Thomas Carlyle et le culte du Héros aux époques de paralysie spirituelle

Thomas Carlyle fait partie du lot des auteurs iconoclastes du XIXe siècle qui, à partir de 1960, ont été catégorisés de façons diverses : on l’a tour à tour désigné comme romantique exalté bien sûr, mais aussi comme théoricien du pluralisme culturel, défenseur du prolétariat londonien, apologiste de l’irrationnel et de la force brute, si ce n’est précurseur du totalitarisme, du fascisme, de l’extrême-droite de tout acabit — en d’autres mots, ennemi juré des Lumières sans pour autant qu’il corresponde en tous points au modèle du réactionnaire catholique, tels que le seraient par exemple un Louis de Bonald ou un Joseph de Maistre.

La gloire de Carlyle[, avance Zeev Sternhell,] ne tient pas à ses extravagances mais à ses noires prophéties sur le déclin de la grande civilisation chrétienne, au non-conformisme radical de sa pensée, à sa révolte totale contre la modernité rationaliste, à son mépris des droits de l’homme ou, si l’on veut, à sa révolte inconditionnelle contre tous les principes chers aux Lumières françaises (Sternhell, 2006 : 347-348).

Devant le désastre moral qu’engendre inexorablement, pour Carlyle du moins, un système démocratique, devant l’indépassable anomie que provoqueraient l’économie de marché, l’industrialisation et la prolétarisation des masses les plus ignares et les plus démunies, ce dernier polémique sur les moyens de produire des changements radicaux, de retourner le cours de l’histoire en vue d’instaurer d’autres mœurs, une autre morale, d’autres principes distincts de ce qu’il perçoit comme les tendances lourdes du XIXe siècle : le libéralisme, le parlementarisme, le capitalisme et la démocratie. « Carlyle, commente Sternhell, voit dans un gouvernement autoritaire le seul moyen de répondre à la crise de la modernité : crise morale, crise intellectuelle, mais aussi crise sociale sans précédent dans l’histoire » (Sternhell, 2006 : 365). La première question que l’on peut se poser est de savoir si l’alternative politique et axiologique que propose Carlyle conduit nécessairement ou du moins participe à l’imposition d’un système dictatorial similaire à ceux que connut le XXe siècle et, surtout, comment se mesure cette participation et, encore, comment parvenir à l’analyser sans pécher par extrapolations abusives.

L’opposition au rationalisme, à l’universalisme, au cosmopolitisme, au libéralisme, autrement dit aux Lumières franco-kantiennes, est-elle la case départ de tous les désastres du siècle dernier ? Le fait de produire un métadiscours englobant, synthétique sur un ensemble donné de connaissances éparses sur deux siècles de l’histoire occidentale comme le font, par exemple, Zeev Sternhell (2006), Stephen Holmes (1993) ou, avant eux, Isaiah Berlin ([1959],1992), relève-t-il en partie — ou en totalité, si l’on veut être radical — d’un simple transfert de connaissances ou bien constitue-t-il une construction, intelligente il va sans dire, d’un savoir totalement nouveau et par là contestable, car reposant sur la fabrication a posteriori de causalités sociales et historiques ? Il faut, par ailleurs, se demander quel serait l’intérêt d’une étude qui refuserait de produire une synthèse, qui porterait strictement sur Carlyle en tant que tel, autrement dit d’une analyse qui ferait abstraction de tout sauf de ses écrits, qui ne se préoccuperait ni de la postérité de ses idées ni de leur filiation et encore moins de leurs nombreuses similitudes avec ce qu’ont pu écrire d’autres penseurs après lui, penseurs qui participèrent d’une manière beaucoup plus directe aux désastres du XXe siècle.

