Penser (ou repenser) la traduction à partir de l’itinéraire de Marcel Lecomte, auteur et traducteur de textes littéraires

Cet article a pour objet d’aborder l’œuvre de Marcel Lecomte (1900-1966) par le biais de la traduction et repose sur une double interrogation : comment l’écrivain est passé d’une activité de poète et de chroniqueur à celle de traducteur ? Notre première approche envisage la traduction comme prolongement de l’œuvre et amène une réflexion sur la réécriture ou la réappropriation du texte par le traducteur. Notre deuxième démarche méthodologique vise à établir dans quelle mesure on peut parler de parallélisme entre deux traductions. Pour illustrer notre propos, nous analyserons la traduction française du journal intime de Franz Kafka, effectuée par Marcel Lecomte et nous la comparerons à la version de Pierre Klossowski. Le travail de Lecomte s’inscrit dans le contexte des courants littéraires de l’époque du surréalisme et des cercles brunnériens. Notre grille d’analyse théorique s’inspire d’un texte de Kundera avec qui nous partageons les préoccupations concernant le problème de la fidélité à l’original. Le philosophe Bernard Groethuysen a pris certaines traductions de Lecomte en défaut, les a retravaillées, des écarts lexicaux ou syntaxiques ont été relevés, un constat que nous illustrons par quelques passages du Journal intime. Les traductions de Lecomte furent publiées dans diverses revues littéraires, ce qui témoigne de leur diffusion dans l’espace francophone et du rôle de la traduction dans la circulation des œuvres littéraires.

Hypothèse et question de recherche

Si on relève les différences qui existent entre plusieurs traductions, on peut être tenté de se demander laquelle choisir et comment la choisir ? Ce n’est cependant pas la question à laquelle nous essaierons répondre. Est-il nécessaire de rappeler à propos de l’œuvre de Kafka, que les lecteurs francophones non germanophones n’accèdent qu’aux  « versions » françaises et ne connaissent Kafka qu’à travers le filtre d’une traduction ? La réception de Kafka en France est liée à des traducteurs comme Alexandre Vialatte à qui l’on doit la première version de La Métamorphose. Penser ou repenser la traduction : ce postulat permet de prendre en charge au moins deux questions : « celle de l’imperfection des traductions, toujours à refaire, toujours reprises dans le temps, et celle de l’imperfection des œuvres elles-mêmes, rendues au multiple et à l’inachèvement » comme le rappelle Tiphaine Samoyault (2014 : 57).

Revenons à la traduction de Lecomte : a-t-il, comme il l’écrivit par ailleurs à Paulhan, serré le texte de près ? Nous avons tenu à vérifier la pertinence des observations de Groethuysen et à esquisser une lecture comparée de plusieurs passages significatifs dans les traductions de Lecomte et Klossowski : des différences, des options y apparaissent clairement.

Nous avons choisi de mettre côte à côte les traductions faites par Marcel Lecomte et par Pierre Klossowski, du fait de leur appartenance au monde de la littérature, c’est-à-dire le fait d’être écrivain, ainsi que pour leur passion pour Kafka. Ils traduisent cependant de manière différente. Nous comparerons d’une part, les traductions entre elles et d’autre part, les traductions avec l’original. Dès lors que l’on postule une relation serrée entre la pensée de l’auteur et la pratique de traduction, la démarche traductive klossowskienne s’inscrit dans un système de pensée éclairée par l’influence de la fréquentation de la littérature allemande.

C’est en effet par ses premières traductions, Poèmes de la folie de Hölderlin et Le Verdict de Kafka que Pierre Klossowski est, aux côtés d’Alexandre Vialatte, l’un des introducteurs en France de l’œuvre de Kafka. C’est également à Klossowski que l’on doit des traductions de l’allemand d’auteurs aussi importants que Nietzsche, Wittgenstein et Heidegger.

