Que la peur change de camp ou éloge de l’autodéfense

Dans Chicas Muertas1, la romancière et journaliste Selva Almada retrace les vies de trois jeunes femmes assassinées dans sa région natale dans les années 1980. Les cas ne partagent pas les mêmes circonstances; une première est poignardée dans son sommeil chez ses parents; une deuxième disparaît sans que l’on ne puisse jamais l’identifier à un corps retrouvé meurtri et noyé un an plus tard; et une troisième est laissée sur un terrain vague, violée et abandonnée dans un buisson. Outre le fait de s’identifier en tant que femme, toutes les victimes partageaient un point en commun : celui d’être sans défense dans le monde et de connaître la peur de subir des violences à caractère sexuel. C’est à partir de ce constat qu’Almada fait aussi de son enquête un voyage introspectif. Elle laisse les adolescences d’Andrea, Maria Luisa et Sarita se mêler à la sienne pour donner à voir ce que peuvent être les derniers instants d’une vie de femme. Les récits entrecroisés tissent ainsi un roman inspiré de faits divers non parce que les féminicides sont plus communs en Argentine qu’ailleurs à cette époque, mais parce que les trois meurtres non élucidés n’auront fait l’objet que de quelques brèves dans les journaux locaux. C’est toutefois pour que ces assassinats ne restent pas des faits divers qu’Almada fait parler les familles et les victimes, pour retracer des existences qui demeureront à jamais teintées par une mort violente. « Maybe this is your mission », lui confie une voyante qu’elle visite pour faire parler les morts; « to gather the bones of these girls, piece them together, give them a voice and let them run, free and unfettered, wherever they have to go » (Almada 2014, 32).

Partant de la prémisse que le féminicide est un phénomène social auquel aucune culture ou économie n’échappe2, quelles correspondances peuvent s’établir entre ces histoires et les féminicides qui ont fait les manchettes au Québec en 2021? La grande part des meurtres sont aujourd’hui résolus parce qu’ils ont pris place en milieu conjugal en plein confinement, contrairement à ceux investigués par Almada. Mais c’est précisément ce contexte qui révèle le filon conducteur d’une trame narrative à une autre : toutes ces femmes sont mortes parce qu’elles étaient sans défense, abandonnées à leur mort à la sortie d’un bar en Argentine rurale ou sans issue dans un foyer violent, seul espace de vie à l’abri (relatif) de la mort virale au plus creux de la pandémie. D’un espace à l’autre, du public au privé, le continuum de la violence, et davantage celui de la peur, reste le même. Surtout, c’est le récit du pouvoir qui ne change jamais. Puisque les violences sexistes cherchent à isoler chaque femme dans son corps, toutes celles qui en sont victimes doivent les combattre ensemble, armées d’une solidarité sans frontière. Il ne s’agira donc pas de rassembler à notre tour les morceaux des vies qui se sont éteintes tout près de nous pour documenter, historiciser ou diagnostiquer. Nous entendons plutôt naviguer les expériences vécues de la peur et de la violence faite aux femmes dans une démarche phénoménologique, à travers un angle analytique féministe et décolonial.

La phénoménologie déconstruit l’expérience vécue par l’intermédiaire du corps dans l’espace pour comprendre différentes formes de vie en questionnant notamment l’étanchéité des frontières entre vie et mort3. Dans le cadre de notre propos, elle permet de continuer dans les traces d’Almada non pas pour rendre hommage, ni pour assurer une éternité à des vies perdues, mais pour puiser à même le « noyau de rage compact » (Dorlin 2017, 196) qui alourdit le ventre à la lecture de ces violences arbitraires. Davantage, la combinaison entre cette démarche philosophique et la posture féministe décoloniale établit un contact singulier avec le monde habité par les femmes, sur le mode de la lutte pour faire en sorte « que la peur change de camp » (Vergès 2020, 14) et que le continuum de violences et de meurtres se heurte à un contre-mouvement. Il ne sera jamais question de retourner la violence contre elle-même dans sa forme originelle, c’est-à-dire sexiste, raciste et machiste parce que constituant une des médiations d’un pouvoir patriarcal, colonial et capitaliste. Il sera plutôt question de saisir la même « opportunité théorique et pratique » que la philosophe féministe décoloniale Françoise Vergès présente dans son ouvrage récent Une théorie féministe de la violence, « celle de faire de ces violences le terrain même sur lequel défier » ce pouvoir, et la peur qu’il génère (Ibid., 12). La phénoménologie nous permettra donc de comprendre l’expérience féminine de la peur et de la violence, et le féminisme décolonial nous présentera les avenues possibles pour la lutte contre celles-ci, notamment par le chemin de l’autodéfense. 

