Les référents culturels, un principe de création artistique en Afrique de l’Ouest francophone
L’exemple des rappeurs burkinabè Faso Kombat et Smockey
Introduction
Dans les dernières lignes de son article intitulé « Esthétique négro-africaine », Léopold Sédar Senghor avance ceci : « L’esprit de la civilisation négro-africaine anime consciemment ou non, les meilleurs des artistes et écrivains nègres d’aujourd’hui, qu’ils soient d’Afrique ou d’Amérique. » (SENGHOR, 1964 : 216-217)
Pacéré Titinga, lui, touchant du doigt les spécificités intra-africaines et traitant de la bendrologie (science du langage tambouriné des Mossé-burkinabè) dit : « L’étude approfondie de cette expression présentement autre, ou béndrologie, serait d’un apport certain, pour la véritable connaissance des Moosé, leur histoire, leur vie (…). » (PACERE, 1991 : 12)
Par extrapolation, ces propos nous suggèreraient, dans les approches comparatives ayant trait aux arts et aux littératures négro-africaines, la prise en compte d’au moins deux dimensions : les spécificités interculturelles et celles intra-culturelles. C’est dans cette perspective que s’inscrit notre présente réflexion sur la place des référents culturels dans le rap burkinabè et plus singulièrement dans celui du clip vidéo et par ricochet, dans celui des textes des rappeurs burkinabè.
Pour ce faire, nous convoquerons deux théories, celle de l’esthétique négro-africaine et celle de la réutilisation. L’esthétique négro-africaine s’entend ici comme les principes d’organisation et d’expression des arts et de la littérature négro-africains. Il est important de noter que de cette esthétique, Léopold Sédar Senghor s’en est fait l’un des plus grands théoriciens. Pour ce dernier, l’art négro-africain s’identifie à travers cinq caractères généraux (générique, fonctionnel, unitaire, collectif, engagé) et deux traits fondamentaux à savoir le rythme et l’image.
Pour ce qui est de la réutilisation, Joseph Paré cite W. Moser en ces termes :
La réutilisation nous invite à une nouvelle utilisation et par là une nouvelle mise en valeur d’un objet sans pour autant le détruire en le réduisant à son support matériel. L’objet en question aura été mis de côté et préservé dans un répertoire ou dans un dépôt… où il aura peut-être vieilli. Dans ce cas, l’objet reste intact. Il garde une certaine identité de matériau culturel, quelles que soient par ailleurs les transformations de forme, de fonction, de signification, etc., qu’il subit lors de l’opération de réinsertion dans un nouveau contexte. (PARE, 1997 : 147).
Qu’en est-il du clip de rap ? Le clip (clip vidéo) est un court-métrage cinématographique ou vidéo, généralement conçu dans un but promotionnel ; c’est une mise en image d’une chanson à travers un scénario. Musique dite urbaine ou afro-américaine, le rap, lui, peut être défini comme étant un genre musical fait de chants aux paroles écrites ou improvisées, accompagnées d’un rythme martelé. Typiquement, le rap consiste en l’élaboration de couplets ─ généralement rimés ─, lesquels couplets sont le plus souvent séparés les uns des autres par un refrain.
Traiter de l’esthétique négro-africaine et de celle de la réutilisation dans le rap burkinabè, c’est soulever la question des procédés de création des artistes en question. L’esthétique traditionnelle des arts et des littératures négro-africains transparait-elle dans le rap burkinabè, comme le stipulerait Senghor, et tout particulièrement dans les clips de Faso Kombat et Smockey? Et si tel est le cas, cette esthétique n’est-elle pas par ailleurs reflétée par les éléments culturels spécifiquement burkinabè ? Toutefois, les rappeurs burkinabè ne réutilisent-ils pas les éléments culturels afin de leur trouver d’autres fonctions ?
La complexité de nos objets d’étude nous impose la transcription des textes des chansons/raps ainsi que le visionnage des clips de Faso Kombat et Smockey.
Au regard de notre problématique, notre réflexion s’articulera en quatre points : petit aperçu sur le rap burkinabè dans sa généralité ainsi que sur Faso Kombat, smockey et leur art, l’esthétique négro-africaine dans les clips, les référents culturels burkinabè dans les clips et enfin, l’esthétique de la réutilisation dans les clips.
Faso Kombat, Smockey et contenus sommaires des clips
L’histoire, voire l’avènement du rap burkinabè, est intimement liée à l’histoire de la musique moderne burkinabè. En effet, comme le soulignent les musicologues burkinabè Auguste Kaboret et Oger Kaboré, au Burkina Faso, le début des années 2000 a connu « un foisonnement impressionnant de groupes et d’individualités (…), ils essaient d’imposer ces rythmes venus d’ailleurs tels que le reggae, le zouk love, le ragga et le rap (propulsés par le mouvement hip-hop) » (KABORET et KABORE, 2004 : 108). Le Burkina Faso fait partie des derniers pays africains conquis véritablement par le rap. Cependant, cette musique s’est véritablement imposée sur la scène musicale burkinabè et la première décennie du XXIe siècle peut être considérée à juste titre comme l’âge d’or du rap burkinabè (GARBA, 2010 : 32). Cela se justifie par le nombre assez important d’albums raps (plus d’une cinquantaine entre 2001 et 2008), mais aussi, et surtout, par l’élection de certains rappeurs comme meilleurs artistes musiciens burkinabè, dont les artistes ciblés dans cette étude. (Smokey en 2006, Yeleen en 2007 et Faso Kombat en 2011).
