L’héroïsme comme tactique discursive dans le discours critique de l’immédiat après-guerre en Belgique
Introduction : L’héroïsme, une notion ambigüe
Les histoires mythifiées sont autant de pierres servant à l’édification des histoires nationales et, par ce fait même, à la construction des identités collectives. Ainsi, l’attitude de l’État belge et de son roi Albert 1er pendant la Première Guerre mondiale a largement fortifié la cohésion nationale. Pendant et après la guerre, plus que jamais, la Belgique était personnifiée par son roi, qui fit montre d’une attitude extrêmement courageuse au combat. Dès le début des hostilités, l’ultimatum de l’Allemagne, qui stipulait le libre passage à travers le territoire belge, a été négligé. Comme le rappelle à juste titre Laurence Van Ypersele (2008 : 210), cet ultimatum constituait tant une menace pour la neutralité du pays qu’un attentat à l’indépendance et à l’honneur de ses citoyens. Au fur et à mesure que progressait la guerre, la réputation héroïque du roi ne cessait de croître : l’image la plus connue est sans doute celle du roi-soldat, qui avait choisi de rester avec ses soldats dans les tranchées. Une vingtaine d’années plus tard, dans la nuit du 17 au 18 février 1934, lors d’un tragique accident de montagne, Albert 1er trouva la mort. Les réactions de la presse dans les jours suivants furent unanimes : la Belgique avait perdu un véritable héros et son enterrement équivalait à l’une des dernières prises de conscience de l’identité nationale.
En dépit des atrocités guerrières, il semblait donc que la Belgique sortait la tête haute de la bataille. Du moins, telle est la version officielle de l’histoire. Dans son ombre circule une autre version, moins avantageuse celle-là, qui met l’accent sur l’attitude politique de la Belgique lors des négociations de paix à Versailles. Ainsi, dans son livre La Belgique après la guerre (1921), Paul Colin tire une conclusion qui contredit l’histoire officielle : il remarque que c’est justement après la guerre que la Belgique disparut « comme facteur moral d’une coalition dont elle avait, du moins aux yeux du monde, été le ciment jusque-là » (Colin 1921a : 19). Plus explicitement encore, il affirme :
La Belgique avait un rôle à jouer aux négociations de paix. Je l’ai longuement exposé. Ce rôle lui était en quelque sorte imposé par sa situation géographique, qui en fait le carrefour de l’Occident, — avec cette circonstance adjuvante qu’elle n’a ni culture propre, ni esprit national puisqu’elle est une création fortuite et artificielle de la diplomatie, puisqu’elle est une réalité et non pas une entité (Colin 1921a : 137).
En 1919, Paul Colin était le rédacteur en chef d’une revue politique et littéraire bruxelloise L’Art libre. Le périodique a existé pendant quatre années avant que son directeur ne choisisse de prendre la direction de la revue française Europe. L’Art libre s’inscrit explicitement dans le sillage du mouvement français Clarté, fondé pendant la guerre par Henri Barbusse, Paul Vaillant-Couturier et Henri Lefebvre. Romain Rolland sympathisait aussi avec le groupe, mais n’en a jamais formellement fait partie. Si plusieurs groupes et revues belges ont adhéré à ce mouvement, somme toute éphémère mais néanmoins influent, L’Art libre en a été le représentant officiel. Clarté promulguait des valeurs pacifistes et internationalistes, présentant ainsi de nombreuses parentés phraséologiques avec les autres courants anti-militaristes d’avant-guerre.
L’atmosphère sociale et artistique de l’immédiat après-guerre peut être qualifiée de tendue ; dans ce contexte, le discours des revues comme L’Art libre développe une logique manichéenne opposant deux systèmes de pensée. Il s’agit d’une sociomachie, c’est-à-dire d’une narration de « la lutte entre deux principes, un bon et un mauvais — sorte de narration qu’il est permis de qualifier en effet de vision manichéenne du social. » (Angenot 2008 : 310) Selon ce principe, les « héros » se distinguent des « traîtres », les « jusqu’au-boutistes » s’opposent aux « défaitistes ». La première catégorie regroupe ceux qui continuent après la guerre à diaboliser l’Allemand — le « Boche » — tandis que le second groupe est formé de ceux qui adoptent une position plus modérée et sont pour cette raison considérés par les jusqu’au-boutistes comme des traîtres. Par contre, les défaitistes considèrent leurs propres sympathisants (tel Romain Rolland) comme de véritables héros, et leurs cercles internationalistes ne sont pas exempts de la même distinction aiguë entre héroïsme et traîtrise. Ainsi, dans Le Cadran solaire, un roman d’inspiration autobiographique de Colin, le personnage principal, Paul Surmont, est traité consécutivement comme tenant de l’un et de l’autre.
