L’ethos romanesque d’Édouard Glissant
une stratégie rhétorique anti-prédatrice et un projet sociétal antillais
Introduction
Réfractaire à tout nombrilisme culturel et résistant à toute systématique monolithique, Édouard Glissant place résolument ses romans sous le signe d’une « contre-rhétorique » (Glissant 2010, 24), soutenant une « anti-poétique » (Glissant 1997, 210) qui rend essentiellement compte de l’historicité de la communauté antillaise, sans pour autant basculer dans la haine ou l’exclusivisme. En effet, Glissant opère une rupture épistémologique au cœur de la pensée géoculturelle contemporaine, en ceci qu’il propose une nouvelle approche critique reposant sur une nouvelle géopoétique qu’est la poétique de la Relation. Il faut remarquer ici que la réalisation de cette poétique de la Relation se ferait à l’abri de la négation de l’autre. Une telle poétique, qui constitue l’un des invariants de la phénoménologie de Glissant s’emploie à garantir la dignité humaine et s’inscrit en faux contre toutes formes de domination. Partant, il prend à partie les « rhétoriques traditionnelles », car elles « continuent d’être unilingues et unilatérales […] ne conçoivent pas les diffractions de nos temps ni les écarts ni les vertigineuses attractions de toutes langues données » (Glissant 1997a, 112).
Dans cet ordre d’idée, le romancier martiniquais adopte une stratégie de résistance à la prédation coloniale, en mettant à contribution l’impulsion judiciaire, laquelle lui permet de dresser un réquisitoire complet aussi bien contre les colonialistes que contre leur sale besogne. S’agissant de ce procès qu’il engage contre les forces hégémoniques, il représente, à coup sûr, l’un des maîtres mots de la rhétorique sous-jacente à son œuvre romanesque. En cela, Glissant se place dans la lignée Césaire-Fanon, dans la mesure où Aimé Césaire se dresse contre la systématisation colonialiste, comme il le confirme dans Discours sur la Négritude : « […] la Négritude a été une forme de révolte d’abord contre le système mondial de la culture […] la Négritude a été une révolte contre ce que j’appellerai le réductionnisme européen » (Césaire 2004, 84). Frantz Fanon, pour sa part, lance un pamphlet incendiaire contre les colonialistes et leurs systèmes réificateurs. C’est ce dont il se revendique dans Pour la révolution africaine : « Les Antillais de la Martinique et de la Guadeloupe, “département d’outre-mer”, subissent depuis des siècles la politique d’assimilation chère à la France, tendant à les dépouiller systématiquement de leur personnalité » (Fanon 2006, 101). Autant dire que, dans le but de garantir l’efficacité et la réussite de son discours, Glissant s’efforce, d’emblée, de réécrire l’Histoire antillaise. Celle-ci fut caractérisée par le masquage et le voilement des vérités traumatisantes qui concernent la « digenèse » (Glissant 2018, 57) des Nègres antillais. Si les cultures ataviques cultivent la genèse, les mythes sacrés et la noblesse de leur filiation pour légitimer leur existence ainsi que l’expansion territoriale à laquelle elles se livrent en ayant recours à la force et à la violence, Glissant propose ce terme de digenèse pour rendre compte du surgissement historique des sociétés et des cultures composites, surgissement qui s’opère souvent à la suite de fortes commotions civilisationnelles.
Il procède, pour réussir ce palimpseste, à la transcription de l’historicité du surgissement de la communauté insulaire, c’est-à-dire au retraçage de sa véritable Histoire. Il est sans doute ici question d’un plaidoyer pro domo, plaidoyer en faveur de la cause antillaise, plaidoirie pour défendre l’antillanité. Et Glissant de confirmer dans Le Discours antillais que « [l’] une des conséquences les plus terrifiantes de la colonisation sera bien cette conception univoque de l’Histoire, et donc du pouvoir, que l’Occident a imposé aux peuples » (159).
Précisons ici que l’écrivain martiniquais se voue à défendre son identité antillaise et affirmer sa présence sur la scène culturelle mondiale, sans toutefois empiéter sur la terre d’autrui. Pour ce faire, l’ethos que le romancier cultive mise beaucoup sur la clairvoyance, sur la bienveillance et sur la sincérité, contre la démesure et l’égocentrisme, et ce, afin de mettre son auditoire en garde aussi bien contre la rancœur et la violence que contre la mésestime et la servilité. Le romancier antillais se détermine pour l’équinoxe géoculturel qui n’exclut de son aire ni les personnes, ni les communautés, ni encore les différents lieux et les diverses cultures. Ainsi cet équinoxe anthropologique, constituant le corollaire de la poétique de la Relation glissantienne, est-il mis à contribution en vue de promouvoir l’identité de chaque communauté et le paysage culturel qui lui est propre, et à se désolidariser, en même temps, de tout réductionnisme.
Corrélativement, l’écrivain exhorte ses concitoyens au refus de la domination et de l’exploitation; « [l]’habitation devint un lieu de réunions et d’intrigues contre la domination espagnole » (264), lira-t-on dans Ormerod (2003). Dans La Lézarde (1958), le narrateur harangue la foule par la bouche de l’un de ses personnages, pour l’inciter à la lutte contre l’oppression : « Que c’est cela le plus criminel : quand on vole à un peuple son âme, qu’on veut l’empêcher d’être lui-même, qu’on veut le faire comme il n’est pas. Alors il faut qu’il lutte pour ça […] » (227). Le romancier-orateur caribéen exhorte ainsi ses compatriotes à se fédérer moyennant des actions citoyennes et solidaires, opérationnelles dans l’aire archipélique antillaise : « Notre manière de courir au Cercle de terres et au grand Rond de vérités. N’allons-nous pas débonder nos rivières, nettoyer nos bords-de-mer, relier notre Partage des Eaux et nos Bassins versants à toutes les Malicoulas ? » (573), lira-t-on ainsi dans Tout-Monde (1993). C’est dans cette mesure que Glissant conçoit l’« agir » dans son propre lieu et le « penser »1 avec le monde.
Il y a lieu de signaler ici que ce présent travail s’ordonnera autour de trois axes principaux, à savoir l’ethos glissantien, dont les mœurs rompent radicalement d’avec les valeurs mercantiles des dominateurs, la stratégie oratoire, dont s’accroit l’œuvre romanesque de notre auteur, mettant la prédation coloniale à la vindicte lectorale, et le projet politique caribéen dont Glissant est le promoteur et le chantre. Quelles sont donc les qualités distinctives de l’ethos romanesque glissantien ? En quel sens le romancier déploie-t-il une stratégie rhétorique anti-prédatrice ? Dans quelles mesures le projet culturel et artistique glissantien tient-il lieu de promotion d’un projet sociétal antillais ?
