Le héros robespierriste, entre l’incarnation du peuple et la victime sacrificielle
Si l’imaginaire entourant la Révolution française est si riche en mythes, symboles et rituels de toutes sortes, c’est que les révolutionnaires s’inventent au fil des événements et façonnent une série de représentations qui leur servent à penser la nouvelle société qu’ils prétendent construire à neuf. Comme tout grand récit, la Révolution finit par se doter de héros réputés avoir contribué à la fondation, à la conduite ou au maintien de la nation. De toutes les grandes figures révolutionnaires, Robespierre est sans doute celui qui se distingue le plus, non seulement parce qu’il représente la phase la plus radicale et la plus violente de la Révolution, mais aussi, voire surtout, parce qu’il en vient à incarner la Révolution elle-même, dans ce qu’elle a de plus pur, de plus utopique, de plus extrême. C’est à cette figure du héros robespierriste que l’on s’attachera : on verra d’abord comment fluctue l’imaginaire héroïque du début de la Révolution à la Terreur, puis on tentera de saisir les caractéristiques essentielles du héros robespierriste, dans sa tension entre l’héroïsme collectif et l’image de la victime sacrificielle.
Le héros collectif
Dans ses principes, la Révolution de 1789 est incompatible avec tout culte du héros : l’égalité nouvellement acquise doit précisément empêcher à un homme de s’élever au-dessus des autres. L’héroïsation monarchique est rejetée, en même temps que toute forme de domination d’une figure individuelle sur la collectivité. Ce discours égalitaire et ce nivelage apparaissent clairement dans une chanson révolutionnaire de la sans-culotterie (citée par Vovelle 1985 : 128) où il est explicitement dit :
Il faut raccourcir les géants,
Et rendre les petits plus grands,
Tous à la même hauteur,
Voilà le vrai bonheur.
C’est littéralement ce que fait la Révolution par le biais de l’appareil législatif dont elle se dote, mais également par l’intermédiaire de la guillotine, cette « grande égalisatrice » qui raccourcit les « géants » qui auraient voulu s’élever au-dessus du niveau de la nation. Apparaît ainsi dans le discours un nouveau type de héros : le héros collectif. On glorifie le peuple vainqueur de la Bastille ou des Tuileries, les armées républicaines victorieuses ou encore la nation unie préparant la grande Fête de la Fédération. Les représentations picturales de la prise de la Bastille montrent toutes à peu près le même tableau : le peuple, réuni en une seule masse, affronte la forteresse comme un seul homme. Aucune figure individuelle ne ressort de la foule : le héros de l’événement est bien la collectivité dans son ensemble. De la même manière, les discours exaltent les représentations du peuple s’exprimant d’une seule voix et unissant ses forces dans un but commun. Louis Sébastien Mercier, dans le Nouveau Paris, une œuvre panoramique racontant l’histoire de Paris pendant la Révolution, fait le portrait suivant de ce héros collectif qu’il nomme le « patriote de 89 » : « C’est celui qui dès cette époque embrassa la révolution, sans ambition personnelle, par amour pour sa patrie, par haine pour le despotisme et l’oppression » (Mercier 1994 [1798] : 469). Le héros collectif a des caractéristiques semblables à celles qui sont traditionnellement attribuées au héros individuel : dévoué à la cause, énergique, il ne tire aucun intérêt personnel des actions qu’il accomplit. Lorsqu’il décrit la « semaine mémorable » de la prise de la Bastille, c’est encore au héros collectif que Mercier fait appel :
Ce fut la fougue impétueuse du peuple qui détermina tous ces grands mouvements […]. En deux jours de temps la ville avait pris tout l’appareil d’une immense ville de guerre. On ne faisait que toucher aux murailles, et elles tombaient. De gros canons furent enlevés aux Invalides comme par enchantement, et sans l’avoir appris, chacun savait faire l’exercice et manier les armes (Mercier 1994 [1798] : 121-122).