Le fameux culte carlylien du héros, du fanatique religieux ou politique peut sans difficultés préfigurer la vision barrésienne du chef énergique, la mentalité des Camelots du Roi, certains écrits de Drieu La Rochelle, voire certains axiomes du national-socialisme. Mais ce culte peut tout aussi bien traduire la nostalgie d’un jadis imaginaire, l’inépuisable fascination romantique pour l’originalité du génie iconoclaste, si ce n’est, suivant les thèses d’Antoine Compagnon (2005), l’apparition d’un nouveau mode d’écriture, une simple révolution esthétique dont les termes et les aboutissements n’auraient eu qu’un rôle secondaire dans les révolutions politiques que connut par la suite l’hémisphère occidental. Quel est au juste le statut du héros dont rêve Carlyle ? Qu’en dit-il à l’époque et qu’en dit-on par la suite ? L’héroïsme carlylien relève-t-il de la barbarie, du fanatisme, d’un sentiment qui, en définitive, ne peut se vivre sans provoquer des révolutions sanguinaires, de la souffrance à répétition ? Si oui, pourquoi Carlyle faisait-il l’apologie d’un tel caractère ? Si non, pourquoi certains se plaisent-ils autant à le redire ?

Dans son essai Les Héros. Le culte des héros et lhéroïque dans lhistoire, publié à Londres en 1841 et traduit en français en 1888, Thomas Carlyle développe l’idée selon laquelle « la société est travaillée d’une métamorphose éternelle, et les héros sont les agents de cette transformation » (1900 : IX). Cette assertion représente pour Carlyle une contre-lecture de ce qui lui semble être la doxa explicative de son époque en matière de compréhension des phénomènes sociaux, nouvelle vulgate qui reposerait sur un scepticisme radical provenant en partie d’un abus du pouvoir de la raison de même que sur l’incrédulité quant au rôle phare du religieux dans l’histoire universelle, si ce n’est sur la rage pour l’égalité et la démocratie qui demeurent, pour Carlyle, l’antithèse de toutes les formes d’héroïsme. « Tous les billets étant faux, écrit-il, et nul or ne pouvant être obtenu en échange d’eux, le peuple se prend à crier dans son désespoir qu’il n’y a pas d’or, qu’il n’y en a jamais eu » (1900 : 21). L’héroïsme devient dès lors un affront à la modernité européenne du XIXe siècle puisqu’il nécessite une forme de fanatisme et de primitivité exacerbée dans le comportement de certains hommes de même qu’un fort désir, au sein de la population, de se soumettre et de se prosterner. Aux époques d’incrédulité, qui sont des phases avancées de décadence, souligne Carlyle, la grandeur devient signe de folie et le désir d’adulation une source de trouble pour l’ordre politique.

Il faut dès lors se demander ce que représente le héros pour Thomas Carlyle, pour ensuite définir ses principales caractéristiques en vue d’expliquer en quoi ce dernier s’oppose à la fois à une conception « utilitaire et bourgeoise » de la morale et à une compréhension mécanique de l’univers qui serait indissociable d’une vision de l’économie en termes de profit et de production. Il s’agira alors de montrer ce que présuppose un tel entendement de l’héroïsme, car pour Carlyle la conception du héros est indissociable d’une philosophie de l’histoire qui s’organise autour de notions clés comme le déclin, la régénérescence, l’intolérance et le charlatanisme. Cette conception de l’héroïsme s’inscrit dans une tradition du politique et du religieux, laquelle conteste celle qui postule que la finalité humaine se trouverait dans le bonheur, le droit naturel, l’accroissement du capital et l’instauration de la démocratie. Il faudra aussi comprendre comment Carlyle parvient à lier dans un même ensemble organique Odin, Mahomet, Luther, Cromwell et Napoléon, de même qu’à s’enthousiasmer pour la Révolution française étant donné qu’elle annoncerait non seulement la fin du charlatanisme et du scepticisme qui définissent les XVIIe et XVIIIe siècles, mais aussi de l’égalité et des velléités démocratiques en Europe. Par-delà le métier à tisser, la gravitation et l’urne à scrutin pointe un renouveau sans précédent que Carlyle s’acharne à définir et à penser.

