Les référents culturels sur l’axe sud-sud

Pour une traduction de Monénembo et Mabanckou au Brésil

Introduction

Dans les textes dont les traits d’écriture renvoient à des systèmes de pensées et à des formes de vivre non-occidentaux, les référents culturels ont tendance à ne pas passer inaperçus aux yeux du lecteur occidental, pour lequel ils connotent une réalité excentrique. Tel serait le cas de ceux issus de la littérature africaine subsaharienne : les repères tels que l’onomastique ou les toponymes contribueraient à matérialiser dans l’espace fictionnel des imaginaires censés renvoyer à une supposée réalité socio-culturelle africaine. Ainsi, certains détails descriptifs peuvent parfois peindre les « couleurs locales » de l’espace de la fiction avec une certaine touche d’exotisme, forgeant des représentations de l’Afrique sous des traits génériques d’un espace homogène voué à des traditions ancestrales.

La traduction est au cœur d’une approche comparative qui se propose d’agir sur les représentations « exotisantes » que l’on peut se faire de l’autre, en l’occurrence, du sujet et de la littérature africains. Son enjeu n’est seulement ici celui de diffuser le corpus de la littérature noire africaine dans d’autres langues, mais aussi de relancer des possibilités d’interprétation de sa supposée spécificité culturelle. Notre travail sera centré sur le « transfert » – mouvement qui implique bien plus qu’un transport, mais une métamorphose de l’objet transféré, sa « re-sémantisation » (Espagne, 2013 : 2) – de deux romans africains : Pelourinho (1995), du Guinéen Tierno Monénembo et Verre Cassé (2005), du Congolais Alain Mabanckou

Dans ces deux textes, les référents culturels signalent, entre autres, une spécificité étrangère, qu’elle soit hétérogène et polyphonique chez Mabanckou ou afro-brésilienne chez Monénembo. Ils entraînent, entre autres, des effets postcoloniaux, au sens où ils articulent l’espace africain à d’autres univers de référence, d’autres voix en rapport dialogique. Ces effets « postcoloniaux » peuvent aller dans le sens d’un renforcement d’une Afrique carte postale, stéréotypée par le regard occidental, ou bien dans le sens d’une insertion d’une culture occidentale rappelant la colonisation en Afrique. Les circulations littéraires entre des auteurs et des lecteurs du sud seraient ainsi profondément marquées par un cadre de lecture-écriture « nord-sud » (ou « sud-nord ») qui vient briser la traduction sud-sud1. Nous tenterons de déceler le degré de signifiance des référents au-delà de leur valeur strictement référentielle, compte tenu du style d’écriture des auteurs et de l’ancrage socio-culturel de leurs œuvres.

Notre échantillon comparatif sera restreint à deux catégories de référents : les noms de quelques-uns des personnages et les référents culturels. Dans quelle mesure et dans quel sens les référents articulent l’espace africain à l’Occident ? Si les référents culturels contribuent à restituer une mémoire dialogique et transatlantique de l’Afrique avec l’autre, la traduction pourrait-elle renouveler ce geste d’ouverture qui se présente différemment dans les deux textes ? Sur quels imaginaires ils se circonscrivent et comment résonnent-ils au Brésil ? Ce travail de repérage et d’analyse nous permettra de formuler des hypothèses de traduction et d’aboutir à une réflexion sur le « transfert » interculturel des référents sur l’axe sud-sud, Brésil-Afrique subsaharienne.

L’anthroponomie : de l’emploi créatif du nom commun

D’après Benveniste, le nom propre est une marque d’identification sociale qui « désigne constamment et de manière unique un individu unique » (Benveniste, 1974 : 200). Attaché à un être extralinguistique précis et non pas à toute une catégorie d’êtres ou d’objets, le nom propre n’est pas dépourvu de sens ; il contient l’histoire de l’individu qui le porte et de la société dans laquelle il s’insère2. D’après Michel Ballard, la fonction d’identifier et de repérer un référent « unique » induirait les traducteurs à préserver le nom propre dans les processus de traduction, comme une sorte de concession à une présence étrangère dans le texte ou ce que la traduction admet comme la « couleur locale » de l’ouvrage (Ballard, 2011 : 45).

Dans Verre Cassé et Pelourinho, le principe de la singularité du nom propre est subverti, dans la mesure où les personnages de ces deux récits sont désignés par des noms communs et/ou des adjectifs qualificatifs. Ainsi, les traits de caractère de ceux-ci sont attachés à des catégories (d’êtres ou d’objets) et non à un lieu ou à un référent exclusif. Ce faisant, ces deux auteurs particularisent le commun ou le générique et multiplient le potentiel de leur signification. De ce fait, l’anthroponymie joue un rôle notable dans la formation de l’identité des personnages ; elle dévoile leur fonction sociale dans les récits tout en reliant ces fonctions à la signifiance de chacune de ces œuvres.

L’identité onomastique du narrateur éponyme Verre Cassé renvoie, par exemple, à une classe d’objets et à un qualificatif qui le particularise. Si l’on associe le signe « verre » à son référent « récipient », « Verre Cassé » incarnerait, par métonymie, l’espace où le narrateur s’approprie son identité d’écrivain et d’alcoolique. C’est en effet dans le comptoir du bar « Le Crédit a Voyagé » que l’ex-professeur rédige dans un cahier, entre un verre et un autre, des récits tragi-comiques qu’il entend des clients qui y passent. Dans une acception plus générique, « verre » désigne simplement le matériau fragile et transparent à partir duquel on fabrique des récipients à boire. Par sa fragilité, « Verre Cassé » constituerait une métaphore de la chute du sexagénaire alcoolique, dont la trajectoire est enchaînée de pertes : celles de la mère, de la femme Diabolique, de sa maison et de son poste d’instituteur. L’alcool est à l’origine de la marginalisation vécue par le personnage qui se déchire, se blesse et ne peut se recomposer ou être réparé, comme bien le lui précise le personnage de la Cantatrice Chauve :

[…] tu vas tomber par terre comme je te vois là, waiiihh, combien de litres tu comptes dans ton ventre comme ça, papa » ; « je t’ai dit d’arrêter de boire, Verre Cassé, tu vas mourir avec une bouteille à la main, papa, nous on t’aime bien dans le quartier » (Mabanckou, 2005 : 204-205).

Aux voix intertextuelles qui tissent le roman s’ajoutent celles des personnages dont les histoires sont « griffonnées » (Ibid. : 12) dans un récit sans autre ponctuation que des virgules et des guillemets. Ainsi, l’image d’une profusion de particules d’un verre en train de se casser n’est pas sans rappeler celle d’une écriture polyphonique, qui se (dé)compose dans un mélange de styles, tons et registres. « Verre Cassé » serait donc mimétique du processus d’élaboration romanesque de l’auteur congolais. En effet, les morceaux de ce verre ne seront recollés qu’à la clôture du récit – et de sa vie, puisqu’il annonce son projet de suicide au lecteur –, une fois que le narrateur accomplit sa mission de « pondre un livre » (Ibid. : 11) :

« il n’y aura plus de Verre Cassé au Crédit a voyagé, et pour la première fois, un verre cassé aura été réparé par le bon Dieu, et alors, depuis l’autre monde, le sourire aux lèvres, je pourrai enfin murmurer ‘mission terminée’ » (Ibid. : 244).

