Du substrat du discours, excavations théoriques sur le discours colonial de l’État
Introduction
Les critiques du discours colonial ont mis au jour le mode stratégique par lequel le récit de l’État moderne constitue ou performe la figure des peuples qu’il colonise. On ne compte plus à cet égard les allusions aux Premiers Peuples « américains » chez les théoriciens modernes de l’État souverain qui effacent et performent des traits à leur guise. Et pourtant, dans la constitution coloniale de ces figures, on peine encore à souligner le rapport oralo-scripturaire qui sous-tend ces discours. Car, il faut bien le reconnaitre, ces récits mettent presque immanquablement en scène une écriture fondatrice et souveraine – celle de l’État, de la théologie ou encore de la science – qui vient envahir de ses lumières la figure « orale » du colonisé. Dans ces discours, c’est donc bien souvent l’écriture alphabétique de l’Europe occidentale qui incarne la raison capable de libérer les peuples colonisés du joug de l’état de nature. Cet article a pour objet de problématiser théoriquement ce rapport oralo-scripturaire que renferme le discours colonial, et plus précisément le discours à la racine de l’État colonial moderne. Pour ce faire, je propose de revoir brièvement la méthode foucaldienne qui fonde en général l’analyse du discours en ce domaine, et ce, en vue de dégager quelles en sont les limites pour examiner ce rapport de l’écrit à l’oral dans le discours moderne de la souveraineté. On verra qu’il est nécessaire de dégager un autre domaine discursif pour arriver à cette fin, plus précisément un autre domaine de performativité qui renvoie moins aux figures ou aux objets que produit le discours, mais bien au crédit que porte le discours à son support. Dans le discours colonial, ce support est en l’occurrence l’écriture alphabétique qui s’oppose à « l’oralité » des Premiers Peuples que l’État souverain prétend pouvoir légitimement coloniser. L’antique rapport entre « vie sauvage » et « vie civile » est donc traversé par un autre rapport qui apparait comme tout autant fondateur de la souveraineté, à savoir celui qui oppose l’économie scripturaire occidentale aux formes de vie non-scripturaires ou orales. Pour arriver à intégrer ce rapport dans l’analyse du discours colonial, je propose deux nouveaux concepts. Le premier est celui de machine discursive qui renvoie aux rouages réflexifs de valorisation entre un discours et son substrat ou son support. Le second est celui de chiasme de l’écrit et de l’oral qui, à partir des travaux de Maurice Merleau-Ponty et de Dalie Giroux, a pour fonction de penser l’intrication indépassable entre l’écriture et la parole. On pourra voir en quoi cette ébauche théorique peut porter fruit au moyen d’exemples chez quelques théoriciens de l’État moderne, notamment chez Hobbes, Locke et Montesquieu. Bien entendu, il ne s’agit pas, avec ces exemples, de tracer l’étendue du corpus qu’impliquerait l’analyse du discours colonial de l’État souverain. Une telle délimitation et sa justification dépasseraient largement le cadre de cet article. Le choix de certains passages chez ces auteurs a pour fonction d’illustrer la nécessité méthodologique d’ajuster l’analyse du discours colonial en prenant au sérieux la question du rapport oralo-scripturaire.
Le discours politique théorico-pratique
Considérons d’abord la notion de discours dans le champ général du politique. Si l’on souhaite se pencher sur la question du développement de l’État colonial moderne, on peut constater que la notion de discours renvoie habituellement à deux types d’approches analytiques jugées distinctes, mais qui sont en réalité intimement liées. En effet, sous un premier angle, on fait face aux « pratiques » politiques telles qu’elles s’exercent au sein des institutions de la modernité. Ces pratiques mobilisent toutes à leur manière un certain rapport entre l’écrit et l’oral que l’on peut aborder par les questions suivantes : sous quelle forme discursive s’exercent les différents pouvoirs au sein de l’État? À quel moment a-t-on recours à l’écriture pour maintenir l’autorité? Selon quelles circonstances la parole suffit-elle à obtenir obéissance? Par quels codes, par quels énoncés (écrits, dits, lus, prononcés) reproduit-on l’institution du pouvoir souverain? Selon quel schéma le discours de la souveraineté circule-t-il entre les pôles de l’écriture et de la parole en vue de se fonder, s’exercer et se maintenir? Ce sont tout autant de questions qui cherchent à cartographier les flux, les dénivellations et les points de pivot du pouvoir étatique tel qu’il met en acte certaines « pratiques » verbales écrites ou orales.