Dans ce qui suit, nous étudierons de plus près la phraséologie de ce discours clartéiste alternatif, subversif, et exemplifié par les textes de Paul Colin. Il s’agira de déterminer la signification et le statut de la notion d’héroïsme à partir d’un corpus concret dans lequel elle occupe — c’est le moins qu’on puisse en dire — une place importante. Il convient pour s’en convaincre de citer deux textes de Colin qui la thématisent explicitement. Le premier est une conférence prononcée le 25 février 1918 au « lycéum » de Bruxelles. Intitulé La vertu de l’héroïsme et M. Romain Rolland, ce texte correspond à la première apparition en public du jeune rédacteur ambitieux. Le second texte est un livre en néerlandais entièrement consacré à Romain Rolland, publié en 1921. Il s’agit d’une version modifiée, traduite et plus élaborée de la conférence de 1918 : les deux se ressemblent fort, seul le point de vue diffère. Tandis que le livre sur Romain Rolland traite de l’auteur à la lumière de l’héroïsme (comme nous l’apprend le premier chapitre), la conférence aborde l’héroïsme en tant que tel comme objet de réflexion pour ensuite citer Rolland comme illustration concrète. À ces deux références s’ajoutent une série d’articles et de comptes rendus parus dans L’Art libre dans lesquels l’héroïsme est considéré comme une valeur positive importante chez un auteur ou dans un livre.
Principe général : le rajeunissement du mot
Le point de départ de notre réflexion est un constat problématique. Même si l’héroïsme occupe une position cruciale dans le discours colinien, cela ne signifie pas pour autant que la notion soit exempte de toute ambiguïté. Au contraire : comme elle est citée dans plusieurs contextes, elle subit une certaine usure sémantique. Dans le discours social de l’époque, la connotation la plus répandue, nationaliste, est celle des instances officielles, qui glorifient leurs « héros morts pour la patrie. » Le segment internationaliste (et minoritaire) de L’Art libre est à l’opposé de ce discours dominant. La relation entre les deux étant posée par un raisonnement binaire de l’ordre du « ou bien ou bien », il est d’autant plus remarquable qu’une des notions clés du premier soit ensuite reprise par son concurrent. Étant donné que les collaborateurs de L’Art libre veulent rompre avec tout ce qui appartient au passé, et en particulier au passé guerrier, ils doivent, d’une manière ou d’une autre, justifier leur démarche. Colin semble conscient de cette contradiction apparente, car il ouvre les deux textes par une mise en garde contre les dangers du mot « héroïsme » :
Le mot « héroïsme », vous le savez, est un de ces nombreux substantifs qu’on prenait jadis dans une acception beaucoup plus large qu’on ne le fait aujourd’hui, et auquel il serait désirable qu’on restituât toute sa valeur. L’héroïsme physique, l’héroïsme militaire, seul considéré par nos contemporains, n’est qu’une manifestation de cette vertu qui trouve ailleurs, beaucoup d’autres moyens de montrer son existence ; et j’ignore ce qui restreignit le sens de ce mot au courant du XVIIIe siècle (Colin 1918 : 3).