Faso Kombat était un groupe constitué de deux Burkinabè : Peace Malkhom et de David Le Combattant. Le premier, de son véritable nom, Salif Ouédraogo, a choisi le pseudonyme Peace Malkhom en référence au Noir américain Malcolm X, militant pour la liberté et la paix sociale, fondateur de l’Organisation de l’Unité Afro-américaine (en 1964). Le deuxième à l’état civil se nomme David Malgoubri; David Le Combattant en référence à David qui a battu Goliath, selon les écrits bibliques. Faso Kombat a pour signification « Combat pour le respect de la culture africaine du Burkina Faso » selon les dires d’un des membres du groupe (Peace Malkhom).
Smockey – Serge Martin Bambara-, quant à lui, a opté pour un tel pseudonyme afin de « Se moquer ». Il est question pour lui de dire les choses ironiquement, tout en touchant les fonds des problèmes. Et ces fonds des problèmes, il les touche tant par le biais de ses chansons, tant par le truchement de ses clips, règle à laquelle ne déroge pas Faso Kombat.
Le clip de Faso Kombat que nous étudions est de la chanson « Amazone » (Faso Kombat : 2007), celui de Smockey est de la chanson « I yamma » (« Fais-ce qui te plait ») (Smockey : 2006).
Le clip de « Amazone »
Dans ce clip, toutes les scènes se déroulent dans une cour, et elles sont toutes présentées à l’aide d’un panoramique circulaire allant de la gauche vers la droite.
Le clip s’ouvre dans une cour qui laisse voir au milieu du jour, des maisons sobres. Le panoramique présente alors Peace Malkhom et David Le combattant (tous en tuniques blanches) dansant et chantant tout en contemplant visiblement une gent féminine. Cette gent est assez diversifiée puisqu’étant constituée de plusieurs tranches d’âge : adolescentes, demoiselles et des dames d’âge avancé –parmi lesquelles, la cantatrice NANA Bibata. Les dames dans leur ensemble exhibent habillements, coiffures, etc. Des danses traditionnelles sont exécutées par tous (hommes comme femmes), et l’on peut observer Nana Bibata et bien d’autres femmes constituant un orchestre dans lequel elles jouent essentiellement à des instruments traditionnels.
Toutefois, quelques musiciens jouent à des instruments modernes et des jeunes danseurs dans le style vestimentaire hip-hop (foulard, casquette, T-shirt et jean bouffants, des baskets) exécutent du break dance malgré le rythme traditionnel dominant de la musique. De surcroit, l’on peut observer des demoiselles habillées en tenue occidentale.
Entre temps, la nuit survient et les scènes devenues très brèves défilent, s’enchainent très rapidement et il y a alternance entre jour et nuit : les rappeurs en compagnie d’autres jeunes dont Smarty (rappeur burkinabè) dansent et complimentent des demoiselles, quatre danseuses traditionnelles marchent à reculons tout en balayant la cour. Le rythme de la chanson s’accentue et s’endiable. Le clip prend fin avec l’image de son début, à savoir le tronc d’un azadirachta indica qui, il faut le dire, est abusivement présenté dans le clip de « Amazone ».
Le clip « I yamma »
Dans une cour, habillée en tenue moderne (pantalon jean, haut relativement serré), une jeune fille marche derrière un arbre et se dirige vers la porte et au milieu de ladite cour, sous un deuxième arbre, elle rencontre un jeune homme, son copain, et ils s’embrassent.
Sous le même arbre, Smockey apparait dans un téléviseur en disant son texte. Le vieux Biri (chanteur traditionnel burkinabè), jouant à une guitare traditionnelle et assurant le refrain de la chanson, est toujours présenté en compagnie de danseurs habillés en uniforme. Ces derniers portent à leurs tibias des hochets de jambes.
Le jeune couple continuant joyeusement ses embrassades est dispersé par le père de la demoiselle qui manifeste clairement sa désapprobation.
Ensuite, un monsieur richement habillé fut favorablement accueilli par le père de la jeune fille. Un mouton et quelques billets d’argent sont offerts à ce dernier qui les reçoit fièrement. Suite à un mariage arrangé, l’actrice principale (la jeune fille) est ligotée et embarquée dans une voiture qui l’emmène chez son mari, le « bon offrant ». Plusieurs femmes assistent impuissantes à cette scène.
Meurtrie aux côtés de son homme, la jeune fille s’échappe. Ensuite l’écran se divise en trois, présentant trois scènes différentes :
– la première moitié de l’écran (en haut) présente la jeune fille que l’on a finalement rattrapée ; et elle est assise malgré elle, sur les genoux de son mari. Et ce, dans la cour du père. Encore une fois, elle tente de se sauver, mais cela est peine perdue, car l’oncle de la fille, M. le Maire, la récupère en entrant dans la cour, et la remet à son mari entouré de bras valides.
– la seconde moitié de l’écran se divise en deux quarts où de part et d’autre Smockey dit son texte ; et l’autre quart montre une scène où une femme harangue quelques autres.
Cette dernière scène remplit tout l’écran où la suite montre une descente musclée (les femmes armées de spatules, gourdins, de pelles, de pioches…). Au vu de cet armement et de la visible détermination des femmes, les hommes (père de la jeune fille, le mari, M. le Maire, les bras valides…) se débarrassent de la jeune fille et se sauvent comme ils peuvent.
La suite du clip présente des scènes qui s’entremêlent, laissant percevoir tantôt Smockey et les danseurs qui chantent dans une certaine euphorie autour du Vieux Biri, tantôt l’on aperçoit le père de la jeune fille, l’époux non désiré et M. le Maire, tous attachés à un arbre de la cour.