En deuxième lieu, c’est par l’intermédiaire d’un dialogue entre analyse philosophique et récit que nous désirons formuler une politique de l’autodéfense s’inspirant des principes du féminisme décolonial. Ce dernier puise à même les expériences personnelles des violences physiques, psychologiques et sexuelles pour rendre compte de leur dimension systémique et s’armer contre elles. Selva Almada rend compte avec sensibilité de la force que peut générer l’expérience commune de la peur, ainsi que de la rage engendrée par la banalisation de la violence faite aux femmes qui est de tout temps, tout espace; nous tenterons de soulever les mêmes passions et de les mobiliser à des fins de lutte, et ce, à partir de l’expérience vécue personnelle. Notre mandat est simple : il s’agit de réfléchir à certains types de violence à partir de l’expérience des corps dans les espaces publics et privés pour donner à voir d’autres formes de vie, des vies sans peur. Du corps vers la communauté, en partant de la prémisse que les violences faites aux femmes prennent racine dans tous les systèmes de domination : voilà le cheminement réflexif d’une approche phénoménologique, féministe et décoloniale qui entend combattre ces violences, auxquelles seule une solidarité radicale entre tous et toutes peut faire face. 

S’armer : « j’ai mes muscles »

« I don’t remember a specific conversation about violence against women, or any particular warnings from my mother on the subject. But the topic was always there », raconte Selva Almada (Almada 2014, 37). J’ai, pour ma part, souvenir de conversations avec ma mère. De notre première vraie confrontation quand je lui ai dit naïvement un soir d’hiver, alors qu’elle m’attendait sur le divan du salon à 3h30 du matin, que j’avais été chanceuse qu’un taxi hors de ses heures de service se propose de me ramener gratuitement parce qu’il faisait tempête et que j’étais seule sur un viaduc. Je n’ai compris sa colère que bien plus tard; c’est d’abord la méfiance instinctive devant le geste apparemment désintéressé, apparemment, du chauffeur qui m’a marqué : comment peut-on avancer dans un monde si on voit les pires potentiels chez tous les hommes, lui ai-je répliqué? J’en voulais à ma mère d’avoir toujours peur, je lui en voulais de ne pas pouvoir m’appuyer sur sa confiance pour bâtir la mienne envers ceux qui allaient s’arrêter la nuit pour me demander si j’allais bien, lorsque je rentrais avec mes écouteurs dans les oreilles mais sans musique, crispant mes doigts autours de mes clés et cherchant la lumière des lampadaires. D’aussi loin que je me souvienne, j’ai eu peur. Peur pour moi-même tout en projetant le contraire à ma mère, et peur pour mes amies, mais en silence par solidarité avec un quotidien de jeunesse dont un des passages obligés était et restera celui d’une rue déserte et sous-éclairée à la sortie des bars. J’ai souvenir de cette amie qui, à la suite de trop de sollicitations non désirées dans la rue la nuit venue, a décidé, pour continuer à fréquenter les espaces publics qu’elle aimait, qu’elle devrait s’armer d’un couteau de poche. J’ai souvenir de chacune de mes amies poursuivies en voiture, touchées sans leur consentement dans les transports publics, et de celles qui gardent à l’intérieur d’elles un viol ou une agression sexuelle dans une chambre, entre quatre murs et sans personne pour les entendre dire « non ». Quand je récite, moi aussi, la trame narrative des violences sexuelles qui ont pris place dans tous ces lieux proches ou loin de moi, il apparaît presqu’absurde que je n’aie pas décidé de m’armer contre celles-ci avant que ma mère ne m’achète un sifflet en janvier dernier. Mon arme à moi ressemble à une clé USB massive, elle est rose et elle émet un son strident et une lumière stroboscopique lorsque je la déclenche. Elle est lourde et prend de la place dans mon sac; surtout, elle ne passe pas inaperçue, ce que ma jeune sœur de douze ans m’a dit en inspectant mon porte-clés. Lorsque je lui ai expliqué l’utilité dudit instrument d’« autodéfense », elle m’a répondu en riant et avec une facilité désarmante à user du sarcasme pour son âge : « C’est peut-être bien pour toi, mais moi, j’ai mes muscles. »