Il est curieux que la plupart des analyses de la fondation de l’État moderne font l’économie de ce rapport oralo-scripturaire, car un certain nombre de faits historiques montrent que la pratique du pouvoir souverain se rapporte presque immanquablement au pouvoir de l’écriture. On peut d’abord penser à l’émergence, au xiiie siècle, d’une bureaucratie d’État en Angleterre qui, aux yeux de plusieurs, constitue la première forme d’un pouvoir proprement étatique en Europe (Genet 2003; Clanchy 1979). À la même époque, on peut également penser à la professionnalisation du droit qui, par tout un processus de formation de nouveaux juristes et de rédaction d’un corpus d’interprétation laïque, retire le monopole du droit canon au clergé (Brundage 2004). C’est là un phénomène qui est très certainement à lier à l’établissement d’une souveraineté judiciaire et économique par les États européens qui s’approprient, vers la fin du xiiie siècle, le concept ecclésiastique de souveraineté absolue en vue de marquer leur autonomie face à l’Église (Dardot & Laval 2020). À cette époque, on commence aussi à rédiger les premiers textes politiques vernaculaires, ce qui érode peu à peu le joug du latin (Genet 1993, 295). Et évidemment, tout ce processus de formation d’une écriture sécularisée et vernaculaire de la souveraineté sera propulsé, au xve siècle, par l’importation et l’adaptation en Europe de la technique de l’imprimerie. À partir de ce moment, et très rapidement, tout chef-lieu de l’Europe se dote d’ateliers d’impression autorisant par-là la dissémination des édits, des lois, des traités et des pamphlets. On le voit, il est impossible pour l’exercice du pouvoir souverain, tant dans ses balbutiements que dans sa consolidation moderne plus tardive, de ne pas se rapporter d’une manière ou d’une autre au pouvoir de l’écriture alphabétique.
Il reste maintenant à aborder la notion de discours sous un deuxième angle, soit en se tournant vers ce que l’on appelle traditionnellement les « théories » politiques, c’est-à-dire ces discours qui, en amont de l’exercice de l’État, cherchent à penser, légitimer et orienter la pratique de la souveraineté. Il s’agit ici des auteurs de la modernité qui ont conceptualisé le politique et, par ce geste même, mobilisé implicitement ou explicitement un certain partage entre l’écrit et l’oral tant pour penser la fondation du pouvoir que son exercice légitime. Il faut bien l’admettre, entre les « théories » et les « pratiques » politiques on devine tout un jeu d’influences complexes qui brime toute idée de dichotomie. Les « pratiques » ont, en un sens, fait office de matériaux historiques aux « théories » qui les ont a posteriori conceptualisées, et les « théories » ont, en retour, voulu guider les « actions » politiques en leur fournissant des catégories nouvelles. À bien des égards, les « pratiques » ont déterminé certains thèmes politiques, voire ont contrôlé, par le concours de la censure par exemple, l’énonciation des « théories », et inversement les « théories » ont par moment légitimé, sanctionné ou condamné certains usages politiques. Au cœur de ce rapport de codétermination, dans l’espace où les sphères de la « pratique » et de la « théorie » se rencontrent, on retrouve une série d’énoncés qui circulent sans cesse d’un pôle à l’autre et que l’on peut nommer ici discours politique. Car précisément, dans cette zone floue des pratiques et des théories du politique, le discours a pour fonction de nommer, de décrire, voire de produire tant les concepts que les objets et les figures qui lui permettent d’exercer le pouvoir politique selon un certain mode. C’est ce mode qu’il s’agit de visibiliser en détail si l’on souhaite déconstruire le rapport colonial oralo-scripturaire qui sous-tend l’État moderne.
C’est dans cette intrication complexe que la notion foucaldienne de discours implose la distinction traditionnelle entre les notions de « pratique » et de « théorie » qui ne sont désormais employables que par le subterfuge des guillemets. Le discours est en réalité une pratique discursive qui énonce selon un certain mode, produit et articule une série de concepts, constitue des objets et mobilise une stratégie (Foucault 1969). L’unité du discours chez Foucault dépend du respect de ces quatre principes. On ne peut parler de discours que si une multiplicité d’énoncés s’inscrit de façon analogue au sein de ces quatre champs discursifs et par-là tire des effets analogues sur le réel. L’une des grandes leçons foucaldiennes se trouve dans ce déplacement hors du faux dilemme entre la théorie et la pratique. Le discours traverse et lie ensemble des formes de savoir et de pouvoir qui elles-mêmes produisent en énonçant, voire performent des subjectivités en les décrivant.
C’est ainsi qu’il faut saisir l’idée selon laquelle le discours constitue son objet : en parlant d’un objet précis, les énoncés le transforment, voire le produisent selon un mode singulier. Le discours est ici pensé comme un espace de production, de transformation et de circulation des objets dont il parle : il en est non seulement le lieu d’apparition, mais aussi le système de formation et de différentiation. Lorsque Foucault parle d’objet discursif, on pense par exemple au « malade mental » tel que constitué par le discours psychiatrique ou encore au criminel tel que le discours pénal en définit « l’essence ». Ce que Foucault appelle les « objets du discours » au début de ses travaux correspond en réalité à cette capacité du discours de subjectiver ou de naturaliser ce dont il parle. La plupart des objets discursifs qu’analyse Foucault sont davantage des sujets et des figures qui sont pour lui l’occasion de mettre en lumière le curieux pouvoir du discours de constituer la réalité de ce qu’il énonce en prétendant décrire une vérité « naturelle » ou « objective ». Pas de criminel sans la présence préalable d’un discours pénal qui en construit la figure, nous dit Foucault (1975). On peut déjà reconnaitre dans le mécanisme de cette construction discursive l’idée, à l’époque davantage anglo-saxonne, de performativité. C’est pourquoi il est tout à fait raisonnable de deviner dans l’œuvre tout entière de Foucault l’ouverture et le raffinement d’un nouveau champ d’analyse de la performativité et ce, même s’il n’en emploie pas le terme (G. Poirier 2017).
