Du piège intertextuel dans la traduction littéraire

Vers la fin des années 90, alors que j’essayais de pénétrer dans le labyrinthe théorique de la théorie qui allait définir, un peu plus tard, mon programme doctoral à l’Université de Colombie-Britannique, j’ai découvert une source d’écriture intertextuelle extrêmement riche. C’était un texte narratif de Louis Hamelin, La Rage1, un roman québécois où foisonnaient des allusions culturelles, et surtout des quasi-homonymies, des paronomases et d’autres jeux de mots qui forment un bien complexe corpus de calembours. Je me suis rendu compte tout de suite que j’avais devant mes yeux une écriture qui ouvrait l’interprétation dans la direction de la complexité socio-culturelle et politique de l’identité québécoise. J’avais discuté à plusieurs reprises avec l’écrivain et professeur André Lamontagne – qui avait pris à l’époque la direction de ma recherche – de la possibilité ou de l’impossibilité de traduire un pareil texte, et on s’arrêtait toujours à la même question : comment traduire cette écriture si riche en jeux intertextuels pour ne pas en altérer les fonctions herméneutiques ? C’est probablement pourquoi je suis parti à l’aventure et j’ai vite demandé une bourse auprès du Conseil des Arts pour traduire le roman en roumain, ma douce langue natale. Au fond, c’était un défi linguistique et culturel qui aurait pu m’apporter un peu d’éclaircissement là-dessus. Nul doute, après avoir rencontré de nombreux pièges lors de la traduction de La Rage, j’ai bien conclu que le travail de traduction littéraire – lui-même un jeu avec les mots – est avant tout menacé par le piège intertextuel qui peut brouiller dangereusement l’interprétation et la réception de ces textes où, si souvent, le vertige des calembours fait des clins d’œil au lecteur. Le mot-clé pour mon départ dans cette entreprise qui demandait un exercice de conscience sociolinguistique bien affutée fut le jeu.

J’ai découvert d’autres romans de Louis Hamelin où le jeu avec le lecteur est à l’honneur. Pour reprendre un terme cher à Umberto Eco, les romans de l’écrivain québécois se présentaient, devant moi, comme de vraies machines ludiques. Pour mieux commencer mon travail, j’ai relu deux fois le roman. Il fallait le comprendre de l’intérieur. Je voyais, au moins à l’époque, le travail de traduction comme un acte intime, herméneutique. J’étais certain – et je le suis toujours – que sans une subtile compréhension des fonctions de chaque segment narratif d’un roman, le traducteur littéraire ne peut pas offrir aux lecteurs de l’espace culturel cible le cœur fonctionnel du texte source. C’est pourquoi j’ai relu le roman de Louis Hamelin deux fois pour arriver à certaines conclusions en ce qui concerne la possibilité ou l’impossibilité de faire déménager la plupart des vecteurs fonctionnels du texte source en roumain2.

Après la deuxième relecture, je me suis donc posé la question : quelles sont les principales raisons narratives de toutes ces insertions intertextuelles dans l’écriture de Louis Hamelin ? Et puis, est-ce qu’il y a un point de rencontre – dans ce labyrinthe des références poly sémantiques – entre le héros et le lecteur, pour « jouer », pour entrer dans l’empire du « jeu » ? Dans le cas du roman La Rage, à l’intérieur de la trame narrative, le jeu et le joueur se présentent à l’état le plus pur et le plus complexe. J’essaie vite une esquisse de résumé. Prix du Gouverneur Général tout de suite après sa publication en 1989, le roman de Louis Hamelin a comme cadre temporel les années 80. L’espace de l’histoire : Montréal, plus exactement les environs de l’aéroport de Mirabel. C’est un discours à la première personne, car le héros est en même temps un homo narrans. En tant que représentant d’une génération qui est en divorce avec le système des lois, une génération d’expropriés, après avoir abandonné un Master en biologie proposé par son ancien professeur Baderne qui fait des recherches sur la rage au collège montréalais MacDonald, Édouard Malarmé se retire dans les environs de l’inutile aéroport montréalais pour ne plus être obligé à payer des impôts. Là, à l’aide d’un dictionnaire, il voudrait écrire un livre, dans une cabane en bois abandonnée par son riche, vieux et malade propriétaire qui s’appelle, en clin d’œil, Bourgeois. Mais, comme l’écriture refuse de se produire, notre homo narrans chasse dans la forêt de Sainte Scholastique quand il ne joue pas au pinball ou au billard dans un bistrot périphérique. Ainsi, la rencontre d’une jeune femme dans les bois, Christine Paré, et de son frère Johnny au bar Pullford l’amène – à travers la découverte de l’amour et de l’amitié – à une situation limite anticipée dans une suite de mises en abime : enragé lui-même, il finit par tuer le propriétaire de la cabane et par s’emparer, dans un accès de folie, de la tour de contrôle de l’aéroport de Mirabel. Donc, là-dessus, il fallait offrir au lecteur roumain la même histoire, rien de plus simple. Ce qui devenait ensuite difficile, c’était de garder le trésor culturel si complexe de cet espace culturel francophone nord-américain, un trésor bien caché non seulement dans les allusions culturelles, mais très souvent à l’intérieur du cœur linguistique des jeux de mots. Hélas, la littérature se fait avec des mots. Et les mots nous piègent de manière saussurienne chaque fois que le traducteur fait déménager du sens d’un système linguistique à l’autre. Comme j’ai dit, il y a, dans ce genre d’écriture romanesque tout un espace culturel, avec son Histoire et sa géographie, ses obsessions, ses blagues et ses douleurs, ses blessures et ses balafres, ses mythes et sa politique, tout… Bref, partout où il y avait de l’intertexte, il me fallait chercher des connecteurs culturels pour viser la mémoire culturelle d’un lecteur roumain in fabula.

