At Swim-Two-Birds de Flann O’Brien

Roman à (re)traduire ou traduction pour (re)penser le roman ?

Par sa composition tout à fait singulière, le roman de Flann O’Brien At Swim-Two-Birds propose une approche du processus d’écriture nécessairement en lien avec l’exercice de la traduction, en dehors de tout discours théorique. Ce texte atypique nous permet donc d’envisager l’expérience de la traduction au sein même d’une œuvre littéraire et non pas seulement à son entour. Il nous oriente vers une vision de la littérature et de la traduction capable d’alimenter des réflexions théoriques à la croisée de la critique littéraire et de la traductologie.

Pour mieux comprendre la démarche de l’auteur dans ce premier roman, nous aimerions d’abord rappeler quelques éléments importants de sa vie et de son œuvre. Flann O’Brien nait en 1911 à Strabane dans l’actuelle Irlande du Nord et meurt en 1966 à Dublin. Ce n’est qu’en 1939, lors de la parution de son premier roman At Swim-Two-Birds qu’il prend pour nom de plume Flann O’Brien, son nom de naissance est Brian O’Nolan. Flann O’Brien n’est ni son premier ni son seul pseudonyme puisqu’il écrit sous le nom de Brother Bartabas pendant ses études à UCD (University College Dublin) et qu’il signera plus tard toutes ses chroniques dans l’Irish Times sous un autre pseudonyme, celui de Myles na Gopaleen (littéralement Myles des petits chevaux en irlandais)1. On entend déjà dans ces différents noms de plume l’anglais et l’irlandais, les deux langues dans lesquelles Flann O’Brien a grandi et écrit. De fait, toutes ses chroniques du Irish Times s’intitulent « Crúiskeen Lawn », une transcription anglicisée de « an crúiscín lán » qui signifie en irlandais « le pichet qui déborde » et qui n’est autre que le titre d’une chanson traditionnelle. Il joue ainsi sur le mot irlandais « lán » (remplie, qui déborde) et le mot anglais « lawn », la pelouse. Il mêle ici les deux langues, l’anglais et l’irlandais, comme il le fait depuis son plus jeune âge. Enfant, Flann O’Brien parle irlandais à la maison avec ses parents et ses proches et parle anglais à l’extérieur quand la situation l’exige.

Durant l’été 1934, avec son frère Ciarán et son ami Niall Sheridan, il fonde un nouveau magazine humoristique, Blather, « Blabla » en français. Le ton des articles qu’il y publie annonce déjà celui que l’on trouve dans At Swim-Two-Birds et l’extrait qui suit, daté de 1935, montre bien le goût de Flann O’Brien pour les jeux de mots qui mêlent l’anglais et l’irlandais :

« The lesson

GAEDHILG FOR ALL

ENGLISH DO CHACH

promised to make all those who were ‘unilingual’ become ‘bilingual and bilateral, bi-heaven’.

IRISH                                                  BEURLA

Gaedhilg blasta                                    Blasted Irish

Comhradh Beirte                                  Comrade Bertie

Garda siothchana                                 Guarda Shove-on-a

Mo rogha                                             Guinness

Eamonn                                                Dev.

Cheap mé go rabid glas ar an doras     Migawd, my wife! »

(O’Brien, 1935 : 43)

