Penser au loin
L’errance chamanique
Introduction
Luis Aureliano Yunda est un médecin traditionnel de la communauté Nasa, un chaman comme nous les appelons maladroitement en Occident. Il soigne régulièrement des malades qui viennent à lui pour toutes sortes d’affections d’ordre physique, mentale et spirituelle. Pour ce faire, Luis pratique des rituels de guérison qu’il appelle des harmonisations à travers l’usage de la hoja sagrada (la feuille sacrée de coca). Au cours des mois passés à vivre à proximité de la communauté Nasa, il est arrivé que le chaman invite le collectif NOMASMETAFORAS à l’accompagner dans un processus d’harmonisation. Le rituel se déroule en silence dans une nuit noire, loin de toutes perturbations lumineuses. La nuit évolue comme un voyage nocturne et contemplatif, et, après plusieurs heures à mastiquer la feuille de coca, certaines douleurs physiques se font sentir chez les participants, telles que des nausées et des sueurs. Le chaman ne s’en inquiète pas, au contraire il explique que c’est la maladie qui cherche à sortir; c’est bon signe. Au cours de la nuit, Luis se lève régulièrement pour faire reculer les nuages et chasser les lucioles ainsi que d’autres signes des déséquilibres des personnes présentes au rituel. Il fume un gros cigare, car il travaille avec la feuille de coca (la plante reine) et le tabac en même temps afin de préserver l’équilibre féminin-masculin. Pour se donner une idée de l’évolution du rituel, Luis regarde la forme que prend l’embout de son cigare après plusieurs bouffées. Après six heures à mastiquer la feuille de la coca sans interruption, vers trois heures du matin, Luis fait signe que l’harmonisation est terminée, il ne dit presque rien et part se coucher.
Pour aborder le processus de guérison du malade, dans son livre La Chute du ciel, le chaman Davi Kopenawa de la communauté Yanomami du Brésil explique que le chaman doit effectuer des voyages par la pensée afin d’aller chercher l’image du malade dans le but de guérir son corps physique. L’image pour le chaman correspond à un « autre » soi auquel celui-ci a accès à travers certaines pratiques, comme l’usage de certaines plantes ou, dans le cas de la communauté Nasa de Luis, à travers la mastication de la feuille de coca. L’anthropologue amazonien Eduardo Viveiros de Castro qualifiera ce mode de connaissance chamanique de « personnification » (Castro 2009, 27), dans le sens où pour connaitre quelque chose le chaman doit personnifier au maximum l’objet connu. En effet, Luis n’a pas toujours besoin de la présence physique du malade pour le soigner, car après une brève rencontre, Luis devient malade lui-même et continuera de soigner la maladie de l’autre en lui durant plusieurs jours. La personnification chamanique opère à travers un processus de « désubjectivation » du soi (Ibid.) au service d’un devenir : c’est-à-dire que, pour comprendre la plante, il faut effectuer un devenir-plante; pour soigner le malade, il faut devenir-malade. Il ne faut pas entendre la personnification chamanique comme un déversement de soi dans la figure de l’autre, mais bien un processus de défamiliarisation à son encontre; car, pour devenir autre, il faut littéralement «se faire mourir ».
Le chaman dans ce sens réalise le voyage inverse du connaitre Occidental où la connaissance passe habituellement par un processus d’objectivation, où le soi est projeté dans l’autre pour ensuite revenir en soi. En effet, notre ontologie moderne et dualiste s’articule autour de la dichotomie sujet/objet : c’est le sujet qui exerce un mouvement sur l’objet qu’il considère alors comme inerte. Lors d’un rituel d’harmonisation réalisé avec le chaman Julio Caldón de la communauté Kokonuko, celui-ci a expliqué au collectif NOMASMETAFORAS que, pour les communautés autochtones d’Abya Yala, il n’existe pas d’objet à proprement parler, car toute conversation s’effectue de ser a ser (de sujet à sujet); que ce soit avec un être humain, une plante ou un animal.
