H comme harki, honte, honneur
nom du traître et traîtres mots
Dans le film La trahison (Faucon 2005), adapté du roman éponyme de Claude Sales (2006 [1999]), où, pour la première fois dans le cinéma français, les personnages d’Algériens musulmans, d’« indigènes » (selon la terminologie coloniale de l’époque), sont campés à l’écran, la thématique de la trahison est mise en action et mise en abîme : elle tient le premier rôle. Comme le soulignent Delphine Robic-Diaz et Alain Ruscio :
Le film offre un véritable nuancier des trahisons possibles dans un contexte de guerre civile : trahison du lieutenant français envers les musulmans de sa section, qu’il livre au service du contre-espionnage, trahison de ces hommes envers leur lieutenant qu’ils projetaient sans doute d’assassiner avec le reste de la troupe, trahison de la France envers les incorporés algériens abandonnés aux mains des fellagas, trahison des harkis envers la cause nationaliste algérienne… (2005 : 191)
Cette représentation complexe des harkis est intéressante, car elle place en son centre le statut ambigu des supplétifs musulmans dans l’armée française et le statut des soldats algériens dans l’institution de façon générale. Elle illustre « la méfiance des militaires français envers ces troupes et, plus largement, le rapport colonial à ces ‘‘indigènes’’ dont le loyalisme a toujours été douteux » (Charbit 2006 : 82). Dès leur création et leur utilisation, les harkas, les troupes supplétives de harkis, sont déjà au cœur d’une suspicion et d’un double jeu qui ne cessera de se dédoubler en miroir tout au long de la guerre puisque cette défiance, l’armée française1l’instrumentalisera en la retournant pour provoquer des luttes intestines chez les nationalistes. Chez ces derniers, la perception paranoïaque du traître dans leurs rangs, au fur et à mesure de l’avancée de la guerre, prendra des proportions fratricides.
De la harka au traître
Ce détour par le cinéma nous permet d’évoquer la « fortune » du mot harki qui concentre, avec une forte charge d’histoire, de mémoire et d’affects, une spécificité de la guerre d’Algérie : l’acception de « traîtrise » est la seule qu’il a gardée, alors que « le sentiment de trahison semble commun à toutes les communautés présentes dans la guerre d’Algérie » (Stora 2008 : 270). Revenons donc sur l’origine de ce mot qui obéit, comme le souligne Charles-Robert Ageron cité par Tom Charbit,
à la règle de l’institution militaire coloniale [qui] a presque toujours consisté à donner un nom issu de l’arabe aux unités (humaines ou territoriales) composées de « musulmans », réservant le vocabulaire usuel français aux unités composées d’ « Européens » […]. Le choix de termes issus de l’arabe plutôt que du français, malgré la panoplie pourtant large des dénominations militaires, est en réalité caractéristique d’un phénomène beaucoup plus général qui a consisté durant toute la colonisation à rappeler, par le vocabulaire, l’extranéité de ces « musulmans » pourtant français (2006 : 19).
« Harki » vient de « harka », qui désigne la troupe de supplétifs renforçant l’armée régulière française durant la guerre d’Algérie. Le terme vient du mot arabe maghrébin « harka », « expédition, opération militaire », de l’arabe classique « haraka », « mouvement » (Rey 2004 : 1687). Le terme « harki » désigne la catégorie des supplétifs musulmans numériquement la plus importante ; engagés par l’armée française dès le début de la guerre d’Algérie, leur nombre s’élève en 1960 à quelques 60 000 soldats. Plus largement, et même s’il ne désigne pas des personnes ayant une même expérience de la guerre, le terme harki sert aussi à nommer les membres des autres formations supplétives que sont les moghaznis, chargés de défendre les sections administratives spécialisées (SAS), les hommes de groupes mobiles de protections rurales (GMPR) et ceux des groupe d’autodéfense des villages (GAD). Il représente également, de façon plus étendue, les Français musulmans, militaires de carrière et élite civile francisée.
Créées sous Robert Lacoste, ministre résidant en Algérie qui en arrête en 1956 les règles de création et d’organisation, les harkas sont « des formations temporaires dont la mission est de participer aux opérations de maintien de l’ordre 2 » (Charbit 2006 : 14). Ces troupes, qui ont toujours eu un caractère ambigu3(statut civil, fonctions militaires), acquièrent au fil du développement de la guerre une importance stratégique qui ne se reflètera pourtant pas dans leur statut tardivement défini le 7 novembre 1961, au moment où, précisément, l’armée démobilise l’ensemble de ses formations supplétives (Charbit 2006 : 14).