Force est de souligner qu’à l’image du tronc de l’azadirachta indica dans le clip de Faso Kombat, cette image de Smockey apparaissant dans un téléviseur, est abusivement présentée dans le clip de « I yamma ».
L’esthétique négro-africaine dans le rap burkinabè
Pour ce qui est de cette esthétique, nous nous focaliserons sur les traits principaux, à savoir l’image et le rythme. À leur propos, Senghor stipule : « l’art négro-africain s’exprime essentiellement par l’image et le rythme : par l’image rythmée. » (Ibid. : 279)
Il sied d’emblée de se remémorer la manifestation de l’image dans l’art négro-africain selon Senghor :
Le négro-africain a horreur de la ligne droite et du faux mot propre. Deux et deux ne font pas quatre, mais « cinq », comme le dit le poète Aimé Césaire. L’objet ne signifie pas ce qu’il représente, mais ce qu’il suggère, ce qu’il crée. L’Éléphant est la Force ; l’Araignée, la Prudence, les Cornes sont Lune ; et la Lune Fécondité. Toute représentation est image, et l’image, je le répète n’est pas équation, mais symbole, idéogramme. (Ibid. : 210)
Comment s’illustre l’image dans le clip de « Amazone » ? Dans ce clip, trois principaux éléments retiennent notre attention en ce qui concerne l’étude de l’image. Il s’agit d’abord de la cour, théâtre de toutes les scènes, du tronc d’arbre, l’azadirachta indica, qui revient au moins quinze fois dans le clip et enfin de la somme de toutes les scènes du clip.
De fait, aucune scène dans le clip de « Amazone » n’est faite hors de la cour. Ainsi durant les cinq minutes cinq secondes (5mn 5s) que dure le clip, il est donné à voir l’image d’une cour. Pourquoi la cour ? À cette question, nous répondrons que Faso Kombat a été animé consciemment ou non par les règles de l’esthétique négro-africaine, et par l’image précisément : la « femme » est le thème de la chanson, et en Afrique la cour symbolise la femme, d’où le dicton moaga, « pag la zaka/pag la yiri (la femme c’est le foyer/la femme c’est la cour – la maison)». La cour, omniprésente dans le clip est donc une image qui fondamentalement symbolise la femme. Que dire donc du tronc de l’azadirachta indica ?
L’arbre, c’est ce qui sort de terre, avec toute sa symbolique phallique. C’est alors que par analogie, dans le sillage de la négritude, c’est la terre qui est associée au féminin. L’arbre, c’est ce qui donne des fruits (c’est ce qui nourrit), l’arbre c’est ce qui abrite (par son ombre ou par ses creux). C’est de par ces vertus de l’arbre que l’Afrique traditionnelle conçoit l’arbre comme l’une des principales nourrices des humains. Rappelons surtout que le tronc de l’azadirachta indica est toujours présenté de manière impressionnante dans le clip. En effet, dans la presque totalité des cas où le tronc est présenté, soit un acteur sort de l’arbre (à l’aide d’effet spécial ou pas), soit une scène prend fin avec un acteur qui entre dans l’arbre (à l’aide d’effet spécial ou pas). Cela vient témoigner du fait que l’Arbre, à l’image de la Femme surtout, représente d’où on sort et où on retourne ; car n’oublions pas que par analogie, le concept de la négritude identifie la terre à la Femme, et la femme à la terre. Qu’en est –il de l’ensemble des scènes du clip ?
Parlant de l’ensemble des scènes du clip de Faso Kombat, nous voulons tout simplement noter que tout ce qui est donné à voir, sans les paroles de la chanson, est très parlant. Il est assez évident d’identifier sans grand risque de se tromper, le thème de la chanson, à savoir la « femme ». Autrement dit, l’on peut assez facilement savoir que Faso Kombat dans sa chanson parle de la femme, même si l’on visionne le clip en se passant du son. Si dans la poésie négro-africaine l’image se traduit entre autres par les termes concrets, si dans la sculpture elle se ressent par une juxtaposition de figures à priori incohérentes, dans le clip de Faso Kombat, elle se ressent entre autres par les scènes très concrètes, plongeant le visionneur dans la vie réelle, concrète. Il serait donc légitime de reconnaitre que l’image, en tant qu’élément d’esthétique, constitue à bien des égards l’un des principes de création chez Faso Kombat.
« Cependant, dit Senghor, l’image ne produit pas son effet chez le négro-africain si elle n’est pas rythmée. Ici, le rythme est consubstantiel à l’image ; c’est lui qui l’accomplit, en unissant, dans un tout, le signe et le sens, la chair et l’esprit.» (Ibid. : 211)
Le rythme, Senghor le définit plus amplement en disant : « C’est l’architecture de l’être, le dynamisme interne qui lui donne forme, le système d’ondes qu’il émet à l’adresse des autres, l’expression de la force vitale. Le rythme, c’est le choc vibratoire, la force qui, à travers les sens, nous saisit à la racine de l’être. (Ibid. : 211-212)
Le rythme du clip de Faso Kombat est principalement marqué par le tronc de l’azadirachta indica. Le tronc de l’azadirachta indica qui ouvre et ferme le clip, est « l’expression (d’une) force vitale ». De fait, ce tronc qui apparait et réapparait à intervalles plus ou moins réguliers, ce même phénomène visuel, semble bien réguler l’ensemble des scènes du clip. Cela se fait à travers une certaine symbolique, justifiant la consubstantialité du rythme à l’image. En clair, nous remarquons qu’à chaque apparition du tronc, soit il y a début de scène, soit il y a fin de scène. Nous reconnaissons donc avec Senghor que le rythme accomplit l’image, « en unissant, dans un tout, le signe et le sens, la chair et l’esprit » : le tronc de l’azadirachta indica, en tant qu’élément reflétant l’image, s’impose comme élément rythmique avec autant de pertinence ; en bref, c’est lui qui donne le ton.