Approche contextuelle

Tout d’abord, il nous semble intéressant de situer le contexte historique dans lequel est née l’œuvre de Kafka et de noter que la première lecture de Kafka vient de Max Brod, son ami responsable de la publication des textes. Ce contexte permet de prendre la mesure de la place de l’œuvre de Kafka dans son temps. Franz Kafka a commencé à tenir son journal dès 1910, à l’âge de 27 ans, et le rédigea jusqu’à sa mort ; le « Journal » est dominé par la peur de la maladie, Kafka est atteint de tuberculose et il considère sa maladie comme d’origine psychique ; en ce sens, ce « Journal » révèle un conflit entre la maladie et l’aspiration à la bonne santé. Le « Journal » est complété par l’ « Esquisse d’une autobiographie », des considérations sur le péché et des méditations centrées sur les mêmes idées obsessionnelles que le « Journal ». Une première traduction française du texte allemand est parue en 1928 dans trois numéros consécutifs de la Nouvelle Revue Française1, et fut publiée en 1938 dans son intégralité par les Éditions Gallimard. Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin a également été traduit et commenté par Bernard Pautrat. Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin et Paralipomènes est divisé en deux parties sous forme de fragments ; cette structure est par ailleurs plus marquée dans la première partie, qui se compose de fragments de pensée très courts, tandis que la deuxième partie, plus détaillée, comprend de courts récits.

Avec Kafka, Marcel Lecomte n’a pas choisi l’auteur le moins connu ; il a proposé à Jean Paulhan une traduction du Journal et des Méditations de Kafka peu après leur parution à Prague en 1937. Il destinait cette traduction à la revue Mesures, un trimestriel littéraire que Paulhan a fait paraître à partir de 1936 et auquel étaient associés Henri Michaux et le philosophe allemand Bernard Groethuysen, grand ami de Paulhan. C’est à celui-ci que Paulhan a fait lire la traduction de Lecomte et il s’en est suivi une série de rectificatifs qui l’ont fait sourciller. La traduction a paru sous la double signature de Lecomte et Germain Landier (pseudonyme de Bernard Groethuysen) dans le n° 1 de Mesures en 1938. Bien que Vialatte ait été considéré par Paulhan et Max Brod lui-même comme le traducteur attitré de presque toute l’œuvre de Kafka, tant pour Gallimard que pour la revue Mesures, Paulhan s’est tout de même tourné vers d’autres traducteurs.

Des nombreuses œuvres traduites par Marcel Lecomte, peu sont connues : il a une œuvre de traducteur diversifiée. Il a traduit Am Sarazenenturm (La Tour des Sarrasins 1961) de Ernst Jünger et Rêves, Die Hieroglyphe, l’Hiéroglyphe, Morgenländisches Lied, Lied oriental de Friederich-Georg Jünger, des fragments de Ad Me Ipsum de Hugo von Hofmannsthal, Pluie durable de Martin Kessel, ainsi que Ode à ma main de Herman Teirlinck et Poèmes choisis de Karel Van de Woestijne. En 1924-1925, il traduit la pièce de théâtre en un acte de Herwarth Walden, Foi, dont les représentations seront données en octobre 1925 par Le Groupe Libre de Max Deauville. Déjà, un critique lui objecte le choix de traduire Glaube par Foi, lui préférant Confiance. Pendant la 2ème guerre mondiale, Lecomte a été en contact avec Hélène Zylberberg qui a signé la traduction du livre de Max Brod, Kafka – Souvenirs et documents, parue en 1945. La même année, Pierre Klossowski signe la traduction du Journal intime de Kafka (d’après l’édition de 1937). Cette version fournit un point de comparaison qui se justifie, entre autres par le fait que Klossowski et Lecomte se connaissaient, ont correspondu et avaient une certaine sympathie mutuelle. Enfin, Lecomte a écrit plusieurs chroniques et notes au sujet de Kafka, qui sont révélatrices de son degré de connivence avec le grand écrivain.

État de la question

Des recherches antérieures consacrées aux œuvres et aux traductions de Kafka (Florence Bancaud (2001), Bernard Lahire (2010)) se sont attachées depuis les années 1950, à en élucider la structure narrative ; nous en retenons la tendance de Kafka à recourir à une narration à la troisième personne, une particularité dont les traducteurs français omettent parfois de tenir compte. Dans la préface de l’une de ses traductions de 1945, Klossowski (1945) souligne d’ailleurs l’inachèvement des textes de Kafka, jugeant poignante cette « intensité sans cesse interrompue par l’insatisfaction » (Kahn : 2010).