Dans cette leçon, Flann O’Brien ne nous propose évidemment pas un lexique fiable, mais un savoureux morceau de littérature et il n’est nul besoin d’être parfaitement bilingue pour goûter aux astuces de l’auteur. Tout d’abord, il mélange l’irlandais et l’anglais — GAEDHILG FOR ALL/ENGLISH DO CHACH — alors qu’il est censé proposer une leçon, et donc une traduction de l’anglais en irlandais ou de l’irlandais en anglais pour aider ses lecteurs2. Flann O’Brien s’adresse ici à tous ceux qui voudraient devenir bilingues (bilingual), mais aussi à ceux qui voudraient devenir bilatéraux (bilateral) ou « By heaven » (bi-heaven). Le préfixe « bi- » indique bien sûr la présence de deux éléments alors que bi-heaven ici n’a évidemment rien à voir avec cette signification. O’Brien se contente de l’orthographier « bi » pour l’insérer dans sa liste et satisfaire son goût du non-sense. Mais c’est dans la traduction même des termes en irlandais que l’auteur s’amuse le plus, car il traduit pour ainsi dire à l’oreille, comme s’il ne comprenait pas la langue irlandaise. Ainsi, Gaedhilg blasta devient Blasted Irish tout simplement parce que blasta ressemble phonétiquement à Blasted. Or, Gaedhilg blasta signifie « l’irlandais/le gaélique correct » et Blasted Irish signifie « l’irlandais/le gaélique épouvantable ». De même, Comhradh Beirte qui signifie littéralement « conversation de deux » devient Comrade Bertie, le « Camarade Bertie », par simple analogie graphique et phonique. Garda siothchana (le gardien de la paix) devient Guarda Shove-on-a (le gardien « pousse-toi-de-là ») qui peut aussi se lire comme « Guarda Siobhan » (le gardien Siobhan), Siobhan étant un prénom féminin irlandais dont la transcription phonétique correspond à « Shove-on-a ». Par ailleurs, Mo rogha (« mon choix ») devient Guinness, ce qui dérive plus d’une définition ou d’une association d’idées que d’une traduction! Enfin, Éamonn, qui désigne Éamon de Valera (ou Éamon de Bhailéara), devient Dev., c’est-à-dire un diminutif. La dernière expression quant à elle, rendue par Migawd, my wife!, nous montre qu’il existe une troisième langue entre l’irlandais et l’anglais : l’anglais irlandais ou Hiberno-English. L’Hiberno-English désigne aujourd’hui la langue anglaise telle qu’elle est parlée et écrite en Irlande, c’est-à-dire avec ses particularités phonétiques et lexicales qui sont la conséquence de nombreux emprunts au gaélique et à l’anglais médiéval. L’orthographe de Migawd (« My God ») ici transcrit l’accent typique irlandais qui tend à transformer les [aI] en [I]. On retrouve aussi cette tendance dans certains milieux et certaines régions anglaises ou écossaises. Flann O’Brien se moque de lui-même et de tous les Irlandais avec lui en transcrivant son/leur accent.

Nous avons pris le temps de commenter cet extrait avant d’en venir au roman At Swim-Two-Birds pour bien montrer que la traduction représente dès le départ dans l’écriture de Flann O’Brien un élément constitutif du processus créatif, qu’elle l’engage et le porte. At Swim-Two-Birds illustre tout particulièrement cette opération littéraire que O’Brien met en œuvre et qui consiste à mêler l’anglais et l’irlandais. Le texte est émaillé de termes en irlandais, et même si ce sont le plus souvent des toponymes ou anthroponymes, ils font de At Swim-Two-Birds un roman bilingue à part entière. O’Brien ne se contente pas de juxtaposer les deux langues, d’« orner » son roman de petits bijoux exotiques dans une langue étrangère. L’irlandais n’est pas une langue étrangère pour lui et il l’entremêle au corps principal du roman, majoritairement écrit en anglais, de telle manière qu’il s’agit bien d’un texte bilingue3. En effet, il traite l’irlandais comme une langue quasi intrinsèque à l’anglais parlé en Irlande, cette langue anglaise à laquelle de nombreux auteurs irlandais ont bien entendu recours pour écrire. Dans une lettre adressée à Sean O’Casey, le célèbre dramaturge irlandais, en 1942, il va jusqu’à dire : « [Irish is] essential, particularly for any sort of a literary worker. It supplies that unknown quantity in us that enables us to transform the English language and this seems to hold for people who have little or no Irish, like Joyce. It seems to be an inbred thing. » (Cronin ; 1998, 129)