Phénoménalité de la violence coloniale et sexuée

« Partir du muscle plutôt que de la loi : cela déplacerait sans doute la façon dont la violence a été problématisée dans la pensée politique » (Dorlin 2017, 17), tel est justement le mandat que se donne Elsa Dorlin dans Se défendre, une philosophie de la violence. Suite à une généalogie des formes de violences systémiques dont ont souffert et souffrent divers corps et communautés depuis le Moyen-Âge à aujourd’hui – des esclaves, aux communautés afro-américaines en passant par le peuple Juif – la philosophe formule sa propre théorie de l’autodéfense, « pratique subalterne » de survie (Dorlin 2017, 16) articulée d’une part comme action affirmative contre certaines violences d’origine structurelle, et d’autre part comme concept en opposition à la légitime défense. C’est donc dans le sillage de la biopolitique foucaldienne, des héritages du mouvement pour la défense des Noirs aux États-Unis dans les écrits de Robert F. Williams et Malcom X, ainsi que de la philosophie décoloniale et la phénoménologie de Frantz Fanon que s’inscrivent les réflexions féministes d’Elsa Dorlin. 

Bien que ces dernières dépassent largement l’expérience vécue des violences sexuelles par les femmes, c’est le récit fictif du passage à la violence défensive d’une victime d’agression sexuelle qui clôture l’essai en reprenant habilement la phénoménologie fanonienne de la violence coloniale. Celle-ci, en quelques mots, donne à voir une dialectique singulière de la violence entre un régime de domination et les corps colonisés que certains commentateurs ont qualifié d’« énergétique » de la violence (Renault 2011, 228)4. En somme, toute violence qui sert d’assise et de médiation première d’un système de domination s’accumule dans les corps dominés, jusqu’à les réduire à une posture strictement défensive, voire à un état de « mort quotidienne » (Fanon 1964, 28)5, pour être ensuite extériorisée par ces mêmes corps. C’est en vertu de cette énergétique, au sens où c’est une violence qui voyage et qui institue une biopolitique précise – ou « nécropolitique » (Mbembe 2006)6 – que la praxis décoloniale dans l’œil de Fanon s’incarne elle aussi nécessairement dans la violence, pour permettre d’abord aux corps colonisés d’expier et de se réhumaniser; ensuite de détruire le système en place, donc la violence originelle. 

Les ancrages dans la phénoménologie, celle de Maurice Merleau-Ponty plus spécifiquement, sont alors incontournables pour saisir toute l’importance accordée au corps dans ce schéma. En effet, si l’expérience vécue peut se comprendre à travers les relations qui se créent continuellement entre le corps et les espaces qu’il occupe, un corps qui cumule et intériorise des violences qui viennent à la fois des espaces privés, publics et des autres, expérimente la vie sur un mode différent. C’est dans son dernier livre, Les Damnés de la terre publié en 1961 quelques jours avant son décès, que Frantz Fanon élabore le portrait de la condition de colonisé, ainsi qu’une phénoménologie de la violence qui lui aura valu plusieurs critiques. Le corps colonisé, « parqué », « pris entre les mailles serrées du colonialisme » (Fanon 1961, 55), et réservoir d’une « agressivité sédimentée » (Ibid., 53) dans ses muscles par l’exercice constant d’une violence physique, psychologique et politique, est dans un état de « pseudo-pétrification » selon Fanon (Ibid., 55). En d’autres termes, c’est la violence systémique qui le garde immobile dans un monde en mouvement, tout en le gardant actif dans ses muscles; le colonialisme « entretient chez le colonisé une colère qu’il stoppe à la sortie » (Ibid.).

C’est cette dialectique de la violence qu’Elsa Dorlin récupère justement pour représenter l’expérience vécue du corps féminin et/ou féminisé dans un monde où les violences sexuelles sont endémiques et aussi « atmosphériques » (Fanon 1961, 70), en nuançant cependant la relation entre violence et praxis de lutte. « Une expérience vécue que nous tentons par tous les moyens de supporter, de normaliser par une herméneutique du déni en tentant de donner sens à cette expérience en la vidant de son caractère invivable, insupportable […] » (Dorlin 2017, 193) : voici la matière première de ce que la philosophe conceptualise en tant que phénoménologie de la proie. En reprenant le cadre fanonien, Dorlin rend compte de l’intemporalité de la violence sexiste, de la culture du viol et des féminicides. Elle suggère d’entrée de jeu que ces types de pratiques violentes et mortifères peuvent induire chez celles qui en sont la proie un état proche de la « mort quotidienne » que diagnostiquait le Fanon psychiatre à ses patients colonisés. En prenant comme exemple le récit fictionnel de vengeance Dirty Weekend écrit par Helen Zahavi en 1991, Elsa Dorlin s’appuie sur l’expérience de Bella, la principale protagoniste, pour révéler ce qu’est un corps violé dans le monde; pour Bella, les violences sexuelles continuées « ont constitué son corps propre, son rapport au monde, ont charpenté la façon même dont ce monde lui apparaît, la touche; elles ont modelé la façon dont son corps habite, affecte ce monde et s’y déploie. Il n’y a donc pas de retour possible à une vie ante-agression » (Ibid., 194). C’est pour cette raison précise, parce que les agressions, les viols, les coups, les injures sexistes, voire les violences en périphérie de notre corps propre, s’emmagasinent dans les muscles, que se forme un « petit noyau de rage compact » (Ibid., 196) qui peut paralyser autant qu’il génère un tonus qui prépare le corps à l’action. 