À la fin de la guerre, l’État français interdit à l’armée, dans son retrait de l’Algérie, le « rapatriement » des troupes supplétives et de leurs familles : beaucoup de ces soldats et les leurs feront l’objet de violentes représailles4. L’estimation du nombre exact des harkis parvenus en France par leurs propres moyens est problématique. Si, en effet, un petit nombre a quand même été « rapatrié » en France par l’armée, on estime5en tout, de 1962 à 1968, à près de 140 000 le nombre de FMR (« Français musulmans rapatriés »), dont 85 000 supplétifs (familles comprises, qui iront majoritairement dans les camps de relégation) et 55 000 notables, fonctionnaires ou militaires de carrière (Charbit 2006 : 62) qui, eux, s’établiront un peu partout en France. Le mot « harki » est aujourd’hui, plus de quarante ans après la fin de la guerre d’Algérie, l’objet de plusieurs glissements sémantiques et raccourcis historiques : tantôt il désigne l’ensemble des musulmans rattachés aux forces françaises pendant la guerre d’Algérie, tantôt il rassemble tous les « musulmans », supplétifs ou non, qui ont été « rapatriés6», ainsi que leur famille et leurs enfants. Comme le relève Tom Charbit :
le fait que ce terme soit devenu générique, parmi l’ensemble des possibles, est d’autant plus problématique que l’on a réduit cet ensemble de rôles très divers à une seule et même étiquette, celle-là même qui évoque le combat, l’offensive et l’intégration au corps militaires, celle-là même qui, et surtout, a historiquement concentré toutes les connotations péjoratives (2006 : 23).
En Algérie, « harki » est ainsi devenu synonyme de traître. L’opprobre frappe tant le soldat que les membres de sa famille et finit par rejaillir métonymiquement sur toute une communauté (qui n’a rien d’homogène mais est réunie sous le terme de « Français musulmans rapatriés7»). Son sens est essentiellement contenu dans l’injure que le terme représente pour ceux qui n’ont pas revêtu l’uniforme français durant la guerre : à la traîtrise du vaincu s’ajoute la désignation méprisante de celui qui a aidé l’oppresseur à commettre des crimes contre ses frères, acte jugé passible de tous les bannissements8. En France, le mot « harki », loin d’évoquer la fidélité ou le patriotisme, a été utilisé (et l’est encore) comme synonyme de « collabo ».
La question lancinante de « l’engagement »
La recherche historique est en friche en ce qui concerne certains aspects de la guerre d’Algérie — notamment les plus sombres, comme « la torture, les actes de violences illégales commis par les supplétifs musulmans » (Charbit 2006 : 16) — et le volet de « l’engagement » (« choix de la France », enrôlement dans l’armée française, ralliement à l’armée coloniale ou insoumission des populations) demeure à ce jour encore peu étudié9. Cette question de l’engagement hante justement les écrits sur les harkis (fictions et témoignages) et pousse les auteurs à revenir sur les circonstances du « choix » du harki, sur ce qui a fait de lui sinon un traître, du moins un soldat pour la France auquel le statut d’ancien combattant ne sera reconnu que douze années après sa démobilisation (loi du 9 décembre 1974).
Pour le sociologue Henri Müller, les écrits des dernières décennies sur les harkis ont permis « une modification des représentations, au sein comme à l’extérieur de cette population, faisant passer les harkis d’une image de traître à celle de victime » (Müller 1999 : 132). En parcourant attentivement deux ouvrages de ce corpus hétéroclite, et en restreignant cette représentation à la cellule familiale, nous pouvons avancer l’hypothèse d’un déplacement de la représentation du harki en « salaud » puis en victime, vers la construction d’une image du père harki en héros.
Bien qu’ils effectuent des choix génériques et narratifs fort différents et relatent des expériences singulières de pères harkis, Mon père ce harki (Kerchouche 2003) et Le harki de Meriem (Charef 1989) tentent tous deux de re-présenter la guerre en partant du lieu de l’exil et de son assignation. Ces récits passent par un retour en Algérie et s’attachent toujours à recouvrer la ou les raisons ayant motivé le « choix originel » du harki, « choix » qui s’avère, en 1962, au cœur de l’opprobre jeté sur les vaincus et au fondement même de l’exil et du déracinement familial. L’un dépeint la situation d’un supplétif de la harka, l’autre celle d’un moghazni membre des SAS ; l’un raconte le sort d’une famille ayant vécu dans les camps de relégation, l’autre celui d’une famille noyée dans l’anonymat d’une ville française ordinaire.