Si l’on peut comprendre facilement ce que O’Brien sous-entend ici en parlant des auteurs irlandais — Joyce n’a d’ailleurs pas considéré la seule langue irlandaise comme matériau linguistique autre que la langue anglaise dans son œuvre — il faut tout de même préciser que O’Brien reste un cas très particulier dans la littérature irlandaise. En fait, il ne choisit jamais entre l’anglais et l’irlandais pour écrire. Il est parfaitement bilingue — ce qui n’est pas le cas de tous les auteurs irlandais, loin s’en faut — et même s’il écrit dans l’une ou l’autre langue, faute de pouvoir écrire dans les deux en même temps, il n’envisage jamais l’anglais sans l’irlandais, et inversement. Son écriture fait toujours apparaître l’autre langue en transparence. La langue irlandaise s’apparente pour lui à un matériau que l’on peut travailler comme on appliquerait une sous-couche de peinture avant la couche définitive ou comme on envisagerait la construction d’un sous-bassement à un édifice. Dans At Swim-Two-Birds, les deux langues entrent en contact l’une avec l’autre, elles se frottent l’une à l’autre et l’ensemble rend compte de cette alliance.

Le roman déroute ainsi son lecteur par le refus de la linéarité d’un point de vue linguistique, en écho au refus de la linéarité du récit. En effet, At Swim-Two-Birds s’ouvre sur une réflexion quant à la forme romanesque qui consiste à dire qu’on ne saurait se limiter à une seule entrée en matière pour commencer un roman, et le narrateur propose donc trois débuts possibles. Cette ouverture n’est pas sans rappeler bien entendu le roman de Laurence Sterne, The Life and Opinions of Tristram Shandy. Et il sera aussi bien question dans le roman de l’histoire du Pooka McPhellimey, tout droit sorti d’une légende irlandaise, que des déboires de Dermot Trellis, un étudiant dublinois imaginé par le narrateur, que du célèbre Finn McCool, un guerrier légendaire de la mythologie celtique irlandaise et bien entendu de Sweeney, personnage lui aussi légendaire, dont les « errances » sont relatées dans une œuvre poétique majeure de la littérature médiévale irlandaise Buile Suibhne (The Madness of Sweeney/Les Errances de Sweeney). Le titre même du roman, At Swim-Two-Birds, est une traduction du nom du lieu-dit où Sweeney s’arrêta un jour au cours de ses errances, en irlandais : Snámh-Dá-Én. Ainsi, sans entrer dans les détails, on comprend très vite que le roman se compose de nombreux récits qui s’enchevêtrent tous les uns aux autres. William H. Gass en décrit l’intrigue dans son introduction à l’édition parue chez Dalkey Archive Press de la manière suivante :

« Although At Swim-Two-Birds has the form of a classic frame tale, the four books [(B1: O’Brien’s), (B2: N’s), (B3: Trellis’s), (B4: the son’s)] are not hermetically sealed from one another as these parentheses seem to indicate. Like salvage from the sea, flotsam from this or that wrecked narrative washes up on foreign shores. How, you ask? While seated inside B1, Brinsley, a friend of B2, parodies a passage from B2’s B3 in the style of B4. » (O’Brien, 1998 : ix)

Cette multiplication des points de vue dans le roman renvoie à la manière dont O’Brien envisage la langue littéraire comme nécessairement « entre » plusieurs langues, ou « en-langues », l’anglais et l’irlandais principalement.

Prenons un exemple avec l’extrait des oiseaux. Il s’agit d’un récit de Finn McCool, cette figure légendaire de la mythologie irlandaise, situé au début du roman.

« Extract from my typescript descriptive of Finn Mac Cool and his people, being humorous or quasi-humorous incursion into ancient mythology: Of the musics you have ever got, asked Conán, which have you found the sweetest?

