Les variations orientales

Le mythe de Shéhérazade chez Théophile Gautier

Introduction

Oublié[1] de son vivant et mal connu après sa mort, Théophile Gautier est un écrivain de talent qui a su manier les différents genres narratifs : nouvelle, conte, roman, articles, poèmes, ballet, etc. Il est l’écrivain de la perfection par excellence. Sa devise « l’art pour l’art » résume la perfection esthétique que cherchait et défendait Gautier au détriment de l’acte de raconter.

Les précisions réelles importent peu, le plus important pour Gautier est la beauté des mots et des êtres.

La Mille et Deuxième Nuit est un conte fantastique publié en août 1842 dans Le Musée des Familles. C’est l’histoire de Shéhérazade, la conteuse des Mille et Une Nuits, venue demander secours à Gautier. Ce dernier lui raconte une histoire pour lui permettre de sauver sa tête de « sa brute de mari » (Poe, 1840 : 6) Shahrayar[2].

La Péri est un ballet fantastique en deux actes, en collaboration avec M. Coralli mis en musique par M. Burgmuller[3]. Gautier s’est inspiré du conte de La Mille et Deuxième Nuit pour raconter, dans les deux œuvres, l’histoire du héros, las de la banalité des jouissances terrestres qui s’éprend d’une passion dévorante pour une péri.

Nous verrons dans une première partie par quel moyen Gautier rend compte de sa fascination pour l’Orient en s’inspirant de l’œuvre originale pour créer tout un univers rêvé. Nous avons fait le choix de traiter le référent géographique dans cette partie pour faire ressortir la performativité de Gautier qui, à mon sens, relève de son esthétique. La deuxième partie sera consacrée au référent culturel pour montrer à quel point le choix des noms des personnages est important et aussi performatif dans la mesure où il confère un caractère symbolique, mais aussi universel. Gautier identifie le référent à travers la relation entre ce qu’il s’attend à voir et la réalité des choses dans les pays orientaux, il s’agit de ce que Philippe Hamon appelle « fonction référentielle ».

Tous ces procédés mis à disposition du lecteur participent au jeu sur l’œuvre entre esthétisme et réalisme. Ces « petites histoires » montrent la liberté de création de l’auteur, dégagées de toutes contraintes littéraires.

I. Enjeux esthétiques et dimension orientale

Quelque chose d’indéfinissable, d’atemporel, d’(a)géographique se dessine à travers les deux œuvres. En effet, le personnage de la Péri[4] et celui de Aysha[5] n’appartiennent pas au monde des mortels et pourtant, elles s’y meuvent comme si elles y avaient vécu toute leur vie. La fiction lui dicte des accents précieux où se mêlent imaginaire et vraisemblable. En plus de la complicité sensuelle, Gautier cherche l’osmose des corps et des âmes. C’est à cette épreuve/devise qu’il confronte/invite son héros.

En effet, la séparation avec la femme aimée n’est pas dramatique puisque l’image peut être appelée à suppléer son absence : (« Il eut beau s’agiter et se tourner sur son divan, il ne put s’endormir ; l’image de la princesse Ayesha, étincelante comme un oiseau de flamme sur un fond de soleil couchant, passait et repassait devant ses yeux ») (La Mille et Deuxième Nuit : 351). Dans La Péri la réalité n’est qu’une transposition du rêve de la femme aimée (« mais quand la reine des Péris vient s’incliner sur son front, il tressaille. Son cœur l’a reconnue : c’est elle qu’il rêvait »)

Rêve et réalité s’entremêlent pour créer une atmosphère de plaisir. Le fantastique participe à créer une dimension interculturelle entre Orient et Occident. L’auteur est comme emporté/transporté par le temps et l’espace, on constate la disparition complète des objets de la vie quotidienne comme pour nous signifier la dimension universelle de l’esthétique gautériste. Seul subsiste un questionnement incessant des héros sur la beauté, la parole et le désir.