L’ethos du romancier-orateur antillais; l’eunoia, l’arétè, et la phronèsis glissantiennes
Il n’est pas superflu de souligner, dans le prolongement de ce qui précède, que l’ethos est, selon Aristote, « une preuve technique » dont l’expression et la manifestation incombent uniquement à l’orateur et à son art oratoire, et dont la compréhension ou le décodage s’inscrit du côté de la rhétorique de la réception. Quant à son évaluation, elle relève strictement des prérogatives de l’auditoire. Écoutons à ce propos Christelle Reggiani qui se rapporte à Aristote :
[Le] terme désigne les mœurs oratoires, c’est-à-dire construites par le discours, qui peuvent très bien n’avoir aucune relation avec le caractère réel de l’orateur, même si, fortuitement, le cas contraire peut évidemment se présenter. Comme l’écrit Aristote : « C’est le caractère moral [ethos] de l’orateur qui amène la persuasion, quand le discours est tourné de telle façon que l’orateur inspire la confiance. […] Il faut d’ailleurs que ce résultat soit obtenu par la force du discours, et non pas seulement par une prévention favorable à l’orateur. Il n’est pas exact de dire comme le font quelques-uns de ceux qui ont traité de la rhétorique, que la probité de l’orateur ne contribue en rien à produire de la persuasion; mais c’est, au contraire, au caractère moral [ethos] que le discours emprunte je dirais presque sa plus grande force de persuasion. » L’ethos est construit par l’auditeur qui, à partir d’indices textuels, va attribuer telle ou telle qualité morale à l’orateur (Reggiani 2001, 14).
Il faut rappeler ici que la catégorie de l’ethos est étroitement liée à l’art oratoire de l’orateur qui est, à lui seul, en état de décider des mœurs ou des traits de caractère moraux qu’il veut transmettre, par le biais de son discours rhétorique et/ou par le truchement de son œuvre littéraire. Michel Patillon déclare à ce propos qu’il s’agit « de l’ethos comme preuve technique, […] de l’ethos que […] l’orateur laisse paraître grâce à l’art mis en œuvre dans son discours […] l’orateur ne laisse pas d’être en représentation et de jouer un personnage » (Patillon 1991, 67). Dans cette optique, l’indice textuel, « De Senglis en résulta par exemple Glissant et de Courbaril, Barricou. De La Roche : Roché, Rachu, Réchon, Ruchot » (Glissant 1997b, 206) se révèle dans une large mesure fort significatif, en ce qu’il traduit la volonté du romancier à communiquer son ethos, l’ethos insulaire, à son auditoire antillais. C’est ainsi qu’on peut recevoir les conseils précieux d’Arakélo qu’il répète en litanies dans Sartorius. Le roman des Batoutos (1999) : « Ne faites pas à d’autres, qui de surplus sont vos frères, ce que les anciens oppresseurs vous ont fait. […] Les cicatrices sur votre corps témoignent pour la justice, non pas pour l’orgueil ni la vanité » (259).
Précisons ici que l’œuvre romanesque glissantienne laisse transparaître des traits de caractère éthiques, mais il s’agit également des mœurs qu’il aspire ancrer chez son auditoire antillais, lesquelles mœurs, une fois assimilées par celui-ci, seront à même de lui permettre de quitter le gouffre de la dépendance et de s’adonner davantage à l’inventivité culturelle. Dans ce cadre s’inscrit la formule de Michel Meyer : « [la] rhétorique est au service de cette identité évolutive en montrant qu’à chaque stade l’individu fait preuve de l’ethos qui convient » (Meyer 2010, 40). Les récits et commentaires des romans de notre auteur ainsi que les discours des différents personnages participent du même fait : l’élaboration d’une image morale honorante, laquelle image n’est autre que celle de l’ethos glissantien. Écoutons, à ce propos, l’analyse pertinente de Michel Patillon :
Cette catégorie […] ne s’applique pas seulement à l’argumentation, mais à l’ensemble de la littérature, et on dira, d’une façon générale, que l’ethos qualifie ici un énoncé dont certains composants peuvent conduire l’auditeur à accorder sa confiance au locuteur. D’un autre côté, l’ethos en tant que fiction littéraire consiste à faire paraître dans les discours ou les actes d’un personnage une qualité morale. On a donc ici une double restriction, d’une part, aux discours, d’autre part, à la qualité morale du locuteur dans ses rapports avec la crédibilité (110).
Il n’est pas inintéressant de préciser dans cette mesure que l’ethos de l’auteur antillais s’apparente plus à l’ethos cicéronien, car, selon Michel Meyer, pour Cicéron, « c’est l’ethos qui prime. Il est conçu davantage comme mise en avant des vertus propres à l’orateur, qui sont autant sociales que morales, vu la hiérarchie sociale qui définit les devoirs et les prérogatives de chacun, jusque dans les bornes de la prise de parole » (Meyer 2010, 19).
À cet égard, il importe pour nous de signaler, avec Michel Meyer, que « la rhétorique se définit dans tous les cas par une structure triadique. On y trouve un orateur, un message et un auditoire auquel on s’adresse par l’intermédiaire d’un langage, qui n’est d’ailleurs pas forcément verbal » (20). Et cette liaison tripartite, qui s’était déjà manifestée chez Aristote au travers des catégories suivantes, ethos-logos-pathos, chez Jakobson : émetteur-message-récepteur, ou encore chez Austin : illocutionnaire-locutionnaire-perlocutionnaire, saurait se traduire chez Glissant de la sorte : le romancier antillais-son œuvre romanesque-son auditoire caribéen (mais aussi occidental). Autrement dit, Glissant est sensible à cette preuve pathétique qui représente un maillon fort de sa rhétorique, comme l’a bien souligné l’auteur dans Sartorius. Le roman des Batoutos (1999) par la bouche de l’un de ses protagonistes qui cherche à percer le mystère des peuples invisibles, les Batoutos : « Tout village que vous ne voyez pas est pathétique » (45). L’auteur reconnaît l’impact que la parole de l’orateur a sur le pathos de son auditoire insulaire. C’est dans ce sens qu’on peut lire dans Tout-Monde (1993) : « Elle le regardait par en dessous, avec cette vigilance rusée des personnes qui prennent le temps de parler puis attendent de vérifier l’effet de leur parole sur vous » (211).
C’est dans cette perspective argumentative, dialogique et communicationnelle que l’ethos glissantien retrouve son efficacité. Ainsi peut-on lire, dans Sartorius. Le roman des Batoutos (1999), ce passage qui rend compte de l’importance du logos romanesque, comme médium permettant au romancier-orateur de s’adresser à ses concitoyens, leur prodiguant conseils et recommandations :
Sa science des langues lui permit très vite de leur parler. « Je suis vivant, dit-il, après combien de morts, et c’est pour me rassembler avec moi-même, j’ai été si longtemps dispersé, comme un clan d’antilopes qui galopent pour échapper, je veux être d’un seul morceau comme chacun de vos troupeaux de buffles. Je suis un Batoutos, à vous je le dis, vous pouvez voir l’invisible. Je n’ai rien confié à mes frères, partout où j’ai rencontré leurs misères, mais j’ai rassemblé leurs cris et je vous les porte. J’ai passé par les terres comme un vent qui veut réunir. » Il leur signala que ceux de leur race avaient été réduits en esclavage là-bas dans l’Est (121).
Il convient également de mentionner à ce propos que l’ethos, à l’instar du pathos et du logos glissantiens, fait partie intégrante de tous les genres oratoires comme le précise Michel Meyer : « Ces trois genres ont tous une composante d’ethos, de pathos et de logos. L’auditoire juge si c’est beau (épidictique), juste (judiciaire) ou utile (délibératif) » (Meyer 2011, 14). Il va de soi donc que l’ethos du romancier antillais, tout comme le logos et le pathos, constitue un facteur de télescopage de ces genres oratoires qui régissent l’œuvre romanesque de Glissant, qui, eux, s’emmêlent, autorisant l’ethos de l’auteur de mander à son auditoire de récupérer sa mémoire collective, de chanter son antillanité et de vaquer à l’édifice du « devenir » (Glissant 1990, 207) de son pays. Tout ce projet ambitieux doit s’effectuer, si l’on en croit à l’ethos du romancier martiniquais, loin de tout esprit de représailles, de la violence et de l’arrogance. C’est ce que l’auteur s’emploie à exprimer dans Mahagony (1987) : « Rêver le tout-monde, dans ces successions de paysages qui, par leur unité, contrastée ou harmonique, constituent un pays. Descendre le contraste, ou le remonter, dans l’ordre des pierres, des arbres, des hommes qui participent, des routes qui s’efforcent. Trouver en soi, non pas, prétentieux, le sens de cela qu’on fréquente, mais le lieu disponible où le toucher » (218).