Le héros, sa définition et son rôle dans l’histoire

Le héros autant que son culte demeurent les deux pôles de l’organisation sociale, « la plus profonde racine, suggère Carlyle, de toute la racine pivotale, d’où à un haut degré tout le reste doit tirer nourriture et croissance » (1900 : 19). Le héros produit l’histoire ; il est à proprement dire celui qui modifie l’ordre temporel du monde, qui indique la direction à suivre, qui provoque le changement et qui précède les transformations tant sociales, politiques, religieuses, qu’économiques et, a fortiori, des mentalités. Sans héros le temps n’aurait pas de signification, car aucun bouleversement n’aurait jamais eu lieu. Le héros, en fait, ne modifie pas seulement l’ordre temporel : en accouchant de l’histoire, il l’inscrit dans une verticalité, la dirige selon l’écho d’une transcendance qu’il semble le seul à percevoir, à comprendre et à décoder. Le héros selon Carlyle est d’abord (et il l’est d’une manière tout à fait typique) un prophète romantique, une espèce de mage ou de voyant aux pouvoirs surnaturels qui se distingue du commun des hommes du fait qu’il communie avec les strates supérieures de l’invisible et ce, au profit du plus grand nombre. Il a les attributs que Joseph de Maistre prêtait ironiquement aux Jacobins, que Michelet donnait au peuple, que Marx voyait à l’œuvre dans les structures économiques et que Comte admirera dans le pouvoir de la science :

L’histoire universelle, l’histoire de ce que l’homme a accompli en ce monde, c’est au fond l’histoire des Grands Hommes qui ont travaillé ici-bas. Ils ont été les conducteurs des hommes, les modeleurs, les patrons, et en un large sens les créateurs de tout ce que la masse générale des hommes a pu s’efforcer de faire ou d’atteindre. Toutes les choses que nous voyons accomplies dans le monde sont proprement le résultat matériel, extérieur, la réalisation pratique et l’incarnation des Pensées qui habitèrent les Grands hommes envoyés dans le monde ; l’âme de l’histoire du monde, on peut justement l’admettre, ce serait l’histoire de ceux-ci (1900 : 3).

L’ultime pouvoir du héros carlylien s’accomplit dans le culte qui se construit autour de sa personne, de ses idées, de ses projets. Ce culte n’est jamais imposé, ce qui est le propre du charlatanisme, mais il est engendré par ce que Carlyle perçoit comme « une soumission brûlante, sans bornes, pour une très noble et une divine forme d’Homme » (1900 : 19). Autant le héros est nécessaire aux transformations historiques, autant le besoin inné de culte chez l’homme nécessite la présence du héros pour satisfaire son inextinguible soif d’adulation. L’être humain n’est bien que lorsqu’il est subjugué ; la prostration est son état naturel ou du moins son devenir obligatoire. Ainsi, l’égalitarisme que revendiquent certains philosophes du XIXe siècle, comme on le verra plus loin, n’est pas que le symptôme de la décrépitude de la civilisation, mais aussi la cause de détraquements profonds et d’anxiétés qui ne sauraient produire qu’anomie sociale et désordre psychologique. Pour Carlyle, la nature humaine est illisible selon les seuls critères de la raison. Tandis que quelques rares figures héroïques se distinguent par leur capacité à communier avec les forces de l’au-delà, le conscience des hommes ordinaires s’amenuise et s’atrophie au point de sombrer dans le chaos d’un scepticisme intolérable dès qu’ils s’en remettent à eux-mêmes, dès qu’ils n’écoutent que leur propre raison et refusent, par le fait même, de se prosterner devant cet homme-totem, devant ce supra-humain en lequel résonnent les quelques rares échos de cette mystérieuse transcendance qu’eux ne pourraient comprendre mais seulement aduler.

Ainsi, d’époque en époque, de civilisation en civilisation, de continent en continent, le mécanisme est le même et la nature du héros essentiellement similaire :

Nous avons à plusieurs reprises essayé d’expliquer que toutes sortes de Héros sont intrinsèquement de la même matière ; qu’étant donné une grande âme, ouverte à la Divine signification de la vie, alors il est donné un homme apte à parler de cela, à chanter cela, à combattre et à agir pour cela, d’une manière grande, victorieuse, durable ; il est donné un Héros — dont la forme extérieure dépendra du temps et de l’entourage où il se trouve (Carlyle 1900 : 183).