Le « verre », signe polysémique qui associe la vulnérabilité du personnage à une écriture embrouillée et recollée par différents « morceaux » (inter)textuels, peut être traduit en portugais comme copo, le récipient, vidro, le matériau, ou caco, le fragment. Pour désigner justement l’état matériel du verre « brisé », ce dernier terme représenterait la précarité de quelqu’un consommé par la tristesse, par la maladie ou par la fatigue. À ce titre, plus que copo ou vidro, caco retracerait l’état émotionnel du protagoniste à travers l’image de la fragmentation, de la rupture, de la douleur. Néanmoins, tout comme Vidro Quebrado, Caco de Vidro [tessons en verre] s’avère moins pertinente pour représenter l’atmosphère du comptoir du bar qui ambiance le roman et caractérise le personnage alcoolique. En revanche, celle de Copo Quebrado est plus cohérente avec l’imaginaire romanesque qui se dessine dans Verre Cassé. L’expression évoque directement et la scénographie du récit dans le bar et le caractère vulnérable du narrateur. En outre, elle contient l’allégorie de la « brisure » produite par l’objet fait de « verre », le matériau, figurant tant la fragilité du personnage que son processus d’écriture brouillée (fragmentée) et recollée (intertextuelle).

Le cas du « Type aux Pampers » constitue un exemple curieux du remaniement ludique du nom propre pour aboutir à la création de l’identité du personnage. Pour évoquer l’événement qui définit le personnage dans le récit, Mabanckou a recours à une métonymie, cette figure de style qui transforme un nom propre [Pampers] en nom commun [couches]. Cela revient à dire qu’il est désigné par le nom de la marque de couches qu’il est obligé de porter pour couvrir son corps mutilé suite aux viols subis en prison. En dépit de la teneur tragique de l’événement auquel renvoie son surnom, le Type aux Pampers est traité comme un personnage bouffon, une « loque qui suinte du fessier » (Ibid. : 126), suscitant à la fois le rire et le dégoût de son entourage. L’effet comique porté par l’identité onomastique repose ici dans l’infantilisation de l’adulte qui, réduit à porter des couches, vit littéralement comme un nourrisson.

La métonymie pourrait être « transposée » sans peine en portugais, étant donné que « Pampers » a été largement répandue tant au Brésil qu’ailleurs. En effet, au-delà de l’événement tragi-comique auquel fait référence « Pampers », la marque introduit une dimension non négligeable de l’Occident, celle d’une réalité commerciale déterminante du mode de vie capitaliste. Son maintien dans la traduction ne serait donc pas lié à un simple attachement à la marque, mais plutôt à tout le circuit commercial, à la machine multinationale qu’elle contient. Ainsi, si l’on traduit l’extrait « le type qui porte quatre couches épaisses de Pampers au cul » (Ibid. : 215) par « o cara das quatro camadas de pampers na bunda », on garde la trace du slogan, le mode dont la marchandise intervient, avec sa publicité et son discours idéologiquement dominant, dans la réalité sociale de l’espace africain.

Tout comme « Verre Cassé », « Zéro Faute » est aussi révélateur de la manière dont Mabanckou se sert des noms communs pour relier un trait de caractère à un sens plus métaphorique de l’œuvre. En l’occurrence, le nom du sorcier s’associe à un jeu de déconstruction des valeurs traditionnelles qui caractérise toute la poétique de l’auteur congolais. Dans l’extrait du discours du réputé « Zéro Faute » transcrit ci-dessous, ses pouvoirs surnaturels sont d’autant moins attestés qu’il se vaut de son nom pour les assurer.

je suis quand même Zéro Faute, demandez à n’importe qui et on vous dira que moi j’ai fait recouvrer la vue aux aveugles, les jambes aux paralytiques, la voix aux muets, les ovules aux femmes stériles, l’érection aux hommes qui ne bandaient plus même le matin quand le pipi gonfle normalement la chose de tous les mâles, est-ce que vous savez au passage que j’ai aidé le maire de cette ville à se faire réélire à vie, et je ne parle même pas du succès des étudiants aux examens, des postes dans l’administration que j’ai fait obtenir à des gens qui n’étaient même pas allés à l’école, je ne parle pas non plus du retour au foyer conjugal de la femme du préfet de cette région, ce n’est pas pour rien qu’on m’appelle Zéro Faute (Ibid. : 168-169)

« Zéro Faute » renvoie à l’orthographe, cette discipline maîtresse de l’enseignement français à l’heure de la IIIème république. Appelée par d’aucuns « science des ânes », la discipline est soutenue par l’histoire académique depuis 1635 et devient le symbole d’une approche normée de la langue française, ayant des répercussions dans les territoires africains colonisés. Le surnom « Zéro Faute » reflète donc l’impact de langue de la métropole, largement diffusée dans les ex-colonies comme un patrimoine culturel et linguistique à être préservé et respecté. L’ironie ici consiste à déplacer ce critère d’excellence pour désigner, justement, un sorcier charlatan qui prétend ne jamais se tromper dans ses prévisions. En outre, en nommant « Zéro Faute » l’antipode du guérisseur, l’« escroc », Mabanckou désacralise non seulement un des piliers des valeurs républicaines et colonisatrices, mais aussi cette figure majeure du patrimoine oral africain.

À l’instar de « Type aux Pampers », dont les référents sont transparents grâce à l’internationalisation de la marque américaine de couches, « Zéro Faute » serait traduisible en portugais comme Zero Erro. Cependant, quoique compréhensible, une transposition littérale n’évoquerait pas l’orthographe et tout l’enjeu que la langue française porte dans les ex-colonies africaines. Par ailleurs, l’expression Furo Zero dialogue plus facilement avec le registre familier du discours tenu par le personnage. Ainsi que faute en français, furo – littéralement « trou » – est polysémique en portugais et peut constituer, dans le langage argotique, la métaphore d’une promesse non tenue ou d’un manque de fiabilité. Toutefois, l’expression ne retrace pas non plus l’enjeu postcolonial que la langue française suscite dans l’espace littéraire de ses ex-colonies, tel que le pays natal de Mabanckou.

L’expression sem erro [sans faute], quant à elle, contient la notion scolaire de « faute » évoquant un critère linguistique normatif en même temps qu’elle déjoue le mythe construit autour de la figure du guérisseur. Ainsi, Sem Erro réussit à reproduire le mode typique dont Mabanckou articule les rapports entre le Congo ex-colonie et la France ex-métropole et, ce faisant, restitue dans la traduction la circulation d’imaginaires et d’institutions qui pénètrent les rapports nord-sud dans le roman.