Encore une fois, l’énergie du peuple est mise de l’avant à travers sa « fougue impétueuse ». Ce qui frappe surtout est la force surhumaine dont fait preuve le peuple et qui le rend capable d’accomplir les tâches les plus ardues avec une facilité inouïe. Mercier précise bien qu’il suffisait au peuple de toucher les murailles pour qu’elles tombent, que les canons des Invalides ont été enlevés « comme par enchantement » et que chaque citoyen a appris instantanément, comme par magie, à manier les armes. C’est bien là le propre du héros : il accomplit ce qui n’est pas normalement possible et il le fait avec une facilité stupéfiante. Les superhéros du XXe siècle nous ont habitués au topos de la transformation : un homme ordinaire, confronté à une situation extraordinaire, se transforme et devient instantanément un héros. Or c’est un peu ce qui se passe ici : le peuple, hier tout à fait ordinaire, se transforme sous le coup des événements et se découvre soudainement une force insoupçonnée qui le rend capable d’accomplir les exploits les plus inattendus. Mercier est très sensible à la force de l’union, à l’unanimité citoyenne et ici, c’est précisément le fait d’être uni qui donne au peuple cette force incroyable (Lotterie 2006). On trouve un phénomène semblable dans les récits de la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, qui célèbre le premier anniversaire de la prise de la Bastille et qui cherche à assurer la pérennité des principes de la Révolution en faisant prononcer simultanément à tous les citoyens de la nation un serment solennel. Plusieurs commentateurs de l’événement — dont Mercier — insistent sur la gigantesque commotion qui se serait fait ressentir au moment précis du serment, commotion que Mercier va jusqu’à comparer à une « expérience d’électricité » (Mercier 1994 [1798] : 78). Tout se passe comme si l’unicité et l’unanimité nationales avaient quelque effet magique ou surnaturel et que le peuple, hier esclave, devenait, presque miraculeusement, héros de la Révolution et, par le fait même, héros de l’Histoire.
L’émergence de figures héroïques individuelles : panthéonisation et culte des martyrs
Parallèlement à ce héros collectif émergent progressivement dans l’imaginaire social des figures de héros individuels. C’est d’abord Mirabeau, puis Le Peletier et Marat qui s’élèvent au-dessus de leurs compatriotes, sur qui ils ont un avantage considérable, celui d’être morts. S’il doit y avoir un héros révolutionnaire, il ne peut être que posthume : tout se passe comme si la mort seule pouvait autoriser l’élévation au-dessus du « niveau » national. Lorsque Mirabeau meurt des suites d’une maladie en avril 1791, la Convention célèbre en grande pompe ses funérailles et acclame en lui rien de moins que l’« Hercule » de 1789. Se pose alors la question de la sépulture : certains proposent de l’enterrer à la basilique de Saint-Denis, au milieu des rois de France, d’autres au Champs-de-Mars, sous l’autel de la patrie. On décide finalement de porter sa dépouille à la nouvelle église Sainte-Geneviève, que l’on transforme en temple des grands hommes, instituant du même coup la pratique de la panthéonisation (Bonnet 1998). En 1793, Le Peletier et Marat rejoindront les rangs des héros révolutionnaires individuels célébrés à titre posthume, mais ils joueront dans le discours un rôle bien différent, celui de martyr. Le fait d’avoir été assassinés leur confère dans l’imaginaire collectif une nette supériorité symbolique. C’est d’abord Le Peletier, un député qui avait voté pour la mort de Louis XVI, qui est assassiné par un royaliste la veille de l’exécution du roi, en janvier 1793. Aussitôt, on en fait un martyr de la liberté : son corps mutilé est promené dans les rues de la ville, puis exposé place Vendôme sur le socle de la statue équestre de Louis XIV, comme si, par sa mort, il se substituait au grand roi. La mise en scène de la cérémonie funèbre déborde de pathos : non seulement le cadavre est presque entièrement dénudé pour laisser voir sa large blessure, mais la torche qui éclaire le convoi est faite avec les vêtements ensanglantés du mort. Le sang du martyr est exhibé pour appeler à la vengeance, mais également pour sublimer la mort en la transformant en sacrifice pour la patrie.