Lorsqu’on aborde la question de la décolonisation des imaginaires en relation avec les rituels chamaniques autochtones d’Abya Yala, il convient d’insister sur la vision radicalement dé-anthropocentrique que suggère une approche chamanique de l’altérité, car lorsque le chaman Luis Aureliano Yunda explique qu’il faut considérer la montagne comme une personne, c’est-à-dire un « soi » à part entière, cela n’équivaut pas à une projection romantique du soi dans une nature chosifiée, mais ce qui se profile là est une toute autre conception de l’humanité, où tous les sois sont engagés dans un sorte de tejido1– un tissu relationnel du vivant. Pour les communautés du Cauca notre relation au monde doit découler d’une réalisation profonde et spirituelle de l’existence de ce tejido. Dans son travail artistique et théorique avec l’Université Autonome Interculturelle Indigène, le collectif NOMASMETAFORAS cherche à ouvrir des brèches dans les pensées systémiques à travers sa relation aux communautés indigènes du Cauca en Colombie. Comment imaginer en alliance avec la pensée chamanique et selon le dicton zapatiste : « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes » (Baschet 2005, 111)?
Devenir-autre
Dans le livre La Chute Du Ciel, coécrit avec l’anthropologue Bruce Albert, le chaman Davi Kopenawa détaille les pratiques de son apprentissage chamanique dans la communauté Yanomami au Brésil. Il y parle notamment de l’inhalation de la poudre Yakoana2 et de « l’état de revenant » (Kopenawa/Albert 2014, 474) que celle-ci induit durant de longues heures. Le chaman fait souvent le parallèle entre l’état de transe chamanique et la mort, c’est-à-dire, le processus d’une perte complète de l’égo. Il explique à ce propos qu’une des raisons pour lesquelles « la pensée du blanc ne parvient pas à s’élever au-delà d’elle-même » (Ibid.) est qu’elle ignore encore trop la présence de la mort dans la vie. Kopenawa fait souvent allusion à l’expérience de la porosité de la frontière mort/vie dans l’apprentissage chamanique. Dans de nombreuses communautés autochtones d’Abya Yala il existe un champ « d’indistinction » (Kohn 2017, 277) où des éléments semblants disparates peuvent se rejoindre et entrer en relation. Dans la communauté indigène Nasa du chaman Luis Aureliano Yunda par exemple, l’idée de la mort se pense plutôt comme un passage à un autre devenir, un autre domaine d’existence. Après la mort du corps physique, il arrive souvent que l’âme d’un chaman ou d’un ancêtre se déplace d’un « soi » à un autre « soi », comme par relais. C’est pour cela qu’il existe des animaux dans les communautés que les habitants considèrent comme des personnes. Dans certains cas, le pelage d‘un animal n’est qu’un habit qui pourrait dissimuler un ancêtre ou un membre d’une certaine famille. Puisqu’il existe de nombreuses frontières de glissements entre les « sois », les communautés autochtones sont particulièrement attentives à la venue d’un animal, aux ululements de la chouette, à l’apparition du colibri.
Au cours d’un voyage dans la région du Putumayo en Colombie, un membre du collectif a rencontré un chaman qui faisait le long apprentissage du volverse-tigre3. Cet apprentissage impliquait la consommation quotidienne de yagé4 à travers laquelle opère la dé-subjectivisation de la transe chamanique. Les tomas5 des moments parfois difficiles, car le processus d’apprentissage chamanique n’est pas sans risque; il implique toujours un abandon du connu. Avant une toma, un des membres de la communauté indigène Yanakuna a exprimé au collectif son appréhension quant à ce que la plante allait « lui montrer » lors de la transe. Comme le souligne Davi Kopenawa, connaitre pour un chaman c’est avant tout « voir » (Kopenawa/Albert 2014, 620), c’est voyager par la pensée jusqu’à ce qui doit être connu et en faire l’expérience. Dans la pensée autochtone, celui qui voyage d’un soi à l’autre avec habilité, et, ce faisant, saisit la nature fluctuante de la réalité, se dote de pouvoirs de guérison et de clairvoyance. Comme le souligne le chaman Kopenawa : « sans ces multiples déplacements et errances, la pensée se fait trop “courte” » (Kopenawa/Albert 2014, 648) incapable de s’ouvrir sur d’autres imaginaires. Les rituels chamaniques consistent donc à renforcer cette capacité à se déployer le plus loin possible de soi-même- à penser au loin.