En un sens, cette performativité peut être comprise à la lumière de la théorie de John L. Austin puisque le discours est en quelque sorte traité comme un speech act, tantôt illocutoire, tantôt perlocutoire (1962). Mais on peut aussi affirmer que Foucault ouvre un nouveau champ d’analyse de la performativité puisque l’effet d’incidence du discours sur le réel n’est plus assujetti à des formes strictes et codifiées d’énoncés. Dans tous les cas, cette émancipation du champ d’analyse de la performativité n’est pas réellement en rupture avec l’approche d’Austin puisque ce dernier a lui-même abandonné ses catégories illocutoires et perlocutoires pour y préférer le concept de force énonciative (1970, 250-251).
L’apport essentiel de la performativité discursive qu’inaugure Foucault réside dans le fait qu’il devient difficile de ne pas reconnaitre que les « pratiques » politiques sont discursives et donc qu’elles contiennent bon nombre d’éléments que l’on associait traditionnellement à la « théorie ». Et inversement, il devient tout aussi problématique de ne pas prendre en compte les effets matériels qu’exercent les « théories » politiques dans leur geste de constitution, de caractérisation et de régulation de ce l’on nomme « le pouvoir ». C’est en ce sens qu’une analyse décoloniale de l’évolution des concepts politiques bénéficie de la méthode foucaldienne. Il n’y a pas de savoir qui n’ait pas impliqué certaines formes de pouvoir pour constituer son système de vérité sur les objets qu’il « décrit » (le savoir doit d’ailleurs avoir une prise sur cet objet, voire trancher entre différents systèmes de vérités). Et inversement, il n’y a pas de pouvoir qui n’ait à un moment ou à un autre mobilisé des formes de savoir pour réguler son exercice (le pouvoir doit connaitre ce sur quoi il s’applique, tout comme il doit légitimer son exercice par un discours de vérité). Au fond, c’est à partir de ce continuum entre savoir et pouvoir, ainsi que cette intrication théorico-pratique que l’analyse foucaldienne nous permet de lier le discours de l’État souverain à la subjectivation. En développant un certain savoir sur le sujet et en exerçant son pouvoir sur lui, il en est venu à le modeler, le constituer, voire lui donner sa substance, et ce, afin de consolider son emprise sur lui. On peut penser ici à la figure étatisée du sujet ou du citoyen, comme on peut penser à la figure coloniale du « Sauvage » qui a constitué une pièce de justification centrale dans la capture et l’accaparement des territoires américains par les États coloniaux.
L’exemple de la figure du « Sauvage »
L’un des exemples les plus notables de cette constitution de la figure coloniale du « Sauvage » dans le récit de l’État souverain se trouve sans aucun doute dans la théorie du contrat de Thomas Hobbes. Cette théorie est considérée par plusieurs de ses interprètes comme la première systématisation moderne de l’État souverain1. Avant l’État, avant la souveraineté, les humains vivaient dans un état de nature caractérisé par la guerre de tous contre tous, c’est-à-dire un monde de prédation perpétuelle ou rien ni personne ne pouvait jouir de la sécurité. Pour dépasser cette condition précaire, Hobbes établit la nécessité du contrat. L’idée est simple : chacun doit se soumettre à une autorité commune qui saura garantir la sécurité de tous par l’exercice d’une puissance souveraine. Si Hobbes parle bien ici d’une puissance souveraine, c’est qu’il a en tête, comme Bodin chez qui il reprend l’idée, une puissance qui peut absolument tout faire. C’est seulement si cette puissance s’exerce sans aucune limitation qu’elle pourra se faire obéir de tous et, ce faisant, assurer la paix et la prospérité.
Implicitement, dans la trame de ce récit hobbesien, le passage de l’état de nature à l’État semble intimement lié à la technique de l’écriture. C’est à tout le moins ce que suggère Hobbes lorsque, dans l’un des passages les plus cités du Léviathan, il décrit cet état de nature comme une condition où fait défaut presque tous les arts et toutes les sciences occidentales modernes. D’abord parce que la majorité des arts et des sciences qu’il énumère sont dépendantes de l’écriture, tant dans leur fondation que leur exercice. Ensuite parce que dans cette longue liste des sciences absentes de l’état de nature on découvre, juste avant l’absence même de société et comme en guise de note finale, l’absence des lettres :
In such condition there is no place for industry, because the fruit thereof is uncertain : and consequently no culture of the earth; no navigation, nor use of the commodities that may be imported by sea; no commodious building; no instruments of moving and removing such things as require much force; no knowledge of the face of the earth; no account of time; no arts; no letters; no society; and which is worst of all, continual fear, and danger of violent death; and the life of man, solitary, poor, nasty, brutish, and short (Hobbes 1996, 84).
Avant la souveraineté, la vie dans l’état de nature est une vie stagnante qui ignore encore les arts, les sciences et surtout, les lettres. Il faut noter que ce genre d’énumération négative est très fréquent dans la littérature coloniale du temps. On en retrouve la forme dans nombre de récits de voyages et de relations en Amérique qui y dépeignent, dans un regard occidentalo-centriste analogue, les mœurs des Premiers Peuples. Hobbes a très certainement baigné dans cette littérature, lui qui a été, par l’entremise de son maître Cavendish, actionnaire de la Compagnie de Virginie (Malcom 1981). Il semble d’ailleurs s’en inspirer lorsque, peu après ce passage, il illustre son concept d’état de nature par l’Amérique.
