La traduction dans la littérature francophone translingue

Les écrivains translingues sont des écrivains qui ont pratiqué la littérature, exclusivement ou pas, dans une langue seconde tardivement apprise1. Faisant partie d’au moins deux espaces linguistiques et le plus souvent de deux espaces littéraires, ils mettent à mal le mythe d’une unité présupposée naturelle entre l’écrivain et la langue dans laquelle il écrit. Dans les vingt dernières années, ces écrivains, sous des dénominations différentes, ont fait l’objet d’un intérêt critique dans le champ des études francophones, intérêt qui s’est d’abord focalisé sur la singularité de leur expérience biographique et linguistique2, ensuite sur leur place dans le champ littéraire du pays auquel ils accèdent3, enfin, plus récemment, sur les imaginaires des langues, à savoir sur les représentations subjectives et émotives des langues (première, seconde, française ou autre), qui émergent dans leurs œuvres4.

La place de la traduction dans la littérature francophone translingue est parfois évoquée5, mais n’a pas encore fait l’objet d’une réflexion théorique autonome6. Cependant, la pratique de la traduction est fréquente et accompagne, le plus souvent en la précédant, l’écriture en français ; aussi, un certain nombre d’écrivains francophones translingues ont expérimenté l’autotraduction. D’autre part, la présence d’un discours sur la traduction est l’un des éléments constants de cette littérature ; enfin, la traduction est très souvent thématisée et fictionnalisée, en particulier dans les romans.

Quelles représentations de la traduction retrouve-t-on dans les œuvres des écrivains francophones translingues ? Et comment ces écrivains représentent-ils le rapport entre la traduction et l’autotraduction d’une part, et l’écriture d’autre part ? Reconnaissent-ils une proximité entre ces deux pratiques, comme le fait la critique (Berman, 1984 : 18 ; Combe, 1995 : 55), ou les considèrent-ils comme des activités différentes, voire concurrentes ?

En me focalisant sur le champ littéraire de France, et sans prétendre à une typologie exhaustive, je présenterai quelques positionnements discursifs des écrivains francophones translingues face à la traduction, correspondant à de différents imaginaires de la traduction qui émergent de leurs œuvres.

Dans l’étude d’un auteur translingue, en effet, l’analyse de son imaginaire de la traduction me semble aussi importante que celle de sa situation linguistique et de son imaginaire des langues ; dans une étude comparative portant sur plusieurs auteurs translingues, une telle analyse peut nous permettre de mieux rendre compte des différences, ou au contraire d’établir des parentés entre écrivains dont les œuvres sont à l’apparence très différentes.

1. Translinguisme égal traduction

De nombreux écrivains francophones translingues ont pratiqué la traduction, du français vers leur langue première et inversement. Certains ont même accédé à l’écriture en langue seconde après un long apprentissage dans la traduction, comme François Cheng : initialement traducteur de classiques français en chinois, Cheng a été l’auteur, par la suite, d’études sur l’art chinois, notamment sur la calligraphie, de traductions en français de poésie chinoise et de poème en chinois. Vers la cinquantaine (il est né en 1929), il s’ « engag[e] résolument dans une création poétique en langue française », (Cheng, 2002 : 38), fortement marquée par l’écriture idéographique chinoise. En 1998 il a écrit, toujours en français, le roman Le Dit de Tianyi, suivi en 2001 par L’éternité n’est pas de trop.

Comme l’a montré Véronique Porra (Porra, 2011 : 147-152) en analysant la réception de l’auteur en France, François Cheng incarne parfaitement la figure du « passeur »7. Cheng renvoie souvent à la traduction comme fondement de son œuvre. Dans son discours de réception à l’Académie française en 2003, par exemple, il se pose dans le sillage de Xuan-zang, un moine chinois du VII siècle, dont l’entreprise principale consista en une monumentale traduction de textes sacrés bouddhistes vers le chinois. ­Et Cheng de conclure :

C’est dire que, connaissant l’histoire de mon pays d’origine, à la lumière également de la situation de la Chine moderne, je suis pénétré de l’importance et du bienfait d’un vrai échange culturel, qui seul permet à une culture constituée de ne pas se scléroser, de tendre, à partir de ses racines vitales, vers de salutaires métamorphoses (Cheng, 2003 : 4).