Une autre caractéristique de l’écriture « kafkaïenne » (Lecomte écrivait « kafkéenne ») est l’expérience de la langue allemande pour Kafka, expérience que l’on retrouve dans un passage du 24 octobre 1911 du Journal de l’écrivain, où il manifeste son sentiment d’étrangeté concernant la « Mère » telle qu’elle est signifiée en allemand. Pour Kafka (Moraes, 20102), on ne choisit pas telle ou telle langue en tant que moyen, en tant qu’outil de communication ; parce qu’on ne choisit pas de dire ceci ou cela dans telle ou telle langue, lorsqu’on vit vraiment entre elles, surtout quand il s’agit de deux langues « sues » et non seulement « connues »… Kafka cite l’exemple de « Maman » en yiddish, « mame » (le e final est prononcé !) et Mutter en allemand, les deux langues « sues » (plutôt que « connues ») sont à la fois unies et séparées et cette expérience n’est pas négligeable pour la considération de l’œuvre littéraire de Kafka. À propos des textes de Kafka et des traductions par Vialatte, il a été dit qu’: « elles ignorent l’oralité du texte de Kafka, que Meschonnic définit comme une gestuelle, une rythmique » (Kahn, 2010 : 289).

Étude comparative de deux traductions publiées d’un texte de Kafka 

La méthodologie que nous adoptons ici consiste, à comparer la fidélité des traductions publiées à plusieurs niveaux : textuel, lexical et stylistique. Parallèlement, nous examinons les écarts de traduction considérés comme problématiques par Groethuysen. Ensuite, en confrontant la traduction de Lecomte à celle de Klossowski, nous constatons également que la traduction de 1928 a subi des modifications (probablement effectuées par le traducteur). Nous avons transcrit quelques extraits de Betrachtungen über Sünde und Leid ; Réflexions sur le Péché, les souffrances, l’espoir et la véritable voie, d’abord en version originale et puis, en français. Toutes les différences et les ressemblances que nous évoquerons sont rendues observables grâce à l’alignement des textes et au repérage des éléments (en gras et numérotés entre parenthèses) nous intéressant dans la comparaison des deux traductions.

Tableau numéro 1 exemple page 1593

Annotations dactylographiées de Groethuysen à propos de la traduction de Marcel Lecomte4 :

Pourquoi traduire: la plupart du temps ce ne sont que les choses dos… ?
p 159 Le texte dit : meist sieht man nur …

Pourquoi taper au lieu de frapper? Taper est plus léger

Une contemplation aussi contenue Mal lu, le texte dit: soutenue

der von Berufe … Il s’agit d’une fonction, non d’un devoir. Devoir professionnel est lourd.

À regarder ces observations de plus près, on constate que la plupart d’entre elles sont des remarques sur les choix lexicaux de Lecomte.

Groethuysen ne semble pas d’accord avec certains d’entre eux ou du moins il les questionne.

Dans le premier exemple, « Es ist ein Mandat » pourquoi Lecomte traduit-il par l’expression impersonnelle « Il est un mandat », alors que Klossowski reste plus littéral et traduit par « C’est un mandat » qui est plus péremptoire ?

Lorsqu’un peu plus loin, on a une formulation positive en début de phrase en allemand „In diesem Widerspruch, immer nur in einem Widerspruch“ , Lecomte traduit par deux négations répétées “ Ce n’est que dans cette contradiction, ce n’est que dans une contradiction que je puis vivre » .

Voici un autre exemple :

Tableau numéro 2 exemple page 198

Remarques de Groethuysen page 199 :

Eines der wirksamsten Verführungsmittel. Je crois qu’il y aurait d’autres mots alors en allemand, si c’était là vraiment la nuance qui finit au lit n’est guère plus touchant que « se termine au lit ».

Nous remarquons dans les deux exemples qui précèdent que les deux versions françaises sont très proches l’une de l’autre et ne diffèrent que par des variantes lexicales et au niveau de la ponctuation.

