.
Conclusion
La parole des femmes afro-colombiennes prend son envol dans les récits d’Amalia Lú Posso Figueroa. À travers ses contes érotiques sur les femmes noires du pacifique colombien, la conteuse et auteure s’inscrit dans le discours institutionnel de la Constitution de 1991 qui met au premier plan la question du multiculturalisme et de la pluriethnicité de la nation. Longtemps réduite au silence par le discours colonial et l’hégémonie d’une élite blanche et créole, la femme noire était soumise à son rôle d’esclave (femme-objet). En tant que sujet subalterne, la parole féminine afro-colombienne se restreint au cadre privé de la maison et à son rôle de nourricière. La démarche dépatriarcalisante d’Amalia Lú consiste à mettre en relief le personnage de la nourrice noire à travers sa vraie voix, celle qui a été mise à l’écart en tant que discours subalterne. Et c’est à travers le corps, associé à un rythme propre, que chaque personnage hisse le discours libérateur qui permet son autodétermination et la déconstruction d’un système androcentrique.