Il faut insister sur le fait que, si le héros relève, à travers les âges, d’une même et unique substance, il se caractérise souvent par son opposition radicale aux actions, aux institutions et aux enseignements des héros qui l’ont précédé. La vie du héros débute un cycle historique ; l’établissement de son culte, qui en perpétue la mémoire, produit une civilisation jusqu’au moment où les transformations historiques rendent complètement périmée l’obéissance à ce culte. Carlyle conçoit la condition humaine en proie à des métamorphoses continuelles ; autant l’absence d’héroïsme que la perpétuation ad nauseam d’un culte qui reconduit la recherche d’un même idéal lui apparaissent comme symptomatiques ce qu’il nomme une « paralysie spirituelle » (1900 : 23). « Toutes les choses qui ont été en ce monde, toutes les choses qui y sont et qui y seront, doivent s’évanouir » (1900 : 65), n’a-t-il de cesse de répéter.

L’inertie sociale est en fait l’obstacle premier auquel doit faire face le héros carlylien, car l’intense désir de prostration qui habite le commun des mortels est tel qu’à défaut du néant, il préférera et s’obstinera même à adorer des veaux d’or ou quelques idoles en putréfaction. Le culte du héros a une si grande puissance qu’il hypnotise et qu’il transcende la misère humaine, sociale et psychologique, force qui, lors des périodes de déclin, parvient cependant à justifier les pires iniquités, la corruption, si ce n’est la tyrannie. C’est ici que se présente l’un des principaux paradoxes que Carlyle souligne lorsqu’il tente de se représenter la dialectique à l’œuvre dans l’histoire. Le culte du héros est à la fois une nécessité de premier ordre mais aussi un frein à toute forme de changement positif étant donné qu’il devient inévitablement la cause d’abus interminables : « Le bataillant réformateur est, de temps en temps, un phénomène nécessaire et inévitable. Les obstructions ne manquent jamais : les choses même qui furent jadis d’indispensables progrès deviennent des obstructions, et ont besoin d’être renversées, et laissées derrière nous, — affaire souvent d’une énorme difficulté » (1900 : 186-187). Le héros n’est jamais accepté tel quel par une population donnée car son rôle premier est destructeur ; il est, comme l’indique l’image christique, un briseur d’idole, celui qui refuse l’obéissance aux institutions en place, celui qui renverse les tables et qui ne se soumet à aucune norme. Il est en contradiction, en désaccord avec le monde présent, car son but est essentiellement de fonder une nouvelle civilisation.

Le héros, ses valeurs et sa détermination

Dans les essais qui sont rassemblés dans son livre, Carlyle retrace la vie du héros mais surtout les particularités qui lui paraissent emblématiques de l’héroïsme. Son but est de saisir, par-delà d’inévitables divergences dues à la nature des époques, des civilisations ainsi que des modes de vie qui sont comparés, une même singularité, ou du moins la présence chez différents personnages historiques de motivations similaires, d’une philosophie commune, d’une même révolte, d’un même caractère, lesquels lui permettraient de subsumer des phénomènes a priori disparates en une seule et unique catégorie. Le héros est d’abord pour Carlyle la grande clé explicative de l’évolution de l’histoire qui lui fournit le cadre analytique et conceptuel nécessaire pour comprendre et expliquer les bouleversements de son époque. À partir de l’idée que les mécanismes qui ont accouché de l’histoire dans le passé seront également ceux qui accoucheront de l’avenir, Carlyle adhère au principe selon lequel l’histoire est intelligible, qu’elle est faite par des hommes — quoique ceux-ci s’apparentent à des supra-humains.