Le connaitre chamanique ne s’exerce donc pas dans le sens de « comprendre », du latin comprehendere, c’est-à-dire « saisir », qui impliquerait un mouvement d’extension–absorption caractéristique des forces réactives de la conscience. En Occident, c’est le philosophe allemand F. Nietzsche qui a analysé la conscience comme étant une force réactive. Dans son ouvrage Le Gai Savoir, Nietzsche souligne que la conscience serait en fait la partie la plus superficielle, la plus mauvaise de la pensée, car elle est avant tout une force neutralisante. Elle pioche dans un champ de multiplicité afin d’immobiliser une partie des flux toujours en mouvement. La conscience a la nécessité de revenir sur l’en-soi, elle ne s’abandonne pas à l’autre, car son extension se traduit toujours par un geste de retour. C’est ce mouvement simultané d’élan-retour que nous entendons comme caractéristique de l’imaginaire colonial, car la pensée occidentale a toujours eu la nécessité d’autrériser la figure de l’autre dans la construction du soi. En effet, la frontière identité/altérité forme l’arc de voute de notre façon de nous lier à d’autres modes de pensées. Seulement, cette frontière implique un nombrilisme tacite, car l’autre est toujours entendu comme lacune, comme réserve à carburant dans la construction du soi. Dans son livre, Le principe de la chimère, l’anthropologue Italien Carlo Severi rappelle que la posture ethnocentrique conduit à enfermer le monde dans une division binaire, Eux/Nous et à définir l’Autre seulement à travers une définition négative, c’est-à-dire ce que « Nous » ne sommes pas. Ce type de posture, caractéristique d’une logique occidentale est une « pensée de système » (Glissant 1996, 20), car son mouvement est déterminé par la conquête et la neutralisation de l’autre dans une structure qui lui est propre. Le philosophe et poète Martiniquais Édouard Glissant expliquera que ce type de pensée ne peut déboucher sur l’imaginaire de la Relation, car incapable de concevoir l’altérité autrement que comme absence de soi.
L’imaginaire colonial : La pensée des clôtures
Les pensées de systèmes proviennent de l’imaginaire de la conquête et d’une relation à l’extériorité propre à la construction identitaire occidentale. Le philosophe camerounais Achille Mbembe note cette caractéristique de l’Occident : la nécessité du fantasme de l’Autre dans l’articulation de soi. En effet, plus l’Occident devenait le temple des « Lumières », de la science et la raison, plus les colonies devenaient sa face inverse : l’exotique, l’imprévisible, l’opaque et le différent. (Mbembe 2015, 65) Le voyage jusqu’à l’autre devint synonyme de sa neutralisation, l’altérité réduite à un sombre miroir de soi-même.
Penser la décolonisation dans le contexte contemporain, c’est faire le constat que ce double récit de l’imaginaire colonial ne s’est pas éteint lors des décolonisations, mais qu’il perdure dans les pays du sud sous un nouveau visage : celui de la modernité et du développement. L’écrivain Eduardo Galleano, dans les Veines Ouvertes de L’Amérique Latine, avait prophétisé que l’imaginaire capitaliste de l’homme remplacerait peu à peu l’empire colonial, car ces deux pensées sont d’une même logique : accumulatrice et « extractiviste ». Le chaman Luis Aureliano Yunda a souvent exprimé au collectif NOMASMETAFORAS qu’aujourd’hui ce sont les transnationales étrangères qui ont remplacé le système des encomiendas, et que ce n’est plus la foi catholique, mais la religion du capitalisme et de la propriété privée qui colonisent les esprits.
Il est important de souligner que cette pensée des clôtures est aussi présente au sein des institutions universitaires. Au cours d’entretiens avec le collectif NOMASMETAFORAS, le chaman Manuel Cisco de la communauté Nasa a souvent évoqué les « anthropologues aveugles » qui folklorisent les communautés autochtones sans jamais rendre compte de la contemporanéité des alternatives que celles-ci représentent pour la planète. Les communautés du Cauca en Colombie déplorent la continuation d’une logique propre à l’expédition coloniale dans la manière dont sont réalisés les projets académiques au sein des communautés. Bien souvent, les communautés constatent que les savoirs des peuples autochtones continuent d’être accumulés dans des institutions occidentales de manière apolitique et sans entrainer une remise en question structurelle de ces institutions.