Je n’ai point l’intention d’extrapoler en ce qui concerne la terminologie de la théorie intertextuelle, mais je voudrais juste dire que, dans le roman La Rage, il y a deux zones principales où tout traducteur devrait opérer : les allusions (culturelles, politiques, sportives, etc.) et les jeux de mots. En ce qui concerne les allusions culturelles, lors de mon travail qui a duré plusieurs mois, j’ai découvert plusieurs niveaux : des allusions culturelles d’érudition (sans fonction herméneutique apparente), des allusions culturelles de développement narratif (à fonction herméneutique modérée), et des allusions culturelles de sabotage postmoderne (à fonction herméneutique amplifiée). Quant aux jeux de mots, eux aussi ont, dans le texte de La Rage, des fonctions assez différentes. Ce qui est surtout important pour un pareil travail de traduction littéraire, c’est de préserver au moins les fonctions des allusions et des jeux de mots à fonction herméneutique amplifiée (le titre du roman, par exemple, ou les titres des chapitres). À ces allusions et jeux de mots, je vais revenir dans la dernière partie de mon analyse. Pour mieux comprendre la complexité d’un pareil travail de traduction, je voudrais m’arrêter un peu à l’interprétation du roman d’Hamelin largement acceptée à l’intérieur d’un espace de lecture québécois (donc, dans une certaine mesure familier au traducteur, étant donné que j’avais une certaine expérience de lecture de plusieurs textes fondamentaux de la littérature québécoise quand j’ai commencé mon travail).

Que cette histoire du roman abrite un trajet d’apprentissage, que le héros narrateur soit un apprenti, nul doute, et, d’ailleurs, la critique québécoise l’a tout de suite saisi après la publication du roman. On y a même vu une initiation à l’envers, c’est-à-dire un désapprentissage. Hanté par une vraie inquiétude d’influence – pour reprendre un mot cher à Harold Bloom – Édouard Malarmé est toujours confronté dans son chemin initiatique à des symboles prémonitoires qui provoquent les évènements. Comme je l’avais dit, la passion d’Édouard pour les jeux touche le rituel et trouve même un contrepoint néo-dionysiaque. Dans la structure du roman, il y a des segments clé – et des micro-espaces de jeu – qui, à mon avis, essaient d’ajouter une deuxième valence au statut de homo narrans du héros, celle d’un homo ludens. C’est à partir de cet apprentissage (ou désapprentissage ?) que le lecteur averti peut comprendre la métamorphose pseudo lycantropique de Malarmé, donc sa « rage » contre certains vecteurs socio-culturels et politiques négatifs auxquels lui-même et les siens ont été exposés par l’Histoire injuste.