Cette mise en spectacle du corps est encore plus frappante dans le cas de Marat, assassiné par Charlotte Corday le 13 juillet 1793. Député radical siégeant à la Convention, Marat est également un journaliste adulé dans les milieux populaires : il fait paraître un journal intitulé L’Ami du peuple, titre par lequel on finit par le désigner lui-même. La mort de Marat suscite une vaste commotion et donne lieu à un véritable culte. Peu de temps après sa mort, un député de la Convention, prenant position dans le débat sur le culte religieux, affirme on ne peut plus clairement : « Nous ne devons avoir d’autre culte que celui de Marat ». Divinisé, l’ami du peuple se substitue aux héros du christianisme, que la Révolution rejette, mais dont elle reprend néanmoins les symboles. On fait de Marat un véritable saint révolutionnaire : on le représente auréolé et, comme tout bon martyr, son corps mutilé est donné en spectacle. La cérémonie funèbre, planifiée par le peintre David, prévoyait initialement que Marat soit transporté de par les rues dans la baignoire même où il a été assassiné, mais l’état avancé de décomposition du corps a rendu impossible cette mise en scène qui visait à reconstituer les circonstances du meurtre, comme pour le rejouer1. Le corps de Marat est finalement exposé dans l’église des Cordeliers après avoir reçu les soins jadis réservés aux rois et aux saints : non seulement il est embaumé, mais son cœur, embaumé lui aussi, est conservé dans un vase, comme une relique sacrée. Saint martyr ayant consenti au sacrifice de soi pour la patrie, Marat est traité comme un nouveau Christ. Le Journal de la Montagne, qui fait le récit de la cérémonie funèbre, relate ce détail étonnant : des femmes recueillent le sang qui s’écoule du cadavre, comme Marie Madeleine au pied de la croix. Le journaliste poursuit en s’exclamant : « Que le sang de Marat devienne une semence d’intrépides républicains » (cité par Guilhaumou 1986 : 71). Si l’allusion sexuelle peut surprendre au premier abord, elle s’inscrit de plain-pied dans l’imaginaire de l’époque, qui associe étroitement la virilité, la fécondité et l’engagement républicain. Faire du sang du martyr une semence fertile est aussi un moyen d’assurer la postérité puisqu’on s’attend à ce qu’en sortent « d’intrépides républicains ». L’engendrement symbolique suggéré par l’association du sang et du sperme devient une forme de résurrection qui immortalise celui qu’on appelle « le divin Marat ». Une fois de plus, c’est la figure du Christ qui s’impose. C’est encore cette figure qui sera retenue près d’un an et demi plus tard, lors de la panthéonisation de Marat2. La République lui adresse l’éloge suivant : « Comme Jésus, Marat aima ardemment le peuple et n’aima que lui. Comme Jésus, Marat détesta les rois, les nobles, les prêtres, les riches, les fripons et comme Jésus, il ne cessa de combattre ces pestes de la société3». Marat est donc présenté comme un nouveau messie qui fait le sacrifice de sa vie pour racheter ses prochains et pour assurer le triomphe de la liberté (Bowman 1973).
Cette imagerie sacrificielle n’est pas le fruit que des hommages posthumes rendus à l’ami du peuple. Marat a lui-même contribué à la forger dans ses écrits journalistiques, où il se complait à se peindre comme un éternel persécuté. Ses textes développent le topos récurrent du sacrifice de soi et reprennent en cela certains éléments canoniques de l’hagiographie. De son vivant, il se présente donc comme un saint martyr et comme un Christ injustement persécuté. Cela apparaît clairement dans un autoportrait rédigé en janvier 1793 ; il dit : « À cinq ans, j’aurais voulu être maître d’école, à quinze ans professeur, auteur à dix-huit, génie créateur à vingt, comme j’ambitionne aujourd’hui la gloire immortelle de m’immoler pour la patrie » (Marat 1793 : n.p.). On remarquera au passage l’étrange évolution de l’ambition de Marat, qui passe de professeur à écrivain, puis d’écrivain à martyr. Philippe Roger fait bien remarquer que Marat met constamment en scène son dévouement indéfectible pour la cause, dévouement qui est à prendre au sens fort du terme, dans sa parenté avec la devotio romaine (Roger 1986). Chez les Romains, la devotio est le pacte qu’un chef de guerre fait avec les dieux des Enfers pour obtenir la victoire de son armée en échange de sa vie. Il s’agit bien d’une offrande, d’un don de soi pour le salut de la cause. C’est précisément ce type de dévouement sacrificiel que Marat met en scène dans ses textes. Anticipant constamment la mort, il semble l’appeler, la souhaiter, de telle sorte que le geste de Charlotte Corday consacre l’idole plus qu’il ne la supprime : le meurtre assure la réalisation de la prophétie et, du même coup, la sanctification du héros-martyr.