François Cheng représente la traduction comme une opération certes difficile, mais toujours gagnante, car capable de rapprocher ce qui est éloigné et de fonder un dialogue (mot clé de sa pensée) où il n’y a pas de perte. La pratique de la traduction, ainsi envisagée, permet de dépasser la multiplicité et de reconnaître l’un, à savoir l’unité et l’universalité du langage humain8 :

En nous fondant sur une conception unitaire et organiciste de l’univers en marche, avancée par les anciens penseurs chinois, nous nourrissons la confiance – peut être naïve mais indéracinable – en la possibilité de communication et de circulation entre les entités vivantes de cet univers, aussi bien qu’entre les produits culturels qui en découlent (Cheng, 2002 : 80).

La traduction occupe également une place importante dans les fictions romanesques de Cheng. Significativement, son premier roman, Le dit de Tianyi, se présente comme une traduction : dans son « Avant-propos », l’auteur feint de traduire en français un manuscrit qu’un vieux compagnon d’exil lui aurait livré à la fin de sa vie. Le manuscrit aurait été complété par des propos oraux recueillis par l’auteur lui-même au cours d’une visite.

Comme pour m’acquitter d’une dette, j’entrepris alors la rude tâche de reconstituer le récit dont j’avais la charge et de le transposer en français. Le voici.
Avant que tout ne soit perdu, avant que le siècle ne se termine, quelqu’un, du fond de l’insondable argile, a tout de même réussi ; par la seule vertu de la parole, à faire don des trésors amassés le long d’une vie « emplie de fureurs et de saveurs » (Cheng 1998 : 11).

L’éternité n’est pas de trop, son deuxième roman, s’ouvre lui aussi avec un « Avant-propos », dans lequel l’auteur affirme cette fois raconter, de mémoire, une histoire lue dans un livre chinois des années auparavant ; même si l’apport de l’auteur est cette fois plus important, on est encore une fois face à une fiction traductive : la traduction d’un souvenir de lecture.

Après avoir été mises en relation dans le discours théorique, dans la fiction romanesque de François Cheng, l’écriture translingue et la traduction finissent par coïncider.

2. Translinguisme avec autotraduction

D’autres écrivains translingues refusent qu’on leur attribue le rôle de « passeur » de langue ou de culture, estimant que cela ferait d’eux des « représentants » de leurs pays d’origine dans les lettres françaises.

C’est le cas, par exemple, de Vassilis Alexakis et Nancy Huston9, qui ont fait leur entrée en littérature avec des romans écrits directement en français, entre la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingt. Après une première phase uniquement francophone de leur travail, ces deux écrivains se sont rapprochés de la pratique de l’autotraduction : plutôt différée, à savoir réalisée après la publication du texte original, dans le cas d’Alexakis ; surtout simultanée, à savoir réalisée avant que le texte original soit achevé, pour Nancy Huston10.

Au début de Paris-Athènes (Alexakis, 1989 : 17), Alexakis affirme : « J’ai tenté l’expérience de me traduire moi-même une fois du grec au français, une fois du français au grec : cela m’a posé moins de problèmes que je ne m’y attendais. »

Cependant, l’autotraduction telle qu’il l’entend s’apparente plus à une réécriture originale qu’à une transposition dans l’autre langue maîtrisée : se traduire, ou vérifier les traductions allographes de son œuvre, c’est, pour Alexakis, une manière de relire plus profondément ses textes, de découvrir quels en sont les meilleurs passages, de revenir sur les moins réussis. La traduction permet alors de tisser un dialogue non pas entre deux langues ou deux cultures, mais entre les deux aspects d’un moi translingue, séparé entre la langue de l’enfance et celle dans laquelle ce « moi » est devenu écrivain.

Les autotraductions d’Alexakis donnent ainsi lieu à des textes nouveaux, différents de ceux de départ et surtout instables, pris dans un mouvement d’amélioration constante. Une nouvelle autotraduction engendrerait de nouvelles transformations :

J’ai beaucoup modifié le livre traduit par ma mère à l’occasion de sa réédition en Grèce, six ou sept ans après sa première sortie. Ce n’est pas la traduction qui me déplaisait, mais certains passages du texte original français. J’ai réécrit en grec à peu près le cinquième de ce livre. S’il devait être réédité en français, je le corrigerais en traduisant du grec les pages modifiées. Je finirai peut-être par ne plus savoir dans quelle langue j’ai composé certains de mes romans. Je ne faisais pas un bien grand voyage en allant d’une langue à l’autre. J’avais plutôt l’impression de me promener à l’intérieur de moi-même. (Alexakis, 1989 : 264)