Le thème de la danseuse, celui de Carlotta Grisi, la danseuse par excellence, qui est par nature aux limites du fantastique et du réel. La danseuse, c’est la femme, c’est la femme surnaturelle, à la fois vivante et idéale ; en elle se résument l’esthétique et le fantastique. Aussi, le fantastique songe d’amour, de désir, de beauté et de mort, illusion d’une beauté plus fondamentale que toute réalité, peut-il se réduire à la danse, à l’apparition de la danseuse : en 1837 La nouvelle de Nodier, Inès de las Sierras, semble la synthèse de cette rêverie sur la danseuse fantastique, que Giselle quelques années plus tard renouvelle[6]

Dans les deux œuvres, danse et musique[7] semblent être un parfait élément du décor. Elles participent aux jouissances et aux réjouissances (« Que puis-je faire pour éloigner de votre esprit les sombres idées qui l’obsèdent ? un peu de musique dissiperait peut-être cette mélancolie. […] je puis improviser des vers et m’accompagner de la guzla. ») (La Mille et Deuxième Nuit : 356). Dans La Péri, Léïla apprend au maître du sérail : (« Je sais les ghâzels des meilleurs poètes ; je joue de la guzla ; les almées les plus habiles du Caire m’ont appris à danser. — On apporte une guzla, on fait venir des musiciens […] le jeune maître, enchanté »). Il s’agit d’un tableau vivant qui se dessine sous les yeux du lecteur dans lequel l’auteur agit comme un artiste qui scrute la réalité, la transforme en lui donnant un éclat inhabituel pour la transfigurer dans un monde imaginaire.

La poétique de Gautier ne s’intéresse qu’au Beau comme une forme d’expression. Le recours au merveilleux et au surnaturel (personnages, lieux et actions) ancre ses deux œuvres dans la devise qui lui est chère, celle de la liberté dans l’art, celle de se détacher de tout ce qui est conventionnel. Les personnages de Shéhérazade, de sa sœur Dinarsade et de Shahriar ont un caractère universel libéré de toutes contraintes constitutionnelles et géographiques. La beauté des héroïnes renvoie à un idéal inspiré des Mille et Une Nuits de Galland. La description (« [d]es odalisques [qui] sont occupées à leur toilette, agenouillées ou assises sur des carreaux. Les unes entremêlent leurs longues nattes de sequins et de fils d’or, les autres teignent leurs sourcils et leurs paupières avec le henné[8] ; celles-ci s’attachent des colliers… » (La Péri) ou encore « Elle était richement habillée à la mode turque ; une veste de velours vert, surchargée d’ornements, serrait sa taille d’abeille ; sa chemisette de gaze rayée, retenue au col par deux boutons de diamant… ») (La Mille et Deuxième Nuit : 349) montre à quel point Gautier attache de l’importance à la beauté féminine comme une arme avec laquelle elles combattent les hommes pour les soumettre. En effet, la seule arme de la femme orientale pour échapper au joug de l’homme est cette beauté[9].

Gautier se « place au carrefour » de la civilisation orientale et occidentale, il part à la recherche de ses rêves pour parodier Gérard de Nerval (« je voyage pour vérifier mes rêves »). La description de Constantinople est révélatrice de l’amour que réserve Gautier à l’Orient (« Les dômes bleuâtres des bazars, les minarets blancs des mosquées […] Tout cela argenté par une lumière blanche où flottait une gaze transparente la fumée des bateaux à vapeur ») (Guégan, 2008 : 64). Description somme toute reposant sur un imaginaire puisque Gautier n’a jamais visité l’Orient avant 1869.

Son premier voyage dans un pays (« oriental[10]) » est celui qu’il fit en Algérie le 3 juillet 1945 ; Sainte-Beuve décrit le retour de l’auteur le 7 septembre de la même année (« Il revint à Paris, vêtu en Arabe, coiffé du fez, chargé de burnous et, sur l’impériale de la diligente depuis Châlons, tenant entre les jambes une lionne qu’on lui avait confiée. Il eut lui-même une rentrée de lion : hâlé, fauve, avec des yeux étincelants »[11]). Tel un Loti, quelques années plus tard, Gautier s’approprie la culture et les traditions orientales pour les transposer en Occident. Il ne cherche pas tant l’effet, même si effet il y a, sur le spectateur que la beauté restée à son état primitif.

1. Référent géographique

La société de référence constitue l’univers réel de l’écrivain auquel (sic) il s’inspire pour créer l’univers fictif de l’œuvre littéraire, et elle est interdépendante de l’expérience personnelle de l’écrivain. C’est pourquoi un auteur musulman décrira mieux les pratiques de sa religion et des aspects propres à sa communauté, ou un auteur africain décrit d‘une manière plus valable et authentique les paysages désertiques tandis qu’un écrivain européen parlera mieux de la froidure hivernale et tout ce qui est propre à son univers[12]

Cette affirmation ne s’applique ni à Gautier ni à la plupart des auteurs (« orientalistes »[13]). La fiction de Gautier est capable de décrire des « paysages désertiques » comme dans Emaux et Camées, Le pied de la momie. Mieux encore, les deux œuvres que nous étudions regorgent d’indications précises d’espaces, de coutumes étrangères à l’auteur.