J’essaie de baser cette perception de compréhension et de structure sur les fonctions du jeu, tel que je les ai saisies moi-même en tant que lecteur/relecteur de La Rage. Car la lecture et la relecture sont absolument nécessaires pour toute compréhension avant de commencer tout processus de traduction. En ce qui concerne l’espace du jeu, j’en donne deux exemples. Le bar Pullford Lodge où Mallarmé joue au pinball est décrit comme un temple de la débauche postmoderne. À un niveau plus ouvert de l’espace, même les parties de chasse suggèrent le jeu. En plus, les transports érotiques de Malarmé renvoient presque toujours (à l’aide de plusieurs allusions), en rituels quasi fertilisants, au culte de Dyonissos Zagreus. Voici les segments narratifs les plus importants où Édouard consomme, à travers le jeu, son médicament ou plutôt sa drogue d’apprentissage :

  1. Pendant les soirées passées aux bars Barrage, Barbar et surtout Pullford, quand il joue au pinball et au billard.
  2. Pendant la pluie de météores qui s’offre aux yeux du héros une nuit d’été, à la mi-août, tout de suite après avoir connu Christine – l’une des plus belles pages de littérature québécoise que j’aie lue – sorte de prémonition céleste qui reprend au niveau macrocosmique le jeu de pinball auquel s’entraine Édouard.
  3. Pendant la chasse aux canards dans la forêt de Sainte-Scholastique.
  4. Lors de ses « transports » érotiques à l’intérieur de l’aéroport de Mirabel, quand, après avoir dragué Andréa – une jeune femme qui travaille au comptoir d’une compagnie aérienne – il fait glisser le jeu de pinball dans un jeu d’une tout autre nature.
  5. Enfin, quand – toujours par une nuit de « lune superbe » – Édouard attaque la tour de contrôle de l’aéroport Mirabel en sautant la grille– métaphore du fédéralisme canadien et de la dépossession – et ouvre une partie de pinball céleste avec les avions.

Comme le héros joue souvent, les segments narratifs les plus complexes pour ma traduction ont été particulièrement les parties de pinball de Malarmé. Il joue seul (ou avec la machine – dans le cas des flippers de Pullford/Barrage/Barbar ou de l’aéroport – donc la machine pourrait être définie comme un actant adjuvant non-animé) ; il joue aussi contre d’autres joueurs, dans le cas de plusieurs parties de billard insérées dans ces segments narratifs clés. Comme j’ai dit, le lecteur du texte source est confronté à un espace ludique par excellence. Ne devient-il pas, alors, lui-même, un joueur ? En tant que lecteur/relecteur, je devins, sans aucun doute, ce joueur. Lecteur/relecteur du texte source, je constatai facilement que le passe-temps favori de Malarmé respectait pleinement tous les points soulignés par Caillois3. Une mention spéciale : le rôle du hasard. Pour assurer une bien bonne dose d’imprévisibilité à son jeu/je, le hasard devient pour le personnage de La Rage une composante admise, voire recherchée. Édouard ne joue qu’à des jeux où il y a des billes /sphères en mouvement, le pinball et le billard. Comme je l’ai suggéré, s’il veut chercher un brin de philosophie à cette obsession de jouer avec les billes, le lecteur devrait entrer lui-même dans la peau du joueur. Jouer, c’est aussi jouer à « quelqu’un d’autre », le jeu c’est d’être un autre « je », ou bien c’est substituer à l’ordre confus de la réalité des règles précises et arbitraires, qu’il faut pourtant respecter scrupuleusement. Il faut entrer dans le jeu. Pour Édouard Malarmé, le jeu est l’occasion d’émotions puissantes, liées à ses aléas, au désir de gagner, au poids des enjeux. Le héros joue également avec l’homophonie aléas/alias, et Malarmé fait à un certain moment une vraie théorie d’explosion de son « je » dans une série de doubles en miroir. À quoi bon ? N’est-il pas, Édouard, toujours à la recherche d’une partie gratuite ? Il l’avoue d’ailleurs à maintes reprises.