L’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, dans son essai Métaphysiques cannibales, formule à ce sujet une critique d’une approche de l’altérité caractéristique du multiculturalisme néolibéral contemporain qu’il observe comme une façon pour l’occident de maintenir une logique coloniale en accumulant « l’un dans le multiple » (Viveiros De Castro 2009, 56). Le multiculturalisme néolibéral ne serait pas la rencontre, mais seulement l’addition des diversités. Autrement dit, dans les sociétés modernes occidentales dites multiculturalistes, on n’autorise la présence de l’autre que pour le contenir dans l’en-soi. Lorsque le chaman Davi Kopenawa vint visiter Paris, il ne put se défaire de l’idée de mort que provoquèrent en lui tant de musées renfermant les savoirs ancestraux, les œuvres et objets symboliques d’autres communautés. Le multiculturalisme moderne c’est aussi cela : la diversité des mondes contenue dans un seul et même monde. Glissant soulignera qu’on peut additionner les différences sans jamais se créoliser, contenir toutes les différences dans l’en-soi sans jamais « changer en s’échangeant » (Glissant 1996, 41). La machine néolibérale permettrait ainsi d’être à la fois de partout, mais jamais hors de soi. C’est pourquoi former des alliances avec des ontologies relationnelles comme celles des communautés indigènes du Cauca en Colombie, sont des tentatives de lutter contre la filiation propre à l’imaginaire colonial, car c’est penser la frontière entre le soi et l’autre, non pas comme limite et clôture, mais comme passage et potentiel de Relation. La Relation ce n’est pas l’addition des diversités afin de les réduire dans un tout homogène, mais bien un effort, une tentative constante de préserver l’hétérogénéité de notre planète : el tejido, le tissu du « plurivers » (Escobar 2018, 17). Au cours d’un entretien avec le collectif NOMASMETAFORAS, le chaman Julio Caldón de la communauté Kokonuko a souligné l’importance de tisser les voix des communautés entre elles dans l’intention de conserver la spécificité de chacune. Le tejido est aussi un symbole de cela : un imaginaire polyphonique et archipélique.
Le devenir-archipélique du monde
Pour le collectif NOMASMETAFORAS penser-avec les ontologies indigènes du Cauca en Colombie, c’est consentir à l’imprévisible résultante de la rencontre. Prendre le chemin de l’autre dans ce sens, c’est accepter la nécessité de trahir le chez-soi et se désengager du besoin de filiation propre à l’Occident en se défaisant peu à peu des subjectivités modelées par l’imaginaire colonial. En effet, l’identité individualiste héritière de l’imaginaire colonial aspire à la cohabitation plutôt qu’à la relation, à l’addition plutôt qu’à la rencontre. C’est pourquoi penser en alliance avec les errances chamaniques implique une reconceptualisation nécessaire du soi. Toute relation à l’autre implique un risque, une défamiliarisation de sa propre pensée- mais de ce risque jailli aussi ce qui sauve. Sans la relation, la pensée s’étiole, s’épuise elle-même- ne sachant plus se déplacer. Dans ce sens, toute transmutation de perspective implique un élan vers l’autre : un devenir. Le chaman Davi Kopenawa le dit succinctement : « Je pense que nous ne pourrons devenir des Blancs que le jour où ceux-ci se transformeront eux-mêmes en Yanomami» (Kopenawa/Albert 2014, 57). Lors des conversations avec les communautés indigènes du Cauca, les membres ont souvent exprimé au collectif NOMASMETAFORAS la difficulté de se lier avec la gente de la ciudad (les gens de la ville), ceux-ci ne souhaitant pas faire l’effort de comprendre une autre façon-d’être au monde puisque cet effort impliquerait une remise en question de la leur.