L’on arrive ici à toucher aux valeurs distinctives de l’ethos glissantien, lesquelles valeurs donnent sans doute libre cours au romancier pour qu’il exerce son autorité dans l’optique de garantir à son discours une bonne réception et l’efficacité auprès de son auditoire. À cet égard, précisons que l’ethos propre à Glissant, et qui se profile tout au long de ses romans, est « vertueux, parce qu’il se distingue par des vues positives et claires » (2010, 113), selon les termes de Michel Meyer. Ainsi peut-on lire dans Le Quatrième siècle (1964) le passage qui met en lumière la force de caractère dont se distingue Liberté, qui, obéissant aux valeurs éthiques nobles dont fait montre l’ethos romanesque glissantien, arrive à dompter ses penchants agressifs : « Il trouva là comme un complément, ou un antidote, à sa propre violence sans apprêts » (160). Il s’agit ici de la « preuve éthique », comme l’indique Christelle Reggiani : « La preuve éthique (ou première preuve subjective) concerne la deuxième composante de l’acte de communication : le locuteur. S’il souhaite que son argumentation emporte la conviction de son auditoire, l’orateur doit en effet être crédible auprès de ce public » (2001, 14). L’ethos du romancier antillais s’érige en « principe (voire comme argument) d’autorité ». C’est que « [l’éthique] de l’orateur est son “expertise” d’homme, et cet humanisme est sa moralité, qui est source d’autorité » (Meyer 2011, 20-21). Il importe pour nous de rappeler que ladite autorité ne doit, en aucun cas, basculer dans la violence ni dans l’absurde. L’on se fiera, dans cette mesure, à Roland Barthes qui, à son tour, se réclame d’Aristote en disant : « L’ethos est au sens propre une connotation : l’orateur énonce une information et en même temps il dit : je suis ceci, je ne suis pas cela. Pour Aristote, il y a trois “airs”, dont l’ensemble constitue l’autorité personnelle de l’orateur : 1. phronèsis : c’est la qualité de celui qui délibère bien, qui pèse bien le pour et le contre : c’est une sagesse objective, un bon sens affiché » (1985, 146).
Dans La Lézarde (1958), où les personnages tentent de se désaliéner en ayant recours au meurtre, l’auteur, ne pouvant aucunement souscrire à la rancœur, ni à la violence, car la révolte qu’il entend généraliser dans les Caraïbes est intimement liée à « la profondeur de la révolution dans les mentalités, et de sa réalité dans les structures sociales » (Glissant 1981, 466), revient notamment sur la prépondérance accordée à la sagesse : « En somme, c’était la part qu’on accordait aux maniaques, à ceux qui ne pouvaient consentir à la gaieté commune et dont les instincts auraient peut-être risqué de perturber l’explosion de joies (y introduisant un feu prolongé de division, d’agressivité) : il y avait quelque sagesse dans cette première et si matinale occupation de la journée » (168-9).
Pour ce qui est de la deuxième qualité morale du romancier caribéen, elle a trait au deuxième « air » qu’est l’« arétè ». Il est question, toujours selon Roland Barthes, de « l’affiche d’une franchise qui ne craint pas ses conséquences et s’exprime à l’aide de propos directs, empreints d’une loyauté théâtrale » (1985, 146). C’est sous cet angle qu’on peut estimer à leur juste valeur les questions puisées dans Le Quatrième siècle (1964) : « Pourquoi la colère et la violence vont-elles par chemins détournés, à cette première génération ? Est-ce qu’ils ne pensaient pas qu’il fallait d’abord apprendre le pays, dans le bas aussi bien que sur les hauteurs ? » (170). Dans ce roman, le dialogue entre Mathieu Béluse et Papa Longoué est placé sous le signe de la franchise dont la sagesse est tributaire, comme l’explicite immanquablement ce passage : « Et ainsi, une fois qu’on avait consenti que le combat était inévitable, il fallait accepter que la violence tue la grâce » (166).
S’agissant de la troisième qualité éthique de notre auteur, elle se lie viscéralement à la bienveillance. « 3. eunoia : il s’agit de ne pas choquer, de ne pas provoquer, d’être sympathique (et peut-être même : sympa), d’entrer dans une complicité complaisante à l’égard de l’auditoire » (Barthes 1985, 146). C’est justement dans cette perspective que l’auteur se détermine, dans Ormerod (2003), pour la réconciliation entre l’ancien Maître et l’ancien esclave, au lieu de céder à la rancœur et aux représailles : « Preuve que le vent n’a pas gardé mémoire vengeresse, il fait unanimement de ces Ports, de la Manche ou de la Guyenne, sans distinction, autant de plaisirs atlantiques purs » (218). En ce qui concerne l’ethos glissantien, la réplique de Thaël dans La Lézarde (1958) est on ne peut plus éloquente : « — Je ne déteste personne ! » (126).
L’ethos de l’écrivain mise beaucoup sur la clairvoyance, sur la bienveillance et sur la sincérité, lui qui se décide délibérément pour l’équinoxe civilisationnel, sous le signe duquel doivent se placer toutes les communautés et cultures. C’est en ce sens que ce volet du Tout-Monde (1993) rend particulièrement compte de la dialectique phénoménologique glissantienne, laquelle repose sur une interaction équilibrée et non aliénante entre soi, d’une part, et les autres, d’autre part, c’est-à-dire entre l’ipséité et l’altérité :
LE LIEU. — Il est incontournable. Mais si vous désirez de profiter dans ce lieu qui vous a été donné, réfléchissez que désormais tous les lieux du monde se rencontrent, jusqu’aux espaces sidéraux. Ne projetez plus dans l’ailleurs l’incontrôlable de votre lieu. Concevez l’étendue et son mystère si abordable. Ne partez pas de votre rive comme pour un voyage de découverte ou de conquête. Laissez faire au voyage. Ou plutôt, partez de l’ailleurs et remontez ici, où s’ouvrent votre maison et votre source. Circulez par l’imaginaire, autant que par les moyens les plus rapides ou confortables de locomotion. Plantez des espèces inconnues et faites se rejoindre les montagnes. Descendez dans les volcans et les misères, visibles et invisibles. Ne croyez pas à votre unicité, ni que votre fable est la meilleure, ou plus haute votre parabole. — alors, tu en viendras à ceci, qui est de très forte connaissance : que le lieu s’agrandit de son centre irréductible, tout autant que de ses bordures incalculables (31).
En dernière analyse, il n’est pas sans intérêt de mettre en exergue la sagesse, la sincérité et la sympathie dont s’arme l’ethos du romancier caribéen ainsi que la grandeur de son âme, sa tolérance et son ouverture aux autres, à toutes les identités et cultures de « la totalité-monde » (Glissant 2010, 47), y compris à ceux qui n’ont eu de répit d’asservir les siens et de les réduire à néant. À cet égard, la formule de Roland Barthes acquiert une importance capitale : « En somme, pendant qu’il parle et déroule le protocole des preuves logiques, l’orateur doit également dire sans cesse : suivez-moi (phronèsis), estimez-moi (arétè) et aimez-moi (eunoia) » (1985, 146).