I will relate, said Finn. When the seven companies of my warriors are gathered together on the one plain and the truant clean-cold loud-voiced wind goes through them, too sweet to me is that. Echo-blow of a goblet-base against the tables of the palace, sweet to me is that. I like gull-cries and the twittering together of fine cranes. I like the surf-roar at Tralee, the songs of the three sons of Meadhra and the whistle of Mac Lughaidh. These also please me, man-shouts at a parting, cuckoo-call in May. I incline to like pig-grunting in Magh Eithne, the bellowing of the stag of Ceara, the whinging of fauns in Derrynish. The low warble of water-owls in Loch Barra also, sweeter than life that. I am fond of wing-beating in dark belfries, cow-cries in pregnancy, trout-spurt in a lake-top. Also the whining of small otters in nettle-beds at evening, the croaking of small jays behind a wall, these are heart-pleasing. I am friend to the pilibeen, the red-necked chough, the parsnip land-rail, the pilibeen móna, the bottle-tailed tit, the common marsh-coot, the speckle-toed guillemot, the pilibeen sléibhe, the Mohar gannet, the peregrine plough-gull, the long-eared bush-owl, the Wicklow small-fowl, the bevil-beaked chough, the hooded tit, the pilibeen uisce, the common corby, the fish-tailed mud-piper, the crúiskeen lawn, the carrion sea-cock, the green-lidded parakeet, the brown bog-martin, the maritime wren, the dove-tailed wheatcrake, the beaded daw, the Galway hill-bantam and the pilibeen cathrach. A satisfying ululation is the contending of a river with the sea. Good to hear is the chirping of little red-breasted men in bare winter and distant hounds giving tongue in the secrecy of god. The lamenting of a wounded otter in a black hole, sweeter than harpstrings that. There is no torture so narrow as to be bound and beset in a dark cavern without food or music, without the bestowing of gold on bards. To be chained by night in a dark pit without company of chessmen — evil destiny ! Soothing to my ear is the shout of a hidden black-bird, the squeal of a troubled mare, the complaining of wild-hogs caught in snow.

Relate further for us, said Conán.

It is true that I will not, said Finn. »
(O’Brien, 1939 : 13,14)

À la lecture de cet extrait, on se rend vite compte que les termes irlandais n’empêchent en rien la compréhension dans son ensemble. Ce sont principalement des noms propres, le nom de personnages de la mythologie celtique irlandaise — Finn Mac Cool et Conán — ou plus souvent, des noms de lieu — Galway, Tralee, MacLughaidh, Wicklow, etc. D’autres mots désignent des noms que l’on devine d’oiseaux : pilibeen móna, pilibeen sléibhe, pilibeen uisce, pilibeen cathrach. On peut reconnaître dans la terminaison « –een » le diminutif propre à la langue irlandaise et qui ferait donc de ce « pilibeen » un « petit » oiseau, mais quand à savoir de quel oiseau il s’agit, c’est une autre affaire. On reconnaît aussi le mot « sléibhe » qui signifie « colline » ou « montagne », le mot « uisce » qui signifie « eau » et le mot « Cathrach » qui signifie « ville » et que l’on retrouve dans nombre de noms de lieux en Irlande — « móna », lui, reste énigmatique. On trouve également dans cette liste de noms d’oiseaux le « crúiskeen lawn », cette cruche à ras bord que nous avons déjà mentionnée, une expression sur laquelle s’opère un jeu de mots entre « lawn », la pelouse en anglais, et « lán », « plein » ou « qui déborde » en irlandais, et que O’Brien reprendra comme titre de ses chroniques dans l’Irish Times.

Les termes irlandais s’intègrent dans le récit sans gêner la compréhension puisqu’il est entendu qu’ils désignent plus qu’ils ne signifient. Il n’en reste pas moins que leur prononciation est pour la plupart problématique puisqu’il est impossible pour un lecteur lambda qui ne parle pas irlandais de savoir comment prononcer certains de ces mots sur la page. Cet obstacle à la lecture montre bien qu’on a affaire à une certaine étrangeté, mais elle n’est pas traitée comme telle par l’auteur. Et si l’on analyse cet extrait de plus près, on s’aperçoit que l’irlandais n’est pas seulement présent dans ces termes saillants dont la prononciation peut nous heurter. De fait, on retrouve aussi des motifs propres aux récits irlandais, en particulier dans la tradition orale. Ainsi, la langue irlandaise se retrouve et se lit dans la transcription d’expressions caractéristiques et souvent répétitives telles que : « Of the musics you have ever got, Conán, which have you found the sweetest? », « I will relate », « too sweet to me is that », « I like/I like », « These also please me », « I incline to like », « I am fond of », « these are heart-pleasing », « Good to hear is », « The lamenting of », « Soothing to my ear is », « Relate further for us ».