Là où l’étude de Dorlin se distingue de celle de son prédécesseur, c’est précisément dans sa posture en face de l’action violente, qui est tout sauf décomplexée. D’une part, la philosophe sait que la violence originelle qui s’accumule dans les muscles des femmes est celle d’un système qui continuera d’opprimer, de violer et de tuer tant que cette violence comme instrument de domination ne cessera de circuler. L’engagement des corps dans cette violence doit alors être prudemment réfléchi, de manière hautement critique pour ne jamais laisser la porte ouverte à la construction d’un monde nouveau sur ces mêmes fondations. D’autre part, l’approche féministe de Dorlin reprend habilement la dialectique fanonienne tout en se détachant de certains pendants machistes reprochés par plusieurs commentatrices au psychiatre révolutionnaire (Bergner 1995; Elia 1996; Sharpley-Whithing 1998; McClintock 1999; Butler 2014). C’est pourquoi l’autrice mobilise le décolonialisme et la phénoménologie pour illustrer le chemin de la violence systémique dans certains corps, tout en se gardant de plaider pour une praxis de résistance ne s’incarnant que dans la violence. 

Politique de l’autodéfense : du corps vers la communauté

C’est fort de cet héritage du fanonisme que l’essai Se défendre puise autant dans la sociologie, la philosophie politique, la phénoménologie que dans la littérature, la fiction et la poésie. Elsa Dorlin voyage d’un médium à l’autre pour éclairer une biopolitique en situant le collectif dans le personnel, « au cœur justement de cette intimité vécue, introspective, vaincue et désespérée, et, en même temps, de cette expérience charnelle d’une patience à bout » (Dorlin 2017, 191-192). C’est la même démarche que nous tentons : une percée à partir de l’impuissance radicale du corps féminin face aux violences sexistes, jusqu’à la formulation d’une politique d’autodéfense se revendiquant du féminisme décolonial qui vise à faire changer la peur de camp. Alors, qu’est-ce que l’autodéfense dans une société patriarcale, capitaliste, néolibérale-coloniale et donc inévitablement violente à l’endroit des femmes?

En tout premier lieu, c’est une politique qui ne consent pas à utiliser les armes que lui présentent l’État pour se défendre. Françoise Vergès nous dit que « les gouvernements rêvent à des vies dociles, domestiquées et privatisées » (2020, 136). Cela n’aura peut-être jamais été aussi vrai qu’en ces temps de confinement des corps comme des esprits parce que les États voient leurs ressources s’écrouler devant l’infiniment plus petit que soi, un virus qui détruit tout sur son passage. De manière complémentaire, et en récupérant le concept du rêve du colonisé chez Frantz Fanon7, Elsa Dorlin voit dans la politique du couvre-feu une symbolique et une temporalité singulières : s’y incarnent tous ces corps qui rêvent de révolution, qui nourrissent dans le sommeil « le tonus musculaire » qui permettra à l’énergétique de la violence de se libérer une fois le coup de 6 heures sonné ou une fois les mesures d’urgence levées (Dorlin 2020). Indépendamment de la lecture ou de la métaphore, une politique d’autodéfense se fonde sur la prémisse que les États gardent les corps à leur place – davantage celles et ceux qu’ils marginalisent préalablement – et que lorsqu’ils donnent à ceux-ci la possibilité d’occuper d’autres espaces, c’est toujours en utilisant les outils cautionnés, la défense légitime.