It may peradventure be thought there was never such a time nor condition of war as this; and I believe it was never generally so, over all the world : but there are many places where they live so now. For the savage people in many places of America, except the government of small families, the concord whereof dependeth on natural lust, have no government at all, and live at this day in that brutish manner, as I said before (Hobbes, 1996, 85).
L’Amérique, c’est le lieu sans État, sans science, sans art et surtout sans lettre. C’est d’ailleurs pourquoi il est légitime pour Hobbes de la conquérir, car précisément elle constitue, dans cette théorie, un territoire encore dépourvu de toute juridicité, de toute vie civile et de tout système politique qui pourrait freiner sa capture coloniale. John Locke reprendra ce trope de la pensée politique moderne au point de faire de cet « état de nature américain » un véritable gaspillage des potentialités de la terre. C’est qu’à cette liste des sciences et des arts, Locke ajoute une autre forme d’écriture absente, à savoir la monnaie : « In the beginning, all the world was America, and more so than that is now; for no such thing as money was anywhere known » (1988, 301). Puisque la monnaie, cette inscription de la valeur, permet aux humains d’accumuler leur travail sans courir le risque d’en gaspiller le fruit, elle encourage le travail et le développement de la propriété, ainsi que de la vie civile. Pour Locke, grand lecteur des récits de voyage et aussi participant à la rédaction du brouillon et à la révision des Constitutions fondamentales de la Caroline (Armitage 2004), le problème américain est très simple. Si l’Amérique est encore confinée au point de départ de l’histoire, c’est parce qu’il lui manque encore une écriture marchande capable de transférer la valeur de biens – par exemple agricoles – sous une forme qui ne risquera pas de se dégrader. L’écriture de la monnaie est une valeur qui ne pourrit pas et qui permet par-là d’accumuler sans limite, sans risque, et surtout moralement, les fruits de son travail. C’est l’établissement de cette forme d’écriture qui renforcera le besoin et l’expansion d’une écriture à même le territoire, à savoir la propriété privée.
On l’entrevoit, tout ce dispositif capitalo-colonial se fonde ici sur une économie scripturaire bien précise. Il ne s’agit pas simplement de conquérir la colonie, encore faut-il inscrire sur son territoire le joug d’une loi, d’une norme et d’une mesure, c’est-à-dire, pour reprendre le mot de Carl Schmitt, d’un nomos défini (2012). Cette norme se manifeste évidement à mesure que l’on inscrit à même le territoire de la colonie la délimitation des frontières et des propriétés et, au fond, à mesure que l’on cartographie la colonie. Elle émerge également dans le cadre juridique qui entoure cette prise de terre, c’est-à-dire dans l’ensemble des justifications et des codes écrits qui guident, en amont, cette avancée coloniale. Elle apparait finalement dans la monnaie qui, comme le suggère Locke, constitue non seulement l’inscription de la valeur sous la forme d’un signe scripturaire, mais représente également la fondation même de la valeur. Car la monnaie ne symbolise pas uniquement la valeur des fruits du travail, elle permet également de noter dans la stabilité d’une écriture les toutes premières valeurs, soit celles des premières propriétés établies et délimitées par la prise de terre et la clôture du conquérant. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si au cœur des premiers traités entre autochtones et colons dans le nord-est américain on trouve une mécompréhension fondamentale quant au statut des wampums qui sont interprétés comme « la monnaie des autochtones » (Lainey 2004). C’est que, conformément à leur doctrine juridique de prises de terres, les colons y ont vu le signe d’une monnaie d’échange consacrant le transfert effectif d’une propriété, alors que le wampum constituait, aux yeux de leurs détenteurs culturels, davantage la symbolisation d’un traité, d’une alliance, voire d’une réciprocité collective.
Un ajustement nécessaire pour l’analyse du discours colonial
En filigrane des figures que produit le discours colonial de l’État moderne se cache donc la question des formes de vie liées à l’écriture ou à l’oralité. Conséquemment, si l’on souhaite dégager dans le détail ce rapport oralo-scripturaire sur lequel se fonde ce discours, il faut ajuster l’analyse foucaldienne du discours. Dans l’élaboration de sa méthode, Foucault affirme vouloir traiter de façon indifférenciée l’oral et l’écrit en vue de saisir les énoncés du discours, c’est-à-dire « ce qu’ils disent, ce petit fragment de discours – parole ou écriture, peu importe » (1969, 275). Même s’il ne traite presque exclusivement que de discours écrits, Foucault prétend que sa méthode peut être utilisée au-delà de toute distinction entre l’écrit et l’oral. L’analyse foucaldienne nous est donc peu utile pour saisir le rapport singulier qu’entretient le discours avec son propre médium, voire le support des autres pratiques ou énoncés sur lesquels il se prononce. Car le discours peut tantôt se présenter de façon écrite, et donc entretenir un certain lien avec l’économie scripturaire au sein de laquelle il s’inscrit, tantôt se donner oralement et donc valoriser un certain mode de la parole. Il peut même se prononcer explicitement sur le pouvoir de l’écriture ou de la parole qui constitue la fibre même de son expressivité. Et enfin, il peut encore le faire en se référant à d’autres discours, d’autres pratiques politiques, d’autres exercices, et ainsi leur attribuer ou retirer du crédit sur la base de leur support matériel, comme c’est le cas, on vient de le voir, pour le discours de l’État moderne sur les Premiers Peuples américains.