Les évènements de La Péri et de La Mille et Deuxième Nuit se déroulent au Caire, alors que Gautier n’y a jamais mis les pieds avant octobre 1869[14]. L’acte premier de La Péri précise que « La scène est au Caire ». La Mille et Deuxième Nuit situe les évènements en Égypte : (« Il y avait une fois dans la ville du Caire un jeune homme nommé Mahmoud-Ben-Ahmed, qui demeurait sur la place de l’Esbekieh »).

Gautier n’a jamais caché sa passion pour l’Orient et en particulier pour l’Égypte. Il écrit en décembre 1850[15] à Maxime Du Camp en voyage avec Flaubert en Égypte (« Que puis-je vous écrire, sinon que je suis bassement jaloux de votre bonheur et que j’envie le sort de votre domestique ? »).

Le référent géographique renvoie indubitablement à un rêve exotique, le sentiment de jalousie exprimé montre à lui seul, le désir de se trouver sur cette terre. La représentation de l’Égypte est le fruit de nombreuses lectures, récits de voyage et surtout de la traduction de Galland[16]. C’est cette traduction qui a coloré d’une dimension exotique les productions artistiques des 18e et 19e siècles. À travers l’intertextualité interne et externe, la motivation de Gautier est celle de s’appuyer sur le vraisemblable, sur cette dimension esthétique qui définit le rapport entre l’Orient et l’Occident, qui abolit les frontières spatiales pour laisser place au métissage culturel et civilisationnel.

À travers cette dimension géographique, nous décelons une vocation représentationnelle dans la mesure où Gautier veut partager son Orient imaginaire avec le lecteur, veut faire découvrir ou re-découvrir cet espace aux Occidentaux. Immortaliser l’Orient, tel était le souhait de l’auteur. Les deux héroïnes, celle de La Péri et celle de La Mille et Deuxième Nuit, sont l’incarnation d’une beauté orientale. Elles sont l’incarnation du personnage de Shéhérazade, celle qui est venue chercher secours chez Gautier. Elle représente la magie orientale par excellence, elle est aussi un référent culturel. Ces personnages féminins, fictifs, imaginés certes, mais rendus véridiques tellement la description de l’auteur est convaincante. La fonction testimoniale du narrateur atteste de l’engouement que porte Gautier à l’Orient à tel point que le lecteur/spectateur croit tout ce que le narrateur raconte. Shéhérazade, ce personnage mythique, devient ainsi un personnage « réel ».

Mais qu’en est-il de la connaissance ou de la méconnaissance de ce pays. L’Égypte a fait rêver tant d’auteurs, c’est un vrai « terroir » culturel pour Gautier. Il « puise ses sources dans un « terroir » étranger et c’est aussi une manière pour faire revivre cette civilisation orientale pour laquelle il voue un culte »[17], une passion et un engouement. Ce monde fictif re-présente l’espace dans lequel l’auteur construit son récit/ses histoires à travers une organisation textuelle propre.

Gautier marche sur les traces de Chateaubriand qui a su rendre compte dans ses Voyages de la beauté, mais surtout du mystère qu’exerce l’Orient sur les auteurs et artistes occidentaux.

Comprendre un texte, c’est aussi être capable d’identifier les références qui s’y trouvent. Un écrivain est porteur d’une culture et son œuvre en est souvent le reflet. Sa création s’appuie sur des références conscientes ou inconscientes, que le lecteur doit s’efforcer de partager. Lorsqu’un texte a pour cadre une période historique, proche ou lointaine, on doit chercher à élucider les événements auxquels il se réfère, afin de pouvoir se repérer dans le contexte évoqué.[18]

2. La toponymie :

La situation diatopique est souvent liée aux personnages et à leur localisation dans l’espace.

Le choix des lieux est significatif dans les deux œuvres. Les précisions du cadre spatial renvoient encore une fois à la volonté de Gautier de livrer à son lecteur un tableau fidèle non pas à la réalité, mais à une image que l’auteur se faisait de l’Orient :

L’auteur fait appel à ces marqueurs géographiques pour offrir au lecteur le plaisir de ces lieux et découvrir des paysages qui évoquent un imaginaire oriental en vogue.

Le référent géographique renvoie à un décor de convention, celui d’un Orient à la fois littéraire et rêvé non seulement par Gautier, mais aussi par toute une génération d’écrivains et d’artistes qui ont trouvé dans cet ailleurs une matière fertile à leur imagination. Comme le rappelle Etiemble (« le merveilleux fait partie du monde réel ») (Etiemble, 1961 : 103).