Les problèmes sémantiques liés à la notion de l’héroïsme sont symptomatiques d’un raisonnement plus général. Plusieurs signifiants sont épurés et réinterprétés de façon « correcte » par Colin. Les guillemets qui accompagnent souvent ces notions retravaillées indiquent la polysémie, la contamination du mot, comme par exemple dans « le piège de la “littérature” » (Colin 1921c : 111). L’imprécision sémantique amène Colin à proposer de « rajeunir le mot », s’agissant le plus souvent de concepts généraux, tels « littérature », « internationalisme », « réalisme » ou « homme ». Ainsi, Gnocchi (2007 : 25) remarque que, parallèlement au nouvel humanisme, le mot « homme » devient synonyme de « soldat simple ». Cette tactique discursive du rajeunissement entraîne deux conséquences, qui peuvent être reformulées en termes temporels. Concrètement, le rajeunissement permet de rattacher le discours prôné à un cadre plus général, appartenant soit au passé, soit à l’avenir. Par tactique, nous entendons la définition que donne Michel de Certeau dans L’invention du quotidien 1. Il y oppose la tactique à la stratégie, en précisant que celle-là « n’a pour lieu que celui de l’autre » (De Certeau 1980 : XLVI) et y est donc toujours subordonnée. La stratégie, par contre, « postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et donc de servir de base à une gestion de ses relations avec une extériorité distincte » (De Certeau 1980 : XLVI).
1. D’abord, la reprise de notions connues aide à renforcer la crédibilité de l’énonciateur. Dans un article devenu célèbre sur « la production de la croyance », Bourdieu explique ce principe : partant de la thèse selon laquelle l’efficacité de la parole est inextricablement liée à l’autorité de l’énonciateur, il définit celle-ci comme « un “crédit” auprès d’un ensemble d’agents qui constituent des “relations” d’autant plus précieuses qu’ils sont eux-mêmes mieux pourvus de crédit1» (Bourdieu 1977 : 6). Si, donc, un auteur ou un critique veut vraiment être entendu, il est obligé de situer ses idées nouvelles non seulement par opposition à un cadre donné qu’il définit, mais également par rapport à un cadre existant auquel il s’identifie. Concrètement, Bourdieu observe ce mécanisme chez plusieurs mécènes qui ont déjà fait leurs preuves et qui, par conséquent, sont capables d’introduire tel ou tel jeune écrivain dans le champ littéraire. La dialectique entre le rejet et l’intégration se réalise ici dans la combinaison entre un signifiant connu et un signifié renouvelé. Or, dans son acception de l’héroïsme, Colin reconnaît son appartenance au passé de manière explicite : « Legs de la génération précédente, et d’une double manière : eu égard à la masse de cette génération, cette religion [de l’héroïsme] est née par réaction ; eu égard à certains hommes, elle est née de leurs doctrines et de leur exemple » (Colin 1918 : 7).
Le lien avec le passé ne se situe pas seulement au niveau abstrait des concepts théoriques : plusieurs écrivains connus sont évoqués comme point de référence. L’exemple de Romain Rolland, qui a expliqué des idées nouvelles avec « une âme rajeunie » (Colin 1918 : 11), étant le plus évident, il a donné lieu à ce que Maurice Casteels appelle une véritable « génération Romain Rolland ». D’autres références sont faites à Émile Verhaeren, James Ensor, Georges Eekhoud, etc. Comme le montre assez bien l’exemple du roi Albert, c’est surtout à travers la référence ad personam que le lien avec le passé est établi. Max Scheler fait un constat identique en affirmant que « c’est par des exemples personnels que notre passé reste présent, vivant et efficace dans la fabrique d’or de leur valeur morale » (1987 : 143, notre traduction).
2. D’un autre côté, un pont vers l’avenir est également établi dans la mesure où le rajeunissement procure un certain crédit aux collaborateurs de L’Art libre. En effet, le renouveau du mot n’est rien d’autre que la métaphorisation d’un mécanisme qui est d’abord appliqué à un niveau littéral. Dans les nouvelles revues de l’immédiat après-guerre, ce sont surtout des jeunes qui prennent la parole et établissent le discours critique. La fin de la guerre a marqué la fin d’une génération : une nouvelle, plus jeune et plus dynamique, prend le relais. L’ancienne est caractérisée par le poids de la lenteur des instances officielles et de l’université : deux générations s’opposent. Or, ce qui distingue les jeunes des aînés, c’est précisément le potentiel énorme dont disposent les premiers. Leur raisonnement justificateur se résume comme suit : il est indubitable que la jeunesse constitue une véritable alternative, mais il faut reconnaître en même temps la faillite de la vieille génération et la difficulté des jeunes à formuler un projet clair. Il y a rupture, certes, mais le changement vient d’être entamé et reste encore à être finalisé. Nous reprenons la dynamique entre un potentiel et sa réalisation effective dans la redéfinition de l’héroïsme, c’est-à-dire que sa manifestation concrète sera remplacée par une variante plus latente, considérée comme « vertu » de l’héroïsme.