À ces deux héros martyrs s’en ajoute un troisième, Chalier, un révolutionnaire radical exécuté par les Girondins à Lyon, dans des circonstances particulièrement horribles. Selon l’anecdote, la guillotine, habituellement assez efficace, aurait mal fonctionné et il aurait fallu faire tomber la lame trois fois, pour enfin terminer le tout au couteau. On peut imaginer que le pouvoir jacobin, à Paris, s’est empressé de récupérer cette mort physiquement éloquente pour placer Chalier aux côtés de Le Peletier et de Marat afin de former une « Trinité des martyrs de la liberté » (c’est le terme utilisé à l’époque). La constitution de figures héroïques individualisées s’effectue donc par le truchement d’une vaste mystique religieuse directement inspirée du christianisme. Dans cette dernière, c’est la mort qui confère l’héroïsme et qui permet à un individu de s’élever au-dessus de la masse pour devenir l’objet d’un culte.
Le héros robespierriste
La figure du héros robespierriste se développe en dialoguant avec ces deux facettes de l’imaginaire héroïque que sont l’héroïsme collectif et l’héroïsme sacrificiel.
Obsédé par la corruption interne de la république, Robespierre met en œuvre la politique de la Terreur, cette vaste entreprise d’épuration visant à nettoyer la nation des foyers susceptibles de propager l’anti-républicanisme. Dès lors, ce ne sont plus seulement les aristocrates et les contre-révolutionnaires qui sont envoyés à l’échafaud, mais les révolutionnaires eux-mêmes, pour peu qu’ils soient jugés modérés. Cette épuration se fait au nom des principes révolutionnaires, auxquels Robespierre s’assure de ne jamais déroger. Celui qu’on appelle l’Incorruptible tient effectivement à faire coïncider son image personnelle avec les principes qu’il défend, de telle sorte qu’il en vient non seulement à régner sur la Révolution, mais à l’incarner dans l’imaginaire collectif (Gueniffey 2003 : 343).
On tentera de dresser un portrait du héros robespierriste à partir de deux discours qui, précédant de peu la chute du clan, offrent une image éloquente de l’héroïsme qu’ils souhaitaient que la postérité leur confère. Le dernier discours de Robespierre, prononcé le 8 thermidor an II — la veille de sa chute —, présente une bonne synthèse du portrait qu’il trace de lui-même en guide et personnification de la Révolution. Accablé par les factions qui veulent le destituer, Robespierre sent sa fin approcher et tente de renverser la vapeur en se peignant comme un héros révolutionnaire. Ce faisant, il poursuit une double visée : il cherche d’une part à sauver sa peau en renversant l’opinion qui s’est liguée contre lui — ce qui ne fonctionnera pas — et, d’autre part, il prépare sa postérité, il aménage sa place dans l’histoire en se présentant comme un révolutionnaire pur, victime des traîtres de la patrie. Le lendemain, Saint-Just, son indéfectible allié, prononce à son tour un discours à la Convention, dans le même but. Il présente lui aussi Robespierre non seulement comme une incarnation des principes républicains, mais comme un héros de la Révolution.