Quant aux traductions allographes, le sentiment de l’écrivain est d’étrangeté voire de déception :

Un de mes romans, le dernier, a été traduit en grec par une traductrice professionnelle. J’eus un sentiment étrange en lisant la version grecque : elle était très fidèle, et en même temps tout était légèrement différent. Je reconnaissais chaque phrase, mais je ne reconnaissais pas ma main. (Alexakis, 1989 : 266)

Pour Alexakis, ce n’est qu’à travers l’autotraduction que le texte garde son identité, puisque l’auteur se permet des modifications consistantes. La traduction allographe, quant à elle, ne pouvant pas « corriger » le texte, se borne à en exposer les faiblesses.

Nancy Huston, quant à elle, revient à l’anglais en 1991, avec Plainsong, qu’elle entreprend ensuite de traduire en français faute d’éditeur anglophone ; depuis, la pratique de l’autotraduction dans les deux sens a été constante dans sa production. Cette activité ne s’accompagne pas d’une croyance en l’équivalence des langues, mais, au contraire, vise à mettre en lumière la part d’intraduisible présente dans chaque échange. L’individu « faux-bilingue », comme Huston elle-même se définit, qui connaît deux langues et maîtrise donc deux différentes visions du monde (selon la célèbre hypothèse Sapir-Whorf à laquelle Huston adhère sans la nommer), vit sur sa peau cette contradiction : « Il y a de l’intraduisible là-dedans… Et si vous avez plus d’une world view… vous n’en avez, d’une certaine façon, aucune » (Huston, 1999 : 51). Traduire ses propres livres fait partie des actes qui mettent l’écrivain translingue face à sa multiplicité :

Le plus grand vertige, en fait, s’empare de moi au moment où, ayant traduit un de mes propres textes – dans un sens ou dans l’autre – je me rends compte, ébahie : jamais je n’aurais écrit cela dans l’autre langue ! (Huston, 1999 : 52)

Le seul livre que Huston publie en édition bilingue en regard, Limbo/Limbes, significativement dédié à Samuel Beckett11, est une sorte de démonstration de cette impossible équivalence. Les nombreux jeux de mots, calembours, mais aussi citations littéraires dans les deux langues sont, dans la mesure du possible, traduits par des équivalents ayant les mêmes effets (par exemple, une allitération par une allitération, un proverbe par un proverbe, etc.), mais – assez souvent – ils ne sont pas traduits. Aucune des deux versions n’est pour autant plus « fade » que l’autre : si un jeu de mots anglais, intraduisible, disparaît en version française, quelques lignes plus tard une expression ou citation française laissera un vide dans le texte anglais à sa gauche. Ce court texte rend visible la démarche hustonienne, qui consiste à instaurer un rapport dynamique entre les deux versions de chacun de ses romans (Sperti, 2015 : 84).

La représentation de la traduction qui ressort des écrits de Huston est tout autre que rassurante : loin de constituer un échange égal, celle-ci ne fait que rendre visible ce qui est perdu dans le passage d’une langue à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un soi à l’autre.

Ce qui rapproche la vision d’Alexakis et celle de Huston c’est une croyance commune en le fait que l’autotraduction produit non pas de l’équivalence, encore moins de l’identité, mais de la différence : à travers l’autotraduction, l’écrivain interroge les deux pôles de son translinguisme, et cette interrogation donne lieu à un texte nouveau. L’autotraduction est donc un aspect de leur translinguisme, lequel ne dépend pas d’elle (ils étaient translingues avant de s’autotraduire), mais l’inclut.

3. Refuser l’autotraduction

Pour de nombreux écrivains francophones translingues, l’autotraduction précède, tel un « rite de passage » (Beaujour, 1989 : 51), l’écriture en langue seconde, dont elle constitue une étape initiale. Cependant, certains d’entre eux minimisent son apport, tout en l’ayant pratiquée : cette réduction de l’importance de l’autotraduction correspond à une affirmation de la valeur intrinsèque de leur œuvre, indépendamment de la langue dans laquelle elle est écrite.

C’est le cas pour deux écrivains d’Europe centrale, qui ont en commun de mettre à mal la mythologie traditionnelle respectivement de la langue française et de la France : Agota Kristof et Milan Kundera.