Édouard tient à reconnaître qu’il a abandonné son programme d’études et s’est retiré dans les bois en « squatter qui a la chair triste et qui a lu tout le dictionnaire » pour ne plus être obligé à « payer des taxes ». Le seul gain du joueur Malarmé est l’accumulation des points sur le tableau électronique du pinball. Sur les traces du célèbre personnage dostoïevskien, Édouard Malarmé considère le hasard comme un être fantasque, étranger à toute règle durable ; un être qui peut tout donner et tout reprendre, pour qui tout est possible. Toujours est-il que si « Un coup de dé n’abolit jamais le hasard », ce coup de dé essaie au moins d’abolir la nécessité. Jeu de calcul et de hasard, le billard ouvre pour Édouard Malarmé une deuxième étape dans son parcours initiatique, car les parties de billard lui permettent de dépouiller le hasard de tous ses traits contingents en l’introduisant dans un système artificiel et fermé, homogène, soumis au nombre et à la répétition. Édouard doit comprendre que les règles du jeu/je aboutissent à une stylisation extrême de la réalité, ces pseudo-règles font de cette dernière un simple alibi de la compétition :

Tout ça ne sera qu’une longue partie gratuite, chérie ! Tu m’entends ? Non, mais tu m’entends ? Rodger Rodger ok NOW RODGER RODGER ROD ROD GER GERONIMO ! ALLO PAPA TANGO ZOULOU ALLO PAPA TANGO ZOULOU ! RODGERONIMO !

Je reviens à ma question de base : comment traduire cette fonctionnalité4 pour ne pas aliéner le texte source, pour ne pas l’altérer, pour lui garder l’éclat intime et ne pas détruire l’intentio operis ? Si l’on analyse la dynamique des fonctions des intertextes dans La Rage, il ne s’agit pas d’une intertextualité au sens d’une esthétique moderne, mais d’une intertextualité postmoderne. Je parle ici surtout des pôles auxquels s’accroche la théorie de Raymond Federman, le plajeu (ou playgiarism) et la « surfiction ».

C’est pourquoi, dans le cas de Malarmé, le jeu de mots est son deuxième ratio d’exister. Le jeu intertextuel devient donc, d’un côté, une forte raison esthétique pour attirer l’attention à l’expropriation en tant que « thème québécois par excellence », de l’autre une façon subtile de miner l’écriture hégémonique, les oligarchies de l’écriture ; une façon de miner ces hégémonies à partir des théories littéraires bien en vogue dans le paysage de la critique universitaire québécoise des années 1980. Au café La Taloche, les « plumitifs universitaires » entendus par Édouard dévorent à la fois des croques-monsieur, la théorie barthésienne de la socialité du mot, le concept bakhtinien de la carnavalisation de la littérature et la théorie de David Punter sur le discours littéraire gothique en tant que forme de littérature expropriée. C’est dans cette dernière théorie que la thématique du roman est ancrée :

L’écriture serait toujours une dépossession intime, […] tout bonnement incompatible avec le fait de posséder, et tout texte serait toujours une réclamation, une demande d’amour, bien entendu, mais surtout une revendication territoriale, une demande de validation d’une frontière à peine franchie et donc maintenant définie, une demande de reconnaissance d’un pays qui n’existe pas encore parce que le lecteur est en train de l’inventer dans sa tête. L’expropriation serait un thème bien québécois alors, le thème québécois par excellence ! L’écrivain est un exproprié qui n’a jamais possédé. (321-322)

De ce point de vue, je n’ai pas vraiment eu des problèmes pour traduire les allusions culturelles. J’avais mentionné plus tôt l’importance des allusions et les jeux de mots à l’intérieur des titres (titre du roman et titres des chapitres) et à l’intérieur des segments narratifs des parties de pinball de Malarmé. En voici quelques exemples. Le calembour y est à l’honneur. Même le mot pinball gagne de multiples valences herméneutiques, car il y développe au jeu des connotations érotiques : pinball / pine balls (combinaison linguistique de « pine » en français et de « balls » en anglais) / pine ball (suggérant cette fois-ci, en sens inverse, la dimension ludique de l’acte sexuel). En d’autres mots, le jeu/je c’est de l’érotisme, l’érotisme c’est du jeu. S’enchaînant en positions stratégiques dans le discours pour produire un effet de lecture audiovisuelle, ces atomes narratifs ont eux aussi une fonction de sabotage postmoderne. Adjuvants sémantiques, ils participent d’abord au développement narratif, ils préparent comme de vraies mises en abime minuscules le dénouement, le grand jeu final de Malarmé, le jeu de pinball céleste avec les avions de Mirabel.