Dans une écriture à la littérarité différenciée et au degré de fictionalité variable (Genette 2004 [1979, 1991] : 163), la mémoire de l’engagement, celle du « choix originel » du harki, qui fonde son premier crime (prendre l’uniforme français) et justifie le stigmate et l’exil, est médiée par la figure de la femme, épouse et mère des enfants, quand la fille n’en prend pas le relais. Les deux textes que nous allons étudier n’auraient, a priori, en commun surtout pas leur écriture ou leur pacte de lecture respectif, mais à tout le moins leur polyphonie10, leur thématique et leur esquisse d’une synecdoque du drame harki.
Mon père ce harki de Dalila Kerchouche, présenté en quatrième de couverture comme « le récit » d’une « quête », est un document où l’enquête journalistique se mue épisodiquement en reconstitution (imaginée) d’événements relatés tour à tour par une narratrice homodiégétique et hétérodiégétique, laissant de temps à autre place à des voix intérieures, échos des émotions vécues par les membres de la famille. Sentiments et sensations sont reconstitués dans une écriture résolument neutre, « blanche » (Barthes 1993 [1953] : 179), journalistique, qui tend sans y parvenir complètement à se laisser aller à la poésie lorsque l’effort du souvenir convoque les affects ou que l’implication personnelle de l’auteur dépasse la simple description des faits (Kerchouche 2003 : 34-35).
De la biographie au roman
Le texte de Kerchouche est une patiente investigation informée de faits historiques et sociologiques accablants pour l’administration française des vingt années qui ont suivi la fin de la guerre d’Algérie. Il argue de discriminations systémiques infligées à des familles terrorisées par l’idée d’être renvoyées en Algérie et recluses par la force, sous l’intimidation et le chantage successivement, dans les camps de réfugiés de Bourg-Lastic, de Rivesaltes, de La Loubière, de Roussillon-en-Morvan, de Mouans-Sartoux et de Bias. L’enquête de Dalila Kerchouche démontre que le sort des harkis en France s’inscrit dans la continuité du fait colonial11. Décrivant les mesures racistes mises en place pour empêcher les familles de harkis d’intégrer la société civile (ordinaire) française, Mon père ce harki est un moyen pour l’auteur de révéler l’ampleur de l’injustice dont ont été victimes les membres d’une communauté. C’est aussi un courageux travail d’anamnèse mené par une quête identitaire (qu’elle nommera « quête harkéologique »), douloureuse, mais pleine d’espoir, autour d’un questionnement central sur le geste du père pendant la guerre : pourquoi et comment est-il devenu harki ?
Cette biographie familiale, sur laquelle pèse la question lancinante de la culpabilité du père quant à des crimes (de guerre) qu’il aurait commis contre ses frères, parcourt les espaces : arrivée dans les cales du bateau en 1962 à Marseille, séjours dans les camps de relégation successifs où sont cantonnées les familles de harkis, premier foyer familial hors des camps, voyage en Algérie dans le douar familial. Elle remonte le temps jusqu’au dévoilement tendu et théâtral, salvateur pour la fille, des circonstances de l’engagement du père.
Ces circonstances tout à fait particulières accolent d’ailleurs au titre de l’ouvrage de Dalila Kerchouche une volonté de retracer le drame harki de manière générale (comme pourrait le faire tout journaliste dans un documentaire) par le biais du cas paternel particulier (révélant ainsi la part éminemment subjective de la quête entreprise), tout en démontrant de façon circonstanciée que le parcours de son père est bel et bien spécifique : « Mon père ce harki » signifie aussi et surtout « ce harki qui est mon père ». Et la mise au jour de l’histoire du père se confond avec la mission dont elle s’investit : changer le « h » de « honte », qui accompagne le mot harki, pour celui d’« honneur ».
« L’engagement » du père est à interroger dans sa double acception : il se décline sous sa forme passive (se faire engager) et active (faire un choix en connaissance de cause). La narratrice découvre en effet que l’ambiguïté du terme renvoie autant à la complexité des circonstances de la guerre qu’à une stratégie adoptée par les membres d’une même famille pour protéger les leurs des représailles des deux camps. Deux frères (le père et l’oncle de la narratrice dans le récit) pouvaient ainsi s’être engagés respectivement dans deux camps ennemis, sans que le second (rencontré quarante années plus tard par sa nièce) ne renie le premier pour ce « choix », mais sans non plus qu’il ait cherché à le lui dire tout au long de ces nombreuses années écoulées.