La stratégie argumentative de Robespierre et de Saint-Just repose sur un principe simple : accuser leurs accusateurs de ce dont on les accuse. Il s’agit donc de renverser l’accusation point par point. On accuse Robespierre d’avoir divisé la Convention pour mieux régner : il accuse ses accusateurs d’avoir créé des factions dans le même but. On accuse Robespierre de dissimuler des projets contre-révolutionnaires sous les dehors de la vertu : il accuse à son tour les factions de servir la contre-révolution sous des apparences trompeuses. On accuse Robespierre de dictature : il accuse ses ennemis de vouloir le renverser pour établir la dictature. L’utilisation de cette stratégie argumentative indique qu’il existe un parfait consensus sur les principes qui doivent prévaloir et même sur les topoi employés : théorie du complot, idéal de transparence — en opposition à la dissimulation —, autorité suprême de la loi, nécessité de la purification, etc. Même les exempla antiques sont identiques des deux côtés. Les ennemis de Robespierre le présentent comme un Catilina moderne ou encore comme un nouveau Sylla. Il leur fait exactement le même reproche en les accusant d’être de nouveaux Catilina qui souhaitent renverser la république, alors que Saint-Just compare les dirigeants des factions à des Sylla au service de l’aristocratie. La confrontation n’est donc pas un débat d’idées, mais d’images : chaque clan doit réussir à convaincre l’opinion publique que c’est lui qui incarne les valeurs républicaines (desquelles on ne discute pas) et qui en est le véritable défenseur.
Robespierre mobilise la théorie du complot, un topos récurrent dans l’imaginaire révolutionnaire, et commence son discours en disant : « Tout s’est ligué contre moi et contre ceux qui avaient les mêmes principes » (Robespierre 1965 : 289). Il endosse ainsi le rôle du persécuté, de l’homme seul contre tous. De la même manière, Saint-Just se présente comme un « homme isolé », « marchant seul » et subissant injustement l’acharnement de ses persécuteurs. L’évocation des ennemis ponctue les deux discours et sert à construire une image de héros en opposition à la figure du traître. Cela dit, dans les deux discours — et surtout chez Robespierre — , le modèle du « moi » contre « eux » finit par se transformer en un « nous » contre « eux », par une inclusion progressive du peuple dans le clan des persécutés. Robespierre joue ici sur son image de personnification de la Révolution. L’association métonymique qui lie Robespierre à la Révolution sous-entend que s’en prendre à l’Incorruptible revient à s’en prendre au mouvement révolutionnaire lui-même, et donc, au peuple. Le passage du « moi » au « nous », en ce qu’il vise à faire fusionner l’individuel et le collectif, renvoie à la figure dépersonnalisée du héros collectif, qui est d’ailleurs abondamment représentée dans les deux discours, notamment à travers l’évocation des citoyens victorieux qui ont renversé la monarchie ou encore des soldats républicains qui écrasent aux frontières l’ennemi extérieur. Par un effet d’amalgame, le prestige de ces figures héroïques est transféré sur les individus qui s’y associent. Si Robespierre et Saint-Just reprennent à leur compte l’imaginaire égalitaire qui est à la base de l’héroïsme collectif, c’est, paradoxalement, dans le but de faire admettre un héroïsme individuel.
Les robespierristes mobilisent aussi abondamment la figure de la victime sacrificielle. L’insistance rhétorique sur la persécution contribue clairement à véhiculer cette image. Robespierre se présente comme un nouveau Socrate, injustement persécuté, mais prêt à accepter stoïquement la ciguë qu’on lui présente : « S’il faut que je dissimule ces vérités, dit-il, qu’on m’apporte la ciguë » (Robespierre 1965 : 290). Il poursuit en accusant ses ennemis de fomenter « le projet de lui arracher le droit de défendre le peuple, avec la vie. Oh ! je la leur abandonnerai sans regret ; j’ai l’expérience du passé, je vois l’avenir. Quel ami de la patrie peut vouloir survivre au moment où il n’est plus permis de la servir et de défendre l’innocence opprimée » (Robespierre 1965 : 290). Ce motif du sacrifice revient encore à la fin du discours : « Pour moi, dont l’existence paraît aux ennemis de mon pays un obstacle à leurs projets odieux, je consens volontiers à leur en faire le sacrifice, si leur affreux empire doit durer encore » (Robespierre1965 : 305). On remarque le même dévouement sacrificiel que l’on avait observé chez Marat, à cette nuance près que Robespierre fait don de soi non pas pour racheter, par sa mort, sa patrie en péril, mais par inflexibilité, par refus de cautionner une république aux principes dégradés. Le héros robespierriste est donc un héros de la rigueur et de la fidélité aux principes : c’est pour ces valeurs, aussi abstraites soient-elles, qu’il consent à faire le sacrifice de sa vie. Il s’apparente moins à un Christ rédempteur qu’à un héros romain se suicidant par conviction républicaine, tel Caton ou Brutus. Au sommet de ces principes défendus par les robespierristes se trouve la vertu, notion malléable s’il en est, que Robespierre prétend incarner et qui est présentée par lui comme le chemin honorable qui doit le mener à l’échafaud : « Défendons la cause du peuple, au risque d’en être estimé ; qu’ils [les méchants] courent à l’échafaud par la route du crime, et nous par celle de la vertu » (Robespierre 1965 : 307).