Carlyle admet aussi la règle qui postule qu’une même cause produit invariablement des effets similaires et que ces dites causes reviennent à intervalles plus ou moins réguliers dans l’histoire. Il reste que le bien dans ce qu’il a de fondamental relève de la transcendance la plus pure, et c’est le propre du héros d’être la courroie de transmission entre cet au-delà et un en deçà. Ainsi, le héros peut être soit héros-guerrier, héros-prophète, héros-prêtre, héros-révolutionnaire ou héros-écrivain. Ces modes d’incarnation demeurent pour Carlyle une caractéristique secondaire, un simple détail pour quiconque cherche à comprendre l’économie de cette notion d’héroïsme. Pour celui qui regarde du bon angle, Odin, Mahomet, Luther et Napoléon manifestent un phénomène identique. Odin et Mahomet, par exemple, souligne Carlyle, bien que très différents en apparence, bien qu’appartenant à deux civilisations très distinctes, partageaient les mêmes valeurs à la fois sauvages et sanguinaires (1900 : 52). Les vieux Northmen, écrit Carlyle, « tenaient à honte et à misère de ne pas mourir dans la bataille, et si la mort naturelle semblait approcher, ils se tailladaient la chair de blessures, afin qu’Odin pût les recevoir comme des guerriers » (1900 : 52). Mahomet, qui ne cesse d’être encensé par Thomas Carlyle, trouve sa plus haute valeur dans les mêmes caractéristiques : « Homme spontané, passionné, pourtant juste, plein d’intention. Plein de faculté sauvage, tout inculte ; accomplissant la tâche de sa vie dans les profondeurs du désert » (1900 : 86). « Le héros, ajoute Carlyle, voit ce que tous les grands penseurs, les rudes Scandinaves, eux-mêmes, de façon ou d’autres sont arrivés à voir : que ce monde matériel, si solide d’aspect, n’est au fond, dans le fait même, Rien » (1900 : 109-110).

Ainsi, le trait caractéristique premier de cette filiation se trouverait, certes, dans cette capacité de percevoir le monde à l’extérieur de son cadre sensible, mais surtout dans cette intuition qui pose que l’essentiel dans le destin n’est en rien inféodé à la vie terrestre, à ce qu’elle contient de misère, mais aussi de jouissance et de savoir. Paradoxalement, encore une fois, c’est en travaillant contre le monde, c’est en tentant de le renverser que le héros parvient, selon Carlyle, à le faire progresser :

Nous, en somme, dit-il à tous ceux qui comprennent l’héroïsme et qui sont en attente d’un héros, nous ne sommes pas tout à fait ici pour tolérer ! Nous sommes ici pour résister, contrôler et vaincre aussi. Nous ne tolérons pas des Faussetés, des Vols, des Iniquités, lorsqu’ils s’acharnent sur nous ; nous leur disons, Tu es faux, Tu n’es pas tolérable ! Nous sommes ici pour éteindre les faussetés, et y mettre fin, de quelque sage façon ! (1900 : 235)

Cette intolérance ne fait pas le héros mais elle en est indissociable, car il ne peut y avoir de réconciliation avec le monde. La condition humaine est telle qu’elle oscille entre deux pôles : d’un côté, une lutte au sang et à la mort contre les anciennes idoles ; de l’autre, une lente et longue dégénérescence des civilisations dès que les enseignements des héros se transforment en institutions, en règles, en savoir-faire, mais surtout en une connaissance inoffensive et, par conséquent, ruminée. Luther, avance Carlyle, avait « la même inflexibilité, intolérance, adhésion rigide et étroite, semble-t-il, à la vérité de Dieu, réprimande austère au nom de Dieu à tous ceux qui désertent la vérité » (1900 : 234). Ce caractère que Carlyle admire aussi chez Napoléon, « notre dernier grand Homme, trop tôt détruit » (1900 : 380), prend une nouvelle forme avec la modernité ; il doit désormais s’étendre à tous les hommes de lettres afin qu’ils puissent, à leur tour, combattre ce qu’il perçoit comme la déchéance de son époque, hilare de scepticisme, d’érudition malsaine, de tolérance et de contentement (1900 : 264). En fait, si le livre Les Héros a été écrit, c’est bien pour cette seule et unique raison : déclarer une guerre sans merci au monde contemporain.