Hongroise, réfugiée en Suisse romande en 1956, Kristof accède à l’écriture en français par l’autotraduction de ses poèmes hongrois, pour aboutir des années plus tard à l’écriture en français de romans qui seront publiés en France aux éditions du Seuil. Un certain nombre de ses autotraductions de textes poétiques, qui ont donné de courts récits souvent apparentés à des poèmes en prose, a été publié en 2005 sous le titre C’est égal12. D’autres ont intégré le roman Hier (1994), séparées du tissu romanesque, car présentées comme des textes écrits (directement en langue seconde) par Sandor, le protagoniste, exilé dans un pays qui n’est jamais nommé.

Or, malgré l’apport évident de l’autotraduction à son œuvre, Kristof a toujours minimisé cet aspect, en le reléguant au rôle de jeu ou d’exercice, pour faire véritablement commencer son œuvre avec les pièces de théâtre écrites directement en français. Dans un entretien, elle a affirmé : « Au départ c’était plutôt un amusement. J’avais des choses écrites en hongrois et j’ai essayé de les traduire en français pour voir comment ça sonne en français, et puis c’était une sorte d’exercice » (Kristof, 200613). Conformément à ce parti pris, elle n’a pas voulu traduire elle-même ses œuvres du français vers le hongrois, ni vérifier personnellement cette traduction, ni encore traduire en français des textes d’autres auteurs hongrois. Dans son récit autobiographique L’Analphabète, elle construit une image résolument monolingue de son œuvre, en mentionnant à peine ses exercices d’autotraduction. Cette représentation n’est pas due à un amour exclusif que l’auteur porterait à la Suisse, à la France ou à la langue française, mais, pour utiliser son propre mot, à un « défi » ; contrainte à vivre séparée des siens, dans un pays étranger, dans une langue étrangère et sans possibilité d’entretenir un contact culturel en raison de sa condition de réfugiée, Kristof s’impose une écriture dont la pauvreté (initiale) des moyens devient la loi esthétique : phrases courtes, vocabulaire restreint, descriptions réduites au minimum, dialogues essentiels. C’est le style très commenté de la Trilogie (surtout du Grand Cahier) et des pièces de théâtre. La pratique autotraductive, qui perturberait la construction de cette esthétique qui considère la langue comme contingente, est neutralisée et n’émerge qu’à travers une lecture de l’œuvre détachée du discours de l’auteure sur celle-ci.

Malgré la diversité des circonstances, le cas de Milan Kundera me semble comparable.

S’étant installé en France en 1975 et ayant continué pendant un certain temps à publier des romans en tchèque, Kundera s’adonne, dans les années quatre-vingt, à une vaste entreprise d’« auto/retraduct[ion] » (Grutman, 2015 : 11) de son œuvre tchèque, qui aboutit à de nouvelles versions françaises, auxquelles il imprime l’autorité d’originaux et à partir desquelles seront faites, par conséquent, les traductions ultérieures. Ce travail d’autotraduction différée (Grutman, 1997) n’a pas, tel que l’auteur le présente (Kundera, 1985 : 457-462), d’effet sur son œuvre francophone à venir : puisque l’auteur revendique l’équivalence entre les deux parties de son œuvre, l’acte d’autotraduction s’apparente plus à une poursuite de l’exactitude qu’à une recréation. Pour Kundera, l’œuvre est unitaire, même si elle se donne à lire en deux langues : c’est pourquoi il s’est opposé farouchement aux critiques qui ont voulu répertorier les différences entre sa « phase » tchèque et sa « phase » française sur la base, justement, de l’usage, voire de la maîtrise, de la langue14. Cependant, comme l’a montré Martin Rizek (Rizek, 2001 : 385-417), le travail de révision des traductions des romans tchèques de Kundera, qui correspond à une intervention de l’auteur dans le processus de sa réception, rejoint à bien des égards les intentions de ses premiers romans écrits en français : on observe notamment dans les deux cas une réduction des références géographiques et politiques tchécoslovaques, passibles de lectures « exotiques », une plus grande sobriété de style, une simplification linguistique visant à éviter les malentendus pour « devenir le plus univoque possible » (Rizek, 2001 : 415).