À côté de cet élément que nous jugeons principal, il y a la fréquence des scènes.
Primo, de la première seconde du clip à la quatrième minute vingt-cinq secondes, les scènes sont plus ou moins longues et se succèdent à une vitesse plus ou moins lente. Cependant, à partir de la quatrième minute vingt-cinq secondes, les scènes deviennent très courtes et donc leur succession, rapide. C’est un changement de cadence qui, somme toute, tient lieu d’un rythme, d’un « choc vibratoire ».
Secundo, à partir de la quatrième minute trente-deux secondes, les scènes filmées la nuit et celles filmées le jour se succèdent, offrant le schéma suivant :
Nous rappelons qu’à la quatrième minute vingt-cinq secondes du clip, les scènes se succèdent de façon rapide, c’est dire que la succession de la nuit et du jour est assez remarquable ; laquelle succession tient lieu d’un « dynamisme interne qui (…) donne forme » aux dernières secondes du clip, et par-dessus tout, au clip lui-même.
Tout compte fait, nous pouvons dire que l’esthétique négro-africaine est un tant soit peu ésente dans le clip de Faso Kombat. Est-ce le cas dans le clip de Smockey ?
L’image dans le clip de Smockey est manifeste de par trois éléments : la cour comme principal espace scénique, l’image d’un téléviseur presque omniprésente et l’ensemble des scènes et images données à voir par le clip.
Comme susévoquée, dans le clip de « I Yamma », la cour (du père) est le principal espace scénique. La réalité est que sur la dizaine de scènes que compte le clip, la très grande majorité des scènes se déroule dans la cour du père de la fille qui a été donnée en mariage. Cet état de fait rappelle le clip de Faso Kombat où « La cour, omniprésente dans le clip est donc une image qui fondamentalement symbolise la femme » et où la « femme » est le thème de la chanson. Sans grand risque d’exagérer, nous dirons qu’en ce qui concerne la question de la cour dans les deux clips, il est question de cas similaires. Qu’en est-il donc du téléviseur ?
Le téléviseur qui apparait huit fois dans le clip s’intègre dans les scènes, ou plutôt en fait partie intégrante. Notons que ce téléviseur qui apparait contient des images indépendantes des scènes du clip. Le récepteur ainsi que ses images (scènes) qui apparaissent à côté des scènes principales « assistent » ces dernières. C’est ce qui nous permet de parler d’omniprésence de ce téléviseur.
Si donc, parlant de l’image de l’art négro-africain, « l’objet ne signifie pas ce qu’il représente, mais ce qu’il suggère, ce qu’il crée » (SEGHOR, 1964 : 210.), lors, le téléviseur qui « assiste » les scènes ne représentent pas un simple émetteur d’images supplémentaires, mais suggère plutôt une assistance, une assistance à la Femme, crée cet effet de soutien à la Femme. De fait, il est question de femme souffrante dans la chanson et dans le clip. Et si nous osons parler d’assistance et de soutien, c’est que sur les huit fois que le téléviseur apparait, cela se fait au moins six fois à côté d’une scène où joue la fille en détresse. Si « L’Éléphant est la Force ; l’Araignée, la Prudence, les Cornes sont Lune ; et la Lune Fécondité » (Ibid. : 210), c’est que le téléviseur est le plaidoyer pour la Femme. Plaidoyer dans la mesure où à toutes les huit apparitions du téléviseur les scènes qui s’y trouvent contiennent soit Smockey, soit le Vieux Biri en train de chanter (dire le texte). Or comme nous le savons, la chanson dénonce le mariage forcé. Le dernier élément représentatif de l’image que nous entrevoyons est, comme annoncé, la somme des scènes, dans leur chronologie.
En clair, nous avons tout simplement remarqué l’expressivité des scènes du clip, comme ce fut le cas avec le clip de Faso Kombat. En réalité les jeux des différents acteurs sont tellement expressifs que l’on peut appréhender à priori la thématique de la chanson. Autrement dit, rien qu’en suivant le clip sans le son, l’on peut plus ou moins facilement savoir qu’il s’agit dans la chanson d’une fille que le père veut donner en mariage à un plus offrant et que cette dernière s’érige contre ce mariage. Par ailleurs, l’expressivité de l’image que suscite l’art de Smockey est traduite par Barry Saidou Alceny, dans le quotidien burkinabè L’observateur Paalga : « Ses textes sont des historiettes qui peuvent être visualisées. Le recours au bruitage et aux dialogues dans ses chansons fait que leur mise en clip est très réussie. » (L’OBSERVATEUR PAALGA n°6864, 12 avril 2007)
Cependant, répétons-nous, l’image est chez les Négro-africains, corrélativement liée au rythme.