Je commence avec la traduction des titres. Pour la plupart, le roumain peut offrir, à la fois, le jeu, ses fonctions de sabotage postmodernes et le marquage sémantique des segments narratifs inclus dans le chapitre respectif. Par exemple, le titre du deuxième chapitre, Le désir et le désert, est devenu en roumain Dor și deșertăciune. Les seuls mots à valeur sémantique profonde qui puissent suggérer la dialectique désir (érotique, amoureux)/désert)vide quasi heideggerien de l’être compliqué de Malarmé après le refus de Christine qui va lui préférer un mariage bourgeois avec un rival anglophone) m’ont semblé être les mots roumains « dor » (manque et ardeur latente en amour)5 et « deșertăciune » (vide d’âme ; le mot a été souvent utilisé par les traducteurs des Psaumes). Le titre du chapitre 4, Gare au Loup-Garou Baby Blue – où une sorte d’alchimie intratextuelle mélange, en français les lettres à l’intérieur du creuset sémantique du mot « rage » pour en tirer « Gare » qui ensuite joue en écho avec loup-garou – a eu besoin d’un travail de rime et de rythme : Baby Blue, păzea de drac / Preaturbat și vârcolac! Ainsi, le clin d’œil à la chanson de Bob Dylan (It’s all over now, Baby Blue) a été gardé intact, alors que, malheureusement, l’effet sonore du texte source a été remplacé juste par une allusion (faible) au titre du roman (« preaturbat ») et annonciatrice de la métamorphose symbolique de Malarmé à la fin (le mot « vârcolac » n’est que la variante régionale du loup-garou). Enfin, le chapitre 6, Les transports amoureux, qui fait clin d’œil à la fois aux avions de Mirabel, au départ de Christine avec son futur mari anglophone, et à la valence sémantique d’une forte charge émotive quasi mystique, a trouvé résolution dans un équivalent et chanceux jeu de mots en roumain :

Zbordăciuni amoroase. Le mot « zbor » (envol) a remplacé la racine « zbur » du pluriel « zburdăciuni » (qui, suivi par « amoroase » fait référence à une sexualité débordante, énergique. À lui seul, « zburdăciuni » ne pouvait pas suggérer le vol, alors j’ai juste remplacé la voyelle « u » avec « o » pour introduire le mot « zbor » dans la chair linguistique du mot cible.

Comme je me suis proposé au début, je vais, à la fin de mon analyse, m’arrêter un peu au discours à part des onomatopées, et à la portée double de ce discours, sémantique et symbolique. Dans le texte source, du point de vue linguistique, le marquage intertextuel des jeux de mots est signalé soit par italiques soit par majuscules. J’ai certainement fait la même opération de marquage. J’ai essayé de trouver des interjections et des onomatopées équivalentes en roumain, mais, souvent, j’ai été forcé d’offrir des notes en bas de page. En parfait joueur de mots, Édouard Malarmé les perçoit, ces mots, comme des mini-planètes, sphériques, mini-boules sur l’autre pinball ou table de billard, le tablier particulier du texte mallarméen où n’importe quel coup n’abolira jamais le hasard. Vus sous ces deux angles, le jeu avec les machines à boules et le jeu avec les mots-boules peuvent laisser place au jeu de pinball céleste, « désespoir de coup de dés vers les astres » (327) comme le dit Malarmé à la fin. Nul doute, le héros narrateur, homo narrans / homo ludens, joue avec les mots comme il joue avec les billes. Sphériques, frappés, les mots s’entrecroisent et se heurtent sur cette table de billard redoutable que devient le « texte ». Ce texte – à son tour – joue avec le lecteur un jeu de cache-cache d’une exquise beauté, d’une extrême subtilité linguistique et culturelle. Au billard intertextuel d’Édouard Malarmé, les mots entrent – comme aurait dit Hubert Aquin – dans des trous de mémoire. La mémoire livresque, les connaissances historiques, tout y est mis à l’épreuve. Le malheureux traducteur transpire en abondance et se réfugie souvent à l’abri des notes explicatives en bas de page ! En voici une page (page 38 dans le texte source) où le jeu des onomatopées et des interjections cache, à l’intérieur du segment narratif, un deuxième discours allusif hyper-allusif au complexe identitaire culturel québécois. Dans ma traduction, j’ai essayé de suggérer à la fois ce discours et la poésie étrange, sonore, des billes qui heurtent le plexiglas du flipper. Dès le début, j’ai suggéré l’espace de putréfaction postmoderne à l’intérieur du bar Pullford / Putford : le roumain « Put » signifie « pue » (c’est-à-dire « Ford pue /Ford pute » :

Je voudrais juste attirer l’attention vers la fin de cet exemple (« […] Générâle à vos ordres On vous demande le sacrifice SAC CRIC CRIS […] ». J’ai utilisé « GeneRAG » (le verbe « rag » signifie « râle » et peut être utilisé parfaitement comme onomatopée. Ensuite, la touche sémantique du juron en français, je l’ai transformée avec l’un des plus durs jurons en roumain (« Cristosul mătii ! ») fragmenté pour continuer la série des onomatopées.