Dans la fiction de Monénembo, en plus de leur fonction sociale, les patronymes ont un rôle incantatoire, rappelant le souvenir de l’esclavage à travers les connotations déclenchées par leurs images sonores. Tel est le cas, par exemple, de Preto Velho, dont le nom désigne littéralement « Vieux Noir ». Dans la dynamique des religions afro-brésiliennes, ce nom composé renvoie aux anciens esclaves africains morts de vieillesse au Brésil et dont les esprits sont retournés en Afrique3. La dimension afro-religieuse de ce personnage âgé de 70 ans serait donc liée, ne serait-ce qu’indirectement, à la transmission d’une mémoire ancestrale. En effet, contrairement aux Brésiliens oublieux qui négligent ou refoulent leur héritage, Preto Velho est le seul personnage du récit à s’affirmer « Mozambicain » (Monénembo, 1995 : 24), dans une démarche qui l’approche de l’archétype du vieux gardien de la mémoire traditionnelle4.

Par ailleurs, le protagoniste du roman guinéen est désigné à la fois comme « Africano » et « Escritore », selon les faux dialogues alternés que les narrateurs Leda et Innocencio entretiennent avec lui après sa mort. Sans que sa vraie identité africaine ne soit dévoilée, ses deux surnoms surlignent la perception endogène que l’on a de cet étranger qui tente de se faufiler dans la société brésilienne. Il a beau essayer de s’y mêler, l’adjectif « Africano » explicite son « étrangéité » parmi les Brésiliens. Son effort de s’intégrer est notable lorsqu’il refuse, dans un portugais minimaliste, le statut de touriste en quête d’exotisme : « – Não turisto ! […] Je n’ai pas envie de visiter, mais de m’asseoir et savourer… » (Ibid. : 26).

Tandis que le terme « Africano » s’inscrit parfaitement dans les codes de la langue portugaise, sa sonorité, son rythme et son écriture, la dernière voyelle d’« Escritore » marque une différenciation par rapport au portugais, ce qui finit aussi par marquer ce rapport « étranger » du personnage à la langue. Cette petite imprécision linguistique, ajoutée à quelques phrases ou interjections prononcées dans un portugais rudimentaire, renforce son intention d’échanger avec les Brésiliens. À cet effort de communiquer dans une langue étrangère s’allie son projet d’écrire un livre pour « emboîter le pas aux anciens, rafistoler la mémoire » (Ibid. : 150). Toutefois, le statut d’écrivain d’« Escritore » demeure virtuel, puisqu’il sera assassiné avant de commencer à rédiger son œuvre, ce qui permet à Florence Paravy de considérer le personnage comme la métaphore d’un « écrivain sans écriture, qui n’a pas pu dire l’Histoire5 » (Paravy, 2010 : 14).

Le nom « Innocencio », quant à lui, est déjà un nom propre connu en portugais. Cela dit, tout comme « Zéro Faute » de la fiction de Mabanckou, il est porteur d’une ironie à plusieurs niveaux si l’on regarde de près celui qui le porte. « Innocencio » est tout à fait coupable d’avoir crevé les yeux de sa mère, Leda-paupières-de-chouette, sans le savoir, reproduisant ainsi le geste œdipien. Il est également responsable, par mégarde, de la mort du protagoniste Africano / Escritore. Le narrateur qui vit d’escroquer les touristes étrangers dans les pentes du quartier du Pelourinho n’a en effet rien d’un « innocent », tout en étant impuissant envers son destin et ignorant de son histoire6.

Les noms « Innocencio », « Preto Velho » et « Escritore / Africano », tirés du portugais, se lisent donc comme des « identificateurs ethniques », comme un ancrage dans l’univers imaginaire brésilien et, de manière plus spécifique, du Pelourinho. Si les noms installent un sentiment de distance culturelle chez le lecteur implicite, qu’il soit d’Afrique, d’Europe ou d’ailleurs, ils seraient naturellement appréhendés par le lecteur brésilien, assez familiarisé avec ce que l’auteur Monénembo, le protagoniste Africano ou le lecteur francophone pourraient, eux, juger « exotique ».

Dans le souci de transférer la charge symbolique des patronymes tirés du portugais, il ne nous reste d’autre choix que celui du « report », c’est-à-dire le « transfert intégral du nom propre dans le texte d’arrivée » (Ballard, 2001 : 18), à travers des italiques. Le report intégral des patronymes, y compris leurs fautes apparentes, permettrait au lecteur de la traduction d’accéder aux codes de sa langue maternelle en tant que « langue étrangère », et de saisir subtilement le mode dont Escritore / Africano – ainsi que l’auteur Monénembo – s’approprie le portugais. Le lecteur lusophone, par ailleurs, accède facilement aux inconsistances grammaticales, telles que l’ajout d’un « n » et l’absence d’accent circonflexe d’« Innocencio » ou encore l’ajout de la voyelle finale en « Escritore ».

Au-delà du déplacement des noms « propres » et « communs » qui caractérise sa création onomastique, Mabanckou rassemble, dans son œuvre Verre Cassé, ces deux catégories pour aboutir à des néologismes tels que « Robinette ». Il s’agit ici d’une transformation du nom commun « robinet » en nom propre de personne, à l’aide du suffixe « ette » qui, ajouté à une base nominale, désigne des noms féminins comme Juliette ou Claudette. La valeur connotative du patronyme du personnage le réduit à l’écoulement de ses actions purement physiologiques – boire et uriner – évoquant à la fois l’image d’un robinet ouvert et d’un réservoir :

Robinette boit plus que moi, elle boit comme les tonneaux d’Adélaïde que les Libanais vendent au Grand Marché, Robinette boit, boit encore sans même se soûler.

Loin d’être intraduisible, le jeu de création sous-jacent au nom mérite d’être bien exploré dans la traduction, sous peine de perdre de vue les connotations qu’il déclenche vis-à-vis de la dimension comique de ses actions.

Dans la visée éthique d’Antoine Berman, la traduction doit tenir compte de « l’étrangeté » de l’original, sous peine de faire preuve d’ethnocentrisme, de se laisser manipuler par les attentes du lectorat visé (Berman, 1995 : 93). Le lexique Torneirete permettrait de garder cette « étrangeté » dont nous parle Berman, dans la mesure où elle dialogue avec la sonorité de la langue-source. La tournure française du surnom en question n’attire certainement pas l’attention du lecteur implicite de Verre Cassé, mais elle permet au lecteur de la traduction de retracer subtilement l’insertion du roman congolais dans l’univers linguistique francophone, ce qui n’est pas sans rappeler l’héritage colonial que la langue française représente dans l’espace romanesque.

Par ailleurs, employé dans un langage familier, le suffixe « ete » ajouté à une base nominale peut avoir en portugais une dimension péjorative ou affectueuse selon le contexte, mais souvent comique, voire bouffonne. En ce sens, le terme Torneirete dialogue avec les traits de caractère de « Robinette » grâce à l’ouverture de la langue à la sonorité « ete » : d’une part cette ouverture peut évoquer la présence du français au Congo et, d’autre part, elle produit le rire chez le lecteur brésilien en se liant avec les éléments de sa réalité socio-culturelle.