II. Références culturelles

1. Anthroponymie

Les personnages jouent un rôle essentiel dans l’organisation des évènements, de l’histoire. Ils sont un élément essentiel dans la projection et l’identification du lecteur voire de l’auteur. Philippe Hamon propose cinq[20] fonctionnalités pour hiérarchiser les personnages.

(« Fonctionnalité différentielle[21] ») des personnages :

La Péri

La Mille et Deuxième Nuit

(« Le cas des personnages de fiction est évidemment particulier […] Ils font partie d’un univers entièrement construit par un démiurge qui ne laisse probablement rien au hasard »[24]) (Vaxelaire, 2005 : 67). Un rapport cratyléen existe donc entre les noms et leurs signifiances.

2. Prénoms masculins 

(« [Mais tous ces corps sans âmes

Plaisent un jour…

Hélas ! J’ai six cents femmes,

Et pas d’amour !] »).

3. Prénoms féminins

La traductibilité de ces noms n’est guère possible, d’où leur caractère unique et leur ancrage dans une civilisation qui a fasciné Gautier et tant d’autres orientalistes.

La fonction référentielle de tous ces noms est une manière pour l’auteur soit de familiariser son lecteur avec des noms venant d’un ailleurs qui lui est cher, soit qu’ils sont déjà connus grâce à la vogue orientale des 18e et 19e siècles et surtout à la traduction de Galland. « La culture de l’époque valorise » donc cette référence culturelle sans laquelle le conte ou le ballet se liraient ou se comprendraient différemment.

Les personnages sont en fait « un support essentiel de l’investissement » esthétique de l’auteur. Son investissement réside dans la création artistique propre à Gautier reposant sur un imaginaire/fiction fertile. Ces personnages rendent compte de sociétés réelles, mais mal connues puisque reposant sur une connaissance livresque ou le plus souvent sur un imaginaire oriental.

L’espace, lui aussi joue sur « l’effet de réel », il renvoie à des lieux symboliques pour donner une dimension universelle à ses œuvres. Et comme l’affirme Roland Barthes (« Il est vrai que j’ai avec les noms propres un rapport qui m’est énigmatique, qui est de l’ordre de la signifiance, du désir, peut-être même de la jouissance. La psychanalyse s’est beaucoup occupée de ces problèmes et l’on sait très bien que le nom propre est, si je puis dire, une avenue royale du sujet et du désir. ») (Barthes, 1975).

Les prénoms et les lieux suscitent l’imaginaire et rappellent la grandeur orientale. L’auteur porte une affection particulière à l’onomastique et à la toponymie qui rappellent celles des Mille et Une Nuits. Des lieux relevant du réel, mais transposés dans un monde imaginaire. Le conte de Galland, source d’inspiration des deux œuvres, se passe quant à lui aux Indes. Ces noms des lieux que Gautier souhaitait ardemment fréquenter relèvent de la réalité, le référent géographique joue la fonction d’un rêve non exaucé. Shéhérazade s’adresse à Gautier avec la certitude : (« Monsieur, dit la belle Turque (sic) […] vous devez avoir lu les Mille et une Nuits, contes arabes, traduits ou à peu près par ce bon M. Galland, et le nom de Scheherazade ne vous est pas inconnu ? »).

La réponse ne laisse aucun doute (« Je la connais parfaitement » […] Enchanté de vous voir, quoique la visite soit un peu fantastique ; mais qui me procure cet insigne honneur de recevoir chez moi, pauvre poète, la sultane Scheherazade et sa sœur Dinarzarde »). La référence littéraire n’est ni fortuite ni arbitraire, elle a exercé une influence importante sur la conception même de ces deux œuvres.

Conclusion

La Mille et Deuxième Nuit n’est en fait qu’un prétexte pour Gautier pour dénoncer la condition de l’artiste : « Votre sultan Schahriar, ma pauvre Scheherazade, ressemble terriblement à notre public ; si nous cessons un jour de l’amuser, il ne nous coupe pas la tête, il nous oublie, ce qui n’est guère moins féroce. Votre sort me touche »

La trame romanesque de La Mille et Deuxième Nuit est empruntée aux Mille et Une Nuits. L’histoire dans l’histoire est l’une des caractéristiques de l’œuvre originale, Gautier montre non seulement sa fascination, mais aussi l’habileté de cette œuvre à user de procédés littéraires ne relevant pas du conventionnel occidental, mais d’une recherche de la beauté et d’une quête des origines. La référence aux civilisations orientales dépasse une simple influence de mode pour refléter une vraie conception de l’art et de l’art d’écrire chez Gautier.