Comme souvent chez Robespierre, le raisonnement se présente sous une forme binaire : la vertu permet d’effectuer un tri entre les bons et les méchants, c’est-à-dire entre les criminels justement condamnés et les héros, qui sont des victimes sacrificielles. La mort imminente, inévitable, est constamment mise en scène dans le discours et elle donne à la parole un caractère d’outre-tombe qui la légitime et la sublime. Parler au seuil de la mort confère un statut de héros posthume qui immunise contre les attaques. Robespierre, en consentant au sacrifice de soi, se rend intouchable : « Que peut-on objecter, dit-il, à celui qui veut dire la vérité, et qui consent à mourir pour elle ? […] que peut-on objecter à un homme qui a raison, et qui sait mourir pour son pays ? » (Robespierre1965 : 307) L’acceptation de la mort devient un gage de pureté et, par le fait même, elle rend inutile toute argumentation. Saint-Just utilise la même stratégie d’immunisation en se représentant constamment au seuil du tombeau. Il ouvre son discours en évoquant la roche Tarpéienne, ce rocher adjacent au capitole romain où avaient lieu les exécutions capitales : « le cours des choses a voulu que cette tribune aux harangues fût peut-être la roche tarpéienne pour celui qui viendrait vous dire que des membres du gouvernement ont quitté la route de la sagesse » (Saint-Just 2004 : 770). En faisant de la tribune la roche Tarpéienne, Saint-Just sous-entend que l’orateur s’auto-condamne en prenant la parole. Comme chez Robespierre, le héros est prêt à risquer la mort pour accomplir sa mission suprême : dévoiler la vérité4. Puisant dans des images séculaires, il se présente ainsi comme un messager prêt à mourir après avoir assuré la transmission de son message.
Si le héros robespierriste accepte la mort aussi stoïquement, c’est qu’il se croit assuré d’être réhabilité par la postérité. Cette stratégie repose sur un topos répandu : « je suis incompris aujourd’hui, mais l’avenir me donnera raison ». C’est pourquoi Saint-Just, jouant à son tour de binarisme, peut affirmer : « Le bien, voilà ce qu’il faut faire, à quelque prix que ce soit, en préférant le titre de héros mort à celui de lâche vivant » (Saint-Just 2004 : 777). Robespierre, pour sa part, se constitue en héros posthume en disant : « La mort n’est point un sommeil éternel. […] La mort est le commencement de l’immortalité » (Robespierre 1965 : 292). Dans cette association paradoxale entre la mort et l’immortalité se trouve, en arrière-plan, la figure du martyr, qui a été amplement exaltée par l’imaginaire révolutionnaire : seule la mort a le pouvoir de sanctionner l’héroïsme individuel et, partant, de faire accéder à l’immortalité. Comme Marat, Robespierre serait immortel parce que martyr.