Révolution, paralysie spirituelle et héroïsme au XIXe siècle

Pour comprendre la haine de son époque que professe Thomas Carlyle, il faut d’abord analyser ce que représentent pour lui la Révolution française ainsi que la façon dont les valeurs propres à l’industrialisation semblent avoir accru la misère humaine. Même si c’est la Révolution qui met un terme à l’Ancien Régime, elle n’est pas parvenue, selon Carlyle, à produire des résultats satisfaisants et encore moins les résultats escomptés. Si l’auteur salue à maintes reprises 1789 comme le troisième acte d’un énorme soulèvement, qui, commençant avec le protestantisme allemand et le puritanisme anglais, tente de mettre fin aux fausses souverainetés terrestres et spirituelles, il demeure que, dans les faits — et surtout à court terme —, cette révolution a produit des effets contraires aux attentes et surtout, qu’elle a « engourdi les esprits » (1900 : 196) au point de les rendre sordidement apathiques. D’une manière cachée, retorse et surprenante, la Révolution propulse à l’avant-scène les concepts matérialistes et athées qui fermentaient en Europe depuis deux siècles. Au lieu de s’agenouiller devant d’antiques institutions moribondes, les contemporains de Carlyle en sont venus à adorer du bois mort, si ce n’est à ne rien adorer du tout : « L’homme est devenu spirituellement un paralytique, avance-t-il, cet univers divin, une morte et mécanique machine à vapeur, agissant toute par mobiles, freins, balanciers et je ne sais quoi encore… » (1900 : 273) Les laboratoires, ajoute-t-il, ont fait oublier la divinité (1900 : 110), les majorités parlementaires ont abruti les hommes (1900 : 268) et les métiers à filer ont rendu leur sort encore plus misérable que celui des bêtes de somme : « Lorsque des millions d’hommes ne peuvent plus, par leur extrême effort, gagner la nourriture pour eux-mêmes et qu’un homme sur trois pendant trente-six semaines l’an est à court de pommes de terre de troisième qualité, les choses qui ont été, il faut décidément qu’elles se préparent à se modifier » (1900 : 267).

Étrangement, Carlyle est un fervent défenseur de 1789, mais un opposant tenace au capitalisme, à la démocratie et à l’universalité des droits humains. Il a autant à cœur l’influence d’une certaine transcendance sur l’organisation sociale qu’il compatit pour le sort malheureux des ouvriers à l’aube de l’industrialisation européenne. Pour lui, l’être humain doit non seulement se révolter contre les institutions monarchiques et religieuses, décidément obsolètes, mais aussi contre le système parlementaire ou, pire encore, l’utilitarisme d’un Bentham ou d’un Paley. Selon Carlyle, il s’agit là d’une « vertu par profit et par perte », semblant de programme philosophique de plus en plus en vogue et qui ne produit qu’une unique conséquence : réduire « l’infinie et céleste âme de l’homme à une sorte de balancier à foin, pour y peser foin et chardon, plaisirs et peines » (1900 : 120). Les valeurs que propage le XIXe siècle relèvent ainsi d’un subterfuge que seul un nouveau héros de la trempe d’un Mahomet ou d’un Luther pourra renverser. Il n’y a pas de doute que ce héros arrivera bel et bien et que cette « douloureuse décadence » (1900 : 25) ne sera pas éternelle :

Tout ceci, Liberté et Égalité, suffrages électoraux, indépendance et ainsi de suite, nous le prendrons donc pour un phénomène temporaire, en aucune façon pour un phénomène final. Quoique vraisemblablement devant durer un long moment, avec d’assez tristes embrouillements pour nous tous, il faut l’accueillir comme la pénalité de péchés qui sont passés, comme le gage d’inestimables bienfaits qui sont en train de venir (1900 : 201-202).