C’est pourquoi bien souvent, les communautés expriment au collectif qu’il faut prendre le chemin de volver al origen (retour à l’origine), car ce n’est que lorsqu’on chemine soi-même sur el camino ancestral (chemin ancestral) que l’on peut déjouer le geste de conquête propre à l’imaginaire colonial et s’archipéliser à la rencontre de l’autre. Dans ce sens, le devenir-archipélique du monde, c’est consentir au « plurivers » (Escobar 2018, 17), en passant de l’identité-racine de l’imaginaire colonial à l’identité-nomade que conceptualise Édouard Glissant. L’identité-nomade est une identité qui se fait et se défait continuellement au gré de ses rencontres, elle est habitée par une pensée processuelle et archipélique. Glissant décrit la pensée archipélique, comme celle qui s’engage à penser avec la diversité des mondes qui l’entourent, c’est la nécessité de créer des alliances plutôt que des filiations. Imaginer des alliances avec les errances chamaniques permettrait non seulement de questionner les dichotomies de la pensée occidentale, mais de plus, ouvriraient comme horizon de voyage de multiples rencontres possibles avec d’autres façons de faire-monde.
De nombreuses recherches récentes en Occident s’intéressent aux frontières du vivant, du végétal, de l’animal et, ce faisant, permettent une remise en question de la prétendue supériorité de l’être humain. Néanmoins, questionner les dualismes de notre ontologie moderne Nature/Culture, Vivant/Non-Vivant, sans y voir l’absolue nécessité d’amplifier le tissu du « plurivers » (Escobar 2018, 17) serait répéter le nombrilisme de l’imaginaire colonial. En effet, la décolonisation des imaginaires se doit d’être un renoncement à penser seulement dans l’en-soi, car c’est « faire du monde le fruit d’un agir ensemble. » (Ferdinand 2019, 382). La politologue Françoise Vergès met en garde à ce sujet contre l’habilité de l’imaginaire colonial à territorialiser, à absorber et faire-soi des pensées de la relation (UDLA 8 octobre 2018, en ligne). C’est pourquoi un devenir-archipélique du monde ne pourra avoir lieu sans rendre compte de la violence coloniale épistémique et millénaire faite envers d’autres ontologies. On ne peut prétendre s’archipéliser sans cette profonde remise en question, qui impliquerait ce qu’Aimé Césaire a appelé un « choc en retour » épistémique : la réabsorption de la part opaque que l’Occident a si longtemps projeté sur la figure de l’Autre. Sans cette réabsorption le risque serait de répéter la boulimie de l’imaginaire colonial : de contenir dans l’en-soi la diversité des mondes. La sociologue bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui critique à ce sujet nombreux chercheur.es du courant académique décolonial qui selon elle font de la décolonisation une mode intellectuelle apolitique, détaché des ontologies avec lesquelles elles prétendent être en relation. Cusisanqui souligne que la décolonisation doit se vivre comme un processus quotidien : « il ne peut exister de discours de la décolonisation, de théories de la décolonisation sans une pratique de la décolonisation » (Cusicanqui 2020, 56; je traduis). Une pratique décolonisante suggère une façon de faire-corps avec la défamiliarisation de sa propre pensée, un sortir des sentiers battus de son imaginaire et l’invention de nouveaux langages, de nouveaux outils de pensée.
C’est pourquoi le collectif NOMASMETAFORAS cherche à s’installer dans la brèche d’un travail de recherche académique et artistique. À travers un processus archipélique, il s’agit bien d’entreprendre une démarche expérimentale proche du Caminar Preguntado6 de la pensée zapatiste.
NOMASMETAFORAS : Inventer les langages du plurivers
Pour fléchir la courbe des discours historicistes de la modernité et les consteller du multiple, le philosophe Paul B. Preciado souligne la nécessité d’inventer « une nouvelle grammaire » (Preciado 2019, 19) et de nouveaux langages. Dans ce sens, la politologue Françoise Vergès explique que les processus de décolonisation se doivent d’être des créations (UDLA 8 octobre 2018, en ligne), car, pour rompre avec la pensée hégémonique de l’imaginaire colonial on ne peut pas juste être réaction, il faut aussi être affirmation en inventant de nouveaux outils de pensée.