Si Mabanckou a parfois recours à des néologismes ludiques pour nommer ses personnages, Monénembo limite sa création onomastique au rassemblement des noms [propres ou communs] et d’adjectifs tirés de l’imaginaire et du lexique brésilien. Cela dit, des personnages comme « Leda-Paupières-de-Chouette », « Ndindi-Grand-Orage » ou encore « Zeze-le-chien » appelé aussi « Zeze-pied-villebrequin-au-cul » sont composés d’une série de noms brésiliens ou parfois africains suivis des qualificatifs français.

Selon la légende qui mène Africano au Pelourinho, « Ndindi-Grand-Orage » est un puissant roi de la tribu des Malis réduit en esclavage et arrivé au Brésil dans un bateau négrier7 (Monénembo, 1995 : 39). En dépit de l’ancrage historique de la tribu des Malis, située au nord de l’ancien royaume du Dahomey, la légende a été tirée de l’imagination de Monénembo, ne serait-ce que pour « faire sortir un peu du regard larmoyant que l’on porte généralement sur l’esclave » (Monénembo, 2006). Pour ce faire, l’auteur guinéen explore le potentiel excentrique de ce roi mythique en l’investissant des caractéristiques qui l’humanisent et le particularisent, comme la folie, le courage et la fierté.

« Ndindi » renvoie au référent spatial où l’esclave était roi [de nos jours Ndindi est le nom d’une ville du Gabon], il serait donc plus fructueux de garder cette spécificité africaine dans la traduction, étant donné qu’elle renvoie à un lieu précis. Par ailleurs, la suite de son nom « Grand-Orage » donne des indices sur la personnalité de ce bourreau qui sème la terreur en Afrique. Il nécessite ainsi une démarche de traduction plus consciente qu’un simple « report ». Une traduction attachée au sens comme Ndindi-Grande-Tempestade pose des problèmes de genre et, par conséquent, de sonorité : un mot féminin tel que tempestade semble moins adapté à évoquer la figure d’un roi africain que par exemple furacão [ouragon]. Le diphtongue nasal « ão » du signe furacão coïncide ici avec le suffixe augmentatif « ão », qu’en portugais imprime un degré d’intensité.

Ndindi-Furacão pourrait donc suffire dans la mesure où il retrace déjà les traits de caractère indiqués par les signifiants « Grand-Orage ». L’expression choisie attache la vie du personnage au mouvement d’un ouragan, non seulement quant à sa force brutale et à son impétuosité, mais aussi quant à l’idée de bouleversement qui structure la vie de ce roi réduit à l’esclavage. Le roi est d’ailleurs ainsi désigné par quelqu’un qui souhaite souligner sa force et son pouvoir dans la légende : « Relève-toi, Grand Ouragan, règne encore sur nous pour foutre la trouille aux Gégés et aux Ibos » (Monénembo, 1995 : 142), ce qui pourrait être traduit par : « Levante-se, Grande Furacão, reine mais sobre nós pra tacar o terror nos Gedês e nos Ibós ».

Dans les deux récits, les noms de personnages peuvent parfois être vides de « couleur locale », mais chargés de connotations reliées à la signification des œuvres auxquelles ils sont attachés. Tandis que Mabanckou déterritorialise et re-signifie les noms afin de subvertir des valeurs et des codes établis, Monénembo a recours à des noms et des surnoms qui mettent en scène la culture (afro-)brésilienne, rappelant et préservant le souvenir de l’esclavage à travers les connotations déclenchées par leurs images acoustiques.

Les référents culturels : exotisme et « dés-africanisation »

À contre-courant des théories structuralistes, Bakhtine soutient que « le signe ne peut pas être séparé de la situation sociale sans voir s’altérer sa nature sémiologique » (Bakhtine, 1977 : 63). Or si les signes sont attachés à la réalité sociale qui les entoure, les référents culturels en constitueraient des repères spécifiques, en signifiant le réel dans un espace-temps précis du récit. D’après George Steiner, le traducteur ne peut interpréter le sens d’une œuvre que dans le texte traduisant : « un message, émis dans une langue-source, se retrouve dans une langue-cible après avoir subi un processus de transformation » (Steiner, 1978 : 38). Attachés à des faits de civilisation plus ou moins connus du lecteur implicite, les référents culturels ne sortent pas indemnes de ce processus ; ils se transforment eux aussi dans le contact entre langues et cultures. Leur « traduisibilité » serait donc conditionnée à un travail d’interprétation qui tienne compte des milieux dans lesquels les signes s’insèrent et connotent le réel.

Dans son roman Pelourinho, Monénembo ancre son univers romanesque au Brésil, en particulier à Bahia, dans le quartier qui donne titre à l’œuvre. Son écriture s’écarte du circuit Europe-Afrique et des enjeux de domination généralement explorés par la littérature et la critique postcoloniales. À travers la double-narration de Leda et d’Innocencio, on voit se dessiner dans le récit les traces de cet écrivain africain, appelé à tour de rôle Africano ou Escritore. Il s’infiltre dans les couches les plus défavorisées de la société brésilienne à la recherche des descendants de ses ancêtres déportés lors de la traite. L’extrait qui suit nous offre un exemple précis du mode dont les référents farcissent le texte d’allusions aux mouvements des personnages sous les traces de l’esclavage.

Dire qu’on était si près du but, que j’avais tout réglé à l’avance ! Comme convenu, nous serions arrivés à dix-huit heures au barzinho de Barroquinha pour sceller les retrouvailles et faire coller la pinga à la mémoire de Ndindi-Grand-Orage. Ensuite, on aurait gagné la place pour la fête de la Benção et, d’un pas de samba, retracé le chemin qui mène d’Onim au Reconcavo. (Monénembo, 1995 : 221)

Si barzinho de Barroquinha ou pinga peignent le scénario du récit d’une couleur locale sans présenter de sens symbolique sous-jacent, la fête de la « Benção » et la « samba », relèvent indéniablement d’un héritage africain dans les coutumes et l’univers linguistique brésiliens. En outre, le « chemin qui mène d’Onim au Reconcavo » n’est autre que celui qu’ont parcouru les bateaux négriers ; le retracer équivaudrait donc à renouer les liens entre les Africains et leurs descendants dispersés dans la diaspora. Onim, c’était le nom d’un ancien royaume dans le golfe du Bénin, où embarquaient la plupart des esclaves vers, précisément, le « Recôncavo baiano », sur les côtes de Bahia (Verger, 1968 : 15).

Les nombreux référents de ce passage sont mis en scène pour rappeler au lecteur en quoi et comment l’Afrique est présente au Brésil. Il n’est pas anodin que Monénembo explore ces relations sous tous les angles dans un passage où le narrateur plaint la mort et l’incapacité d’Escritore / Africano à retrouver ses racines. En effet, le protagoniste refait ce chemin de la traite et trouve un Brésil « africanisé », les référents nous le rappellent bien. Toutefois, au lieu de se relier à ses ancêtres, il est assassiné par ceux-ci, dans une allégorie de la disparition de la mémoire, de son anéantissement.