Une stratégie rhétorique anti-prédatrice
Parmi les privilèges du projet à la fois heuristique et gnoséologique qui impulse la rhétorique glissantienne, figure celui de faire naître un art, une poésie et une littérature. Autrement dit, ce savoir qui découle de l’éloquence insulaire est une source intarissable de poétique, et Glissant s’en réclame, dans Poétique de la Relation, en ces termes : « Le dernier moment de la connaissance est toujours une poétique » (154). Partant, la rhétorique qui corrobore l’écriture, la poétique et l’œuvre romanesque de l’écrivain antillais se désolidarise, en définitive, des prêts-à-porter de la culture essentialiste. Elle se départit du statisme qui frappe, de plein fouet, la culture insulaire pour s’inscrire dans une mouvance génératrice de création artistique, sans pour autant céder le pas à l’enfermement et à l’égocentrisme. Autant dire que cette rhétorique anti-prédatrice est placée sous le signe de ce que le romancier appelle « poétique de la Relation ». C’est dans cette optique que la formule de Glissant, extraite de son essai Traité du Tout-Monde, trouve sa résonnance la plus parlante : « Quand nous disons : rhétorique, nous n’entendons pas ainsi un corps de préceptes savamment mis en œuvre ni une ruse de la dialectique, mais une dynamique aventurée de la parole, un pari qui s’expose, dans la relation dehors-dedans, soi-monde, existence-expression » (135).
Dans cet ordre d’idées, il faut pointer l’un des principes opérants de la rhétorique qui travaille l’écriture et le projet culturel de Glissant : il est question de la dimension heuristique qui saurait nous permettre de découvrir l’univers antillais, univers au sein duquel naît la rhétorique et la poétique de l’écrivain martiniquais. Cette découverte n’est pas sans nous renseigner sur les abus esclavagistes et l’avancée colonialiste, découverte qui représente le nerf du projet gnoséologique dont est investie l’éloquence glissantienne. À cet égard, Olivier Reboul nous rappelle : « En réalité, si l’on se sert de la rhétorique, ce n’est pas pour obtenir un certain pouvoir ; c’est aussi pour savoir, pour trouver quelque chose. Et c’est là la […] fonction de la rhétorique […] qu’on nommera “heuristique”, du verbe grec euro, euréka, qui signifie trouver. Bref, une fonction de découverte » (Reboul 2001, 9-10).
Lorsque l’Antillais s’exprime, il ne fait, en réalité, que se révolter contre le système esclavagiste dont il est le produit tout autant qu’il revendique sa dignité d’être humain ayant le plein droit à la liberté et à l’égalité parmi les humains, et ce, en dépit du racisme et de toutes sortes d’ostracisme. Joëlle Gardes Tamine cite à cet égard Isocrate :
Isocrate (436-388 av. J.-C) affirme que la parole est ce qui distingue l’homme de l’animal et qu’elle est la condition du progrès, quel que soit le domaine envisagé : « […] rien de ce qui se fait avec intelligence n’existe sans le concours de la parole : la parole est le guide de toutes nos actions comme de toutes nos pensées ; on recourt d’autant plus à elle que l’on a plus d’intelligence » (Gardes-Tamine 2011, 10).
Dès lors, l’orateur antillais ne peut adhérer à une rhétorique qui fait table rase de l’intelligence et de la raison humaines et cultive le mensonge, les leurres et l’équivoque pour maintenir séculairement les Antillais sous le joug de l’asservissement. Il s’agit ici, bien entendu, de la rhétorique dont se servent les esclavagistes qui, eux, n’ont d’autre souci que de satisfaire leur ambition impérialiste et assouvir leur avidité mercantiliste. De fait, Glissant prend conscience, comme il le revendique avec force dans Traité du Tout-Monde, de la nécessité de « concourir à la trame d’une rhétorique, seule capable [d’établir un] rapport d’un vivre à un dire [et non] de fournir excuse au scandale de la condition humaine […] » (133).
De ce point de vue, la rhétorique de Glissant met en œuvre une démarche heuristique qui discrédite la version historique des colonialistes et s’emploie à retracer l’histoire de la conquête, du déracinement et de l’asservissement dont les ancêtres du penseur étaient en proie quatre siècles durant. Il s’agit d’approcher cette « situation de ténèbres » (Glissant 1997, 196). Somme toute, cette rhétorique s’évertue à faire parler le silence, à métamorphoser l’absence en présence, à ressusciter les morts des enclaves sépulcrales transatlantiques et de délivrer « les damnés de la terre » (1961), selon la formule de Frantz Fanon. C’est que « [la] rhétorique surgit toujours en période de crise »2, selon les termes de Michel Meyer, qui ajoute à bon escient : « Parler, c’est soulever une question. Écrire aussi. C’est pourquoi on ne parle pas de ce qui va de soi » (Meyer 1993, 73).
Glissant s’en remet à la rhétorique classique sans être pour autant un simple imitateur des grands maîtres de cette rhétorique. Si, tout comme Barthes, il admire l’« ancienne rhétorique » (Barthes 1985, 85) et s’avère être « souvent saisi d’excitation et d’admiration devant la force et la subtilité de cet ancien système rhétorique, la modernité de telle de ses propositions » (Barthes 1985, 85), l’orateur antillais ne peut se fier entièrement à une rhétorique qui cultive le nombrilisme culturel, en l’occurrence occidental, et fait l’impasse sur l’altérité. De fait, il se démarque du caractère monolithique et unidimensionnel de cette rhétorique. Et l’écrivain tente, dans Traité du Tout-Monde, de faire le point sur cette question :
Les rhétoriques traditionnelles continuent d’être unilingues et unilatérales. Elles ne conçoivent pas les diffractions de notre temps ni les écarts ni les vertigineuses attractions de toutes langues données. Elles ne se conçoivent qu’en l’exercice d’une seule langue, laquelle a délimité ses périodes dans la linéarité que nous avons dite (avant et après Jésus-Christ) (112).
Aux yeux de Glissant, la rhétorique est le fondement ainsi que la boussole de l’œuvre artistique, poétique et romanesque, laquelle demeure une manifestation créative culturelle immédiate, non seulement individuelle, mais plutôt, et par-dessus tout, collective. Il s’agit là du projet d’une communauté qui entre en interaction avec d’autres communautés et peuples sur l’échiquier culturel humain mondial. C’est ce que l’écrivain souligne avec insistance dans L’Intention poétique, en pointant l’intérêt de la triple dimension dont se dote toute œuvre d’art :
Trois fois l’œuvre concerne. En ce qu’elle est pulsion d’un groupe d’hommes : communauté ; en ce qu’elle se noue au vœu d’un homme : intention ; en ce qu’elle est ouvrage et drame d’humanité qui continue ici : relation. La terre du groupe, le langage de cet homme, la durée pour l’humain : tels, les éléments de la poétique, de l’un à l’autre joués […] (25).