L’héroïsme robespierriste, tel qu’il se donne à voir dans les deux textes étudiés, présente une dernière particularité qui combine l’héroïsme collectif et l’héroïsme sacrificiel, soit la dimension langagière. Le héros robespierriste se présente effectivement comme un héros du langage. Le discours de Saint-Just en offre un exemple frappant. Au cœur de son discours, le bras droit de Robespierre fait un long aparté dans lequel il plaide en faveur de l’éloquence ; il cherche par là à renverser l’accusation selon laquelle Robespierre serait un « tyran de l’opinion », un trop bon orateur qui se servirait malhonnêtement du langage pour tromper ses concitoyens. Saint-Just rappelle que la libération de la parole et le développement de l’art oratoire sont inséparables de l’avènement de la démocratie : puisqu’ils sont à la base des principes de la Révolution, ils peuvent difficilement être considérés comme néfastes. La libération du langage dont se réclament les robespierristes fait effectivement partie intégrante du grand récit de fondation de la République et participe de l’imaginaire collectiviste : la démocratisation de la parole apparaît ainsi à la fois comme un acquis de la Révolution et comme une condition d’accès ou de maintien de la liberté. Pour les révolutionnaires, la prise de parole collective est une conquête célébrée au même titre qu’une victoire militaire : habiles rhétoriciens, les robespierristes ne font donc que manier une arme que la Révolution a mise à leur disposition et qui a permis au peuple de reprendre ses droits :
Êtes-vous donc de la cour de Philippe, vous qui faites la guerre à l’éloquence ? […] Il n’est point de despote au monde, si ce n’est Richelieu, qui se soit offensé de la célébrité d’un écrivain. […]
Avez-vous vu des orateurs sous le sceptre des rois ? Non. Le silence règne autour des trônes ; ce n’est que chez les peuples libres qu’on a souffert le droit de persuader ses semblables : n’est-ce point une arène ouverte à tous les citoyens ? Que tout le monde se dispute la gloire de se perfectionner dans l’art de bien dire, et vous verrez rouler un torrent de lumières qui sera le garant de notre liberté (Saint-Just 2004 : 782).
En arrière-plan de cette représentation de l’orateur en écrivain « éclaireur » se trouve l’image héroïsée des philosophes des Lumières, ces porteurs de flambeau, ces héros du langage réputés avoir ouvert la voie à l’émancipation révolutionnaire. Le héros robespierriste, par l’usage qu’il fait du langage, confirme son rôle de guide de la Révolution en même temps que son engagement pour le peuple, auquel il prête en quelque sorte sa voix et son éloquence5. Le langage héroïse doublement, d’abord parce que c’est par lui que se fait le sacrifice de soi — chez Saint-Just, la tribune est une roche Tarpéienne —, ensuite parce que le langage, qui permet la transmission à la postérité, assure une forme d’immortalité.
Si la postérité ne conserve pas de Robespierre l’image héroïque qu’il aurait souhaitée, elle stigmatise néanmoins cette dimension de génie du langage. La période post-thermidorienne, qui suit immédiatement sa chute, est effectivement marquée par un rejet de la figure de l’Incorruptible qui se double d’une méfiance à l’égard du langage : tout un discours se développe sur les dangers de l’abus des mots et sur les dérives idéologiques auxquelles peut mener le langage. Le Nouveau Paris de Mercier, écrit dans les années suivant Thermidor, est représentatif de cet état d’esprit : le polygraphe, qui s’est toujours opposé aux Jacobins, croit que si les chefs montagnards sont parvenus à régner, c’est qu’ils ont perverti le langage en détournant les mots de leur sens ; le peuple, dupé, les aurait malgré lui suivis dans leurs excès. En bon écrivain, Mercier connaît l’importance des mots ; en bon observateur du réel, il connaît aussi leur pouvoir. Il sait combien il est facile de manipuler une population en jouant avec les mots : « Il ne faut qu’un mot mal interprété pour faire le malheur d’une nation, ainsi qu’il ne faut qu’une opinion fausse pour ravager la terre » (Mercier 1994 [1798] : 237). Mercier refuse de croire que ses compatriotes aient été favorables au règne du sang et de l’arbitraire ; s’ils ont soutenu le régime robespierriste, c’est qu’ils ont été leurrés, manipulés par des discours où les mots avaient perdu leur sens : « Ce sont toutes ces phrases insignifiantes, et même celles qui étaient les plus inintelligibles qui ont été le ciment des prisons et des échafauds » (Mercier 1994 [1798] : 18). Ce discours est déjà celui d’Edme Petit, moins de deux mois après la chute de Robespierre. Le 28 fructidor de l’an II (14 septembre 1794), Petit fait un discours à la Convention dans lequel il attribue la responsabilité de la Terreur au détournement des principes révolutionnaires par le truchement du langage. Il dit, à propos des robespierristes :
Rappelons-nous qu’à commencer par le mot révolution, ils ôtèrent à tous les mots de la langue française leur véritable sens. Rappelons-nous qu’après avoir ainsi jeté partout le trouble, l’incertitude et l’ignorance, ils introduisirent dans le langage une foule de mots nouveaux, de dénominations avec lesquels ils désignaient à leur gré les hommes et les choses à la haine et à l’amour du peuple trompé6.