La scène où le protagoniste découvre où habite le narrateur est assez symbolique des imaginaires en jeu dans la fiction : d’un côté, les bidonvilles de Salvador ; de l’autre, l’Afrique aux contours mythique. Les différences entre Innocencio et Escritore évoquent les liens paradoxaux entre ces « jumeaux sur les deux bords de l’Océan » (Monénembo, 2005 : 30). Lorsqu’Innocencio énonce que « le négrier n’y a rien pu », il suggère que la traite transatlantique n’a pas coupé leurs origines communes. « Négrier », un raccourci de « bateau négrier » serait la métaphore du trafic d’esclaves, ce qui a séparé les familles africaines et qui amène Africano à franchir l’Atlantique à la quête de ses origines.

Entre nous deux, Escritore, il s’agit d’autre chose. Nous sommes de la même famille – le négrier n’y a rien pu – mais pas du même monde. […] Tu as regardé mon home sans aucun étonnement : cette chambre exiguë qui ressemble point par point aux autres, à toutes les autres chambres de ce bout du monde sale, gris, mortifié, où j’ai vu le jour. […] C’est là que je suis né, moi, non pas dans une case à princes. Là, entre l’ancien solar (qui fut aussi un hôtel, selon Mãe Grande, un hôtel peuplé d’autres Gringos que les miens) et l’échoppe de maître Careca à l’enseigne bleu électrique : AULAS DE BERIMBAU ET VENDAS DA ARTISANATO (Monénembo, 1995 : 68)

Dans une tentative de clarifier la métaphore, on pourrait ajouter le signe « bateau » dans la traduction de l’extrait « le négrier n’y a rien pu » : O navio negreiro não pôde fazer nada. Toutefois, la formulation O negreiro nada pôde fazer semble plus cohérente avec l’écriture « brouillée » de Monénembo, dans la mesure où elle garde la dimension énigmatique de son écriture, qui tend à suggérer sans jamais rien expliciter. De plus, les références en portugais « acclimatent » déjà le lecteur dans sa propre culture, ou en tout cas dans une culture qui lui est plus familière que celle du lecteur implicite.

Alors que le lexique « home », qui en anglais renvoie au « foyer », tend à s’introduire en français pour désigner le « chez soi », son usage au Brésil n’est pas répandu. Le maintien de l’anglicisme dans la traduction ne pourrait donc caractériser ni la cellule d’Innocencio, ni le registre familier propre au personnage. En revanche, plus connoté que « home », barraco en portugais traduit justement le style d’habitation de construction légère des bidonvilles, tout en renvoyant à la fois à la tonalité familière et à l’idée d’intimité suggérée dans l’expression employée.

Ensuite, la richesse de l’expression « case à prince » tient à ce qu’elle évoque deux aspects tirés de l’imaginaire occidental autour de l’Afrique noire : d’un côté, un mode de vie rudimentaire, que l’on identifie grâce au signe « case » ; de l’autre, la part du mythe, tiré du patrimoine oral africain, qui maintient en vie tout un répertoire des légendes autour de l’idée d’ancestralité. Le signe casa [maison] est assez neutre en portugais et ne restitue pas les représentations d’un village africain tel que le fait « case » en français ; cabana, par ailleurs, se revêtit de l’idée de pauvreté sans directement évoquer l’imaginaire africain, ce qui accentue l’étrangeté d’une traduction telle que cabana de príncipes. Par ailleurs, la création reino de pau-a-pique reprend le mélange entre rudimentaire et royal contenu dans « case à prince » : tandis que reino signifie « royaume », pau-a-pique renvoie à un type de maison traditionnelle construite à l’aide de bâtons en milieu rural au Brésil, mais aussi en Afrique Centrale. Ainsi, on abandonne les signes du départ, sans toutefois perdre leur « matérialité ». Les mêmes images seront différemment dessinées dans la traduction, sous les traits d’autres signes, dans ce qu’Espagne appelle la « re-sémantisation » de l’objet transféré.

Você olhou meu barraco sem nenhum espanto: este quarto exíguo que se parece de ponta a ponta com os outros, com todos os outros quartos deste fim de mundo sujo, cinza, mortificado, onde eu vi a luz do dia […] É lá que eu nasci, e não num reino de pau-a-pique. Lá, entre o antigo solar (que foi também um hotel, segundo Mãe Grande, um hotel frequentado por outros Gringos além dos meus) e o armazém do mestre Careca com o letreiro azul elétrico: AULAS DE BERIMBAU ET VENDAS DE ARTESANATO.

Certes la maîtrise des codes de la langue ne suffit pas à la compréhension profonde des référents de Pelourinho, qui sont spécifiques d’une région, d’une communauté et, en grande partie, d’une religion précises au Brésil. Cela dit, le lecteur brésilien a naturellement plus de moyens d’identifier ces spécificités référentielles auxquelles le lecteur implicite n’a accès que par le contexte et encore partiellement. En ce sens, le traducteur n’a pas à reproduire son geste habituel de chercher des moyens de rompre les attaches avec les signifiants d’origine pour favoriser l’expression du sens. Un simple « report » d’expressions telles que pinga, barzinho, Benção ou encore gringos, ferait objet d’une inévitable clarification. On est donc confronté à une sorte d’intraduisibilité, dans le sens où la réalité culturelle et linguistique évoquée par ces référents est déjà donnée, traduite et explicitée pour le lecteur lusophone dans le texte original.

La difficulté de dégager le sens symbolique de la plupart des références tirées du portugais oblige le lecteur implicite à lire l’ouvrage sur le signe de l’« opacité », ce qui n’est pas sans rappeler l’esthétique énigmatique qui structure le récit. D’après Florence Paravy, les référents en portugais sont liés à la démarche volontaire de Monénembo de mettre en scène un ensemble de petits indices qui ne sont jamais explicités : « les mots conservent leurs opacité, car l’objet nous reste inconnu » (Paravy, 2010 : 8). De par le mélange des codes [portugais / français], on voit naître dans le roman une tension entre deux langues, qui a pour effet un dialogue acoustique en consonance avec celui que l’auteur souhaite promouvoir entre l’Afrique et le Brésil.

Cet effet de contraste linguistique tend naturellement à disparaître dans la traduction, tant dans le champ visuel que dans le champ sonore. En effet, si les référents installent un sentiment de distance culturelle chez le lecteur implicite, qu’il soit d’Afrique, d’Europe ou d’ailleurs, ils sont naturellement appréhendés par le lecteur brésilien, assez familiarisé avec ce que l’auteur, le protagoniste Africano ou le lecteur francophone pourraient, eux, juger « exotique ». On est donc confronté à une sorte d’intraduisibilité, dans le sens où la réalité culturelle et linguistique évoquée par ces référents est déjà traduite dans le texte original. En ce sens, le traducteur n’a pas à reproduire son geste habituel de chercher des moyens de rompre les attaches avec les signifiants pour favoriser l’expression du sens. Un simple « report » ferait objet d’une inévitable clarification.

En revanche, la traduction pourrait se voir enrichie par le potentiel de lecture du public visé, qui identifie un usage « maladroit » de sa langue maternelle, accédant à ses codes en tant que « langue étrangère ». On pourrait à cet effet ne pas traduire la conjonction « ET » en français de l’enseigne en portugais. Cette marque de différenciation à l’écrit illustrerait le mode dont Monénembo s’approprie la langue-culture qu’il met en scène dans son récit.