C’est que le romancier antillais s’applique, à la pointe de l’éloquence, à communiquer un message à ses compatriotes dans l’intention de les avertir des vérités qui concernent leur histoire et leur identité, de les éclairer sur les carcans du colonialisme et de l’ostracisme sous lesquels ils fléchissent, et de leur donner, par conséquent, conscience et volonté afin qu’ils puissent briser leur mutisme, sortir de leur engourdissement, répondre de leurs actes et participer activement à la créativité culturelle mondiale. Bref, eu égard aux visées de la rhétorique insulaire qui régit et génère l’œuvre littéraire et artistique de Glissant, les propos de Chaïm Perelman semblent résonner avec une particulière acuité :
Comme l’argumentation se propose d’agir sur un auditoire, de modifier ses convictions ou ses dispositions, par un discours qu’on lui adresse et qui vise à gagner l’adhésion des esprits, au lieu d’imposer sa volonté par la contrainte ou le dressage, c’est déjà une qualité non négligeable que d’être une personne à l’opinion de laquelle on attache quelque valeur. De même, il est important de pouvoir prendre la parole dans certaines circonstances, d’être le porte-parole d’un groupe […] et d’être écouté (Perelman 2000, 29).
La quête de la vérité travaille la réflexion de Glissant, représente l’un de ses soucis majeurs et incarne l’une des pièces maîtresses de sa rhétorique. Le penseur antillais bat en brèche le monolithisme de la rhétorique occidentale et récuse l’affabulation dont elle s’accompagne. Autrement dit, Glissant pour qui « [un] langage, c’est cela d’abord : la fréquentation insensée de l’organique » (1997a, 86) préconise une heuristique permettant de sonder les principes intrinsèques des choses, surtout lorsqu’il s’agit de l’émergence du peuple antillais qui doit quitter la cité infernale de la soumission. Dès lors, le romancier ne peut souscrire à une rhétorique qui s’emploie à étouffer « les histoires des peuples », y compris, bien évidemment, celle de la communauté antillaise. C’est ce qu’il développe en particulier dans Traité du Tout-Monde :
Ces systèmes qui engendrent des rhétoriques, ne témoignent pas pour une peur millénaire, mais avec beaucoup de finesse pour une conscience de la multiplicité nouvelle du monde et pour la nostalgie de ne plus pouvoir le régir, de ne plus faire l’Histoire. Ces rhétoriques sont le lasso ingénieux ou le lacet imparable que la pensée occidentale (dans ce qu’elle offre de plus alerte) a passé au coup de l’Histoire. C’est ce qu’ils font. Relativiser l’Histoire, sans accepter pourtant de recevoir les histoires des peuples (106).
C’est dire que cette rhétorique adhère à une dynamique antipodale à l’ordre vertical et expansionniste de la conquête impérialiste occidentale, laquelle se passe des autres ethnies et cultures. Pour ce faire, la rhétorique glissantienne adopte une heuristique ethnographique et anthropologique, en mettant en jeu le kaléidoscope multifocal de l’altérité qui détermine et marque de son sceau le caractère hétérogène et hétéroclite des civilisations et des races. Précisons ici que la rhétorique qui étaie le projet littéraire glissantien est à même de contrer les systèmes hégémoniques et réificationnels qui pèsent lourd sur le réel et le sort des Antilles.
Il est opportun de mentionner, à ce niveau d’analyse, que dans la logique oratoire glissantienne nous avons affaire non à la rhétorique, mais à une rhétorique parmi d’autres. Autant dire que chaque peuple, chaque culture, chaque communauté, chaque littérature, chaque œuvre d’art et même chaque discours pourrait être investi d’une rhétorique qui lui est spécifique.
Descendre pour atteindre les sites infernaux de la mémoire de l’esclavage ne va pas, pour le romancier martiniquais, sans plonger au fin fond des sphères subaquatiques où des milliers de transbordés furent lestés de boulets et jetés par-dessus bord dans l’océan Atlantique. Et dérouler le fil d’Ariane pour avoir accès à ce labyrinthe sépulcral ne peut se faire sans recourir à l’impulsion judiciaire. Autrement dit, cette impulsion, articulée autour du procès, autorise l’auteur à braquer la lumière sur le véritable historique de l’itinéraire des déportés et, par conséquent, à récuser le faux et à s’attaquer au masquage et au camouflage dont s’agrémente la version historique des prédateurs colonialistes. Aussi est-il besoin de rappeler ici que, sans reconstruire la véritable Histoire des Antillais et sans refaire son montage via, tout d’abord, le genre judiciaire dont s’arme la rhétorique révoltée, les auditeurs antillais ne seront pas à même de récupérer leur mémoire historique, ni d’exalter leur antillanité, ni de se pencher sur leur devenir. Le romancier caribéen met en jeu l’impulsion judiciaire, dont le temps est le passé et dont la visée est la justice, et traite de la gravité des crimes esclavagistes dans l’objectif de dissiper l’ignorance de son auditoire et de l’avertir de son passé. Cette connaissance ainsi que l’accusation d’atrocité des Conquistadores seraient assurément la base solide sur laquelle les transbordés peuvent reconstruire leur identité morcelée et seront en mesure de se charger de leur devenir. À cet égard, l’auteur cherche, à travers la dynamique argumentative inhérente au genre judiciaire, à faire adhérer ses lecteurs au jugement qu’il porte sur les invasions barbares des oppresseurs.
Le jugement que les Antillais doivent ainsi porter sur leur passé décidera de leur présent, de leur avenir, mais aussi de leur vision du monde. C’est dans ce sens qu’on peut lire dans La Lézarde (1958) : « Thaël découvrait en Mathieu la zone innommée, et torride, que chacun porte en soi, invisible pour soi. C’étaient les souffrances passées, les tourments impurs, et les défaillances : ce qui fixe déjà la solitude future. Mathieu bâtissait le monument de sa désolation » (24). Dans Tout-Monde (1993), le continuum chronologique acquiert une importance particulière, en ceci qu’il incarne une hantise qui tourmente les esprits des protagonistes et lancine l’auteur qui compare le surgissement du passé antillais à des éruptions volcaniques, source d’angoisse, d’anxiété, voire de démence pour les insulaires :
D’abord vous dévalez dans des espèces de volcans de temps, de tous les temps que vous avez connus. Vous criez, c’est ce que vous faites de mieux, quand vous tombez ainsi de temps en temps, c’est-à-dire, non pas de moment en moment, mais en folie, et littéralement, de siècle en siècle, si vous pouvez considérer ce que c’est qu’un siècle, un nègre est un siècle, dans ce maelström, et vous tombez ainsi dans tous ces ascendants ah ! qui ne pouvaient pas même imaginer ce que serait qu’un descendant, et vous roulez de morne en morne et de man-fouti en man-fouté, de carnaval en carnaval, et à la nuit démâtée vous frottez contre tous les coins de muraille […] (18-9).
Le romancier fournit l’enseignement nécessaire à ses auditeurs afin de les mettre devant leurs responsabilités quant à la récupération de leur mémoire collective et à l’exaltation de leur identité et culture insulaires. Autant dire que l’impulsion judiciaire est ici mise en œuvre dans l’intention non seulement d’intenter un procès contre les colonialistes, mais aussi, et par-dessus tout, de dénoncer l’oubli dont sont victimes les Antillais. Il s’agit dès lors de retracer toutes les péripéties de l’histoire des Noirs, raflés sur le continent africain et transbordés vers le Nouveau Monde. C’est dans ce sens que le narrateur revient, dans Tout-Monde (1993), autant sur la manière dont l’Antillais subit les contrecoups de l’oubli que sur l’importance capitale de la mémorisation de son passé :
Ce que je voulais, c’est l’oubli, monsieur.
On m’a oubliée, tellement que je pèse à peine sur terre. Ce qui me retient sur la terre, c’est que plus je vais, plus je songe. Le poids de mémoire grandit pour moi, c’est ma manière de vieillir. On m’oublie, mais moi je n’oublie pas (245).