Cette ambiguïté est également présente dans Le harki de Meriem de Mehdi Charef. Ce deuxième texte est présenté comme « roman » dès la première page de couverture. Rare fiction de l’après-guerre d’Algérie qui mette en scène une famille de harkis frappée par un drame qui ravive la douloureuse plaie de l’exil, il s’ouvre sur des circonstances sonnant comme le prix fatidique à payer quand le passé ressurgit au présent : en une sorte de retour du refoulé colonial, le récit débute par un crime raciste visant un enfant de harki en France. Au fil du flash-back sur le passé algérien des parents (déclenché chez le harki après le retour de sa femme au pays), les pièces du puzzle se remettent en place et reconstituent l’engagement du mari (et fils) dans la harka pour sa femme (et sa mère) et la survie, grâce à lui, de toute la fratrie.
Ouvertement présenté à ses lecteurs comme une fiction, le texte de Mehdi Charef retrace clairement la genèse de l’engagement harki dans un contexte sociohistorique où sont rappelées deux vérités fondamentales qui composent la toile de fond première de ce qu’a été la guerre d’Algérie. En premier lieu, le système colonial, en particulier celui des grands propriétaires terriens, laisse dans une pauvreté extrême la population musulmane rurale, tandis que la guerre d’Algérie n’est devenue « guerre » contre un ennemi de taille (plus diplomatique que militaire, certes), susceptible de chasser l’occupant français implanté depuis près d’un siècle et demi, que bien après le déclenchement de l’insurrection armée de novembre 1954. Toutes ces années, de 1954 à 1962, le conflit s’est amplifié et a changé de nature (tant en milieu urbain qu’à la campagne), si bien que les rebelles de 1954, qui allaient devenir les vainqueurs de 1962, n’étaient pas forcément donnés pour le « bon camp » à rallier, tout comme l’administration française, présente depuis plusieurs générations en sol colonisé, n’était pas forcément vue comme le « mauvais camp » à éviter par les paysans que la terre ne faisait plus vivre12.
Par ces mises en contexte de la guerre d’Algérie, Charef place paradoxalement le conflit armé et les camps en présence au second plan des motivations qui poussent le principal protagoniste du récit à prendre une décision. Ses raisons sont résolument réalistes et matérialistes, et sont exposées crûment dans le roman par la logique de simple survie qui les sous-tend :
En cette fin des années cinquante, les mots guerre et indépendance n’existaient pas dans cette campagne. Il était loin d’Alger et des Aurès. Et puis il s’en fichait Azzedine de savoir s’il y aurait guerre ou indépendance, donc s’il finirait gradé ou les couilles dans la bouche. Il ne s’engagea pas contre quelqu’un, il s’engagea contre la terre : le ventre aride de sa terre. Le soleil avait même séché la rivière qui traversait le domaine et tous passaient leur temps à prier. Que vienne la pluie. […] Une terre où il n’y avait plus qu’à crever, c’est ce que Azzedine se répéta pendant ses trente années d’exil. Et comme il ne lui restait plus que sa vie, il l’avait donnée pour les siens (Charef 1989 : 71-72).
Azzedine revêt l’uniforme militaire français pour que sa famille mange à sa faim. Aussi, dans ce geste d’engagement dans la harka, point de complexes raisons idéologiques, philosophiques ou politiques. Il est encore moins question d’accident de l’histoire ou de calcul ambitieux opportuniste, simplement de l’impératif d’agir pour empêcher sa famille de mourir de faim, d’agir pour qu’elle retrouve sa dignité.
Dans Le harki de Meriem, devenir harki est un acte de courage digne de respect, opposé à l’attentisme de ceux qui n’ont pris ni les armes contre la France ni l’uniforme français. Acte de courage qui, dans la guerre et son engrenage de violence et de terreur, n’exclura pas l’ignominie des actes commis à cause de la situation de guerre. Azzedine ne nie à aucun moment sa descente aux enfers au fil des crimes qu’il commet, il les assume comme autant d’actes tributaires d’un contexte de guerre.