Ces motifs, ces expressions, rythment le récit et montrent que la langue irlandaise est aussi présente en traduction. Alors même que O’Brien n’anglicise pas certains termes irlandais et les laissent tels quels dans le récit, il a cependant recours à la traduction pour articuler ce même récit et nous proposer un assemblage tout à fait singulier. Et c’est la traduction en français du roman qui nous fait percevoir les enjeux que cette langue littéraire propre à Flann O’Brien suppose — comme dans un deuxième mouvement, un rebond littéraire. At Swim-Two-Birds a été traduit deux fois en français, par Henri Morisset aux éditions Gallimard en 1964 et par Patrick Hersant aux éditions des Belles Lettres en 2002. Nous avons cependant proposé une retraduction de la première moitié du roman dans notre thèse afin de partir de notre propre expérience pour questionner certains points théoriques traductologiques. Nous proposons donc ici d’examiner notre première traduction de l’extrait des oiseaux en français — aujourd’hui reléguée au statut de brouillon. Nous expliquerons pourquoi nous l’avons finalement laissée tomber faute de la trouver pertinente.

« Extrait de mon tapuscrit décrivant Finn Mac Coolet les siens, faisant une incursion humoristique ou quasi humoristique dans la mythologie ancienne : De toutes les musiques que tu aies jamais écoutées, demanda Conán, laquelle as-tu trouvé la plus douce ?

Je vais le raconter, dit Finn. Quand les sept compagnies de mes guerriers se sont réunies sur une plaine désolée et que le vent vagabond bien-froid fort-mugissant vint les transpercer, quelle douceur ce me fut. L’écho-frappé d’un verre à pied contre les tables du palais, quelle douceur ce me fut. J’aime les cris des mouettes et le gazouillis de belles grues à l’unisson. J’aime les vagues-rugissantes à Tralee, les chants des trois fils de Meadhra et le sifflement de Mac Lughaidh. Ce que j’aime aussi, les hommes-hurlants lors d’un adieu, les coucous-chantants en mai. J’ai tendance à aimer les porcins-grognants à Magh Eithne, le bramement du cerf de Ceara, le gémissement des faunes à Derrynish. Et puis le roucoulement sourd des chouettes-pêcheuses à Loch Barra aussi, plus doux que la vie. Je suis friand des ailes-battantes dans les obscurs beffrois, des vaches-mugissantes engrossées, de la truite-jaillissante d’un lac-cratère. Également la plainte de petites loutres dans des lits-d’orties en soirée, le croassement de petits-geais derrière un mur, tout cela ravit le cœur. Je suis l’ami du pilibeen, du crave nuque-cramoisie, du roi caille des panais, du pilibeen móna, de la mésange à queue en bouteille, de la commune foulque macroule des marais, du guillemot aux pieds palmés-tachetés, du pilibeen sléibhe des montagnes, du fou de Mohar, de la mouette-charrue pèlerine, de la chouette chevêche longues-oreilles, de la petite-volaille de Wicklow, du crave bec-verseur, de la mésange huppée, du pilibeen uisce des eaux, du corby commun, de la cornemuse-boueuse à queue de poisson, du crúiskeen lawn, de l’érémophile charognard des mers, de la perruche à capuchon vert, de l’hirondelle brune tourbière, du roitelet marin, du roi caillé queue-colombine, du choucas perlé, de la poule naine-sur-Corrib de Galway et du pilibeen cathrach. Un ululement satisfaisant est le combat d’une rivière avec la mer. Agréable à entendre est le pépiement des petits hommes à rouge-gorge dans le rude hiver et des chiens au loin qui donnent de la voix dans le secret de dieu. La lamentation d’une loutre blessée dans un trou noir, plus doux que les cordes de harpe ça. Il n’y a pas de torture plus étriquée que d’être ligoté et assailli dans une sombre caverne sans nourriture ni musique, sans prodiguer de l’or aux bardes. Être enchaîné la nuit dans un trou noir sans la compagnie d’un jeu d’échecs — destin maléfique ! Apaisant à mon oreille le piaulement d’un merle caché, le huchement d’une jument agitée, la complainte de cochons sauvages pris dans la neige.