Avec ce sifflet dans ma main, je suis légitime. Cependant, il n’y a aucune certitude que j’arriverai à me défendre, à ne pas me faire agresser, à ne pas mourir : il s’agit bien d’un instrument de dissuasion qui réussira peut-être à éloigner le danger en forçant l’apparition d’un moment de violence dans l’espace public. Mais combien de ces moments sont et resteront invisibles, invalidés, impunis? Le sifflet me donne la possibilité de créer la peur à mon tour, mais jamais une peur devant mon corps, ma puissance, mon agir. Le sifflet surcompense pour mon impuissance radicale, mon expérience continue de « proie » dans la rue comme dans le confort de mon foyer, dans la nuit comme en plein jour, en dirigeant mon attention et ma force à l’extérieur de mes muscles, sur un point focal qui ne reste qu’une ligne de fuite. Devant mon corps « armé » se dévoile alors le circuit fermé d’une violence cumulée qui reste « à fleur de peau », d’une puissance que je ne peux jamais faire mienne, mais surtout d’un statuquo parce que sont les mêmes qui ont toujours peur. Et si ce n’est pas une arme qui m’est présentée comme avenue d’autodéfense, c’est la non-violence par la représentation éternelle de la femme victime, victimisée ou qui se victimise; de la femme objet et rarement sujet; de la femme passive et jamais agressive; de la femme morte ou de celle qui pleure les autres femmes mortes.

En deuxième lieu, en tant qu’« éthique martiale de soi » (Dorlin 2017, 17) l’autodéfense se doit d’être une pratique d’affirmation de soi à travers laquelle le sujet retrouve une puissance d’agir d’abord pour survivre, ensuite pour exister parmi les autres. La figure de Bella qu’utilise Elsa Dorlin est à nouveau éloquente : lorsque celle-ci, à la suite d’une agression qui s’inscrit dans le continuum de violences sexuelles qu’est son quotidien, emprunte de manière instinctive le chemin de la vengeance par la violence, elle n’apprend pas soudainement à se battre; elle désapprend plutôt « à ne pas se battre » en modifiant les règles de son action (Ibid., 199). Toujours dans une perspective phénoménologique, c’est parce que les violences sexuées ont marqué son corps et construit une partie de son rapport au monde que le fait de se défendre maintenant au moyen d’une action violente revient à revendiquer une place, un être-au-monde qui se caractérise par l’agir. Dans l’entreprise d’autodéfense, « il ne sera donc jamais question de distiller la réalité pour en extraire l’efficace d’un geste (immobiliser, blesser, tuer…), mais, au contraire, de s’enfoncer dans la trame de la réalité sociale de la violence pour y entraîner un corps qui est déjà traversé par la violence », nous dit Dorlin (Ibid.). Si le geste en soi n’est pas inévitablement violent, il se distingue du geste légitimé par les pouvoirs en place en prenant justement comme terrain de luttes la violence systémique. L’autodéfense en tant que politique d’affirmation de soi par le gain de puissance corporelle se définit en ne reléguant plus la puissance d’agir à l’État, à ses armes ou à un autre agent, mais au contraire en instrumentalisant ce qu’on nous enfonce dans la gorge et ce qu’on nous force à voir sans jamais pouvoir l’extérioriser, soit toutes les violences qui nous définissent malgré nous et qui forment ce réseau patriarcal et colonial.

Dans une certaine mesure, comme le mari ou la loi, l’arme apparait comme un « objet », qui matérialise le tiers ou l’instance à qui l’on délègue sa défense et qui est doué de violence que le sujet n’est pas capable d’exprimer sans elle. […] En ce sens, il s’agit […] d’un dispositif qui fait apparaitre un contrat tacite qui scelle la soumission des femmes dans le fait même d’être contrainte à être défendues. Autrement dit, avec une arme, je suis défendue, sans arme, je suis sans défense (Ibid., 181). 

Armé de ma seule capacité d’action, mon corps devient en quelque sorte sujet le temps de se défendre, sans nécessairement se substantifier ou se définir dans la violence si elle est exercée. Le simple fait d’accomplir un geste pour ma survie et mon intégrité me confère une subjectivité, et les moyens cautionnés par le pouvoir qui arment simultanément les agresseurs, les violeurs et les meurtriers sont écartés, délégitimés. Me savoir et me sentir puissante sans avoir à passer par les « armes » qu’on m’a présentées, sans avoir à posséder un sifflet qui m’objectifie davantage qu’il ne me protège, est un passage direct, bien qu’insuffisant certes, vers une affirmation de soi essentielle à la subjectivation. Ce sifflet, don d’une mère qui fût et qui reste une femme, donc par défaut un corps vulnérable dans l’espace public et porteur d’autant de peur que d’amour, me fait sentir tout sauf au monde. Parce qu’il représente d’abord un choix pour la non-violence qu’on demande aux femmes d’incarner pour équilibrer au prix de leur vie la violence masculiniste qui, elle, fait monde. Parce que j’ai le sentiment de partager davantage l’expérience vécue d’une voiture que celle d’un être humain lorsque je l’active. Parce qu’il me renvoie à cette impuissance caractéristique des femmes qu’on veut isolées, seules dans leur corps, et donc qu’il ne me permet pas de m’enfoncer « dans la trame » de la violence et d’engager mon corps dans une praxis de lutte. Si je ne veux plus avoir peur, si je veux imaginer un monde post-violent dans mes rêves éveillés et durant mes balades nocturnes, il faut que je conçoive l’autodéfense comme une pratique communautaire qui me permet d’habiter le monde parmi les autres.