Un élément de rythme dans la vidéo de Smockey est le refrain. De fait, un des éléments rythmiques dans la musique rap audio est le refrain. De façon générale, les chansons rap burkinabè contiennent des refrains qui interviennent après chaque couplet ; ce qui offre un rythme remarquable. De façon standard, cette combinaison peut se présenter comme suit :
Toutefois, ce qui est valable pour les chansons rap est valable pour le clip de « I Yamma » de Smockey. Si dans la chanson audio le rythme réside dans un phénomène auditif, dans le clip, naturellement, il réside dans un phénomène visuel, gestuel, presque rituel. En réalité, toutes les quatre fois que le refrain est chanté dans le clip, le vieux Biri est donné à voir, chantant, jouant son kundé, et tout autour de lui, des danseurs avec les castagnettes aux jambes. Il est aussi accompagné de Smockey qui se joint aux danseurs pour la reprise du refrain en chœur et pour la danse. Cet aspect du rythme que nous évoquons trouve à notre sens, sa formule dans ces quelques lignes de Senghor que voici :
Tout d’abord, on n’y ménage pas l’intérêt dramatique, plus exactement, ménager l’intérêt dramatique n’y consiste pas, comme aujourd’hui dans le récit européen, à proscrire la répétition ; tout au contraire, l’intérêt dramatique y naît de la répétition : répétition d’un fait, d’un geste, d’un chant, de paroles qui font leitmotiv. Mais il y a, presque toujours, introduction d’un élément nouveau, variation de la répétition, unité dans la diversité. C’est cet élément nouveau qui souligne la progression dramatique. (Ibid. : 213-214)
Une chose nous parait importante à préciser à travers cette citation. Il y a que l’ « introduction d’un élément nouveau, (la) variation de la répétition » réside au fait qu’au premier refrain, le téléviseur est présenté, contenant des images du Vieux Biri et de sa compagnie ; au deuxième refrain, il n’y a guère de téléviseur, le Vieux Biri et sa compagnie font simplement le plein de l’écran, au troisième refrain, le téléviseur revient, et enfin, au quatrième, le vieux Biri, Smockey et les danseurs (de Djéka) en uniforme ne sont plus seuls ; il y a les femmes victorieuses des hommes, la fille promise entre autres, qui se mêlent à la fête.
Sans risque de se tromper, nous pouvons dire que notre recherche de l’esthétique négro-africaine dans les deux clips fut un tant soit peu fructueuse. Cette esthétique, à en croire Senghor, marquerait l’africanité du rap burkinabè, et par extrapolation, cette esthétique marquerait la différence entre le rap burkinabè et les raps belge, français, canadien, etc. Toutefois, nous estimons que chaque art africain parvient à l’esthétique négro-africaine par le biais des éléments culturels propres à son milieu.
Les référents culturels dans le rap burkinabè
Les éléments culturels burkinabè dont ont usé Faso Kombat et Smockey sont de divers ordres, mais nous nous focaliserons principalement sur les langues, les instruments de musique et les danses.
Évoquant la place des langues locales dans la littérature négro-africaine d’expression française, Louis Millogo analyse la langue Bwamu dans Crépuscule des temps anciens comme suit :
L’usage du Bwamu s’inscrit dans le cadre d’une pratique littéraire négro-africaine. Celle-ci est déjà notoire chez Léopold Sédar Senghor en poésie et chez BiraogoDiop dans les contes. Elle se poursuivra chez beaucoup d’autres écrivains comme un trait de l’écriture de la littérature africaine d’expression française. Cela fait partie du choix de ces auteurs de présenter la culture africaine… L’emploi abondant du bwamu crée l’illusion de dépaysement pour le lecteur étranger. Il replonge le lecteur bwaba, burkinabè et négro-africain dans son terroir. Il s’agit là d’un véritable ancrage culturel par le biais de la langue, expression importante de la culture. (MILLOGO, 2002 : 237.)
Pour ce qui est de Faso Kombat, les langues utilisées sont le français et le moore. Et par analogie aux propos du critique burkinabè, nous dirons que l’usage de la langue des Moose (ethnie majoritaire au Burkina Faso) fait montre d’un ancrage culturel. Force est de rappeler que le rap burkinabè est a priori d’expression française. De fait, au moins 70% des textes sont en français. Si Louis Millogo parle exclusivement de la littérature, nous pensons que cette option des écrivains est valable pour d’autres catégories d’arts comme le cinéma, la musique, etc. Or, nous le savons bien, le clip de rap implique cinéma et musique, sans oublier que le caractère poétique du rap et surtout du rap burkinabè est attesté : « nous osons dire que le rap (burkinabè) serait une poésie ou tout simplement il est poétique au sens technique du terme. » (GARBA, 2010 : 69).
Les instruments de musique que l’on peut identifier dans le clip révèlent– ils une identité culturelle négro-africaine donnée ?
Tous les instruments traditionnels qui sont les plus dominants d’ailleurs, sont des instruments du milieu culturel moaga (culture des Moose).
D’abord, le clip nous laisse voir le bendre : le « tambour calebasse », en mooré « bendre », est l’une des variantes de l’instrument constamment appelé tam-tam. Le bendre est un membranophone qui, comme le reconnaît Francis BEBEY dans Musique de l’Afrique, est spécifique aux Moosé. Voici la description que NAO Oumarou donne de cet instrument :
Il est fait d’une calebasse de dimension variable… La calebasse ovoïdale est recouverte d’une peau d’animal que des lanières en cuir rattachent solidement au bas, par un anneau en fer. La calebasse fait office de caisse de résonance. C’est un instrument à percussion muni d’une bandoulière. Le tambour-calebasse, « bendre », ainsi constitué, reçoit un chapeau en peau plus ou moins travaillé (selon les goûts artistiques du propriétaire) qui recouvre la membrane dont est enduite une sorte de résine. (NAO : 1996)
Dans Le langage des tam-tams et des masques en Afrique MePacéré Titinga note en substance que le « bendre » est en l’occurrence l’instrument moaga qui « parle » à travers son propre son, et possède ses propres codes ; d’où la bendrologie. Le « bendre » est un objet sacré chez les Moosé. Et selon la coutume, la vente du bendre est défendue. Il est très souvent utilisé lors de la sortie des masques ou pour d’autres cérémonies rituelles.