Raconte encore pour nous, dit Conán.

Il est vrai que je n’en ferai rien, dit Finn. » (notre traduction)

Nous voyons ici très clairement que notre parti pris traductologique principal consistait à adopter une typographie particulière pour faire ressortir le caractère spécifique des termes irlandais dans le roman. Cette typographie copie l’écriture « seanchló » des travaux calligraphiques des moines irlandais. Comme si nous avions voulu rendre l’irlandais plus visible, ou comme si nous avions voulu en faire quelque chose dans notre traduction faute de le traduire vraiment, nous avons donc tenté cette traduction visuelle sur la page. Mais après réflexion, nous nous sommes rendue compte que cet effet allait à l’encontre de l’initiative de Flann O’Brien. Au lieu de brouiller les pistes et de mêler les langues quitte à inventer des mots comme le fait O’Brien, nous distinguions les langues, nous accordions à ces termes un caractère d’étrangeté qu’ils n’avaient pas dans le texte original et nous les repoussions donc hors du récit en français, ce qui conduisait à un contresens total.

D’autant plus que, sans que cela soit clairement annoncé, d’autres passages du roman correspondent à de véritables traductions. Au-delà donc des termes irlandais qui émaillent le texte et des motifs de répétition propres à la tradition littéraire orale irlandaise et que l’on retrouve tout au long du récit, O’Brien intègre dans son roman sa traduction en anglais du texte irlandais Buile Suibhne, Les Errances de Sweeney, que nous avons mentionné plus tôt. Ainsi, l’histoire du roi Sweeney relatée par Finn Mac Cool dans le roman n’est en fait que la transposition de la traduction de certains passages de Buile Suibhne par O’Brien lui-même. Tout comme l’enchevêtrement des récits dans le roman bouscule l’idée d’intrigue principale, de personnage principal, voire de registre littéraire privilégié, de même, l’écriture du roman, en intégrant la traduction comme procédé littéraire créatif dans son dispositif, renverse l’idée de texte original à traduire et fait du roman At Swim-Two-Birds une traduction — à (re)traduire — et non un roman — à traduire. Ce n’est pas tant l’idée que l’écriture soit le produit d’une opération de traduction qui puisse étonner et provoquer un tel renversement. La langue littéraire a souvent été considérée comme le produit d’une traduction de la part de l’auteur, comme l’expression d’une langue singulière, d’un idiolecte pour ainsi dire, refusant les convenances ou les utilisant pour mieux les détourner, donc le résultat d’une opération de traduction en quelque sorte. Mais ici, la langue de O’Brien n’est pas seulement le produit d’une traduction, elle est aussi traduction. O’Brien ne fait pas tant référence aux textes traditionnels irlandais qu’ils les intègrent, les remanie, les adapte. Dans At Swim-Two-Birds, le geste de la traduction se superpose à celui de l’écriture et chahute la notion de texte original. Même si Flann O’Brien connaissait évidemment la traduction en anglais de Buile Suibhne par J.G. O’Keeffe parue en 1913, il a ainsi choisi d’intégrer dans son roman des extraits du texte irlandais qu’il avait déjà lui-même traduits dans le cadre de sa thèse4. Il mêle donc le geste d’auteur et de traducteur et nous invite à penser la traduction non seulement comme réécriture, mais comme écriture à part entière.