Si, à ses yeux, il est peu à propos de distinguer entre l’écrit et la parole, c’est peut-être parce que Foucault se positionne d’emblée dans ce qu’il appelle l’espace blanc du discours. En effet, au début de L’Archéologie du savoir, il anticipe sur ses critiques en définissant l’objectif de sa méthode de la sorte : « essayer de définir cet espace blanc d’où je parle, et qui prend forme lentement dans un discours que je sens si précaire, si incertain encore » (Ibid., 27). Cette position méthodologique semble aujourd’hui difficilement conciliable avec les requêtes des approches décoloniales, c’est-à-dire de ces analyses qui souhaitent bien souvent expliciter la position de l’analyste en vue de circonscrire le domaine de ce qu’il ou elle peut dire ou faire. De même, les approches souhaitant cartographier les flux de pouvoir à partir d’une position ou d’un regard situé peuvent difficilement s’accommoder de la revendication de Foucault qui affirme écrire « pour n’avoir plus de visage » (Ibid., 28). Il s’agit là d’un dilemme complexe entre la quête d’une écriture libre capable de s’émanciper de la « morale d’état-civile [qui] régit nos papiers » (Ibid.) sans pour autant qu’elle sombre dans l’espace blanc et illuminé d’un discours qui, sous la prétention de l’universel, n’est rien d’autre que le masque de la domination occidentale.
Certes, l’espace blanc dont parle Foucault se veut être l’image d’un lieu anonyme souhaitant libérer le sujet hors du joug des discours subjectivants. Mais en échouant à caractériser la différence essentielle entre parole et écriture, il se rapproche dangereusement de la blancheur du discours, c’est-à-dire de cette tendance à « parler comme un livre », voire comme un blanc, pour reprendre le mot de Fanon2. Le rapprochement peut paraitre facile, mais il pointe vers une tension dont la problématisation demeure criante. Comment analyser les mécanismes du discours sans reproduire sa métaphysique du sujet, sa position de surplomb et surtout son lieu d’énonciation prétendument universelle qui n’est rien de plus qu’un prétexte pour la domination coloniale de la culture euro-occidentale? Comment penser le lieu anonyme d’énonciation de l’analyse du discours sans en faire un espace illuminé et ébloui qui lui empêcherait d’apercevoir les aspérités substratiques du discours? Parce qu’elle se positionne dans cet espace blanc, parce qu’elle demeure dans une strate du langage qui voulait à juste titre déprendre le discours du joug identitaire de ses auteurs, l’archéologie rend difficile l’analyse de la lithosphère du discours. Il nous faut maintenant comprendre son relief, ses pentes, ses dénivelés, ses substrats, en un mot sa topographie.
Machine discursive et substrat du discours
Pour tracer cette topographie du discours colonial de l’État moderne, il nous faut un concept capable d’articuler le discours à la matérialité de son support. Je propose d’employer le terme de machine discursive pour référer à cet ensemble discursif « théorico-pratique » qui en écrivant le politique se met en rapport avec son support et par-là se positionne face aux pouvoirs de la parole et de l’écrit. En un mot, la machine discursive constitue l’interrelation du discours avec son substrat, le système de valorisation implicite ou explicite entre une série d’énoncés rassemblées et la matérialité de leur support.
On peut déjà reconnaitre trois domaines de performativité au sein de cette machine discursive. Le premier domaine relève de façon générale de la performativité austinienne. Ce sont ici les formules ritualisées et les actes de langage qui sont intrinsèquement liés au problème de la mise en acte du pouvoir. On pensera par exemple aux pouvoirs politique, judiciaire, légal, policier ou militaire qui en sont traversés. C’est ici le lieu de l’ordre, du décret, du jugement, de l’injonction, de la condamnation, de la loi, de la promulgation, bref, de l’ensemble des rituels et des règles qui ont encadré la forme de certains énoncés de pouvoir en vue d’assurer le succès de leurs effets. Par exemple, la Charte de la Compagnie de Virginie que signe Jacques Ier en 1606 est un document performatif qui fonde légalement la Compagnie de Virginie dont Thomas Hobbes sera actionnaire seize ans plus tard. C’est un document qui non seulement définit la bande de territoire côtier que pourra coloniser la compagnie, mais aussi les pouvoirs que pourront y exercer les autorités locales. Il va même jusqu’à définir à l’avance les modalités scripturaires d’exception à ce monopole colonial en spécifiant la nécessité pour de futur planters d’obtenir une autorisation écrite de la part du conseil de la colonie. Le document l’énonce de la sorte : « And that none of our Subjects shall be permitted, or suffered, to plant or inhabit behind, or on the back of them, towards the main Land, without express Licence of the Council of that Colony, in Writing thereunto first had and obtained » (First Virginia Charter 1606).
Ce premier domaine de performativité est doublé d’un second qui comporte, dans un sens foucaldien, ce que le discours réalise de manière plus diffuse. Il s’agit ici des concepts que produit le discours et qui transmuent le réel, des objets qu’il constitue, les formes de subjectivation qu’il déploie, voire les théories qu’il produit en vue d’instaurer ou de justifier les pratiques performatives susdites. En un sens, cette performativité discursive que l’on retrouve chez Foucault peut expliquer l’apparition historique de la performativité austinienne. Par exemple, si à l’époque de Jacques Ier on considérait comme fondateur cette charte de la Compagnie de Virginie, c’est parce qu’on en a pensé la rédaction dans les termes de la doctrine de terra nullius. Ce document qui fonde en droit les prétentions coloniales anglaises s’appuie sur un certain discours, assez diffus à l’époque, qui établit que des terres « découvertes » (par les Européens) et jugées inhabitées (de peuples « civilisés ») peuvent être revendiquées, conquises et colonisées (Green & Dickason 1989). Autrement dit, ce document se fonde sur l’idée selon laquelle un territoire ne disposant pas d’une économie scripturaire équivalente à celle de l’Europe (juridique, politique, théologique, marchande, etc.) est un territoire vide qui peut être policé.