Ai-je réussi à respecter les vecteurs de sens du roman, à éviter les pièges intertextuels du texte source, dans ce jeu de cache-cache ? Mon travail fut beau comme une charge de moulins à vent. Je ne saurais donc pas dire si j’ai réussi dans mon entreprise linguistique. Je crois que j’ai bien préservé les trois niveaux du jeu. Le premier (explicite), Malarmé joue avec les machines à boules ; le deuxième, toujours explicite, il joue avec les avions ; le troisième, implicite, il joue avec sa propre vie. Si, pour les deux premiers niveaux explicites qui glissent du microcosme du bar au macrocosme du ciel de Mirabel, il est soit gagnant soit perdant, en ce qui concerne son jeu avec la vie, il ne peut que perdre. Il est un looser absolu, comme d’ailleurs il s’auto-défini lors d’une longue conversation avec Christine. Il voit son amour pour Christine échouer – car Christine va lui préférer une vie commode aux États-Unis –, ses amis disparaissent (par exemple Johnny meurt en s’écrasant contre un mur de Mirabel dans un accident-suicide sur sa moto), le livre ne se produit jamais et le propriétaire de la cabane le menace avec la police. La rage qui s’empare de lui le fait tuer le propriétaire et le transforme en une sorte de terroriste aérien. Il faut souligner que, dans ce cas particulier, l’altérité animale du loup-garou, dans toutes ses variantes, renvoie explicitement au gothique. J’avais auparavant mentionné le symbolisme gothique. Il y a toujours une sorte de jeu au « gothique » dans la fascination de cette génération perdue dont Édouard Malarmé et Johnny Paré font partie, la génération des parties infinies de billard, passées dans l’atmosphère de débauche postmoderne d’un bar où résonne la musique heavy métal d’Iron Maiden ou d’Accept. Car il y a une certaine proximité entre triompher du hasard, ou d’un adversaire si terrible que la mort dans un univers strictement conventionnel, il y a une certaine proximité entre triompher du hasard et s’affranchir par une imitation de ses propres limites. C’est pourquoi, je crois, jouer au double de son « je », se transformer en loup-garou, pourrait très bien placer la rage personnelle d’Édouard Malarmé dans la dernière catégorie mentionnée par Caillois, celle de la mimicry. Après avoir traversé l’agôn et l’aléa, Édouard arrive au jeu de rôles. D’autant plus qu’il y a une fonction socio-culturelle non-déguisée dans l’obsession lycanthropique prémonitoire du personnage. Dans cette conversation mentionnée avant, accidentellement témoignée par Édouard à l’intérieur du café la Taloche, un autre plumitif universitaire cite le gothique comme un exemple de littérature expropriée, car les époques qui ont suivi lui ont volé les thèmes majeurs et ses inquiétudes, ses tensions. Mise en abime, ce raisonnement a une double fonction, prémonitoire et autoréflexive. Tout de suite après, Malarmé sera envahi par les signes de la rage. Ce qui est intéressant dans le triomphe de la sous-couche animale est justement la suggestion de bildungsroman, mais roman de désapprentissage où – à l’aube postmoderne – toute gnoséologie devient obsolète et – à veau l’eau – le héros voyage dans le temps pour redécouvrir la clé perdue de la communication intime avec la nature mère. Toute cette couche herméneutique, je crois l’avoir bien respectée dans ma traduction. La multitude de références culturelles méta-textuelles, les références aux textes appartenant à l’espace littéraire européen/américain n’ont jamais posé le moindre problème : il s’agissait, au fond, de textes traduits en Roumanie, des textes de, Corneille, Céline, Baudelaire, etc.. Je voudrais offrir un seul exemple : Malarmé introduit souvent des citations transformées pour jouer avec les mots des autres. Ainsi, une réplique célèbre du Cid de Corneille est transformée pour anticiper – qui d’autre ? – sa rage finale :

Ô Rage ! Ô désespoir ! Ô jeunesse ennemie !

N’ai-je donc, si peu vécu que pour cette fin amie ?