Pour éviter qu’un tel brouillage ne survienne à nouveau, Petit propose de charger le Comité d’instruction publique de redonner aux mots de la langue française leur « véritable » sens. Il pose ainsi l’hypothèse d’un langage qui serait propre à la Terreur et qui agirait comme un talisman. Qu’elle soit connotée positivement ou non, l’idée que les robespierristes ont été des génies du langage (bons ou mauvais) est fortement ancrée dans l’esprit des contemporains.
Après la chute de l’Incorruptible, l’héroïsme individuel, trop étroitement associé à la dictature, est mis en veilleuse pendant quelques années. On revient alors brièvement au héros collectif, qui avait marqué la première phase de la Révolution, mais les révolutionnaires se cherchent rapidement des icônes capables d’incarner la grandeur de leur histoire. C’est Bonaparte qui s’impose alors comme sauveur de la France et héros du républicanisme. L’on prend toutefois soin de faire de lui un portrait diamétralement opposé au héros robespierriste qui continue à hanter de son ombre la sphère politique. Si, comme Robespierre, on le rapproche de l’héroïsme collectif, on le présente non pas comme une incarnation du peuple dans son ensemble, mais comme le représentant des soldats, ces glorieux défenseurs de la souveraineté nationale. On glorifie ainsi les attributs guerriers de cet « Achille français », ce « conquérant de l’Italie » (Mercier 1994 [1798] : 910, 86) qui ressuscite l’esprit républicain à travers l’Europe. On insiste également sur son air grave, que l’on associe au républicanisme antique, de même que sur son peu de goût pour la parole : « Moins de parole, assure Mercier, annoncera plus de réflexion, et le calme de la physionomie plus de grandeur et de raison » (Mercier 1994 [1798] : 911). Dans le discours du Directoire, la figure héroïque de Bonaparte prend ainsi le contre-pied du héros robespierriste. Autour d’elle se développera dans les décennies suivantes un mythe durable de même qu’une série de représentations centrées sur l’éloquence de l’action.
- 1Cette cérémonie reprend, en en inversant les affects, les pratiques que les autorités pénales mettent en œuvre jusqu’à la fin du XVIIIe siècle : les meurtriers sont souvent condamnés à périr par l’arme même qui leur a servi à commettre leur crime. Tout se passe comme si la symétrie entre les deux mises à mort permettait de compenser ou de racheter le crime par sa punition. C’est un peu le même effet qui est recherché dans le cas de la cérémonie funèbre de Marat : le cortège, en rejouant le meurtre, en intensifie la portée, mais symboliquement, il en annule l’effet puisque Marat, promu au rang de saint martyr révolutionnaire, est immortalisé.
- 2À peine un an plus tard, Marat est dépanthéonisé. Sa chute est aussi brutale que sa gloire a été grande : non seulement ses cendres sont retirées du temple des grands hommes, mais elles sont jetées dans les égouts parisiens.
- 3Éloge funèbre de Jean–Paul Marat, 26 brumaire an II.
- 4Il va de soi que cette « vérité » est loin d’être absolue. L’argumentation des robespierristes consiste précisément à faire passer pour la vérité ce qui n’est en somme que leur vérité.
- 5Le culte de Marat comportait déjà cette dimension langagière, car c’est surtout le journaliste, l’ami du peuple, la parole vive que l’on regrette et que l’on divinise.
- 6Edme Petit, discours à la Convention, 28 fructidor an II ; cité par Baczko 1989 : 171, n. 1.