Ce retournement du sens communément attribué au terme « harki », non seulement le héros du roman l’arbore toute sa vie, la tête haute, mais il le transmet à sa femme, Meriem. Celle-ci, par amour pour « son harki » qui l’a épousée en la sachant répudiée et peut-être stérile et a pris l’uniforme pour elle et le reste de la famille, partagera fièrement, jusqu’à la mort du fils, sa cause et d’une certaine façon la responsabilité de ses crimes. Car Le harki de Meriem est avant tout l’histoire de cette femme qui, en raison du bannissement de son mari, s’émancipe de la famille, de la tradition et d’un statut de femme supposée stérile qui faisait d’elle une paria. En France, l’intégration sociale progressive du couple n’aura d’égal que son éclatement à l’épreuve du deuil et ne se mesurera finalement qu’à l’aune de la haine raciste, dans un chassé-croisé des impossibles deuils de la mémoire.
Recouvrer les circonstances (atténuantes) du « choix »
La démarche de Dalila Kerchouche dans Mon père ce harki est une entreprise de survie, y compris et peut-être essentiellement psychique, tournée activement vers la dénégation énergique du côté obscur de ce que recouvre le mot « harki » (comme terme de guerre), du moins lorsqu’il désigne son père. L’investissement personnel de la journaliste dans sa reconstitution de la biographie familiale est d’emblée présentée, sans fioritures, comme une avancée importante dans son propre itinéraire de jeune femme cherchant à mieux connaître son passé et ses racines pour pouvoir envisager son avenir. Cet élan emprunte tant à la naïveté et à la sincérité qu’à la volonté transparente de réhabiliter l’honneur de son père, celui de sa famille et, par extension, celui de toute une communauté. Il se solde dans ses dernières pages par des découvertes heureuses, lesquelles surprennent une narratrice qui jubile. Le lecteur, surpris à son tour, apprend un secret qui tient à quelques mots recueillis sur les genoux du père :
– Oui… Oui, oui, oui, je leur ai donné des munitions. File maintenant.
– Attends… Pourquoi tu n’as jamais rien dit ?
– Je passais déjà pour un traître aux yeux des Algériens. Je n’allais pas encore l’être pour les Français ! Allez, descends maintenant… (Kerchouche 2003 : 254)
Le père a aidé secrètement le FLN et personne n’en a jamais rien su ou rien dit, sauf son frère, l’oncle de la narratrice, qui lui apprend cette vérité encore cachée près de quarante ans après les faits, en précisant qu’il a toujours respecté son frère pour cela. Mais, notera le lecteur sur ce point qui reste à tout le moins obscur, ce frère n’a pas vraiment remué ciel et terre pour le dire au premier concerné ! Les unes après les autres, les révélations glanées en Algérie affluent, corroborées plus tard en France par le père qui nie à sa fille, autant inquisitrice que prête à n’entendre que l’innocence paternelle (Kerchouche 2003 : 232-233), avoir tué ou torturé. Le portrait de son père allie modestie, générosité, compassion et honnêteté. Son extrême habilité au tir est avancée comme une rare qualité (Kerchouche 2003 : 228), troublant détail dans ce plaidoyer pour l’innocence paternelle, tandis que ses faits d’armes en tant qu’engagé dans la harka restent sans effet néfaste sur ses frères (Kerchouche 2003 : 229).
« Je passais déjà pour un traître aux yeux des Algériens. Je n’allais pas encore l’être pour les Français ! », réplique le père de la narratrice. À travers cette défense du mutisme est révélée la « contradiction insoluble » (Charbit 2006 : 108) dans laquelle est enfermée la population harki en France, en raison « de la permanence des discours politiques et institutionnels louant la ‘‘fidélité’’ et le ‘‘dévouement’’ des harkis » (discours, rappelons-le, tenus la plupart du temps par l’extrême droite et les tenants de l’Algérie française). Pour Charbit en effet, « sortir de l’image du ‘‘traître’’ qu’on leur a accolée implique d’affirmer que leur engagement ne s’est pas fait au nom de la France. Mais soutenir que leur présence en France est en grande partie accidentelle complique singulièrement leur demande d’être reconnus comme des Français ‘‘à part entière’’ » (Charbit 2006 : 108).