On commence déjà à voir en quoi ces deux premiers domaines de performativité interagissent avec le troisième qui porte sur la dimension substratique du discours. Il s’agit ici de la matérialité du discours en tant qu’elle est affectée par son support et le système de valorisation de ce même support. En un mot, cette valorisation est une performativité réflexive du substrat qui amplifie le crédit qu’on attribue tant au discours qu’à son support. Cette performativité apparait par exemple en ceci que le discours parle en certaines occasions de son propre support – l’écriture – et le compare à des formes de vie qu’il décrit comme en étant dépourvues.
C’est en ce point réflexif délicat que les trois domaines de performativité s’entremêlent. Si la matérialité du discours est immanente au livre, au texte ou au traité, il reste que l’autorité qu’elle confère au discours dépend de la valeur sémantique, pragmatique et politique du concept d’écriture. La force de l’écriture dépend de la valeur sociale ou culturelle qu’on lui attribue, mais elle dépend aussi de la manière suivant laquelle elle est mobilisée par le discours même qu’elle transcrit. Autrement dit, dans ce jeu de valorisation, le discours politique écrit est tout à la fois porté par son substrat – l’écriture – et nourrit par lui proportionnellement à la valeur qu’il attribue lui-même à la technique de l’écriture. Il y a ici à l’œuvre un jeu de valorisation réflexive. Cette valeur de l’écriture peut être renforcée ou affaiblie par le discours ou encore un autre qui y serait connecté selon un certain mode. Elle peut aussi dépendre de cultures ambiantes, de pratiques vernaculaires, de discours oraux qui circulent ou ont circulé dans l’histoire. L’essentiel, c’est que le discours politique écrit tire sa force proportionnellement à la valorisation de la technique de l’écriture qu’il met en acte dans ses propres pages. Ce n’est pas là le seul lieu où le discours politique tire sa force, celle-ci dépend également de la hauteur de son propos, de sa cohérence, de sa véracité, de son originalité ou encore de sa position historique. Elle dépend aussi du crédit que lui portent certaines institutions, voire à la limite des cultures orales ambiantes de l’époque dont nous n’avons peu ou pas accès. Il en va de même pour la valorisation de la technique d’écriture elle-même. L’écriture est une convention, certes, mais elle fait aussi l’objet d’un culte, c’est-à-dire qu’on lui confère un certain crédit qui fluctue au fil des âges, crédit qui, suivant l’étymologie qu’en a faite Benveniste, est à la racine de son caractère magique, de son pouvoir, bref, de la force performative qu’elle confère au discours. Elle est en ce sens constituée par le kred, c’est-à-dire, pour reprendre Benveniste, par cette force magique qu’on a placée en elle (1969, 121). C’est ce pouvoir secret qu’il faut rendre visible si l’on souhaite décoloniser la machine scripturaire de l’État souverain.
Il y a donc un point précis par où cette dynamique de la valorisation de l’écriture circule, soit là où elle dépend précisément des propos du discours même qu’elle transcrit. Par l’entremise des concepts qu’il formule et des objets qu’il construit, le discours politique mobilise un système de valorisation par lequel il défend, produit, modifie la force de l’écriture ou de la parole qui le porte. Lorsque Montesquieu, dans un souci de justice à l’endroit du peuple, métaphorise la loi comme un tribun, il souligne implicitement la nécessité de capter la puissance rhétorique de la parole pour assoir et stabiliser la force des lois. « Les lois », écrit-il, « doivent employer les moyens les plus efficaces pour que les nobles rendent justice au peuple. Si elles n’ont point établi un tribun, il faut qu’elles soient un tribun elles-mêmes » (Montesquieu 2011, 61). Tout ce jeu de valorisation du support du discours, toute cette machine discursive est ce qui détermine la valeur fluctuante du discours. Le substrat est donc plus que l’une des conditions de possibilité du discours, il est son support, mais aussi sa pente, ce qui lui confère sa force. Il faut sans doute préférer le sens géographique du terme à son acception philosophique, puisque le substrat n’est pas que le support des accidents et des qualités du discours. En hydrologie, en effet, le substratum canalise la force d’une rivière, oriente le cours d’un fleuve, lui donne son degré d’inclinaison, ajuste son débit; c’est lui qui départage selon la perméabilité de son fond la part des eaux souterraines de celles qui triomphent à la surface. En deçà des déviations et des confluences du discours, l’on devine toujours la présence du substrat : il est la base de tout l’aquifère discursif, le support rocheux de sa fluidité. Il s’agit d’un rapport qui n’est pas unidirectionnel, car le substrat est lui-même affecté par le discours, tout comme le cours d’eau, au fil du temps, travaille son lit.