La découverte du fonctionnement de l’histoire justifie les élans d’optimisme, car la pérennité du cycle héroïque et la compréhension de son mécanisme métamorphosent les périodes de décadence en de non moins longues périodes d’attente. La misère terrestre peut ainsi être transcendée par l’apparition d’une figure supra-humaine dont le rôle premier est de ré-harmoniser l’ordre social, de détruire les anciennes idoles et de propager la foi dans la dignité humaine, ou du moins dans celle de ses divers adeptes. Toutes les antiques notions chrétiennes qui servaient à marquer le temps — les concepts d’apocalypse, par exemple, de palingénésie, de péché et de rédemption — semblent avoir trouvé ici une nouvelle utilité. Cela n’indique pas tant que Carlyle, au même titre que certains réactionnaires ou socialistes du XIXe siècle, est un hérétique mais que, plus banalement sans doute, il n’existerait que très peu de façons de concevoir le temps lorsqu’il est inscrit sur un axe positif où triomphera, un jour, une forme de régénération pour l’être humain. La posture de Carlyle s’apparente à celle du prophète ; même, il est ce héros dont il fait l’éloge. Ne reste plus qu’à savoir si l’histoire est bel et bien intelligible, et si lui-même ne fut pas un charlatan.

Carlyle au regard de l’histoire

Je conclus maintenant en énonçant quelques remarques de manière à synthétiser certains points, et encore en complexifier certains autres. Comme il a déjà été mentionné, l’œuvre de Carlyle est habituellement perçue, par un Zeev Sternhell, un Stephen Holmes, par un Albert O. Hirschmann ou, encore, par un Isaiah Berlin, comme une œuvre typiquement réactionnaire, d’extrême-droite ou encore proto-fasciste qui reflèterait et, pire encore, constituerait le germe de certains courants politiques pathogènes apparus par la suite. Cette analyse pose problème, car il va sans dire que sans être complètement fausse, elle n’est pas nécessairement vraie en tous points. L’un des constats qui ressort de l’étude des textes de Carlyle est que son œuvre brouille davantage les notions phares de la science politique ou de l’histoire des idées qu’elle ne les éclaircit. Il est facile, évidemment, de camoufler les contradictions internes qui sous-tendent son œuvre, de projeter sur elle une cohérence dont elle est dépourvue, ou d’y voir une préfiguration de tel ou tel dictateur en tissant ici et là certains parallèles à partir de citations dont le ton révèle une forme d’excitation ou de fanatisme, disons, peu recommandables. D’un autre côté, il est aussi possible de montrer pourquoi certains amalgames sont suspects, en quoi les complexités de son texte ne se réduisent pas à des programmes politiques, et comment l’histoire des idées, discipline des plus modernes, a besoin d’exagérer les ressemblances pour simplement exister. Non seulement ce qui est dissemblable se pense moins bien que ce qui a l’apparence d’être uniforme, mais il est encore plus difficile de penser l’anomalie, l’écart, l’exception ou encore l’absence de cohérence dans la longue durée. Je n’en donnerai ici que deux exemples.

Il existe une longue tradition située à droite de l’échiquier politique qui considère les manifestations populaires comme des phénomènes redoutables, le culte des héros politiques comme une espèce de viol, sans faire mention d’innombrables analyses qui soulignent le caractère arriéré et primaire des foules, des masses et des groupes. On peut penser évidemment à Nietzsche, à Gustave LeBon, à Freud ou encore, récemment, à Philippe Muray. On peut aussi se référer aux analyses faites il y a déjà plus de deux siècles, par Edmund Burke et par Joseph de Maistre, sur les Jacobins et les sans-culottes, et qui vont bien sûr à peu près dans le même sens. Ce qui surprend dans l’œuvre de Carlyle est qu’il s’oppose à ce type d’analyse. On y trouve en fait tout le contraire : même si cela est fait sur un ton paternaliste, à la limite de la condescendance, Carlyle ne dénigre pas le culte, l’idolâtrie ou les manifestations religieuses mais les encourage, allant jusqu’à voir dans ce type de phénomènes un baromètre de la santé des populations. Rien de plus sain pour lui que l’enthousiasme et l’engouement pour un idéal, rien de plus néfaste qu’une élite cynique coupée du commun des mortels ou qu’un enseignement conçu pour les happy few. Semblable distinction pourrait, bien sûr, être aussi faite au sujet de Mahomet, habituellement vu par les chrétiens et par la droite traditionnelle et même moderne comme un ignoble charlatan sans qu’il n’y ait eu aucun changement important dans ce type d’analyse depuis Jean Damascène au VIIIe siècle jusqu’à Norman Podhoretz ou Maurice Dantec en ce début du XXIe siècle. Le même commentaire s’applique aussi à Luther qui demeure la bête noire de plusieurs réactionnaires depuis Joseph de Maistre si ce n’est Artus Désiré au XVIe siècle, et que Carlyle perçoit comme l’une des figures phares de l’histoire humaine. Dès lors, soit il faut ajuster les critères, soit il faut changer les notions ou tout simplement revoir les classements, les groupes et les catégories, car, tout dépendant des facettes, Carlyle s’avère, avant même qu’on ne creuse davantage la question, un penseur du peuple, un penseur religieux, un admirateur des iconoclastes, un défenseur du prolétariat, un historien des figures christiques, si ce n’est un prophète romantique qui croit au rôle sacral de l’écrivain.