Précisons à ce propos que la véritable Histoire des transbordés n’est pas celle que les esclavagistes ont voulu méthodiquement évacuer, mais surtout celle que les Antillais vont forger ou édifier de leurs propres mains, comme le confirme l’auteur par la bouche de Mathieu dans La Lézarde (1958) : « L’histoire de notre peuple est à faire » (81). Cela revient à dire que ce n’est pas uniquement par le truchement du réquisitoire que l’écrivain compte faire le procès des dominateurs, mais surtout par le passage à l’acte, qui, lui, tiendra lieu de base pour l’édification de l’Histoire et de la culture antillaises. L’édification de ce monument ne peut s’ériger sous l’égide des parrains occidentaux : « Je ne sais pas (je vais grandir en cette histoire) qu’en la rivière est signifié le vrai travail du jour ; que cette courbe autour de la cité est pour cerner un peu d’humanité, pour rassurer les hommes, les aider. » (31), lira-t-on ainsi dans La Lézarde (1958). En bref, le vrai châtiment que le romancier peut infliger aux criminels occidentaux réside, avant tout autre chose, dans la création culturelle et consiste, pour les Antillais, à prendre leur sort en main et à vaquer à leur devenir. Sous ce rapport, d’après lequel le délibératif conditionne et couronne, en même temps, le judiciaire, l’Histoire prend une tout autre forme, comme l’a bien noté l’auteur dans Mahagony (1987) : « Les dates meurent vite, m’avait dit Raphael. Ne nous soucions pas de leur éphémère logique […] La date qui importe est celle d’avenir » (250).
En somme, le procès que l’écrivain engage, dans son œuvre romanesque, contre les colonialistes est indissociablement lié au plaidoyer qu’il entreprend pour défendre la cause et la culture antillaises, et ce, en exhortant les Antillais à recouvrer leur mémoire historique, à magnifier leur paysage archipélique et à se charger de leur propre sort. C’est d’ailleurs ici le lieu de souligner que la visée délibérative ne trouve sa signifiance profonde qu’en régissant en même temps l’impulsion judiciaire et l’éloquence épidictique, dans le sens où c’est par et à travers les conseils et les déconseils — propres au délibératif — qui traitent de l’opportun et de l’inopportun des décisions à prendre que le romancier invite ses coénonciateurs à concrétiser l’intentionnalité régissant, et le procès, et la plaidoirie. Cela ne peut se réaliser, de l’aveu de l’auteur dans Ormerod (2003), en dehors des actions culturelles et sociétales responsables et conscientes : « Le goût est d’inventer d’abord, de vanter ensuite […] » (354).
Nous pensons donc que c’est uniquement par le truchement de l’entreprise artistique et culturelle dans l’aire des Caraïbes que l’écrivain, échappant à la « fatalité rhétorique » (Glissant 2010, 36), incite ses lecteurs antillais à prendre leur revanche sur les impérialistes. C’est aussi à la lueur de cette lecture que nous pouvons appréhender la « vision prophétique du passé » que Glissant s’attache à communiquer à ses lecteurs, vision qui va avoir une importance capitale, puisque c’est là que va s’exercer le ministère de l’esthétique, voire de la proposition politique de l’écrivain qui confirme que :
C’est une idée qui m’a beaucoup intéressé parce que j’y ai retrouvé une autre idée que j’ai formulée, celle de la vision prophétique du passé. Le passé ne doit pas seulement être recomposé de manière objective (ou même de manière subjective) par l’historien, il doit être aussi rêvé de manière prophétique, pour les gens, les communautés et les cultures dont le passé, justement, a été occulté (1996, 86).
En quel sens donc le projet politique de l’écrivain caribéen tient-il lieu de promotion des valeurs citoyennes ?
Les valeurs citoyennes et le projet sociétal antillais
D’emblée, il importe de rappeler que le penseur antillais rejette en bloc ce qu’il appelle « le processus de départementalisation d’un peuple démuni » (Glissant 1981, 249)3. Il récuse cette « idéologie d’assimilation à l’Autre » (364), dépersonnalisation et assimilation constituant les causes de l’aliénation des Antillais ainsi que de leur aveuglement sur la réalité de cette aliénation dont ils sont l’objet : « Les gens alentour n’imagineraient pas ce qui barattait là par-dessous. Il y avait trop d’à-plat de confort pour qu’on soupçonne les balans de magie sans magie qui tournaient sous l’apparence des existences. Le pays, c’était comme Artémise, agonisait, en marge des splendeurs plates et des dérélictions du pays nouveau. » (592), lira-t-on ainsi dans Tout-Monde (1993).
Il faut préciser ici que, dans l’esprit de Glissant, les Caribéens sont doublement aliénés. D’une part, ils sont pris dans le piège qui leur a été tendu par les colonisateurs, lesquels procèdent impitoyablement à leur récupération et à leur réification, si bien qu’ils les transforment en consommateurs passifs, incapables même de se voir dans un miroir autre que celui des accapareurs. Ces oppresseurs ne conçoivent d’ailleurs rien en dehors des valeurs marchandes du système mercantiliste qui atteint son apothéose au lendemain de la poussée colonialiste, dans le fleurissement de l’idéologie capitaliste. Le constat de Glissant, dans Faulkner, Mississippi, s’avère ici fort éloquent : « Toutes les pensées de systèmes, la puissance et la gloire de leurs créations, proviennent de ce double mouvement : prévoir, découvrir-conquérir » (159). D’autre part, ils semblent se complaire dans cette atmosphère de dépendance et d’ostracisme, dans ce « chantier de la mort » (Glissant 1958, 71) ou « à cet hôpital vétuste, lépreux, tremblant » (11). Dès lors, le romancier martiniquais tourne en dérision la conduite de ses concitoyens, parce que l’incurie devient chez eux un mode de vie privilégié, si bien qu’ils voient le monde par procuration, à travers les yeux des anciens esclavagistes. Ce passage, puisé dans La Case du commandeur (1981), où Marie Celat s’insurge contre les pouvoirs en place et se décide à faire face aux forces dominatrices, s’avère dans ce contexte fort significatif :
Le pays n’allait pas si mal, il ne fallait pas exagérer. Ni la famine endémique, les massacres ni la torture, le désert ni les épidémies, macoutes ni escadrons de la mort, colonels fascistes ni pelotons d’exécution ne peuplaient nos mornes pour les dépeupler. On était même obligé de limiter sur les naissances, selon les plans de Paris, pour combattre le seul ennemi, la démographie galopante. La race des Nègres est déjà trop nombreuse comme ça (1997c, 181).
Avant de communiquer son projet politique à ces lecteurs, Glissant s’emploie à dresser un réquisitoire complet et enflammé tout autant contre l’insouciance des dominés que contre les systèmes colonialistes, comme il le souligne dans Le Discours antillais :
Du mythe persistant des « Isles » paradisiaques à la fausse semblance des Départements d’Outre-Mer, il semblait que le destin des Antilles de langue française fût de se trouver toujours en porte-à-faux sur leur réalité. Comme s’il n’était jamais donné à ces pays de rejoindre leur nature vraie, paralysés qu’ils étaient par leur éparpillement géographique et aussi par une des formes les plus pernicieuses de colonisation : celle par quoi on assimile une communauté (15).
Dans quelle mesure le romancier martiniquais réussit-il à persuader ses concitoyens caribéens du projet sociétal antillais qui procède de sa contre-épopée romanesque ?