Le chiasme de l’écrit et de l’oral
Jusqu’à maintenant il n’a été question que de la machine discursive sous son acception écrite. Car précisément, si l’on souhaite analyser le discours de l’État colonial et son rapport oralo-scripturaire, il faut partir du fait qu’il s’agit d’analyser un ensemble de textes écrits qui ont fondé et régulé l’exercice de cette gigantesque machinerie scripturaire qu’est l’État. Pour prendre acte de cette spécificité, il nous faut donc tracer ici une ébauche préliminaire et partielle du rapport complexe et intriqué qui lie ensemble l’écrit et l’oral. Car il faut bien l’admettre, on pourrait tout aussi bien imaginer une machine discursive orale, pour autant qu’un discours oral entretiendrait des rapports de valorisation avec son substrat que représente la parole. Si ces discours oraux, pour la période historique et le champ considérés, nous sont inaccessibles ou trop fragmentaires, il importe toutefois de leur accorder une place théorique, ne serait-ce qu’à titre de présence invisible qui a tiré des effets d’influence sur le discours étudié. Par ailleurs, cette possibilité d’une machine discursive orale, fonctionnant sans doute depuis le jour où les humains se sont fait langage, permet de rendre compte de l’apparition de machines discursives écrites. Ainsi, à l’aube de l’histoire occidentale, c’est une certaine culture orale qui a accordé du crédit à la découverte de l’écriture comme mode d’enregistrement des événements.
Une telle approche se fonde sur une interprétation du politique comme étant antérieur à l’invention de l’écriture au sens occidental du terme (Vernus 2011; Clastres 1974). Elle s’inscrit également dans la lignée d’un choix épistémologique souhaitant reconnaitre non pas seulement la possibilité, mais la présence d’histoires, de pouvoirs et de savoirs oraux inhérents aux événements coloniaux. Cette reconnaissance ne doit pas se limiter à faire de ces réalités orales les simples objets d’une analyse postcoloniale dont la structure resterait encore confinée dans l’économie scripturaire occidentale. Il importe bien plutôt que ces réalités orales informent le cadre même de l’analyse et donc qu’on leur donne droit de cité au sein des éléments théoriques de l’approche. C’est pourquoi il importe d’abord de rappeler que l’écriture dont il est question renvoie toujours à l’alphabet greco-latin et que si l’on ne trouve pas d’écriture alphabétique en Amérique durant la modernité coloniale, les Premiers Peuples disposent néanmoins de certaines formes d’écritures dont la valeur culturelle est indéniable. Le mythe d’une absence de l’écriture en Amérique est en réalité un mythe autoréférentiel de l’alphabet euro-occidental. De même, si l’on peut parler vaguement de cultures orales et de cultures scripturaires, il faut constamment tenir compte de la présence du chiasme indépassable entre l’écrit et l’oral qui habite ces cultures.
Le chiasme est une image phénoménologique qu’emploie Merleau-Ponty en vue de rendre compte du champ perceptif liant le corps propre au monde vécu. Ce champ constitue un rapport d’interpénétration réversible entre le dehors du monde qui contient le corps et le corps qui porte en lui les résonances du monde, c’est-à-dire entre le corps sensible et le corps sentant. Or, d’une façon analogue, il est possible d’apercevoir entre la parole et l’écriture un certain chiasme où l’une et l’autre s’entre-contiennent. Il y a en effet une chair qui incarne le rapport même entre l’écrit et l’oral en tant que tissu d’une communication intime entre deux fonctions de production et de saisie du sens. C’est ce chiasme, qui ne saurait être rassemblé sous une synthèse unique, qui rend compte du fait que, comme le dit Felix Guattari, « l’oral le plus quotidien est surcodé par le scriptural : [et que] le scriptural le plus sophistiqué est travaillé par l’oral » (1992, 26). Dans une certaine mesure, c’est aussi l’hybridité de ce chiasme qu’implique la notion d’espace de traduction développée par Homi Bhabha, voire la possibilité même d’une écriture postcoloniale (2007).
Si l’on souhaite importer cette intrication oralo-scripturaire dans l’analyse discursive du colonialisme moderne, il faut d’abord souligner la domination de l’écriture coloniale en tant que forme de domestication de la parole (Mignolo 2010). Se faire coloniser, c’est bien se voir subjuguer par le langage du colon où il faut « subir l’écriture », c’est-à-dire « se voir être dépouillé de la faculté de vivre de la parole, celle qui nomme la matière dans le geste infini de reproduction de la vie » (Giroux 2019, 93). Et dans ce dépouillement, il faut moins penser à une écriture qui annihile la parole qu’à un parasitage qui signifie à travers elle, lui dicte un mode d’énonciation et renforce les clôtures plus ou moins flexibles du dicible et de l’indicible. En marge de cette domination de l’écriture, il importe également de souligner la possibilité d’une écriture en résistance, soit d’une écriture décoloniale qui mobiliserait le pouvoir de la parole vivante comme style expressif singulier. Si l’écriture coloniale est inséparable d’une manière de s’approprier le territoire, si elle agit comme une intercession verticale entre le territoire et les usages qu’elle colonise, si elle est enfin une déchirure dans le réel commettant une séparation entre l’espace et le temps, la consistance de la parole comporte quant à elle des « manières d’intercéder entre la matière et l’esprit [qui] sont mouvantes, horizontales, vivantes » (Ibid., 31). La parole est ainsi prise entre le scripturaire qui l’envahit et sa capacité d’en conjurer la logique par la parlure.