La dernière remarque concerne la notion de culte du héros, qui préfigurerait pour certains critiques et historiens des idées, comme il en a été mention, le culte du chef, du Führer, du dictateur tel qu’il est apparu au XXe siècle. Des questions surgissent aussitôt à ce sujet. Dans l’abrégé de l’histoire de l’humanité que représente son livre sur les héros, Carlyle ne considère comme tel qu’au maximum une dizaine de personnes depuis l’apparition de l’écriture. Odin, Mahomet et Luther sont les trois seuls chefs religieux qu’il reconnaît ; Dante, Shakespeare et Rousseau, les seuls écrivains qu’il admire, quoique parfois avec réserves ; Cromwell et Napoléon, les seuls guerriers politiciens qu’il valorise compte tenu qu’ils ont œuvré à accroître la liberté humaine. Henry IV et Louis XIV sont vus comme des charlatans, Robespierre comme un tyran sanguinaire, Frédéric II est au mieux méprisable. Carlyle, soulignons-le, ne fait mention ni de Caligula, ni de Néron, ni d’Attila, ni de Jules César, ni de Constantin, ni de Saint-Louis, ni de Richard Cœur de Lion. Les sphères politiques et religieuses sont pour lui des arènes où le charlatanisme est la norme et le héros l’exception. Dans l’histoire de l’humanité, il n’y a eu que quelques rares écrivains, quelques rares êtres talentueux et authentiques, et Shakespeare en est le plus grand modèle. Alors, il est tout à fait légitime de se demander en quoi et pourquoi Carlyle devrait nécessairement préfigurer des écrivains mineurs comme Maurice Barrès, Alfred Rosenberg (rédacteur en chef du Völkischer Beobachter), pire encore Julius Streicher (fondateur du Der Strümer), ou encore des dictateurs sanguinaires comme Benito Mussolini et Adolf Hitler.

L’un des problèmes majeurs en histoire des idées est que la sélection des arguments que l’on utilise chez les écrivains du passé, ou chez quiconque produit du discours, se fait invariablement en fonction du point d’arrivée, et que c’est ce dernier qui produit le sens que l’on veut bien découvrir. Carlyle pèche évidemment par excès de langage et semble parfois faire l’éloge du fanatisme, de la force, de la brutalité et de la guerre ; mais il s’insurge aussi contre la misère, l’exploitation, l’indifférence et les injustices qu’il perçoit à son époque. Il fabrique, comme un autre, des causalités suspectes, il s’imagine que l’empire du mal a atteint des proportions sans précédent et qu’il faut y mettre fin. Il est, somme toute, un révolutionnaire typique du XIXe siècle, un reflet des espoirs et des craintes de cette période, une image à la fois littéraire et politique des désirs et des aveuglements qui abondent à cette époque, époque qui doit être pensée comme une totalité incohérente, fondamentalement illogique et habitée par des contradictions insurmontables à moins qu’on ne veuille faire le procès de tout un siècle, ou encore qu’on ne préfère trouver quelque réconfort métaphysique en la métamorphose de tel ou tel penseur de cette période en bouc émissaire des malheurs du siècle dernier.