À l’évidence, l’écrivain antillais recourt à l’instance de l’argumentativité et à la fonction suasoire dont s’enrichit sa rhétorique, dans le but d’asseoir une tradition démocratique de débat et de discussion, laquelle tradition démocratique tient lieu d’agora antillaise, en ceci qu’elle accorde un intérêt particulier au rassemblement de la communauté et la résolution pacifique de ses propres problèmes. C’est également dans ce sens que la polis caribéenne pourrait mettre en vigueur ses propres institutions administratives et sociales. Ce passage, repéré dans Sartorius. Le roman des Batoutos (1999), revient encore une fois sur la portée considérable que revêt la discussion dans le contexte antillais. Le narrateur y met à l’index le silence et l’insouciance dans lesquels une grande majorité de ses compatriotes se complaît et se barricade :
La communauté alliait la pratique des longues discussions dans ces vestibules aérés à l’expérience d’un silence sans fond dans la demi-ténèbre des cases rondes. Qu’importe que vous y soyez des spécialistes de la palabre ou des possédés de la méditation, ce que vous diriez des rhétoriqueurs et des métaphysiciens ou des sophistes et des gourous. Les Batoutos se sont trouvés indifférents à ces distinctions (47).
Dans cette mesure, l’écrivain antillais remet en question l’atmosphère géopolitique glauque où sombrent les Caribéens, en raison de leur « rattachement » aux puissances internationales ; c’est que « vous connaissez qu’il s’agit du Tricentenaire de l’attachement à la France : 1635 – 1935. La chronique officielle dit : Le “Rattachement” » (231), lira-t-on dans Mahagony (1987).
Toutefois, le romancier martiniquais ne se borne pas à remettre en cause les systèmes réificateurs. Il accrédite la visée délibérative et s’attache à prodiguer des conseils à ses concitoyens afin qu’ils repensent « la question du bonheur » (Glissant 1993, 253), en la replaçant sous l’égide de l’autonomie, de l’indépendance et de la liberté et en l’apercevant loin de « la guillotine de la République » (Glissant 2003, 250).
Précisons à ce propos que l’écrivain martiniquais s’érige en tribun antillais qui fait de sa rhétorique et de son œuvre romanesque une tribune archipélique qui l’autorise à élaborer un projet sociétal propre aux Caribéens. Il tâche de mettre ceux-ci en garde contre la « dispersion de temps et d’espace » (Glissant 1993, 367) et les invite, du coup, à embrasser « l’ordinaire des raccordements » (188) entre leurs îles éparpillées. C’est bien là le cœur du projet politique glissantien qui s’articule foncièrement autour de la volonté de réunir les Antillais. C’est sur quoi l’écrivain met l’accent dans Traité du Tout-monde :
De même aurons-nous de nous réunir d’un seul corps pour tenter quelque grand ouvrage. Nous sommes accoutumés de penser en termes archipéliques, mettons nos actes en accord avec cette belle démesure, qui n’est ni désordre ni affolement […] Les peuples de la Caraïbe sont en nous, et nous sommes en eux. Contribuons s’il se peut à faire de ces Archipels des lieux tenaces dans le monde, superbement des lieux communs (226-7).
Quelles sont donc, à en croire l’écrivain martiniquais, les valeurs citoyennes que les Caribéens doivent cultiver dans l’objectif de concrétiser, dans leur entour archipélique, ce projet politique libérateur ?
L’ethos romanesque glissantien fait preuve de phronesis, d’arétè et d’eunoia, c’est-à-dire de sagesse pratique (de perspicacité), de vertu (et de courage) et de bienveillance (de volonté) dans le but d’inspirer à ses concitoyens la confiance, à la fois en lui, en tant qu’éveilleur de leur conscience, et en eux-mêmes, en tant qu’Antillais aptes à solliciter leur autonomie, sans pour autant céder à une autre forme de modélisation, ni basculer dans une sorte de « racisme antiraciste » (Sartre 2001, xiv). Partant, au lieu de rechercher le repentir de la part des dominateurs et de les amener à résipiscence, le romancier exhorte les Caribéens à s’émanciper par eux-mêmes du joug colonial, à se rassembler pour bâtir leur culture. Autrement dit, il les encourage à embrasser, en toute conscience, « la liberté, la rencontre entre les îles, le chemin caraïbe, la chose à construire » (Glissant 1993, 332).
C’est d’ailleurs à partir de ce point de vue que le penseur martiniquais engage ses auditeurs antillais, dans Mémoires des esclavages, à s’autovaloriser, c’est-à-dire à arrêter de quémander de la « repentance ». C’est là un leurre et surtout une perte de temps inutile :
Nous, descendants des anciens tenants de l’esclavage, nous croyons qu’il est aussi vain de se boucher les yeux que de se battre la poitrine. Un pays emprunte les voies et moyens que son temps lui permet, et il n’y a nulle manière de revenir sur un parcours historique, sinon par les évidences qu’on y projette et par le partage de ces évidences entre toutes les consciences : l’esclavage des Africains dans le Nouveau Monde a été un malfait dont nous ne croyons pas qu’il y ait lieu d’exiger repentance, sans non plus que l’évocation de cette idée de repentance déclenche en nous des crises de crispations exaspérées. Toute repentance est grande et généreuse, et il ne vaut pas, il est indigne, qu’on se batte autour de son évocation (140).
Soucieux de dépeindre l’image d’un ethos insulaire collectif, lequel se veut prudent, vertueux et bienveillant, l’écrivain exhorte ses concitoyens au refus de la domination et de l’exploitation ; « [l] » habitation devint un lieu de réunions et d’intrigues contre la domination espagnole » (264), lira-t-on dans Ormerod (2003). Dans La Lézarde (1958), le narrateur harangue la foule, par la bouche de l’un de ses personnages, pour l’inciter à la lutte contre l’oppression : « Que c’est cela le plus criminel : quand on vole à un peuple son âme, qu’on veut l’empêcher d’être lui-même, qu’on veut le faire comme il n’est pas. Alors il faut qu’il lutte pour ça […] » (227). Le romancier-orateur caribéen pousse ses compatriotes à se fédérer moyennant des actions citoyennes et solidaires, opérationnelles dans l’aire archipélique antillaise : « Notre manière de courir au Cercle de terres et au grand Rond de vérités. N’allons-nous pas débonder nos rivières, nettoyer nos bords-de-mer, relier notre Partage des Eaux et nos Bassins versants à toutes les Malicoulas ? » (573), lira-t-on dans Tout-Monde (1993). C’est dans cette mesure que Glissant conçoit l’« agir » dans son propre lieu et le « penser » avec le monde.
Quoi qu’il en soit, les valeurs citoyennes que l’écrivain antillais cherche à ancrer chez ses lecteurs insulaires sont globalement liées à la confiance en soi, à la conscience et aux actions citoyennes et sociétales que ces derniers doivent cultiver s’ils veulent être des citoyens caribéens à part entière, c’est-à-dire des citoyens autonomes et indépendants qui échappent à la mainmise des forces impérialistes : « Mais nous serons bientôt des citoyens […] » (1997d, 168), lira-t-on dans Malemort (1975).