Nous avons choisi l’extrait du roman qui lui a donné son titre pour le comparer à l’original irlandais et à sa traduction en anglais par J.G. O’Keeffe. On voit ainsi le pas de côté que fait Flann O’Brien en traduisant et en adaptant le texte irlandais Buile Suibhne dans At Swim-Two-Birds :

« Tainic Suibhne roimhe iarumh co riacht an chill ag Snamh dha Én for Sionainn, dían comainm Cluain Boirenn an tan sa; día na haoine dídine an tsainridh rainic-siumh annsin. As ann iarumh bádar cleirigh na cille ag denamh an uird nóna 7 mná ag túargain lín 7 ben ag breth leinb. ‘Nior bhó coir eimh,’ ar Suibhne, ‘don mhnáoi aoine an Choimdedh do mhilledh. Feibh thúairges an ben an líon,’ ar sé, ‘as amhlaidh sin rotúairgeadh mo muinter-sa isin chath a Maigh Rath.’ Rochúalaidh-sion iarum clog an esparta aga bhúain, conadh ann adbert : ‘Ba binne lem-sa eimh,’ ar sé, ‘guth na ccúach do chloinsin ar bruach na Banna do gach leith inás grig-gráig an chluig si atchluinim anocht,’ co n-ebert an laoidh: » (O’Keeffe, 1913 : 32)

« So Suibhne fared forth until he reached the church at Snamh dha En on the Shannon, which is now called Cluain Boirenn; he arrived there on a Friday, to speak precisely. The clerics of the church were then fulfilling the office of nones; women were beating flax, and one was giving birth to a child. ‘It is not meet, in sooth,’ said Suibhne, ‘for the women to violate the Lord’s fast-day; even as the woman beats the flax,’ said he, ‘so were my folk beaten in the battle of Magh Rath.’ He heard then the vesper-bell pealing, whereupon he said: ‘Sweeter indeed were it to me to hear the voices of the cuckoos on the banks of the Bann from every side than the grig-graig of this bell which I hear to-night’; and he uttered the lay: » (O’Keeffe, 1913 : 33)

« After another time he set forth in the air again till he reached the church at Snámh-dá-én (or Swim-Two-Birds) by the side of the Shannon, arriving there on a Friday, to speak precisely ; here the clerics were engaged at the observation of their nones, flax was being beaten and here and there a woman was giving birth to a child ; and Sweeny did not stop until he had recited the full length of a further lay. » (O’Brien, 1939 ; 68)

Sans même connaître un mot d’irlandais, il est aisé de remarquer que la traduction de Flann O’Brien est plus condensée que celle de J.G. O’Keeffe. Elle est donc à la fois traduction, adaptation et réécriture. Mais, intégrée au roman At Swim-Two-Birds, cette traduction ne se lit plus comme telle.


Ainsi, et nous terminerons sur ce point, la traduction du roman de Flann O’Brien vient renverser ou du moins bousculer les bornes que sont le texte source et le texte cible, communément admises en traduction. Elle brouille les délimitations supposées claires et convenues entre texte original et texte traduit. Si le roman est déjà traduction, la traduction de ce dernier ne peut être qu’une traduction de traduction. Ce qui ne s’apparente ni à une traduction relais ni à une retraduction au sens propre du terme. Et ce qui vient questionner également l’idée bermanienne selon laquelle la « traduction d’une œuvre littéraire est comme la traduction d’une traduction » (Berman, 1984 : 160). L’exemple d’At Swim-Two-Birds répond tellement bien à cette idée qu’il la rend presque caduque pour toutes les autres œuvres littéraires. On pourrait aller jusqu’à dire que seul le roman de Flann O’Brien peut être véritablement considéré comme une traduction à traduire ou à (re)traduire et que toutes les autres œuvres littéraires ne sont finalement pas des traductions. La phrase de Berman ne vaudrait alors que pour At Swim-Two-Birds.