Le travail de performance du collectif NOMASMETAFORAS cherche à ouvrir des espaces de conversation-conversion qui ne suppose pas juste l’écriture, mais un engagement corporel : des gestes décolonisant. Dans le cadre du collectif, ce processus passe par la création d’exercices de performativité décoloniale. À travers l’œuvre TERRAFORM par exemple, le collectif questionne une approche extractiviste de la connaissance symbolique qui suppose toujours un détachement, une séparation de l’environnement dont elle émerge. Se défaire de l’imaginaire colonial c’est rompre avec l’illusion d’un intellect dissocié du corps et de son environnement. Nombreux chamans des communautés du Cauca ont expliqué au collectif NOMASMETAFORAS que le chaos auquel nous faisons face aujourd’hui est symptomatique de la perte d’un rapport matricielle à la terre. C’est ce que l’œuvre TERRAFORM cherche aussi à symboliser : ce désir de retour à la terre du sujet moderne.
Dans la performance DREAMING TECHNOLOGIES, c’est la relation entre le rêve et l’usage de la plante sacrée de la coca qui est évoquée de manière poétique et rituelle. Cette performance est une réflexion à propos de la colonisation de l’inconscient ainsi qu’une comparaison entre les nouvelles formes technologiques et les technologies ancestrales autochtones. Ce que le chaman Luis Aureliano Yunda explique, c’est que tous ces systèmes contemporains cherchent à renouer avec une connexion qui s’étend au-delà du symbolique. Une connexion que les communautés autochtones d’Abya Yala n’ont jamais perdue grâce à l’usage de la plante sacrée de la coca. Tous les exercices de performativité décoloniale du collectif émergent des rencontres avec les communautés du Cauca en Colombie et sont des tentatives d’imaginer les voix du plurivers où la création se fait en présence de « toutes les langues du monde » (Glissant 1992, 13).
Une alliance avec les errances chamaniques nous invite donc à faire l’expérimentation d’autres modalités de pensées tout en impliquant un questionnement structurel de la nôtre. La pratique décoloniale implique une certaine « désorientation » de sa propre pensée, car elle consent à vivre une hésitation, un moment de suspens entre sa pensée et celle de l’autre. La philosophe Seloua Luste Boulbina parle de la nécessité « d’apprendre à se désorienter » (UDLA 12 novembre 2018, en ligne), ne plus percevoir l’incertitude comme quelque chose de négatif et se donner la liberté « d’aller voir ailleurs ». Pour les chamans des communautés du Cauca en Colombie, l’incertitude est la condition même de la connaissance, car elle permet l’errance et le déplacement des imaginaires. Davi Kopenawa parle de l’errance chamanique comme d’une pensée en étendue, où la sagesse permet de « se multiplier au loin, dans toutes les directions » (Kopenawa/Albert 2014, 692). L’errance chamanique est un imaginaire qui ne cherche pas à solutionner sa part d’opacité à travers l’autre, et, ce faisant, libère la possibilité de la relation. Penser au loin c’est une main tendue en un geste « glissantien » de donner-avec de sa propre pensée.
Remerciements
Remerciements aux médecins traditionnels/chamans des communautés du département du Cauca en Colombie : Luis Aureliano Yunda de la communauté Nasa, Manuel Cisco de la communauté Nasa, Edwar Gil Jimenez de la communauté Yanakuna, Julio Caldón de la communauté Kokonuco et au coordinateur de l’Université Autonome Indigène Interculturelle, Jonathan Palacio pour la richesse de leurs enseignements et de leur générosité. Remerciements à L’École Universitaire de Recherche Eur ArTeC pour le soutien au projet « La Minga Espiral » du collectif NOMASMETAFORAS dans le cadre de la collaboration avec l’Université Autonome Interculturelle Indigène UAIIN-CRIC.
- 1Traduction : Tissu. Terme servant à décrire les arts textiles et bénéficiant d’une portée symbolique et conceptuelle dans les communautés du Cauca en Colombie.
- 2Extrait d’une plante médicinale et hallucinogène.
- 3Devenir-tigre/Hispanisme. Le tigre est en fait le jaguar, animal mythique dans les communautés amérindiennes.
- 4Plus communément connue sous le nom d’Ayahuasca. Breuvage utilisé dans de nombreuses communautés andines lors de rituels chamaniques.
- 5Terme utilisé pour désigner le moment de l’ingestion de la plante.
- 6Marcher en se posant des questions, démarche ouverte à l’inconnu.