Tableau numéro 3

Remarques de Groethuysen page 201 :

Encore une fois, j’aurai [sic] pu, moi aussi, traduire « Weg » par « chemin ». Je pense qu’il faut ici « voie» ou alors, il faut méconnaître Kafka et sa pensée, celle qui se dégage du Procès du Château. Le traducteur cherche trop souvent le symbolisme des mots. Chez Kafka, il s’agit du symbolisme des choses: « Symbolische Sachlichkeit oder sachliche Symbolik ». Il faut éviter les mots symboliques.

L’aphorisme « Une cage s’en fut chercher un oiseau », donne à penser que la cage est une interprétation et que le « vrai chemin » kafkaïen est une transposition de la « Voie » telle qu’on l’envisage dans le Tao.

Tableau numéro 4

Dans ce passage, on remarque dans que Klossowski est resté plus proche de la syntaxe originale et plie la traduction française à l’ordre des mots allemands, alors que Marcel Lecomte bouleverse l’ordre des mots.

Tableau numéro 5 exemple page 214

Remarques de Groethuysen :

J’attire particulièrement votre attention sur le passage : « Die Freuden dieses Lebens », qui, tel qu’il a été repris est devenu totalement incompréhensible. Le traducteur en effet n’avait pas compris le texte allemand: seinen se rapporte à Leben (vie).

Extraits de Meditationen – Méditation

Tableau numéro 6 exemple page 223

Tableau numéro 7 exemple

Remarques de Groethuysen :

Une ressource du mal est le dialogue. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’est pas douteux qu’il s’agit de l’explication avec soi-même. Un Allemand traduirait ainsi. Zwiegespräch veut dire dialogue. Pourquoi interpréter au lieu de traduire? Explication avec soi-même en allemand = Aussereinandersetzung mit’ sich selbst. Ce n’est pas dans la terminologie de Kafka.

Dans cet exemple, les traductions mises en regard se font écho.

Tableau numéro 8 exemple page 230

Remarques de Groethuysen :

Et va se pendre lui-même. Pourquoi avoir déplacé les mots ? Toute la densité psychologique de la phrase disparaît. L’accent est bien sur lui-même, en allemand comme en français. Il va lui-même se pendre et non: se pendre lui-même

Selbst est ici accusatif et non nominatif non:- ipse, mais: se ipsum. D’ailleurs lui-même n’avait pas été interverti, mais effacé dans le texte.

Ici, Klossowski tombe donc également dans le travers dénoncé par Groethuysen.

Tableau numéro 9 exemple page 220

Remarques de Groethuysen :

Einen innersten A. A. le premier ou plus profond se défend tout autant que le plus central, qui n’est pas très beau. Il s’agit d’un terme tout à fait simple et quotidien. Pourquoi le remplacer par une amplification ?

Et que B a tout bien compris est vraiment assez plat.

Un trait significatif est la traduction du pronom « Du » par « vous » chez Lecomte et par « Tu » chez Klossowski.

La dernière remarque au sujet de ces critiques de Groethuysen concerne l’exemple 10 :

Ces Notes et Méditations de Kafka comportent un passage essentiel, à l’image du non-agir tel que l’enseigne le Tao: «Il n’est pas nécessaire que vous sortiez de la maison. Demeurez à votre table et écoutez. N’écoutez même pas. Attendez. N’attendez même pas. Soyez entièrement silencieux, et seul. Le monde viendra, offrir à vous pour être mis à nu, il ne peut faire autrement. Ravi, il se tordra devant vous. »

Es ist nicht notwendig, daß du aus dem Hause gehst. Bleib bei deinem Tisch und horche. Horche nicht einmal, warte nur. Warte nicht einmal, sei völlig still und allein. Anbieten wird sich dir die Welt zur Entlarvung, sie kann nicht anders, verzückt wird sie sich vor dir winden.