En fait, si plus de quarante années après la fin de la guerre d’Algérie, « les harkis ne semblent toujours pas sortis de ce ‘‘carcan idéologique13’’ » (Charbit 2006 : 108), leurs enfants peuvent quant à eux commencer à fissurer l’image du traître en cherchant à reconstituer les circonstances de « l’engagement ». Dans l’ouvrage de Kerchouche, cette mémoire de la guerre recouvrée impérativement par la fille du harki et revécue à coups de mises en scènes faisant entendre les voix de celles et de ceux qui ont souffert et se souviennent, ne serait rien d’autre qu’une re-construction volontariste du passé du père se terminant en happy end, si la contextualisation même de la guerre d’Algérie ne permettait, justement, d’inclure, pour conjurer le déni de mémoire, des récits de ce type.
La fille de harki est fière que son père ait appuyé les maquisards du FLN, les vainqueurs (au moins politiques) de cette guerre. Elle adhère ainsi au même mouvement que son père quarante ans auparavant et selon lequel « ce n’est pas à la France de la Révolution de 1789 et de la Déclaration des droits de l’homme qu’ils ont [été], nombreux, [à] donn[er] leur adhésion, et c’est plutôt dans le camp d’en face qu’on se réfère aux grands principes » (Pierre Vidal-Naquet 2000 [1961] : 11-12). Et c’est en découvrant que son père est du côté des « grands principes » et du « sens de l’Histoire », en apprenant qu’il a aidé le FLN et l’a dissimulé toute sa vie, que la narratrice rend à son père son honneur et trouve une raison de poursuivre sa vie de « fille de harki ». Elle assume désormais d’autant mieux cette hérédité qu’il n’y a plus lieu de la confondre avec un sentiment de honte. En accueillant triomphalement le soutien qu’a apporté son père au FLN comme un geste honorable et héroïque, Dalila Kherchouche (narratrice et auteur) interprète-elle l’histoire (de sa famille et de la décolonisation) d’une manière autre que Charef ?
Dans le roman de Charef, la mère répond à sa fille et la réponse, pour limpide qu’elle puisse paraître, n’en concentre pas moins toute la rétention mémorielle des affres de la guerre :
– Maman c’est quoi un harki ? Accroupie devant le réfrigérateur ouvert, Meriem se raidit brusquement, oubliant ce qu’elle cherchait dans le bac à légumes. Après un long silence et sans se retourner, elle dit :
– C’est quelqu’un qui a eu le courage de tout perdre pour faire vivre sa famille (Charef 1989 : 43).
L’explication la mieux adaptée aux oreilles d’une enfant est en même temps celle où transparaît le plus l’amour de Meriem pour Azzedine : elle véhicule des valeurs tels le courage et le sacrifice mais aussi un idéal digne d’un grand respect. La mère romance le côté sordide du choix opéré (et présenté comme tel : revêtir l’uniforme pour ne pas crever de faim) et permet à la mythologie familiale de fonctionner comme celle de la vie de couple inespérée que Meriem a pu vivre dans son histoire d’amour avec un époux aimant. Son mari a accepté de « tout perdre », il a donc opéré un choix qui est synonyme de générosité, de don de soi et d’abnégation. Le « tout perdre » inclut à la fois un avenir au pays parmi les siens et le respect, l’honneur et la dignité aux yeux de sa communauté. « Tout perdre », cela veut dire ne rien garder ; l’idée d’anéantissement de la personne est bien présente, sans qu’un retour possible sur cette option ne soit jamais envisagé.
Meriem interprète la mort inique de son fils comme un châtiment qui leur est infligé, à elle et son époux, pour le bonheur qu’a permis le statut de harki. Cette vision fataliste montre que le bien-fondé du choix de l’époux de revêtir l’uniforme français n’était pas aussi évident pour la femme. L’idée d’une trahison la hantait ou (et le résultat est le même) son bonheur était empreint d’une culpabilité (propre à son statut et son histoire de femme paria) dont elle ne s’est jamais départie. Même si Charef décrit bien la façon dramatiquement simple et logique dont un homme a pu devenir harki, il associe à cette option toute conjoncturelle un poids à porter dans l’histoire (de la famille et dans celle de la décolonisation) : les harkis et leur famille payent pour ce qu’ils sont, peu importe comment survient cette expiation. Azzedine perd son fils, il n’aura plus sa femme à ses côtés. Il trouve cependant du réconfort auprès de ses petits-fils et de sa fille. Persuadée de ne jamais avoir eu droit à la vie qu’elle a menée, Meriem décide quant à elle de finir son existence dans un cimetière. Elle s’impose une mort symbolique faite d’attente et de recueillement à l’intention de tous les morts dans cette terre algérienne où son fils n’a pu reposer14. Elle se choisit un non-lieu des vivants — lieu de passage pour les vivants et d’exil pour les morts — pour méditer sur un bonheur qu’elle ne méritait pas, pour signifier le paiement d’une dette envers les morts (de la guerre ?) d’Algérie. Le retrait dans ce cimetière est une façon pour Meriem d’accepter la fatalité (ou le châtiment divin, ou l’ironie du sort15), et son retrait d’un monde impossible à vivre (ni en France, ni en Algérie).