Comme Kristof, malgré des circonstances différentes, Kundera revendique pour son œuvre une autonomie radicale, même à l’égard de la langue, qui en est pourtant le matériau. L’apport de l’autotraduction, pratique hétérogène par définition, est dans les deux cas minimisé (chez Kristof, réduit à « jeu » et « exercice », chez Kundera, présenté comme un travail de correction), en faveur de la construction d’une poétique résolument homogène.

Cette minimisation de l’apport de la traduction peut arriver jusqu’à la négation de tout intérêt de cette pratique pour l’œuvre translingue. Il est, en effet, des écrivains francophones translingues qui n’ont pratiqué ni la traduction ni l’autotraduction (du moins, pas en vue d’une publication15), et pour lesquels traduction et écriture translingues sont deux activités distantes, voire incompatibles.

Pour ces écrivains, l’enjeu de l’écriture translingue est précisément de dire quelque chose que l’on ne pourrait pas dire dans la langue maternelle, pour plusieurs raisons possibles : l’une des plus répandues est que les deux langues sont différentes par leur « nature », comme l’affirment Cioran, qui choisit d’écrire en français contre sa propre inclination (qui le rapprocherait de sa langue roumaine d’origine ; Cioran, 1960 : 7-8), et Bianciotti, pour qui inversement la langue française s’accorde plus que l’espagnole à sa « nature » (Bianciotti, 1995 : 423). Plus récemment, on retrouve l’argument d’un caractère, sinon d’une nature, des langues chez Brina Svit, écrivaine slovène qui écrit en français depuis 2003 : « Je pourrais tranquillement continuer à écrire dans ma petite langue, parlée par à peine deux millions de Slovènes, assez belle d’ailleurs, souple, lyrique, émotionnelle, tout le contraire de cérébral et froid » (Svit, 2009 : 23). Chez Svit on trouve aussi un autre argument assez répandu, celui de la libération des origines que constitue l’écriture en langue seconde : « On devrait choisir un autre idiome pour parler des siens, et non celui qui a été transmis par eux, reçu en héritage » (Svit, 2003 : 55-56). Si ce propos rapproche Svit de la première phase (francophone) de Nancy Huston16, elle s’en distancie en affirmant que la langue seconde n’est pas, pour elle, un instrument froid, mais au contraire une condition où l’on ne peut pas cacher le plus profond de soi :

Il y a un attrait aussi dans le fait d’écrire dans une langue qui n’est pas la sienne. On mise sur sa vulnérabilité, on expose ses faiblesses, on enlève le vernis. C’est une façon de dire : voilà ce que je peux faire. Je n’ai pas de papier-cadeaux, je n’ai que des cadeaux. (Svit, 2003 : 56)

On comprend dès lors que Svit exclut, au moins pour l’instant, l’autotraduction en slovène, tout comme celle en français de ses œuvres slovènes (ses deux premiers livres demeurent non traduits en français, tandis que les deux derniers ont été confiés à une traductrice professionnelle) : comme langues d’écriture, le slovène et le français ont des fonctions tout à fait différentes, qu’il n’est pas opportun de mélanger par l’autotraduction.

Si traduire veut dire « redire en d’autres mots ce qui a déjà été dit », écrire en langue étrangère est l’exact opposé : il s’agit de dire quelque chose d’absolument inédit. Les deux pratiques sont donc foncièrement distinctes.

De l’analyse de quelques configurations possibles du rapport entre l’écrivain francophone translingue et la traduction, il apparaît que l’autotraduction occupe une place centrale dans la définition d’une pensée de la traduction chez ces écrivains, qu’elle soit ou non pratiquée, et que sa pratique soit ou non revendiquée comme essentielle. Ainsi trois figures d’écrivain francophone translingue ont émergé : le « passeur », pour qui l’écriture translingue est une forme de traduction ; l’écrivain pour qui l’autotraduction fait partie de son translinguisme ; l’écrivain qui minimise ou exclut l’apport de l’autotraduction à son translinguisme. À ces figures correspondent trois imaginaires translingues de la traduction : la traduction comme équivalent de l’écriture ; l’(auto)traduction comme moteur de l’écriture ; la traduction comme activité collatérale et inférieure par rapport à l’écriture, ou même incompatible avec celle-ci.

À l’intérieur du cadre unitaire de la francophonie translingue, entendue comme expérience commune de la langue, la diversité des imaginaires de la traduction nous permet de mieux appréhender les poétiques translingues singulières.