Il nous semble néanmoins plus convenable de « corriger » certaines imprécisions grammaticales, afin d’éviter une reconstruction déplacée qui ressemblerait plus à des coquilles – ou simplement à une erreur – qu’à une variation volontaire de la part de l’auteur. Ainsi, dans l’enseigne AULAS DE BERIMBAU ET VENDAS DA ARTISANATO de l’original, on remplace l’article contracté « DA » par la préposition « DE », et supprimons la faille d’orthographe du mot « artisanato », dont la forme correcte en portugais s’écrit avec un « e » au lieu d’un « i ».

Alors que Monénembo situe son récit dans un entre-deux « Brésil-Afrique » dans la tentative de n’en faire qu’un, Mabanckou s’approprie les codes et les références occidentaux et les déconstruit dans la voix et le vécu des sujets africains. On peut avoir un échantillon du mélange composite qui caractérise la voix du narrateur dans le passage où il fait une description pittoresque du totalitarisme de l’intérieur de la vie quotidienne des habitants du quartier Trois-Cents.

à midi pile, au moment où la population se mettait à table pour savourer le poulet-bicyclette, le président-général des armées a occupé les radios et la seule chaîne de télévision du pays, l’heure était grave, le président était tendu comme la peau d’un tambour bamiléké (Mabanckou, 2005 : 30)

Les expressions « tambour bamiléké » et « poulet-bicyclette » sautent aux yeux du lecteur de par leur étrangeté consonante avec l’image du continent africain vu de l’Occident. L’enjeu de la signification de « Bamiléké » tient ici moins à la référence aux « Bamiléké » en tant que groupe ethnique du Cameroun, qu’à l’imaginaire symbolique autour du tambour des rituels noirs africains. Le signifiant « Bamiléké » sonne exotique, car il est chargé d’une spécificité linguistique non-occidentale pour, de surcroît, caractériser un instrument qui est déjà censé être le véhicule sonore de l’existence africaine. En ce sens, reporter le signe tel qu’il est permet de transférer les effets d’étrangetés de son image acoustique et, par conséquent, prolonger son opacité.

L’arrangement hétéroclite entre « poulet » et « bicyclette » contribue aussi à accroître la sensation d’étrangeté dans le texte de départ. Le terme « bicyclette » ne va pas de soi dans l’expression qui désigne, en fait, un plat assez répandu en Afrique centrale et de l’Ouest, préparé à base de poulet non industrialisé. Il implique, avant tout, un héritage colonial, puisque l’objet a commencé à circuler en Afrique dans le contexte de la colonisation. La référence retrace ainsi l’introduction des marchandises occidentales dans les colonies européennes, et leur réappropriation dans les modes de vie africains contemporains, en l’occurrence, la bicyclette dans l’univers gastronomique congolais.

Le défi de traduction qui s’impose dans ce morceau n’est pas lié à l’absence de ce plat ou d’un équivalent dans la gastronomie brésilienne. On pourrait, à ce titre, compter sur les repères socio-culturels du lecteur visé, et traduire « poulet-bicyclette » comme galinha caipira (« poule campagnarde »), terme qui caractérise justement le poulet élevé en plein air. Toutefois, ce qui est en jeu ici, c’est le « transfert » des effets de « post-colonial » de l’expression, au-delà de l’univers contextuel duquel émerge ce poulet de campagne.

Une traduction telle que frango-motoboy [« poulet-livreur en moto »] joue avec un aspect précis de la structure socio-économique au Brésil. Tiré d’un lexique anglophone sans toutefois appartenir à la langue anglaise, le terme motoboy est une adaptation de l’expression « office-boy », elle aussi brésilienne. Il désigne le « livreur » à moto, ce métier qui s’est répandu dans les sociétés urbaines et qui découle du mode de vie capitaliste américain. La traduction se rapproche ainsi de l’original par l’effet d’étrangeté qu’elle déclenche : tout comme la bicyclette qui se vide de son sens pour être réinterprété dans un type de cuisine domestique, motoboy sort de l’économie informelle pour s’accoler à frango et désigner, justement, ce poulet libre et spontané.

meio dia em ponto, no momento em que a população se punha à mesa pra saborear um frango-motoboy, o presidente-geral do exército ocupou as rádios e o único canal de televisão do país, a hora era grave, o presidente estava esticado feito pele de tambor bamiléké

Le plat est convoqué un peu plus loin dans le récit, parmi d’autres produits locaux :

La Cantatrice chauve, elle vend des soles grillées, du poulet-télévision et du poulet-bicyclette, j’aime pas le poulet-télévision parce que ça se prépare au four à micro-ondes, donc moi c’est plutôt le poulet-bicyclette préparé à l’air libre avec des braises ardentes (Mabanckou, 2005 : 149)

Si le terme motoboy évoque un imaginaire lié à l’informalité et à l’instabilité, funcionário [fonctionnaire] renvoie à la bureaucratie. Par extension de sens, il caractériserait un type de poulet industrialisé, ascétique et sans goût, que l’on peut préparer dans des fours à micro-ondes. De par leur rapprochement insolite, frango-funcionário s’oppose à frango-motoboy tel que « poulet-télévision » le fait avec « poulet bicyclette ».

Ayant conscience de la charge exotique de ces plats africains, il nous semble que renoncer à leurs signifiants ne constitue pas une perte, mais une transformation qui ne va pas dans le sens d’un renforcement d’une Afrique carte postale, stéréotypée par le regard occidental. Ce choix traduit d’une part l’atmosphère des rues populaires des pays en développement, que l’on comprend intégrer l’univers romanesque de Verre Cassé. Mais d’autre part, il est aussi en mesure de réactualiser les effets de « post-colonial » dans l’univers socio-culturel brésilien dans le contexte de la mondialisation.

A Cantora careca, ela vende linguado grelhado, frango-motoboy e frango-funcionário, eu não gosto de frango-funcionário porque ele é preparado no micro-ondas, prefiro frango-motoboy, preparado ao ar livre, assado na brasa.