Ensuite, nous pouvons également apercevoir un autre instrument, instrument exclusivement moaga, lunga (le tambour d’aisselles). Voici la description que nous en donne Pacéré Titinga :
Il s’agit d’un cylindre en bois d’une cinquantaine de centimètres de diamètre évasé à ses extrémités et foré ; un lacet là aussi, partant d’un bout à l’autre et faisant le tour de l’instrument, retient deux plaques de peau fine (peau de cabri) couvrant les deux extrémités (…) ; on bat l’instrument par un morceau de bois recourbé faisant anse ; quand par l’aisselle on fait pression sur les cordes, le timbre devient aigu ; on bat, tantôt au bord (faiblement) tantôt au centre, en faisant des pressions sur l’instrument : on réalise les sons voulus, pour, comme dans le cas du bendre, reproduire les messages, le texte oral fondé sur les Zabyouya(noms de guerre) et autres comme sus- précisé. (PACERE, 85)
Autre instrument traditionnel majeur donné à voir est le Boulyam ou silsaka (le hochet-calebasse). Le hochet dont il est question dans le clip de Faso Kombat est celui fait à base de calebasse en forme de gourde enveloppée d’un tissu de perles blanches (le hochet-calebasse). Pour jouer l’instrument, on le tient avec une main, et on tape la calebasse ainsi que sa parure contre l’autre main ; et c’est le retentissement des perles qui offre le son.
Le terme « bulyam » est un mot composé de « bul » (amuser) et « yam » (esprit), ce qui signifie littéralement, « amuser l’esprit » et par extrapolation, le bulyam signifie « se faire plaisir ». « Silsaka » est une récente appellation, onomatopéique de surcroit. En effet, le jeu du « bulyam » donne le son : «sik, sank, sik, sank… ». Hormis les instruments musicaux, le clip de David le Combattant et Malkhom présente des danses traditionnelles du terroir burkinabè, notamment des danses moose.
Nous relevons le wennega dans un premier temps. Littéralement, le mot wennega signifie « l’action de se tourner, voire se contorsionner ». Son exécution implique fondamentalement l’usage des reins, d’où l’expression de la souplesse. Comme le souligne PACERE Titinga, « c’est l’une des danses populaires », avant d’ajouter qu’elle est « surtout une danse de grâce, elle est en général réservée aux jeunes filles et aux jeunes gens qui veulent se faire remarquer… » (Ibid :241). Toutefois, Ousséni Ouédraogo dans son mémoire de maîtrise souligne que « c’est une danse qui s’identifie par ailleurs au mouvement du cheval repu et heureux. » (OUEDRAOGO, 2012)
Dans le clip de « Amazone », les danseurs de wennega sont principalement féminins à l’image des quatre danseuses que nous avons désignées par l’expression de « danseurs traditionnels ».
À côté du wennega, les acteurs du clip esquissent aussi des pas de warba. C’est une danse moaga qui s’exécute par des mouvements de la hanche. Soudré Souleyane note en substance dans son mémoire de maîtrise que le warba est exécuté dans les circonstances sacrées (lors des funérailles par exemple) et dans les moments festifs (SOUDRE, 2003). Les mouvements de hanche se traduisent par un remuement de celle-ci de la gauche vers la droite plus ou moins rapidement.
En plus, il y a le kiegba, qui se traduit littéralement en français par « fesses » (postérieur). Le kiegba est une danse réservée aux femmes. Pacéré Titinga nous en dit plus : « Le kiègbaou danse des fesses, consiste en des tournées et mouvement entre deux femmes et à se cogner par les fesses en suivant un rythme marqué par les autres femmes qui battent des mains. » (Ibid :241).
En dernier lieu, nous citerons lezoka : le nom « zoka » (en mooré) vient de « zoge » qui signifie « se mouvoir », « se trémousser ». C’est une danse moaga qui consiste à baisser la tête et à la relever en s’accompagnant de mouvements des membres supérieurs où l’on agit particulièrement avec les coudes à l’image des sujets qui saluent leur chef ou leur roi. Cette danse met fortement en scène la déférence que les sujets témoignent au roi lorsqu’ils se retrouvent face à ce dernier. N’est-ce pas une façon pour Faso Kombat de mettre en scène le respect ou la soumission de la femme vis-à-vis de l’homme, vu que dans le clip, il n’y a que des dames qui exécutent la danse en question ? Cette question peut trouver réponse dans ces quelques vers de la chanson « Amazone » :
Noires, rurales, blanches et urbaines,
Toutes sont victimes de l’homme contemporain
Dans les grandes métropoles mais aussi dans nos coutumes
Et coutumièrement appelées sexes faibles
En tout état de cause, la présence de ces référents culturels peut être analysée diversement, mais a priori, une réalité attire fortement notre attention. En effet, force est de remarquer que tous les référents culturels négro-africains (langue, instruments de musique et danses) sont non seulement burkinabè, mais surtout moose. Or, Faso Kombat (David le Combattant et Malkhom) est un groupe de Moose. Ce qui nous conduit à dire que le groupe a eu d’abord recours à sa culture moago, avant que celle-ci ne soit ensuite burkinabè et enfin, africaine en général. Que dire du clip de Smockey ?