Dans le cadre de notre thèse, nous nous sommes attelées à traduire la première moitié de At Swim-Two-Birds alors que le roman avait déjà été traduit deux fois en français (nous l’avons déjà précisé). Il faut tout de même ajouter que nous avions décidé de nous engager dans cette entreprise sans lire au préalable les deux traductions préexistantes. Ce choix initial nous a permis de traduire avec une grande liberté et de pousser certains choix de traduction aux limites du calque, de la littéralité, voire de la maladresse. Mais c’est le texte lui-même qui nous a véritablement convaincues de nous octroyer une telle liberté. Car le bilinguisme du texte nous a évidemment amenées à réfléchir à la possibilité même d’une traduction bilingue, d’un texte qui rende compte des deux langues, l’anglais et l’irlandais, dans une entente réciproque. Et de proposer une traduction « en plus d’une langue » pour reprendre le titre de notre thèse. Si l’auteur nous laisse penser que la traduction est source de créativité et qu’elle participe à une entreprise d’écriture littéraire, le geste même de la traduction ouvre de nouvelles perspectives d’écriture. C’est la raison pour laquelle, même quand nous avons laissé les termes irlandais tels quels dans notre traduction, nous avons toujours envisagé la langue irlandaise comme une langue possible pour le lecteur français et non comme un obstacle à contourner. Nous l’avons donc entourée de périphrases ou d’un contexte français qui puisse l’accueillir, c’est-à-dire qui ne la repousse aux limites de l’inintelligibilité. Car on peut lire tout un roman en enjambant les mots difficiles ou rebutants. Mais cela serait vraiment dommageable dans le cas de At Swim-Two-Birds.

Nous avons tenté pour notre part de proposer une traduction qui allie la langue irlandaise à la langue française. Dans cette optique, nous avons proposé d’intituler notre traduction Snámh-Dá-Én — afin de familiariser le lecteur à l’irlandais dès le départ, sur la page de couverture. La prononciation de ce mot, de ce lieu-dit, peut paraître un peu difficile au premier abord. Mais si l’on accepte d’apprendre à lire ce mot, de le dire correctement, on rejoint également l’idée qu’une traduction doit accueillir dans sa langue l’étrangeté de la langue qu’elle traduit. Ainsi, en invitant le lecteur à nommer le roman par un titre irlandais, nous transposons aussi l’invitation de Flann O’Brien à nous familiariser à l’irlandais. La traduction du roman n’aurait alors pas simplement pour but de rendre le texte accessible aux lecteurs français, mais de donner à lire aux lecteurs français une langue irlandaise accessible. Acculer le lecteur français à prononcer le titre Snámh-Dá-Én (littéralement « snav-da-èn ») revient à lui montrer que le pas à franchir pour lire l’irlandais de Flann O’Brien n’est pas insurmontable, que l’écart entre les langues n’est pas béant et que la traduction permet d’accorder des langues non pas seulement dans une opposition binaire et simpliste entre langue à traduire et langue traduite, mais plutôt dans un mouvement de va-et-vient entre ces langues. L’espace de la traduction dans le cas précis de At Swim-Two-Birds nous permet de revisiter le rapport de face-à-face étriqué auquel le traducteur se soustrait parfois. Flann O’Brien, en anglicisant l’irlandais et en irlandisant l’anglais nous montre que les frontières entre les langues sont moins rigides qu’il n’y paraît, que le sens se déplace et que le texte vit grâce à la traduction, grâce à l’écriture entre les langues.

  1. 1Il signera également son seul roman écrit en irlandais, An Beal Bocht, de ce même pseudonyme.
  2. 2C’est en fait une façon de prévenir les lecteurs qu’il s’agit d’une parodie des diverses entreprises de traduction mises en place au tournant du XXe siècle et après la déclaration de la République d’Irlande. Plus tard, dans les années 1950, afin de sauvegarder l’irlandais et de la maintenir comme langue officielle, il fut décidé d’établir des règles communes à tous les dialectes irlandais et d’enseigner un irlandais standard An Caighdeán Oifigiúil (« The Official Standard »), élaboré par les traducteurs officiels du Dáil Éireann.
  3. 3Même si l’irlandais reste très largement minoritaire par rapport à l’anglais dans le roman, nous insistons sur le fait que le roman est fondamentalement bilingue dans sa facture et nous l’avons démontré plus précisément dans notre travail de thèse : « Traduire (en) plus d’une langue : At Swim-Two-Birds de Flann O’Brien », sous la direction de Tiphaine Samoyault, Paris 3-Sorbonne Nouvelle (soutenue en 2015).
  4. 4Flann O’Brien a soutenu sa thèse, « Nature in Irish Poetry », sous la direction d’Agnes O’Farrelly à UCD en 1935.