Au-delà de l’ancrage africain de certains référents tels que « poulet-bicyclette » ou « tambour-bamiléké », le roman est ancré dans le contexte politique des anciennes colonies françaises. Un éventail de référents renvoi à l’héritage colonial et des éléments qui rapprochent l’Afrique de l’Occident, de la France en particulier. Dans le passage ci-dessous, le narrateur éponyme rapporte le discours du président laissant parfois transparaître la voix de celui-ci, dans un glissement de l’indirect à l’indirect libre. Cette technique permet d’entendre directement les paroles du dictateur dans toute leur dimension « fabriquée », jusqu’à en constituer une caricature. La connotation manichéiste et infantilisée de la voix du dictateur est d’autant plus surlignée qu’il parodie les critiques aux régimes politiques issus de la décolonisation par un jeu intertextuel avec Les Soleils des Indépendances [1968], d’Ahmadou Kourouma8.

il a commencé par critiquer les pays européens qui nous avaient bien bernés avec le soleil des indépendances alors que nous restons toujours dépendants d’eux puisqu’il y a encore des avenues du Général-de-Gaulle, du Général-Leclerc, du Président-Coti, du Président-Pompidou, mais il n’y a toujours pas en Europe des avenues Mobutu Sese Seko, Idi-Amin-Dada, Jean-Bedel-Bokassa, et bien d’autres illustres hommes qu’il avait connus et appréciés pour leur loyauté, leur humanisme et leur respect des droits de l’homme, donc nous sommes toujours dépendants d’eux parce qu’ils exploitent notre pétrole et nous cachent leurs idées, parce qu’ils exploitent notre bois pour bien passer l’hiver chez eux, ils forment nos cadres à l’ENA et à Polytechnique, ils les transforment en petits Nègres blancs, et donc les Nègres Banania sont bien de retour, on les croyait disparus dans la brousse (Ibid. : 31)

Les personnalités historiques, notamment celles de De Gaulle et de Pompidou seront facilement reconnues par le lecteur brésilien dans la traduction. Il peut aussi identifier, par la suite, l’opposition entre les présidents français et les dirigeants africains et par le contexte et par la sonorité de la langue. La signification de ces noms tient à la réalité qu’ils dénotent : le rôle de ces hommes politiques dans l’Histoire du Congo, qui est aussi celle du colonialisme et de l’Histoire de France. On ne peut donc que « reporter » ces noms tels qu’ils se présentent dans Verre Cassé, maintenant les effets de binarisme France-Congo, colonisateur-colonisé dans la traduction.

Si l’allusion aux valeurs républicaines peut être transférée sans peine comme Direitos Humanos dans la traduction brésilienne, le même ne se produit pas avec des référents plus spécifiques tels qu’« ENA », « petits Nègres » ou « Nègres Banania ». Le lecteur implicite identifie immédiatement la reconnaissance sociale que l’ENA et l’école polytechnique exercent en France. Quant au lecteur brésilien, il peut présupposer le sens de « Polytechnique » par la transparence du mot, mais le sigle ENA lui demeure opaque.

De même que les personnalités citées, ces institutions sont en liaison avec leurs référents extralinguistiques spécifiques, dont le symbole aide à construire, de manière caricaturale et parodique, les relations de pouvoir entre la France et le Congo. Par conséquent, procéder à un jeu d’équivalences, en cherchant une quelconque institution de prestige pour éviter l’opacité au lecteur visé nuirait à l’enjeu postcolonial de l’extrait. Dans le cas de l’ENA, il ne s’agit pas que d’une institution prestigieuse telle que la Sorbonne, mais d’une école d’où ressortent les représentants de la vie politique en France. En revanche, l’explicitation du sigle « Escola Nacional de Administração » permettrait de le clarifier au lecteur visé, même s’il n’est pas en mesure de comprendre tous les enjeux qu’il suscite, notamment par rapport à la dimension politique dont est chargé le référent.

ele começou criticando os países europeus que nos tinham enganado com o sol das independências sendo que nós continuamos dependentes deles visto que ainda existem avenidas do General de Gaulle, do General Leclerc, do Presidente Coti, do Presidente Pompidou, mas não há na Europa avenidas Mobutu Sese Seko, Idi-Amin-Dada, Jean-Bedel-Bokassa e muitos outros homens ilustres que ele conhecera e apreciara pela lealdade, humanismo e respeito aos direitos humanos, logo ainda somos dependentes deles porque eles exploram nosso petróleo e nos escondem suas ideias, porque eles exploram nossas florestas pra passar um inverno quentinho lá no país deles, porque eles formam os nossos líderes na Escola Nacional de Administração e na Politécnica, transformam-nos em neguinhos brancos, e então os Negros Bananas estão de volta outra vez, parecia até que eles tinham desaparecido nas matas.

En insérant « petits Nègres » et « Nègres Banania » dans son récit, Mabanckou fait revenir tout un imaginaire colonial autour du mot « nègre ». « Petit Nègre » reprend une appellation stéréotypée du parler des Noirs à l’époque de la colonisation. Par extension, le « petit Nègre blanc » désignerait un Noir économiquement dominé par les Blancs occupant un poste de « cadre » (donc, de Blanc) dans un pays africain. Le nom commun « Nègre » trouve des équivalents au Brésil tels que celui de preto ou nego, tous les deux chargés de connotations racistes. De par sa dimension familière, neguinho est enraciné dans l’univers linguistique au Brésil ; son emploi courant étant source d’interprétations controversées selon le contexte et la perspective adoptée. Il peut désigner, de manière générale, quelqu’un qui fait quelque chose de discutable, ayant, dans ce cas-là, une connotation aussi raciste que nego ou preto9. En ce sens, suivi de brancos, le signe neguinho peut retracer une situation de subalternité des Noirs dans un tout autre contexte d’oppression, celui post-esclavagiste brésilien.

Quant au Nègre Banania, l’expression évoque un personnage publicitaire « l’ami Y’a bon », de la marque d’un chocolat en poudre instantané nommé « Banania »10. De par son contenu raciste, la publicité a été interdite dans les années 1970, ce qui explique qu’ils « soient de retour » dans le texte de Mabanckou. La polémique publicitaire n’ayant aucune répercussion au Brésil, on pourrait y renoncer en la remplaçant par une référence plus accessible au public brésilien tel que, par exemple, le Quilombo11. Mais cette figure mythique de l’histoire afro-brésilienne représente le Noir insoumis, l’antipode du bon Noir aliéné auquel renvoie la publicité colonialiste. En outre, une dé-contextualisation de cette ampleur anéantit la tension (post)coloniale soulignée par « Nègre Banania » et qui caractérise toute la poétique de Mabanckou.

Face à la complexité, voire l’impossibilité, de restituer le jeu intertextuel de Mabanckou, il nous semble plus fructueux d’avoir recours à une sorte d’adaptation de la référence en la traduisant comme « Negros Bananas ». Ces deux signes reproduisent presque intégralement les signifiants de la référence originale, mais il demeure toujours peu probable que le lecteur brésilien ait accès au symbole de l’idéologie colonialiste incarné par le personnage publicitaire. Néanmoins, l’expression choisie permet de combler un vide d’incompréhension qui aurait lieu dans une traduction telle que Negros Banania. Employé comme adjectif, banana peut caractériser quelqu’un de faible et de soumis, qui manque de rigueur et d’initiative, qui ne sait pas imposer sa voix et se laisse manipuler par tout le monde. De cette façon, si le jeu intertextuel demeure opaque, l’expression Negros Bananas dialogue sémantiquement avec « Nègre Banania », car elle recadre l’aliénation du personnage publicitaire dans le contexte brésilien.

Conclusion

Les enjeux de « transfert » des référents culturels de Monénembo et de Mabanckou au Brésil semblent moins articulés autour des spécificités « purement » africaines qu’autour des images brouillées d’une Afrique plurielle et mouvante, située dans un territoire moins géographique qu’imaginaire ou symbolique.