Dans tous les cas, ce potentiel offre l’avantage de pouvoir servir d’excuse aux imperfections et aux problèmes contemporains. Ceci explique également pourquoi le statut des textes a souvent un caractère intentionnel et vise un programme qui doit encore être réalisé plutôt que de donner une description factuelle d’un état de choses donné. Le ton devient même, par moments, prophétique lorsque Colin affirme dans un de ses comptes rendus qu’« un jour viendra où les “traîtres” [il utilise les guillemets pour se désigner] auront raison aux yeux de tous. » Il dénonce l’imprévoyance des « myopes » et se qualifie lui-même de visionnaire : « Je sais seulement que certaines choses doivent être dites, même si personne ne les écoute […]2» (Colin 1923 : 5). Nous reviendrons sur cette dimension irréaliste.
Redéfinition de l’héroïsme
Jusqu’ici, nous avons analysé les effets qui se situent au niveau de l’énonciation, augmentant la crédibilité de l’énonciateur. Regardons maintenant de plus près ce qui se passe sur le plan de l’énoncé. En quoi consiste au juste le déplacement sémantique de l’héroïsme, dont Colin propose une mise au point toute scientifique ? La redéfinition consiste en une extension du sens qui s’effectue à partir de trois grandes oppositions, à savoir héroïsme latent contre héroïsme concret, héroïsme physique contre héroïsme intellectuel et héroïsme individuel contre héroïsme collectif.
a. L’importance croissante de la dimension latente et abstraite de l’héroïsme est visible dans l’attention portée à la vertu de l’héroïsme au détriment des héros concrets. Dans les mots de Colin lui-même, il s’agit d’un « embryon de système » (Colin 1918 : 7, 18). En faisant abstraction du héros, Colin vise un but comparable à celui du rajeunissement des mots, à savoir indiquer un processus en gestation pour acquérir un peu plus de crédit auprès de son public. En effet, c’est là la première différence notable avec l’ancienne acception de la notion : on a trop parlé de ses manifestations concrètes, extérieures (le plus souvent militaires) au lieu de considérer l’héroïsme comme un état mental, comme un état d’esprit qui (peut) demeure(r) à l’état latent. C’est précisément la Grande Guerre qui a déclenché l’héroïsme actif d’un Romain Rolland, héroïsme qui était déjà en lui sous forme latente.
b. Par conséquent, il faudrait cesser de considérer l’héroïsme uniquement sous sa forme la plus forte — car la plus visible —, l’héroïsme physique ou militaire. Dans un compte rendu de Colas Breugnon de Romain Rolland, Colin affirme : « L’héroïsme ne consiste pas toujours à recevoir des coups ou à en donner, à détruire, à saccager, à asservir — ou à défendre avec passion son bien ou son foyer » (1919b : 51). Le choix offert par cette philosophie de l’héroïsme ne comporte pas d’alternative physique, mais intellectuelle, réaliste ou sociale. Ces trois types sont illustrés respectivement par André Suarès, Charles Péguy et Romain Rolland. Dans un essai sur Charles Péguy, Lucien Christophe fait le même constat : tomber dans la bataille au milieu des balles qui sifflent sera facilement reconnu comme de l’héroïsme, tandis que d’autres gestes, tel s’épuiser à des besognes banales, n’ont jamais été considérés héroïques (1942 : 52-53).