Une praxis décoloniale 

Ainsi, en tant que geste qui déconstruit un certain récit et qui s’emploie à détruire un système en place, une politique d’autodéfense se doit d’être décoloniale, au sens où elle prend en corps à corps les multiples réseaux de violence dans une lutte transcommunautaire et transnationale. Pour Françoise Vergès, toute analyse de la violence qui se veut féministe et décoloniale doit d’une part accepter que celles et ceux qui restent silencieux devant les violences dont les communautés les plus marginalisées sont les cibles sont en partie complices du phénomène (2020, 47); d’autre part, que certains affrontements entre les pouvoirs racistes et sexistes en place se transposent parfois en conflits entre les féminismes eux-mêmes, et que la lutte au système doit les prendre en considération.

Dans Un féminisme décolonial (2019), Vergès se réapproprie les textes fondateurs du post-colonialisme, dont ceux de Frantz Fanon, pour poser les bases d’une philosophie héritière de la théorie critique de la race et du féminisme noir américain dont l’intersectionnalité8 et la convergence des luttes sont des piliers essentiels. En tant qu’approche critique, le féminisme décolonial se veut radicalement inclusif en s’élevant contre toutes les formes d’oppression – racisme, colonialisme, hétérocentrisme, capitalisme – pour reconnaître qu’elles contribuent toutes au sexisme. En tant que praxis de résistance, il cherche à « dépatriarcaliser » toutes les luttes révolutionnaires, incluant le féminisme dit « civilisationnel », pour une solidarité globale (Vergès 2019, 12).

Ce sont sur ces prémisses que Vergès désigne notamment le féminisme carcéral, une forme disproportionnellement blanche et libérale combattant les violences faites aux femmes sur le terrain de la privatisation des politiques de protection et de l’incarcération, comme tributaire et reproducteur des dynamiques coloniales d’un système qui arme les hommes contre les femmes pour ensuite punir celles et ceux qui tuent avec ces mêmes armes. Une politique d’autodéfense qui vise à « vaincre la peur sans user de la peur et de la terreur, tout en renversant la domination » (Vergès 2020, 87) doit lutter sur le terrain des violences systémiques tout en s’opposant aux forces coloniales, même si les moyens en place semblent à première vue protéger, voire « défendre » les femmes. Autrement dit, si l’autodéfense se veut être aussi une praxis de résistance telle que la suggère Elsa Dorlin, elle doit à la fois construire le sujet qui se défend et déconstruire les réseaux de violences qui arment et tuent, sur le mode de la décolonisation. C’est d’ailleurs sur l’organisation d’une autodéfense communautaire, féministe et antiraciste que se rencontrent les deux philosophes féministes, lorsque Vergès cite Dorlin dans son plus récent ouvrage : 

un permis de tuer ayant été historiquement constitué, l’autodéfense est un processus de réhumanisation9, écrit Dorlin. C’est plutôt en surmontant la peur imposée par des siècles d’oppression, de meurtres, de torture, de mise au silence, par des techniques remises constamment réadaptées, que la peur peut changer de camp (Ibid., 84). 

Ces « mises au silence » sont celles de l’esclavage et de ses héritages à travers la lutte des classes, celles des guerres de ressources, celles des viols comme instruments de domination dans les guerres anti-insurrectionnelles à l’intérieur d’anciennes colonies, celles de communautés de réfugiés qui voient leur expérience vécue réduite à des emplois invisibles, communautés à l’intérieur desquelles les femmes sont disproportionnellement ciblées par toutes les formes de violences. Une politique de l’autodéfense doit rendre tous les récits audibles pour réellement « s’armer » contre des pouvoirs tentaculaires. Le féminisme décolonial de Vergès conçoit ainsi que la peur vécue par les femmes est un instrument du colonialisme. Faire front commun à cette peur des violences genrées et sexuées ne revient évidemment pas à inscrire les pratiques d’autodéfense de chaque femme dans un processus de décolonisation; en effet, seules celles qui vivent les oppressions coloniales peuvent penser leur riposte comme geste décolonial. Toutefois, une solidarité avec ce geste est possible à travers des politiques féministes communautaires et transidentitaires. C’est, entre autres, ce que Vergès suggère lorsqu’elle dit que c’est en s’alliant à « celles et ceux qui n’ont rien à perdre » (Ibid., 160) que la peur change de camp. C’est en ce sens que les « sans défense » ont tout à gagner.