Dans sa tentative de relier les « suds » (l’Afrique et le Brésil), Monénembo tente de « court-circuiter » le Nord (l’Europe) pour réinventer une relation qui a existé dans l’histoire, mais qui n’existe pas dans la mémoire. Cela explique la politique d’interférence linguistique qu’il met en œuvre, dans laquelle le portugais devient une matrice poétique du texte écrit en français.

Dans l’œuvre de Mabanckou, par ailleurs, le français est une langue qui n’est pas seulement commune à l’espace francophone ; elle porte une histoire coloniale, néo- et postcoloniale. C’est pourquoi les questions de traduction soulevées par les référents sont très différentes de celles rencontrés dans le récit guinéen. Si Monénembo renonce au partage des bagages culturels avec le public francophone, Mabanckou joue et déjoue avec ceux-ci dans des subversions langagières. De ce fait, les référents s’avèrent être plus opaques que ceux de Pelourinho, pour la plupart déjà dé-codifiés en portugais.

Les circulations littéraires entre des auteurs et des lecteurs du sud semblent profondément marquées par un cadre de lecture-écriture « nord-sud » (ou « sud-nord ») qui vient briser la traduction sud-sud. Celle-ci se trouve avoir affaire à des référents culturels chargés d’effets de « post-colonial » qui résonnent différemment dans le texte d’arrivée. Ces effets ne peuvent « subsister » dans la traduction, qu’à partir d’un travail de création qui s’efforce de récupérer les référents et de les reproduire sous de nouvelles formes. De sorte que le lecteur brésilien puisse se mettre à table, lui aussi, pour savourer le frango-motoboy et le frango-fonctionnaire du roman congolais traduit en portugais.

  1. 1L’imbrication des langues et des codes entre l’Afrique et l’Occident dans les textes littéraires écrits en langues européennes soulève incontestablement des enjeux de domination (post)coloniale. Certaines notions qui découlent de ces enjeux telles que le plurilinguisme, l’hybridité ou l’oralité ont d’ailleurs été déjà traitées par la critique postcoloniale dans le domaine de la traduction. Citons à titre d’exemple les travaux de Paul Bandia, qui appelle « vernacularisation » et « diglossie » les interférences linguistiques et culturelles africaines dans les récits écrits en français ou en anglais (Bandia, 2001), ou ceux de Myriam Suchet, autour de la traduction de textes « hétérolingues » (Suchet, 2007). Or à part quelques cas ponctuels d’« africanisation » – lexicale ou, plus rarement, syntaxique – qui figurent dans les textes de ces deux auteurs, ceux-ci ne revendiquent pas une authenticité culturelle, ethnique ou linguistique d’un point de vue formel, dans un français hybride, « africanisé ». Verre Cassé et Pelourinho ne sont pas la « traduction » de langues autochtones. Les méthodes de traduction postcoloniale ne seraient donc pas tout à fait inadaptées aux enjeux interculturels soulevés par ce corpus spécifique, notamment car leurs effets postcoloniaux tiennent plus à une diglossie « culturelle » que « linguistique ».
  2. 2Historiquement, l’anthroponyme désigne un être « unique » inséré dans un contexte social. La plupart des noms français, par exemple, datent du Moyen Âge, d’un moment où on commence à enregistrer les noms. À ce moment-là on accole au « prénom » un « nom » (ailleurs dit sobrenome, apelido…) du type Dubois, Lepetit, qui renvoie à un lieu, un trait physique ou de caractère. Le processus de nomination amérindien, par ailleurs, est très diffèrent, il prévoit plusieurs systèmes de noms, des noms secrets, imprononçables, des noms liés à des exploits ou à des moments caractéristiques etc.
  3. 3Particulièrement dans l’Umbanda, les « Pretos Velhos » racontent des histoires relatives à l’esclavage et, en raison de leur âge et de leur ample expérience, ils sont réputés porter des conseils et incarnent la sagesse ancestrale.
  4. 4Dans des sociétés traditionnelles africaines, les vieillards sont considérés comme dépositaires et transmetteurs d’une sagesse ancestrale d’une génération à l’autre. À travers leurs récits oraux, ils expriment, véhiculent et sacralisent la parole, qui est le support principal et majoritaire (Chevrier, 2006 : 176).
  5. 5Pour Florence Paravy, la mort d’Escritore symbolise les questionnements de l’auteur sur le pouvoir de la littérature dans la reconstruction de la mémoire entre l’Afrique et le Brésil, dans la réparation de l’Histoire de la traite et de l’esclavage.
  6. 6Innocencio ne sait pas non plus que son nom le relie à l’esclave battu dans le Pelourinho, dans une scène dévoilée au lecteur à partir d’une des visions de Leda-paupières-de-chouette en mode digressif.
  7. 7La légende de Ndindi-Grand-Orage est le fil conducteur de la quête d’Escritore au Brésil. D’après son récit, le roi devenu esclave consacrait sa vie à se lancer des défis pour prouver aux royaumes africains qui entouraient le sien qu’il était le roi le plus puissant. Il extermine tous ses rivaux jusqu’à ce qu’un griot lui propose de se mesurer à un baobab. Non seulement il accepte le défi, mais conditionne sa réussite à sa liberté, exigeant qu’on le vende aux Européens, appelés « Transparents », au cas où il échoue son projet. Le Baobab écrase les hommes de la tribu et le roi en réchappe. Afin de faire valoir son honneur, le roi tient à sa promesse et se fait marquer au fer rouge sur les deux épaules avant de se faire vendre comme esclave. Africano franchit alors l’Atlantique à la recherche de cette marque du « figa » qui serait appliquée de génération en génération à tous les mâles de sa famille. (Monénembo, 1995 : 137-143).
  8. 8Plus qu’un simple clin d’œil, le renvoi à l’œuvre de Kourouma dans ce passage relève d’un procédé intertextuel qui structure toute l’écriture de Mabanckou. Pour cette raison, les enjeux de traduction des intertextualités mériteraient une étude à part entière, ne pouvant pas intégrer le présent article axé sur le cas des référents culturels.
  9. 9A priori chargé de connotation raciste, ces termes peuvent être envisagés dans une autre dimension, celle d’ouvrir la voie vers l’affirmation identitaire, ce qui n’est pas forcément négatif. On peut assumer une expression socialement péjorative afin de lui renverser le sens, dans une démarche revendicatrice de la culture afro-brésilienne. De telles nuances mériteraient sans doute une réflexion plus approfondie que la problématique centrale proposée dans cet article ne nous permet pas d’explorer.
  10. 10Le Nègre Banania apparaît comme un Noir souriant au chéchia rouge de tirailleur sénégalais dans des affiches publicitaires du chocolat en poudre de la marque « Banania » à partir de 1915. Le «rire Banania » continue à s’afficher dans l’emballage du produit jusqu’au début des années 1980. Dans son « Poème Liminaire », du recueil Hosties noires, Senghor réagit au stéréotype du Noir soumis, docile et abrouti forgé par ce caricatural : « Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France » (Senghor, 1948).
  11. 11D’origine bantoue, le mot quilombo désigne dans le contexte brésilien les communautés d’esclaves qui se sont organisées pour résister à l’esclavage, justement à l’intérieur des forêts, dans la « brousse ».