De la construction d’une mémoire du drame harki et de la guerre d’Algérie
Les deux ouvrages, Mon père ce harki et Le harki de Meriem, bien que très différents dans leur écriture, se rejoignent dans une démarche auctoriale qui, tout en empruntant des voies narratives différentes, en vient à transmettre des bribes de témoignages d’une mémoire harkie. Dans le texte de Dalila Kerchouche apparaissent les contours d’un exil cerclé d’assignations physique et psychologique forcées, recouvert de la chape du silence et de la honte, et hanté par les questionnements sur le « geste originel » du père pour l’armée française et contre ses frères. À travers cette évocation où ce sont plutôt les « grands principes » du camp anticolonial qui triomphent, puisque le « choix » en faveur de la France n’est pas célébré, mais au contraire déploré comme un accident de l’histoire (le père aurait pu être l’oncle FLN), la douleur transcende les générations. Elle prend, dans un texte qui est une première publication, la forme de l’enquête qui rassure, voulue distanciée mais très vite impliquée. Le reportage de la narratrice correspond tout à fait à l’ambition de l’auteur, et ses résultats entendent faire honneur à sa famille et à sa communauté et leur redonner leur fierté.
La trame narrative du roman de Charef est formée d’une histoire d’amour généreuse que fait exploser l’assassinat du fils comme resurgissement du passé et du souvenir de la guerre en recourant à l’ironie du sort. Le choix de la fiction chez Mehdi Charef, romancier et cinéaste, permet une possible distanciation entre l’engagement du harki (représenté comme assumant « tout » de la guerre) auprès des troupes françaises et l’existence ordinaire d’honnête homme, bon époux et bon père, qu’il peut mener après le conflit. Le récit fictionnel s’accommode sans fioritures de l’ignominie des actes de guerre, puisque celle-ci est décrite comme un engrenage dans lequel quiconque peut tomber par le fait d’une mauvaise conjoncture, moment où les hommes sont inéluctablement amenés à perpétrer des crimes même s’ils s’y refusaient au départ.
Dans la démarche de Kerchouche, l’innocence du père est à établir coûte que coûte et la frontière entre futurs vainqueurs et vaincus relève d’une stratégie familiale qui n’a pas servi son père (pour protéger la famille, un frère devait entrer dans la harka et un autre au FLN). Le harki de Meriem, quant à lui, brouille quelque peu la frontière entre l’engagement harki et l’expiation de cet acte par le fils. Il déplace la responsabilité de l’engagement du harki vers sa femme, et fait porter à Meriem une conscience historique qui mesure le prix payé par le fils pour le geste du père, en métropole, bien des années après. Peut-être parce que cette conscience est mêlée à un profond sentiment de culpabilité généré par la façon dont la femme a profité du « choix » du mari, l’influence de ce choix sur la mort du fils ne trouve finalement aucune validation à la fin du récit. Azzedine continue à vivre en France avec le bonheur que lui procurent ses petits-enfants et ce, malgré l’adversité, le racisme et la fatalité qui l’a frappé au moins deux fois dans son existence, à l’âge qu’avait son fils avant de mourir et au moment de l’assassinat de ce dernier.
Chacun à sa façon, et dans une « œuvre [qui] à travers le monde qu’elle configure dans son texte, réfléchit en les légitimant les conditions de sa propre activité énonciative » (Maingueneau 2004 : 175), les deux auteurs ont inscrit leur écriture dans un genre particulier : biographie pour Kerchouche et fiction pour Charef. Ils contribuent ainsi de façon enrichissante mais différenciée à construire une mémoire du drame harki où les femmes ont un rôle privilégié et où la représentation complexe de la guerre d’Algérie apparaît tour à tour de manière singulière et complémentaire.