Précisons, dans ce cadre, qu’il est primordialement question de deux valeurs fondamentales et que l’une ne peut se faire jour parmi les citoyens caribéens sans l’autre. On a affaire ici à deux valeurs citoyennes qui constituent l’épine dorsale du projet politique glissantien. D’un côté, il s’agit de pointer la responsabilité des Caribéens, en ce qui concerne leur existence ainsi que leur devenir. Responsabilité civique englobant tous les domaines de la vie sociétale et culturelle, et première condition de l’émancipation des Antillais, comme le soutient Glissant dans Le Discours antillais : « La conquête de la responsabilité technique globale est une nécessité. En affirmer l’idée est déjà une victoire sur le délaissement » (287). Dans cet extrait du Tout-Monde (1993), le narrateur lance, par la bouche d’Artémise, un appel vibrant à la mobilisation générale, dont le mot d’ordre n’est autre que l’assomption de responsabilités de la part des citoyens antillais :
« Vous êtes responsables ! » déclama Artémise, et elle appuyait sur ses deux pieds. « Si un quelqu’un raconte votre histoire, et si vous êtes dedans avec toutes vos dents, vous êtes responsable autant que le raconteur. Et vous Mathieu Béluse, vous êtes responsable ici ! Parce que vous n’avez pas déterminé ni votre commencement ni votre arrivage, et vous avez pris le plaisir à tourner dans le trou-bouillon (215).
S’agissant de la deuxième valeur citoyenne, elle conditionne l’efficience autant des devoirs des citoyens antillais que la réussite de tout le projet sociétal et culturel sur l’aire des Caraïbes ; il est question de la solidarité qui devrait sceller les liens entre les citoyens des différentes îles de cet archipel. Ce passage, repéré dans La Case du commandeur (1981), revient particulièrement sur la nécessité de la solidarité à l’échelle de tout l’archipel des Caraïbes :
- le Chargé de mission nous a formellement déclaré : “Soyez persuadés que tout sera fait dans le sens de l’amélioration radicale. Nos malades mentaux ont droit, tout comme les autres catégories de la population, à la réalité de la solidarité nationale.”
Nous ne suivrons donc pas les éternels dénigreurs, les esprits chagrins qui critiquent à tout bout de champ sans jamais affronter les problèmes réels (206).
Conclusion
Les remarques qui serviront de conclusion à notre approche de l’ethos romanesque de Glissant et de sa stratégie rhétorique décolonisatrice ainsi que du projet sociétal qui en résulte relèvent de deux ordres. D’une part, nous avons essayé de rendre compte de la dimension argumentative et de la portée pragmatique de la rhétorique glissantienne, en particulier de la pragmatique dont s’accroit le brassage des genres oratoires dans les romans glissantiens. Autrement dit, c’est sur la communication4 entre l’énonciateur et ses lecteurs, c’est-à-dire « l’ensemble de ceux sur lesquels l’orateur veut influencer par son argumentation » (Perelman & Olbrechts-Tyteca 1970, 25), que nous nous sommes penchés pour pouvoir dégager l’aspect argumentatif, persuasif, voire perlocutoire, aspect d’une importance cruciale pour le romancier martiniquais.
L’on a tenté ainsi de mettre en exergue les qualités de l’ethos romanesque glissantien, lequel invite ses auditeurs antillais à passer à l’acte de la production culturelle, en se détournant de la vengeance et en récusant toute forme de violence. C’est en ce sens que s’appréhende « l’image de l’Orator », en tant que « médiateur entre la sagesse et la Cité » (Fumaroli 2009, 16). Nous avons montré, à la suite d’Olivier Reboul, que, dans le cas d’Édouard Glissant, « [l’] ethos, c’est le caractère que doit prendre l’orateur pour inspirer confiance à son auditoire, car, quels que soient ses arguments logiques, ils ne peuvent rien sans cette confiance » (2001, 59). Dans Mahagony (1987), l’auteur n’hésite pas à mettre en relief ce trait de caractère, qu’il considère comme le levier et/ou le gage de toute véritable émancipation : « Aussi m’exerçais-je, répertoriant les cosses du passé, à une tranquillité d’écriture qui garantissait à mes yeux la seule liberté vraie par rapport à tout entour possible » (76). Nous avons vu en effet comment le romancier-orateur, en cherchant à docere (enseigner) son auditoire, s’emploie souvent à faire preuve de sagesse (phronèsis), de sincérité (arétè) et de sympathie (eunoia). Ce sont là les modalités qui sont, entre autres, mises à contribution par l’écrivain dans l’intention de garantir l’efficacité pragmatique de son logos romanesque, c’est-à-dire de remporter l’adhésion de ses auditeurs qu’il entend persuader par son projet culturel et poétique, en somme politique.
Pour ce qui est de la rhétorique anti-prédatrice, articulée autour des genres oratoires, elle exhorte les Antillais à s’affranchir des jougs de la dépendance pour prendre en charge leur devenir. Traitant du vrai et du faux, du juste et de l’injuste, domaine de l’impulsion judiciaire, débattant de la question du noble et du vil, question relevant essentiellement de l’éloquence épidictique, et portant sur le nuisible et l’utile, champ propre de la visée délibérative, l’ethos glissantien met à contribution le logos romanesque dans l’intention d’interpeller le pathos insulaire pour le sortir de sa désinvolture et le placer devant ses responsabilités existentielles.
D’autre part, s’agissant du projet politique que l’œuvre romanesque glissantienne promeut, il fonctionne pleinement dans la droite ligne de la dynamique à la fois argumentative, pragmatique et agonistique dont s’enrichit l’« antirhétorique méditée » (Glissant 2005, 111) sous-jacente à la contre-épopée de Glissant. Autant dire que ce projet politique, bien qu’il se propose de mettre à mal la systématisation colonisatrice, ne cède pour autant, ni à la violence ni à la haine. Et si l’orateur caribéen fustige l’incurie de ses compatriotes, c’est qu’il veut agir dans son entour primordialement par le biais de l’écriture et de la parole. Rappelons, dans ce contexte, la formule pertinente de Joëlle Gardes-Tamine : « Refuser la violence, mais agir. La rhétorique prend sa source dans la volonté pratique de l’emporter sur un adversaire qu’il faut vaincre » (2011, 13). Dans cette joute rhétorique agonistique, l’écrivain antillais mise beaucoup sur la dimension argumentative ainsi que sur la force persuasive pour éveiller la conscience de ses concitoyens caribéens et les inciter à « commencer de prendre pied, de connaître vraiment le pays réel » (Glissant 1993, 603), au lieu de sombrer dans les illusions de la modélisation occidentale.
- 1« Think globally, act locally. », Édouard Glissant & François Noudelmann, L’entretien du monde, Paris, PUV, 2018, p. 36.
- 2M. Meyer, in « Préface » de Traité de l’argumentation, Chaïm Perelman & Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation : La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1970, p. 2.
- 3Il s’agit de la loi no 46-451 du 19 mars, en vertu de laquelle la Guadeloupe, la Martinique, La Réunion et la Guyane sont devenues des départements français. Cette loi a été adoptée à l’unanimité sur la proposition d’Aimé Césaire, qui était l’un des députés d’Outre-Mer. Quant à Glissant, il rejette en bloc cette loi, comme il le signale en ces termes : « La départementalisation de 1946. Concrétisation la plus achevée de la peur et du déni de soi, elle marque la limite extrême de l’aliénation, la limite aussi de son expression. », É. Glissant, Le Discours antillais, Paris, Éditions du Seuil, 198, p. 154. Les italiques sont le fait de l’auteur.
- 4« Comme l’argumentation vise à obtenir l’adhésion de ceux auxquels elle s’adresse, elle est, tout entière, relative à l’auditoire qu’elle cherche à influencer. », Chaïm Perelman & Lucie Olbrechts-Tyteca, op. cit., p. 24.