c. Finalement, il est clair que la vertu de l’héroïsme peut se manifester dans un individu : les figures de Romain Rolland, d’Henri Barbusse, d’André Suarès, de Charles Péguy en France ou de Karl Liebknecht en Allemagne en sont toutes porteuses, selon les collaborateurs de L’Art libre. Cependant, si l’héroïsme est associé à un individu, celui-ci est réduit à n’être que la forme dans laquelle « s’incarne, se représente, se simplifie » (Colin 1918 : 12) la vertu de l’héroïsme. Le plus souvent, en effet, celle-ci n’est pas associée à une personne en particulier. Elle revient soit à une idée sous-jacente plus générale de l’héroïsme déjà mentionnée, soit à un collectif qui se revendique à juste titre comme héroïque. Pour ce qui est de cette forme collective, Colin souligne qu’« une génération entière peut être héroïque » (1918 : 5) et il cite l’exemple des pères de famille nombreuse. C’est là une troisième différence avec l’ancienne acception de l’héroïsme. Par « ancienne », nous nous référons à une tradition beaucoup plus lointaine que celle en vigueur pendant la Première Guerre mondiale, tradition qui remonte à la tragédie antique. Les héros y sont des individus tels Prométhée ou Œdipe qui, justement, se distinguent de la foule. Dans la tragédie grecque, seul le héros — contrairement au chœur — apparaît sur l’avant-scène, et cette séparation le distingue. Il est poussé, jeté sur la scène et doit de la sorte subir son destin héroïque. Dans l’article déjà mentionné de Max Scheler, l’auteur distingue entre les personnages exemplaires et les leaders. C’est dans la première catégorie qu’il range le type du héros, mais les deux catégories obéissent à la « loi du petit nombre » (Von Wieser), selon laquelle les leaders et les personnages exemplaires constituent par définition un groupe minoritaire. Ici, pas question d’une individuation exagérée : ce qui importe, c’est le collectif, le groupe, le peuple et non l’individu mis sur un piédestal. Dans la même veine, Colin mentionne l’exemple de Jean–Christophe : dans ce roman, Romain Rolland « porte son système dramatique à l’extrême, introduisant la foule dans le drame » (1918 : 14).
Le statut de l’héroïsme
La signification renouvelée de l’héroïsme est incluse dans un système de pensée plus large. Ce qui frappe dans les deux acceptions de l’héroïsme, c’est leur caractère apparemment fictif, irréel. Le héros et le traître sont des qualifications hyperboliques (le héros comme quelqu’un « hors du commun ») qui s’intègrent bien dans la sociomachie dont il est question. Cette qualification correspondrait exactement aux autres idées des jeunes idéalistes, qui se désignaient eux-mêmes parfois comme des « chevaliers de l’Intention » (pour reprendre les mots de Roger Avermaete) ou, en termes moins élogieux, comme des « utopistes » (selon les reproches faits par leurs adversaires). Il s’agit là d’un présupposé que Colin tend à infirmer, voire à contredire. La manifestation de l’héroïsme véritable n’implique pas une rupture (ne fût-ce que temporelle) avec la réalité, mais au contraire un renouement plus clair que jamais avec elle. Pour Colin, parler d’héroïsme équivaut à aller à l’essentiel, à traiter d’un mode de vie sous-jacent, d’un catalyseur qui fait déclencher des actes concrets. Il s’agit d’une force créatrice qui, dans cette optique, peut être dite performative : « L’héroïsme, c’est du courage réfléchi » (Colin 1918 : 21). Par conséquent, l’héroïsme n’est pas du tout irréel, mais touche à l’essence même. Ce n’est donc pas un hasard si le personnage principal du Cadran solaire se souvient brusquement de la phrase de Romain Rolland : « Il n’y a qu’un héroïsme au monde, et c’est de voir le monde tel qu’il est » (Colin 1919a : 34). Paul Surmont, jeune académicien et élève du grand professeur Puguet, est alors en train de préparer une conférence importante, qu’il prononcera pour un public de collègues et de professeurs. Il se trouve devant un dilemme : soit il marchera sur les traces de son vieux maître (c’est plutôt le parcours prévu), soit il tracera sa propre voie en s’arrachant aux principes du professeur Puguet. Il s’agit là de la thématique générale du roman, qui relate trois « affranchissements » successifs de Surmont, respectivement de son professeur, de sa femme, et, finalement, de ses collègues et amis. Ces décisions ne sont pas évidentes, mais ce sont les seules qui conviennent. L’idée formulée par la fiction correspond à l’expérience réelle de Colin : dans L’Art libre, il affirme sept mois plus tard :
À côté de ce combat pour la liberté sociale, un autre combat doit être livré, — psychologique — et dans le cœur de chacun de nous. C’est un combat de l’affranchissement de soi-même, pour notre libération de tous les outrages, de toutes les injustices, de toutes les erreurs, de toutes les inimitiés, de toutes les incompréhensions et de toutes les rancunes que notre lutte nous propose. Il faut avoir l’héroïsme de comprendre son adversaire et de ne point le mépriser (1920 : 46).