Pour ce qui est de Smockey, à côté du français, la langue locale employée est le Bissa.Elle appartient à la grande famille des langues mandées. À priori, elle a pour usagers les Bissa qui constituent une ethnie burkinabè concentrée surtout dans le centre-est du pays : les communes de Garango, Tenkodogo, Zabré essentiellement. En clair, le Bissa est parlé par environ 758000 personnes. Tout comme dans la chanson Amazone, nous nous rendons bien compte que Smockey a opté pour le bissa, lui-même étant d’ethnie bissa (de par son père, sa mère étant française). Que dire des instruments de musique ?
Les instruments visibles dans le clip sont le sisga, les tagnons et le kundé à une corde.
Les tagnons (les hochets-vanneries de jambes) sont l’apanage des Bissa. Ils se portent tout le long de la jambe ou en dessous des mollets. Les tagnons sont une sorte de tissu de vannerie constituée en petites poches de caisse de résonnance. Les poches sont confectionnées à l’aide de feuilles de rôniers. C’est d’ailleurs pour cela que le tagnon est souvent appelé Zar, c’est –à-dire rônier en langue bissa. De fait chaque poche contient des cailloux qui produisent le son lorsque le danseur de djeka (danse traditionnelle bissa) trottine : cet instrument est intimement lié au djeka.
À côté des joueurs de tagnons, la camera présente toujours un joueur de sisga (le hochet-calebasse. Contrairement au hochet (bulyam) du clip de Faso Kombat, celui-là est fait d’une calebasse toute nue, plus ou moins ronde, et possède ses éléments sonores (généralement des graines de maïs.) dans la calebasse. Pour jouer l’instrument, on le tient entre les deux mains et on le balance entre celles-ci. Le sisga est utilisé dans les cérémonies profanes et sacrées. Par surcroit, le langage du sisga, à l’image du bendre, est codé dans le contexte traditionnel.
Pour finir, nous parlerons du bissa kundé (le luth), un instrument à corde qui, dans le clip de Smockey, est très particulier, car étant monocorde. Il ne serait guère hasardeux de dire que de cet instrument, seul Vieux Biri semble détenir le secret. De fait, le bissa kundé, littéralement « le kundé bissa », possède en principe deux (02) cordes. Toujours est-il que, c’est aussi au son de ce monocorde que les danseurs du clip exécutent le djeka.
La principale danse exécutée dans le clip, Smockey dans sa chanson nous décrit et nous montre comment s’exécute le djeka :
Frère est-ce que tu sais ce que c’est que le djeka ?
Qui va jusqu’au tréfonds de ton âme.
Danse originaire du Boulgou (Pays Bissa)(…)
Pied gauche pied droit, pied droit pied gauche,
(…)…ça se danse sur ses deux pieds
Effectivement, il s’agit de trottiner, de façon successive : pied gauche et pied droit. C’est une danse qui s’exécute très harmonieusement avec les tagnons.
Le principe de mise à nu des référents culturels négro-africains semble bien être le même chez les rappeurs bukinabè : chez Smockey aussi, l’ensemble desdits référents sont fondamentalement et d’abord bissa, avant d’être burkinabè et africain. Est-ce parce que lui-même est bissa ? Une réponse affirme irait bien de soi. Seulement, ses éléments identitaires paraissent avoir un usage retravaillé, d’où la réutilisation.
L’esthétique de la réutilisation dans les raps de Faso Kombat et de Smockey
En tant que « nouvelle mise en valeur d’un objet », la réutilisation se traduit chez Faso Kombat et chez Smockey à divers niveaux.
Le premier élément de la réutilisation que l’on peut remarquer est relatif au genre même de rap pratiqué par nos rappeurs en question. En effet, le rap tel qu’il a traversé les frontières burkinabè était très américain ou français, c’est-à-dire, un rap d’expression anglaise ou française, et fait d’un rythme très martelé (grosse caisse et guitare basse comme instruments de base). Or, au regard des instruments de musique traditionnels joués et présentés dans les différents clips, l’on se rend aisément compte qu’il s’agit d’un rap à la sauce véritablement burkinabè : rap au rythme liwaga (moaga) chez Faso Kombat, rap au rythme djeka (bissa) chez Smockey. Leur rap est d’autant plus particulier que dans sa chanson, chaque artiste se sent obligé d’insister sur le style de musique traditionnelle dont il fait une réutilisation dans le rap qui a priori est une musique urbaine, voire moderne. C’est ainsi que l’on peut entendre l’invitation de David le Combattant : « ra-sãganiggãg-pelya ti fur n beyatidsauliwaga (Jeune homme porte ton gang-la-pelga –ton pagne- afin qu’on aille danser le liwaga au mariage) ». Et d’autre part nous pouvons entendre Smockey dire : « Frère est-ce que tu sais ce que c’est que le djeka ? / Danse originaire du Boulgou /shake ça ! / (…)/C’est moi qui mène la danse (…) / C’est parti, on y va. » En bref, les rappeurs burkinabè, par la réutilisation des instruments traditionnels, font vivre ou revivre les styles musicaux traditionnels à travers le rap. Ils donnent une nouvelle forme d’existence à ces rythmes. Somme toute, c’est partant de ce constat d’hybridité que des acteurs du monde de la musique parlent de « musiques tradi-modernes ».