Traduction de Klossowski : « Il n’est pas nécessaire que tu sortes de chez toi. Reste assis à ta table, écoute. N’écoute pas même, attends simplement. N’attends pas même, sois absolument solitaire, absolument silencieux. Alors le monde viendra s’offrir à toi pour se faire démasquer, il ne peut faire autrement ; sous ton charme, il déroulera ses anneaux devant toi. »

Klossowski écrit « pas même », et donc fait porter l’accent de l’adverbe « même » à l’opposé de l’usage habituel. Lecomte écrit « seul », ce qui correspond à un état, une sorte de fatalité assumée, tandis que « solitaire » sous-entend un choix, une démarche plus active, du moins à notre point de vue.

Examen de la pertinence des observations de Groethuysen

L’analyse de ces observations qui ne contiennent toutes qu’une courte mention nous fait comprendre que la connaissance de l’allemand de Lecomte peut être prise en défaut à certains endroits. Examinons ce que contient la traduction critiquée ou sur quel texte cette critique est fondée ou les cas où notre position doit être nuancée. La critique de Groethuysen sur la traduction porte seulement sur les faiblesses, chacune semble être un cas particulier. Les imperfections ou inexactitudes ayant été corrigées nous suggèrent que le texte a été retravaillé. Groethuysen a fait remarquer que certains mots passent mal à la traduction. Notre propos n’est pas de nous limiter à relayer ces critiques, nous voulons écarter toute subjectivité. Même s’il existe des disparités entre le texte et sa traduction, ce ne sont pas les écarts qui font obstacle à la réception de la traduction. Un travail d’approfondissement sera donc amorcé sur d’autres aspects.

Le fait est que les choix lexicaux de Lecomte confèrent en divers endroits une certaine coloration au texte. Il traduit littéralement des passages entiers (3) (4).

Lecomte respecte d’assez près la ponctuation de Kafka, ce qui n’est pas le cas chez Klossowski, qui « corrige » en quelque sorte le texte.

Dans Les testaments trahis, Kundera (1993 : 54) consacre un passage à propos de Kafka et se livre à une comparaison critique des traductions, qui peut refléter de manière emblématique la démarche traductologique. Nous le citons intégralement ici :

Le vol, long et enivrant, de la prose de Kafka, vous le voyez dans l’image typographique du texte qui, souvent, pendant des pages, n’est qu’un seul paragraphe « infini » où même les longs passages de dialogue sont enfermés. Dans aucune traduction en d’autres langues, autant que je sache, on n’a changé l’articulation originelle des textes de Kafka. Pourquoi les traducteurs français (tous, unanimement) l’ont-ils fait ? Certainement, ils ont dû avoir une raison pour cela.

Quand Kundera parle de fidélité en traduction, celle-ci ne porte ni sur le sens, ni sur le mot, mais sur la particularité du style, le parti-pris esthétique de l’auteur, sur « la lettre ».

Conclusion de l’analyse contrastive

L’analyse contrastive est révélatrice et nous a permis de dégager les conclusions suivantes :

Au niveau de la ponctuation

Les modifications de la ponctuation, qui reflètent la tendance du traducteur pour produire un texte coulant et facile à lire, tendent à couper le fil narratif.

Au niveau lexical

Pour ce qui a trait aux glissements lexicaux, ils relèvent de l’interprétation du traducteur.

Les traducteurs ont eu affaire à un texte fortement évocateur, extrêmement difficile à transposer en langue étrangère. En fin de compte, ces deux traductions, qui divergent en milieu de phrase, respectent de près la hiérarchisation des propositions de l’original. Des exemples de traduction littérale nous sont fournis dans les segments (3) et (4).

Une attitude traductrice qui supprime systématiquement les répétitions ignore volontairement leur raison d’être, leur valeur sémantique et stylistique. Il est cependant nécessaire de savoir distinguer les répétitions significatives, porteuses d’intentionnalité, de celles qui ne contribuent aucunement à la création de l’atmosphère spécifique au texte dans son ensemble. Une règle implicite devrait sous-tendre le comportement du traducteur face à la répétition, celle qu’énonce de façon limpide Milan Kundera (1993 : 137) dans son essai sur les traductions françaises de Kafka : « Si on répète un mot c’est parce que celui-ci est important, parce qu’on veut faire retentir, dans l’espace d’un paragraphe, d’une page, sa sonorité ainsi que sa signification. »

Quoique la traduction de Lecomte (1) s’écarte de celle de Klossowski, comme nous l’avons vu, les changements vont dans le même sens. La comparaison entre les deux traductions et l’original est instructive : elle révèle d’une part, un parallélisme sémantique rigoureux et d’autre part, peu de disparité syntaxique en termes de hiérarchie des propositions. Ce travail de comparaison entre ces deux traductions nous fait comprendre que chaque traduction offre une actualisation possible de plusieurs interprétations.