Des violences imaginées aux violences réelles, un seul corps

Françoise Vergès puise elle aussi dans la littérature féministe pour illustrer son propos et en appeler à imaginer, ou réimaginer « une société postviolente, non pas une société sans conflits et sans contradictions, mais une société qui ne naturalise pas la violence, qui ne la célèbre pas, qui n’en fait pas le thème central de son récit sur le pouvoir » (Ibid., 13). Elle offre notamment une critique de la fable dystopique récente Le Pouvoir de Naomi Alderman (2016), qui présente un monde dans lequel la peur change réellement de camp du jour au lendemain lorsque les femmes aux quatre coins de la planète se découvrent un pouvoir de mort – qui se manifeste sous la forme d’un « fuseau » d’électricité traversant les muscles pour s’extérioriser en décharges mortelles (Alderman 2016, 93) – sur les hommes. S’ensuit un renversement des rapports de force, les conflits de genre prenant un tournant sanglant, et c’est finalement la violence qui reprend sa place au cœur du récit. On l’aura deviné, le « pouvoir » est cette violence qui fait de la peur l’assise de toute domination. « Quand le pouvoir existe-t-il? Uniquement quand on en fait usage. Pour la femme avec un fuseau, tout ressemble à un combat » (Ibid., 379): pour celle qui cumule la violence dans ses muscles, ce n’est pas uniquement en une puissance d’agir qu’elle peut se transformer. Chaque corps violenté se livre un combat intérieur parce qu’il détient le pouvoir de reproduire la peur, de briser tout potentiel de praxis réellement libératrice, et de passer outre les chemins solidaires. 

Comment penser une politique de l’autodéfense pour une société postviolente alors que le réel autant que la fiction nous racontent incessamment la souffrance des femmes? Alors que la violence sexuelle ne quitte jamais vraiment les corps, qu’il n’y a pas de vie « ante-agression » pour trop d’entre nous, mais qu’on nous socialise à la passivité ou à la délégation de la puissance d’agir? Alors qu’à force de s’entendre, se lire et se regarder mourir du seul fait d’être ou de s’identifier comme femme, on en vient à vouloir tuer, nous aussi?

En continuant de faire du personnel la source de la puissance d’agir du politique;

En puisant dans tous les mediums disponibles pour porter les voix de celles et ceux qui subissent les violences, de la littérature à la philosophie, de la sociologie au militantisme;

En changeant perpétuellement notre relation au monde par le biais de nouvelles « règles d’action »;

En réfléchissant l’autodéfense sur un autre spectre, non plus de l’action non violente à l’action violente, mais de la passivité à l’agentivité, éventuellement à la subjectivité par le retour au corps et à soi;

En forçant le patriarcat, le colonialisme, le capitalisme, mais aussi le féminisme à voir la violence réelle et les marques qu’elle laisse sur les corps;

En inscrivant toute politique de défense et d’affirmation de soi dans une solidarité radicale et décoloniale pour que chacune puisse être suffisante de ses seuls muscles face aux violences sexistes et sexuelles; pour ne plus avoir à cultiver une rage devant celles-ci; et surtout pour pouvoir refuser les armes que nous tendent les pouvoirs en place et qui se retournent le plus souvent contre nous;

Conséquemment, et finalement, en fondant l’autodéfense sur la communauté, celle transnationale, transfrontalière et transidentitaire de celles et ceux qui désirent une vie sans peur.

***

Pour toutes les survivantes, pour celles dont le corps n’habitera plus jamais le monde de la même manière, pour celles qui sont mortes, et pour celles dont les récits de violences quotidiennes alimentent la rage dans le ventre, Elsa Dorlin reprend les mots de la poétesse africaine-américaine June Jordan, victime de viols ayant elle aussi puisé dans son expérience pour théoriser la défense de soi. Pour Jordan, c’est une forme de conscience politique bien particulière qui peut paver la voie à la « restauration de la puissance d’agir » des femmes (Dorlin 2017, 171) : 

[la] question n’est pas d’être en sécurité dans un entre-soi fantasmatique, mais de construire et de créer des territoires depuis lesquels politiser, capitaliser, de la rage pour déclarer et mener la lutte […]. June Jordan en appelle à créer d’autres formes de communauté, coalisées non pas sur le fondement d’un sujet rassuré, mais sur un engagement enragé au combat (Ibid., 173)10.