- 1Sur la « bleuite » (opération de manipulation montée par les services secrets français à partir de 1957-1958) et ses conséquences dans les maquis de l’ALN (Armée de libération nationale) et dans la hiérarchie du FLN (Front de libération nationale), lire le petit résumé de Benjamin Stora (2005 : 25-26).
- 2Après avoir été désigné officiellement par divers euphémismes comme « opérations de maintien de l’ordre », « événements » ou « rébellion », l’événement est nommé « Guerre d’Algérie » par l’Assemblée nationale française le 15 juin 1999.
- 3Cette ambiguïté « a permis à l’armée de ne pas courir les risques politiques inhérents à une intégration plus complète dans les forces régulières : quand Robert Lacoste propose, en octobre 1957, de transformer les harkas en ‘‘formations algériennes de contre-guerrilla’’ et d’introduire des grades propres aux musulmans, le général Salan s’y oppose violemment car le projet aurait ‘‘jeté les bases d’une future armée algérienne, matérialisant ainsi le principe d’une nation algérienne’’ » (Charbit 2006 : 15).
- 4Sur la bataille des chiffres au sujet de ces massacres (le nombre estimé de victimes varie entre 10 000 en 1962 et 100 000 en 2000), lire Tom Charbit (2006 : 52-53) et Charles-Robert Ageron (2000 : 10-11).
- 5Ces chiffres sont ceux auxquels est parvenu Tom Charbit par recoupement (Charbit 2006 : 62-63). Sur la difficulté du dénombrement et ses enjeux politiques, lire Mohand Hamoumou (1993 : 125).
- 6En 1962, on compte en France 1,2 million de soldats, 1 million de pieds-noirs, 400 000 immigrés et 100 000 harkis (Stora 2006 : 60).
- 7Pour les diverses nominations et sigles qui ont visé à rassembler sous une même désignation ces groupes, lire Tom Charbit (2006 : 23).
- 8Mais tous les harkis ne se sont pas exilés. Après 1962, selon les exactions et crimes dont ils ont été reconnus coupables ou non, ils sont restés libres ou ont purgé des peines de prison, et nombre d’entre eux sont restés en Algérie.
- 9En tout l’on compte durant la guerre quelques 200 000 hommes « pro-français », mais d’une grande hétérogénéité sociologique (du paysan analphabète au notable francophile). Cette portion de la population algérienne présente des motifs de « ralliement » à la France qui « ne procèdent pas toujours de choix conscients » et vont de la pression des notables et des opérations d’enrôlement de l’armée française à « la francophilie », aux « sévices du [Front de libération nationale (FLN)] » et à la « volonté de vengeance », en passant par le « désœuvrement », le « besoin alimentaire », l’ « option politique ou idéologique », la « contrainte policière » et le « retournement d’opinion » (Jordi 2003 : 8-9). Sur cette question lire aussi l’ouvrage pionnier et les entretiens de Mohand Hamoumou (1993) ainsi que le numéro hors série d’Autrement de Jean-Jacques Jordi et Mohand Hamoumou (1999).
- 10Nous entendons par polyphonie « les rapports multiples qu’entretiennent auteur, personnages, voix anonymes (le “on dit”), différents niveaux stylistiques, etc. : on parlera de “polyphonie” s’il s’établit dans le texte un jeu entre plusieurs voix » (Charaudeau et Maingueneau 2002 : 448).
- 11Sur le maintien du statut d’exception des familles de harkis dans les camps de relégation, lire Tom Charbit (2006 : 89) et Stéphan Gladieu et Dalila Kerchouche (2003).
- 12Sur les liens entre la crise de l’agriculture et engagements, lire Tom Charbit (2006 : 33), Charles Robert Ageron (1995 : 12) et Bourdieu et Sayad (1964).
- 13Tom Charbit reprend cette expression à Jean-Charles Deniau qui l’utilise dans son film Harkis : des Français entièrement à part ? (2004 [2003]).
- 14Un chapitre du livre raconte comment la fille de Meriem accompagne la dépouille du frère en Algérie et la façon dont les douanes algériennes renvoient le cercueil en France.
- 15Ironie du sort de laquelle aime jouer Mehdi Charef dans son cinéma et ses romans (Maazouzi 2008 : 252-253) : dans Le harki de Meriem, l’un des assassins du fils de harki, reconnaissable à une énonciation particulière, se trouvera être l’un des membres de l’équipe municipale avec laquelle l’association à laquelle appartient Azzedine, le père de la victime, doit négocier la construction d’une mosquée à Reims.