  1. 1Kellman, 2000 : IX définit comme « translingualism » « the phenomenon of authors who write in more than one language or at least in a language other than their primary one ». Alain Ausoni reprend la deuxième partie de cette définition, en consacrant son étude aux écrivains qui « ont pratiqué la littérature, exclusivement ou non, dans une langue seconde » (Ausoni, 2013a : 63). Nous précisons que la langue seconde est apprise tardivement, à savoir, après la période de puberté et en dehors de la scolarité obligatoire (Allard et De Balsi, 2016 : 7-17).
  2. 2Voir Combe, 1995 ; Jouanny, 2000 ; Delbart, 2005.
  3. 3Notamment, Porra, 2011 et Mathis-Moser – Mertz-Baumgartner, 2012 pour le champ français.
  4. 4Ausoni propose de « considérer le corpus des autobiographies translingues […] non selon des typologies basées sur les conditions de l’adoption de la nouvelle langue littéraire, mais à partir des différentes relations au français et à la pratique translingue de l’écriture que ces textes construisent. » Ausoni, 2013a : 71.
  5. 5Par exemple par Combe, 1995 : 55-61, à l’intérieur d’une réflexion plus vaste sur les écrivains bilingues.
  6. 6Razumova, 2013 propose un travail sur l’autotraduction et le translinguisme, en se focalisant sur les textes de Nabokov, Beckett et Huston. Grutman, 2015 étudie, quant à lui, la place de l’autotraduction dans la littérature francophone (il distingue deux constellations d’autotraducteurs francophones : les « sédentaires » et les « migrateurs ». Les écrivains translingues font naturellement partie de ces derniers).
  7. 7Cette réception est encouragée par l’auteur, qui dans Le Dialogue se définit lui-même comme « passeur » (entre guillemets). Cheng, 2002 : 35.
  8. 8Cheng insiste à plusieurs reprises – dans son discours de réception à l’Académie française (Cheng, 2003 : 5), mais déjà dans son autobiographie intellectuelle Le Dialogue (Cheng, 2002 : 27) – sur la « vocation » spécifique de la France à l’universel.
  9. 9Pour des études comparant la démarche autotraductive de ces deux écrivains, voir Ausoni, 2013 et Sperti, 2015.
  10. 10Les définitions d’autotraduction différée et simultanée sont dans Grutman, 1997.
  11. 11Comme il est précisé dès le sous-titre, Un hommage à Samuel Beckett.
  12. 12Restés inédits de son vivant, les poèmes hongrois de Kristof ont été récemment publiés (Kristof, 2016). La traduction française n’est pas de l’auteure, mais de l’écrivaine Maria Maïlat.
  13. 13Dans un autre entretien on lit : « -Vous ne souhaitez pas que vos poèmes en hongrois soient traduits en français ? -Non, pas maintenant. Peut-être que je le ferai une fois, mais, en règle générale, je n’aime jamais ce que j’ai écrit avant. La Trilogie … ça va encore ; mais le reste… je préfère ne pas y penser. Mes nouvelles, celle de C’est égal, par exemple, je ne sais pas du tout quand je les ai écrites. Je sais, en revanche, que c’était à partir des poèmes que j’avais composés auparavant en hongrois. J’ai essayé de les traduire en français. C’était pour moi plutôt une tentative de les traduire en français, mais en prose, avec beaucoup de changements. C’est tellement vieux… c’était mes premières choses écrites en français, ces petites nouvelles, mais je ne les ai pas prises au sérieux, c’était presque un jeu, pour voir comment ça ferait en français. Peut-être que je vais le refaire une fois, mais je n’aime jamais ce que j’ai écrit avant. » Kristof, 2007.
  14. 14Sur la question de la réception des œuvres en français de Kundera, voir Porra, 2011 : 178-191.
  15. 15Grutman, 2016 : 126 parle d’ « autotraduction cachée » pour certains auteurs « réputés unilingues », dont les manuscrits révèlent la présence d’une activité autotraductive. Parmi ceux-ci, Cioran, dont le Précis de composition contient des amples fragments traduits d’écrits roumains précédents de l’auteur (Cavaillès, 2007).
  16. 16Nancy Huston écrit que la langue française « n’était pas (fantasmatiquement, du moins) comprise par mes parents, mais surtout […] elle n’était justement pas, pour moi, de l’ordre de l’intime. Je pouvais y dire des choses qu’il m’eût été impossible de révéler dans ma langue maternelle. » Huston, 2004 : 25.