En outre, la prise de la parole et même la posture (gestuelle et posture dans les clips) sont en réalité une reprise du style traditionnel, et relèverait donc du régime de la réutilisation. Le critique Justin Ouoro parle en partie d’un « nouvel usage de la parole traditionnelle » (OUORO, 2011 : 210). C’est ainsi que, de l’écoute au visionnage de « Amazone », l’on peut se rendre compte que Faso Kombat chante et gesticule à la manière du griot d’Afrique traditionnelle, à la manière du crieur public. Le texte est d’abord un plaidoyer, mais surtout un éloge pour la femme (« Noire, rurale, Blanche ou urbaine ») où sont ventées les qualités de celle-ci : « belle demoiselle » « Elles sont magnifiques » « ces amazones à la une des magazines » « Qui protègent la terre », etc. Ces bribes du texte de « Amazone » nous rappellent le griot négro-africain chantant ou psalmodiant les louanges d’une personne, ne la relâchant pas tant que celle-ci ne lui donne pas souvent quelque chose en retour. Si le griot traditionnel s’attend le plus souvent à de l’argent ou à un présent quelconque, le griot tradi-moderne qu’est David le Combattant, lui, attend de la demoiselle dont il fait les éloges, « le mariage ».
Smockey, en ce qui concerne la reprise de la parole traditionnelle, a non seulement fait de sa chanson un plaidoyer pour la jeune fille négro-africaine, mais surtout, son texte est conçu à l’image du conte traditionnel négro- africain (où lui-même est le conteur). Dans la même optique, Joseph Paré, dans l’analyse du film Kéita ! l’héritage du griot du cinéaste Dani Kouyaté, avance :
(…) toute la mise en scène indique la possibilité d’une convergence (entre tradition et modernité) (…). Dani Kouyaté redonne au maître la parole son rôle et son statut en faisant de lui le régisseur de la narration. Ainsi, l’art de la parole se trouve mis au service de l’image et du récit pour imprimer au film une dynamique particulière, et ce, aussi bien sur le plan de la narration que de la mise en scène. (PARE, 2000 : 49).
Si chez Dani Kouyaté, c’est l’épopée – de Soundjata kéita – qui a été réutilisée, chez Smockey, il s’est agi du conte négro-africain. Le texte de ce dernier est un récit mettant en scène un personnage principal ─une héroïne─ (la jeune fille « donnée » en mariage), un objet ou une quête (la liberté de se marier à l’homme de son choix), des adjuvants (la mère de la fille, les femmes armées), des opposants (père de la fille, le mari choisi par le père, M. le maire, etc.). Conformément au conte, au sortir du récit, l’on a droit à un dénouement heureux et/ou une leçon – de moral : même si celle-ci n’apparait pas dans le texte, elle est très explicite dans le clip où l’une des dernières scènes montre les opposants (les méchants) traqués et malmenés par les adjuvants, ce qui signifie que le mariage « forcé » est annulé et qu’il n’est pas une bonne chose. En dehors du schéma actantiel, soulignons que de cette chanson/conte, Smockey en est le conteur. Partant de là, il ne manque pas de jouer son rôle de maître de la parole : la fonction phatique, apanage du conteur, est fort remarquable dans le clip à travers l’apparition de l’artiste par le biais du téléviseur comme pour se rassurer de l’oreille attentive de l’auditoire, et ce, d’autant plus que Smockey dans ce téléviseur apparait toujours aux côtés des acteurs en leur parlant le plus souvent, à l’image de la question « Est-ce que tu sais ce que c’est que le Djeka…? »
De par cette étude de textes (les paroles), mais surtout des clips-vidéos de rappeurs burkinabè, l’on constate avec évidence la présence de l’esthétique négro-africaine, L’esprit de la civilisation négro-africaine dont notamment l’image et le rythme.
Toutefois, force a été de remarquer qu’une fouille plus approfondie laisse transparaitre, au-delà des traits susévoqués, des éléments qui caractérisent davantage le rap burkinabè. De fait, les rappeurs que sont Faso Kombat et Smockey, puisqu’il s’est agi essentiellement d’eux, s’avèrent être de véritables concepteurs d’un art représentatif d’une culture, d’une identité, celle burkinabè. Ce constat a été possible suite à l’analyse de l’usage bien mesuré de certains référents culturels au titre des langues, instruments de musique et danses.
En outre, loin de faire une frugale jonction entre tradition et modernité où il est simplement question d’une hybridité passive ou nominale, les artistes font une réutilisation des éléments culturels burkinabè au point d’aboutir à une véritable particularité dans la création artistique.
Cet usage des référents culturels assorti d’une réutilisation témoigne d’un intérêt à plusieurs égards. De fait, les rappeurs burkinabè s’érigent non seulement en poètes à travers la littérarité de leurs textes, mais aussi en acteurs de films par le truchement de leurs clips. En tout état de cause, les clips ne seraient donc pas seulement de simples instruments de promotion ; ils constitueraient également et surtout, des moyens d’affirmation de soi.
Toutefois, en jetant davantage un regard critique sur les procédés de création des rappeurs burkinabè, l’on pourrait se demander si à l’instar des Brésiliens (Mario de Andrade et compagnie), les rappeurs ne font-ils pas de « anthropophagie culturelle » ou encore du recyclage culturel ? Cette interrogation s’impose dans la mesure où nous pensons bien que l’âme nègre est d’une manière ou d’une autre, prise par le courant de la mondialisation, et cela, au point que ladite âme soit transformée. Or, si tel est le cas, l’âme artistique nègre, – ce que Senghor appellerait l’esprit de l’art nègre serait bien touché, même si s’« agissant d’Art, nous n’avons pas de leçons à recevoir de l’Europe » (SENGHOR, 1964: 285).