Surmont, héroïque, réussit à s’engager dans la voie la plus authentique et prononce un discours qui diffère des conceptions artistiques de son maître. L’establishment académique (c’est-à-dire ceux qui s’opposent aux jeunes, cf. supra) est choqué et les réactions sont à l’avenant.
Or, les ressemblances entre la conférence fictive de Surmont et celle de Colin sur Romain Rolland sont frappantes. Dans une note qui précède la version transcrite du discours, il précise qu’un journal a publié un compte rendu violent l’accusant d’avoir « discouru sur l’inconvenance des artistes qui ont versé leur sang pour notre Patrie » (cité dans Colin 1918 : 2). Ensuite, le thème de la distanciation vis-à-vis des maîtres académiques est également présent dans la conférence de Colin. En revanche, il se vante de ce que ses maîtres — tels Suarès, Péguy et Rolland — ont adopté la religion de l’héroïsme.
Épilogue : l’héroïsme et le génie
Bref, la vertu de l’héroïsme présente l’avantage d’aller à l’essentiel et d’être performative, et c’est sur ces deux points qu’elle s’apparente au génie. Les deux concepts, en effet, sont souvent littéralement juxtaposés sous la plume de Colin3. Néanmoins, il n’y a que deux passages où l’auteur traite explicitement du génie, lesquels se trouvent dans son livre Allemagne. Il y fait une remarque similaire à celle inspirée par l’héroïsme : le même risque d’usure sémantique apparaît, mais la notion s’avère inévitable. Nous citons les extraits in extenso :
Génie : je me sens un peu honteux d’employer toujours ce même mot et si fréquemment. Car il prête à toutes les confusions et à toutes les interprétations, et mon Dieu ! il commence à être usé jusqu’à la corde. Mais je n’en trouve point d’autre pour exprimer ma pensée sur l’espèce de frénésie en profondeur qui conduit Wedekind à détruire tout ce qui encombre les coins du monde, et à schématiser la tragédie de l’homme dans ses lignes essentielles (Colin 1923 : 112).
Else Lasker-Schüler a du génie. J’ai déjà dit à propos de Wedekind ma répugnance à employer ce mot. Mais il s’impose comme une nécessité quand on parle d’un être mystérieux et volcanique qui se joue de toutes nos connaissances et renouvelle les sources de nos émotions (Colin 1923 : 175).
La métaphore du volcan est intéressante, car elle confirme le rôle de catalyseur des deux concepts. Colin se réfère à une action frénétique qui vient de l’intérieur (et réfère donc à une essence, cf. les lexèmes « profondeur », « schématiser », « essentielles ») : c’est le génie qui fait agir (cf. les lexèmes « frénésie », « qui conduit à détruire », « volcanique »).
Conclusion
Les différentes conceptions véhiculées par le discours officiel et par le discours alternatif sont à première vue irréconciliables. Il paraît dès lors problématique qu’une des valeurs clés du discours officiel, l’héroïsme, soit reprise dans le discours alternatif de L’Art libre. Nous avons démontré qu’il s’agit en fait d’une tactique discursive qui consiste à se frayer un chemin à l’intérieur d’un espace déjà circonscrit. La redéfinition de l’héroïsme n’équivaut donc pas en premier lieu à une négation de son acception première, dominante, mais à une généralisation, à une extension sémantique qui propose une signification nouvelle (renouvelée) tout en respectant la signification première.
- 1Pour plus d’informations sur la notion de croyance, voir F. Mus (2008).
- 2Il s’agit d’une citation tirée de la préface de son livre Allemagne, dont des fragments ont été publiés dans L’Art libre. La citation de Nietzsche en exergue va dans le même sens : « On méconnaît, on déforme mensongèrement et arbitrairement les signes indéniables que l’Europe veut devenir une. »
- 3Citons, par exemple, « cette religion de l’héroïsme, ce culte du génie », (Colin 1918 : 6) ou le « culte de l’héroïsme et du génie » (9, 11).