Pour que des fictions inspirées de faits vécus comme Chicas Muertas n’aient pas besoin d’être écrites, c’est le récit qui doit changer. On ne peut plus nous présenter exclusivement des femmes qui meurent, et dont les corps ne sont plus que les derniers témoignages des ravages qu’une société sexiste peut causer, ou encore la pellicule sur laquelle apparaît le type de « résistance » auquel nous avons été socialisées en tant que femmes, c’est-à-dire une résistance non-violente « dans la forme d’une endurance sans fin » qui ne fait qu’user les communautés (Ibid., 149). Il nous faut des modèles d’autodéfense, des corps-sujets qui ne s’arment pas contre eux-mêmes, des images et des mots de lutte communautaire et décoloniale, ainsi que des fictions mettant en scène des femmes qui se battent pour ne plus avoir peur. Alors je cesserai d’avoir des rêves d’inaction dans lesquels je ne réussis pas à crier, fuir ou à me battre contre un agresseur imaginaire; alors je cesserai de crisper les doigts autour d’un sifflet qui ne me protège pas, mais me dépouille d’une confiance en mon corps, d’une puissance d’agir et d’une conscience politique; alors je lutterai aux côtés de toutes celles qui n’ont plus rien à perdre et la peur changera de camp.

  1. 1Fiction journalistique publiée en espagnol en 2014 par Selva Almada et traduite en anglais sous le titre Dead girls en 2020. C’est l’édition anglaise que nous utilisons dans cet article.
  2. 2Voir le dernier état des lieux d’ONU Femmes pour des statistiques à jour sur ce phénomène mondial (novembre 2019, en ligne).
  3. 3Voir Phénoménologie de la perception de Maurice Merleau-Ponty (1945) pour une description des étapes de l’appréhension du monde par l’intermédiaire des sens et du contact entre le corps et son environnement (stimuli externes, présence des autres, expériences physiques, etc.)
  4. 4Dans sa thèse de doctorat portant sur les héritages du fanonisme dans la pensée postcoloniale d’aujourd’hui, Mathieu Renault offre une analyse détaillée de la dialectique fanonienne de la violence coloniale qui se transpose entre les corps et les espaces pour suggérer la forme « énergétique ».
  5. 5Les textes réunis dans l’ouvrage Pour la révolution africaine, publié une première fois aux éditions François Maspero en 1964 à titre posthume – Fanon est décédé en 1961 – furent écrits de 1952 à 1961, les années les plus actives du psychiatre martiniquais. Le concept de « mort quotidienne » apparait pour la première fois dans l’article Le « syndrôme nord-africain » publié en 1952 dans la revue Esprit.
  6. 6Dans le texte Nécropolitiques, Achille Mbembe interroge, à la suite de la pensée décoloniale de Fanon, les rapports entre violence coloniale, souveraineté et politiques mortifères pour dégager un type de pouvoir sur la vie propre à la colonialité. Les nécropolitiques contraignent certains corps à n’être souverains que dans la lutte contre la mort, et libres que dans la mort elle-même.
  7. 7 Dans Les Damnés de la terre, le psychiatre créé le parallèle entre les conditions de vie asphyxiantes du colonisé et sa vie psychique : « la première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites. C’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. […] Pendant la colonisation, le colonisé n’arrête pas de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matin » (53).
  8. 8Théorisé par la penseuse noire américaine Kimberlé Crenshaw en 1989, l’intersectionnalité est un concept devenu approche critique qui prend en compte les différentes formes et strates d’oppression subies par certains individus et certains groupes, oppressions qui contribuent à la construction d’une identité sociale et politique qui déterminent une place dans le monde.
  9. 9,Mon emphase.
  10. 10 Mon emphase. Voir aussi le dernier ouvrage de Judith Butler The Force of Nonviolence (2020), pour une théorisation d’une politique et d’une éthique de la non-violence fondée sur une forme similaire d’engagement « agressif » au combat, mais sans user des mêmes armes que l’oppresseur. Butler utilise le terme « aggressive nonviolence » pour conceptualiser un engagement actif et non passif envers la pratique de la non-violence en société.