L’analyse comparative entre le texte original et ses versions en français met en relief à la fois les différences et les analogies (2) et nous aide à découvrir l’interprétation personnelle des deux traducteurs, bien que les deux traductions paraissent extrêmement proches. Mais, le plus intéressant dans ces exemples de traduction d’un texte de Kafka est la façon dont cette expérience permet de s’interroger sur la traduction dans un contexte de culture à forte tradition comme la française, « cantonnée dans la puissance véhiculaire de sa langue » (Glissant, 2010 : 15), et qui tend à réduire la langue étrangère à sa fonction communicative selon cette tradition culturelle même.

La dernière question : est-ce que les traducteurs auraient fait preuve d’une fidélité plus profonde ? reste ouverte. Les traductions d’un texte en sont les différentes facettes, la manière dont elles éclairent le texte source de lumières différentes contribue à conférer une pluralité à l’œuvre littéraire d’où l’intérêt d’une étude des retraductions qui passe par la confrontation de plusieurs traductions d’un même texte. Contrairement à un présupposé fortement ancré, une traduction n’est pas définitive, elle est marquée par l’auteur, sa pensée, et est conditionnée par son époque. La confrontation des traductions successives d’un même texte nous fait découvrir l’évolution chronologique des lectures que les traducteurs ont faites d’un même texte, parce que les traductions sont influencées par leur temps.

Au final, dans À l’insu de Babel, Georges-Arthur Goldschmidt (2014) a cette formule imagée qui cristallise de manière exemplaire cette idée : « Deux langues sont aussi semblables que deux visages et diffèrent tout autant l’une de l’autre ».

La question de l’écriture préoccupe le traducteur littéraire, l’acte de traduire en tant que réécriture est un travail littéraire créatif. « Le traducteur est un auteur » et nous pourrions nous arrêter là, mais nous pouvons aussi nous demander comment les choses s’articulent dans le texte transformé, ce que le traducteur en a fait et non ce qu’il était. Notre étude n’étant pas encore complètement achevée, nous allons poursuivre notre réflexion sur ces retraductions, et étendre notre analyse à d’autres textes traduits par Lecomte, dont un poème de Kafka. À l’évidence, le terme retraduction comprend deux éléments, re- et traduction, donc si on retraduit…, ce n’est pas pour que les lecteurs puissent accéder à une traduction déjà disponible de l’œuvre étrangère, mais alors, pourquoi retraduire ? Les traductions de l’œuvre de Kafka se comptent par dizaines et révèlent leur succès incontestable, c’est à nous, traductologues d’en approfondir les aspects qui ouvrent de nouvelles perspectives de recherches comparatistes.

  1. 1Traduction de la Métamorphose par Vialatte dans la Nouvelle Revue Française, n°174 p. 66-84, janvier, n°175, février, p. 212-231 et n°176, mars 1928, p. 350-371.
  2. 2http://francoisekroichvili.perso.sfr.fr/textes/Kafka.htm. Consulté le 20 novembre 2010.
  3. 3Textes sources : Franz KAFKA, Betrachtungen über Sünde und Leid, Traduction 1 : Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin par Marcel Lecomte et Germain Landier, Mesures n°1, 1938, Traduction 2 : Journal intime, suivi de : esquisse d’une autobiographie, considérations sur le péché, méditations, introduction et traduction par P. Klossowski, Paris, Grasset, 1945 (Préface, p.7-17).
  4. 4Liste d’observations dactylographiées de Bernard Groethuysen et Alix Guilain (annotation manuscrite de la compagne de Groethuysen au point 12) que Paulhan a joint à sa lettre de janvier 1938 (« mercredi »). Il a été tenu compte d’une partie d’entre elles dans la publication du texte.