Or, toutes les traductions roumaines du Cid peuvent offrir la solution de cette citation transformée, sans aucune difficulté en ce qui concerne le changement (j’ai juste changé le mot « bătrâneți » (vieillesse) avec le mot « tinereți » (jeunesse) ce qui ne pose aucun problème de rime dans le texte de la traduction roumaine du Cid. C’est exactement ce que fait le narrateur du texte source. Voici comment j’ai transformé ce segment :

Turbare! Deznădejde! Dușmane tinereți !

Acesta-i dar sfârșitul frumoasei mele vieți ?

Par contre, le roman de Louis Hamelin fait souvent des clins d’œil intertextuels à la littérature québécoise, et là, j’ai été obligé de recourir aux nombreuses notes en bas de page. Pour donner un exemple, Réjean Ducharme n’a jamais été traduit en roumain. Comment résoudre la dernière phrase du roman ? J’ai quand même proposé une solution, cette fois-ci à doubles battants. Voici la dernière phrase du texte source :

En avant pour le grand pinball céleste, le grand pinball intergalactique! Ça va être l’envolée des envolées jusqu’à la prochaine épizootie! Tout est sous contrôle. Over.

Et voici ma traduction de ce texte, avec l’allusion au roman de Ducharme en italiques :

Înainte spre marele pinball celest, marele pinball intergalactic! Va fi futerea futerilor, l’envolée des envolées, până la următoarea epizootie! Totul e sub control. Over.

Ce n’est donc qu’à la fin que j’ai réussi un clin d’oeil à la roumaine à la dimension érotique de ce qui est caché dans le jeu de mots pine/balls. En roumain, l’expression populaire vulgaire « futerea futerilor », bien que grossière à son origine, n’est qu’un superlatif stylistique. J’ai ajouté une note explicative en ce qui concerne l’allusion respective (quelques mots sur Ducharme et son roman). L’affrontement des deux registres linguistiques – si définitoire dans le contexte historique québécois – ne peut pas être gardé : pour jouer au pinball, il faut avoir, d’abord, des « balls ». À bon lecteur/entendeur, salut !


Malheureusement, dans le contexte du 9/11, la publication de cette histoire d’un terroriste postmoderne qui tire sur des boîtes de Coca-Cola et s’empare de la tour de contrôle d’un aéroport a été refusée par la maison d’édition roumaine Junimea de peur de ne pas perdre les contributions financières de l’Ambassade Américaine de Bucarest. D’un coup, il fallait bien jouer le rôle de la « Nouvelle-Europe » alliée dans la coalition de G.W. Bush. J’aimerais beaucoup voir, un jour, le roman de Louis Hamelin publié en roumain. La Rage est un texte d’une beauté exquise qui mériterait d’être ajouté au trésor de littérature française et francophone traduite déjà en roumain. Sinon, à quoi bon la littérature?

  1. 1J’ai utilisé comme texte source l’édition suivante : HAMELIN, Louis. La Rage. Montréal, XYZ, 1989. Toute référence dans mon analyse renvoie à cette première édition.
  2. 2Pour offrir un exemple de traduction quasiment impossible, étant donné que le texte intertextuel de Louis Hamelin devient souvent un acte de sabotage linguistique postmoderne à l’adresse de l’anglais, je me suis rapidement aperçu que la traduction du roman La Rage en anglais pourrait pratiquement anéantir la plupart de ces vecteurs herméneutiques.
  3. 3Tel que Roger Caillois l’a bien vu dans son livre Les jeux et les hommes, pour être considéré ludique, ce genre d’activité devrait être : 1) libre, pour conserver son caractère ludique ; 2) séparée dans les limites d’espace et de temps ; 3) incertaine, inconnue à l’avance ; 4) improductive ; 5) soumise à des règles qui suspendent les lois ordinaires ; 6) fictive.
  4. 4Le roman postmoderne évite, de règle, les intertextes sans fonction précise (par exemple dans le cas des allusions érudites des textes romantiques). Par contre, l’écrivain postmoderne mise surtout sur un effet de sabotage (du centre, du texte autoritaire, d’une pseudo hégémonie de nature socio-culturelle ou historique, etc.). C’est dans ce sens-là qu’il faudrait considérer une « fonctionnalité » de l’intertexte à l’œuvre dans un texte postmoderne.
  5. 5Sur la complexité du mot roumain « dor », voir les travaux du philosophe Constantin Noica.