On voit donc, dans tous les cas, que l’écriture demeure dépendante de la parole vivante puisque c’est sa puissance originaire de signification qu’elle cherche à s’approprier, soit cette manière de « secréter en [elle]-même un “sens” qui ne lui vient de nulle part, [de] le projeter sur son entourage matériel et [de] le communiquer aux autres sujets incarnés » (Merleau-Ponty 1945, 230). Une parole « qui engendre de l’être-là » dirait Guattari (1992, 25), liée à l’existant et surtout, produisant des usages, des formes d’être-au-monde. L’écriture, en son sens colonial, apparait ainsi comme une capture structurante de cette puissance de signification, puisque plutôt que de déterminer elle-même le sens, elle l’enregistre, le fixe et transforme par-là sa valeur. C’est en captant et en parasitant cette « puissance ouverte et indéfinie de signifier […] par laquelle l’homme se transcende vers un comportement nouveau » (Merleau-Ponty 1945, 226) que l’écriture arrive à produire un nouvel ordre, un nouveau régime entre le langage, les usages et le territoire. Mais ce n’est pas ici un détournement de la seule capacité du langage à décrire le réel. Il s’agit tout aussi bien d’un détournement d’une intention significative plus originaire, de la production d’un sens qui ne peut trouver appui « sur aucun objet naturel », d’un sens qui va au-delà de l’être, voire qui jaillit, par la parole, hors du non-être. (Ibid.) C’est donc aussi une puissance performative que contient la parole vivante, une capacité de produire de l’être, de tisser une nouvelle relation entre l’énonciateur et le monde, soit cette puissance que Merleau-Ponty associe à la vocation même de l’écrivain et du philosophe, car elle est « l’excès de notre existence sur l’être naturel » (Ibid., 229).
Ainsi, plutôt que des essences, ce sont des styles d’énonciations qu’il faut dépister dans les notions d’oralité et d’écriture, des formes de liaison entre le langage, le monde et les usages qui contiennent toujours un rapport politique donné. D’où le fait que la dynamique du discours, le style d’énonciation que contient la machine discursive, est dépendante d’une certaine distribution du chiasme entre l’oral et l’écrit. Il s’agit d’une distribution qui n’est pas dichotomique, mais qui suit plutôt la logique de la gradation et de l’agencement. Son esquisse demeure toujours à faire pour une époque ou un discours donné. Dans l’esquisse de cet agencement, l’écriture apparait comme une parole rendue visible, mais qui par-là même devient parole différée. Son pouvoir de prise sur le réel se voit rassemblé, fixé, enregistré par l’entremise d’une incision dans la matière. Si pour Merleau-Ponty le corps, ce premier lieu de territorialisation du discours, représente « la Visibilité tantôt errante et tantôt rassemblée » (1964, 181), on peut deviner un rapport analogue sur le plan de l’expressivité. L’évolution oralo-scripturaire du discours pourrait être interprétée comme une dicibilité tantôt errante (ce serait cette parole vivante tissant des faisceaux d’usages avec le monde), tantôt rassemblée (ce serait ici l’écriture unifiant la parole, la fixant, l’accumulant). Par son accumulation de paroles, l’écriture aurait pour fonction de noter les rituels oraux de pouvoir qui fonctionnent, c’est-à-dire qui tirent des effets précis sur les humains. En les notant et en les accumulant, l’écriture assurerait la mémoire de ces rituels, tout comme elle en codifierait les règles de répétition et stabiliserait par-là leurs conditions de reproduction. Le jeu politique entre la parole et l’écriture relèverait, sous cet angle, des différents styles, des différents modes de codification des rituels performatifs de pouvoir. C’est cette codification qui, étant toujours réversible, représenterait l’issue même des luttes.
Conclusion
On a ainsi vu que l’analyse foucaldienne du discours demande certains ajustements si l’on souhaite l’employer pour caractériser le discours colonial de l’État souverain. Aux deux domaines de performativité que l’on a aperçus dans la méthode de Michel Foucault, il a semblé nécessaire d’en ajouter un troisième, à savoir celui du rapport du discours à son support. On a appelé ce rapport d’intrication et de valorisation entre le discours et son substrat la machine discursive pour prendre en compte les rouages derrière cette matérialité du support. Sa fonction analytique est précisément de mettre en lumière les rapports de l’écriture à l’oralité qui semblent traverser le discours au fondement de l’État moderne. On l’a vu notamment au moyen de quelques exemples chez des théoriciens de la souveraineté qui se prononcent en plusieurs occasions sur l’Amérique. Ceux-ci la dépeignent comme un vaste territoire où fait défaut toute économie scripturaire, ce qui fonde, à leurs yeux, la légitimité coloniale des États européens. Sous cet angle, la fondation discursive de l’État colonial moderne semble inséparable d’un rapport de valorisation à son propre support qui est, dans le cas qui nous intéresse, l’écriture. Cette valorisation s’accomplit évidemment au détriment d’une figure d’altérité chez qui ce discours aperçoit, voire produit un manque d’écriture. Pour penser plus en détail ce rapport d’intrication entre le discours, l’écriture et l’oralité, il a fallu forger un deuxième concept, à savoir celui du chiasme de l’écrit et de l’oral. C’est ce chiasme qui permet de voir que l’un des enjeux stratégiques essentiels du discours colonial de la souveraineté est d’arriver à codifier sous une forme singulière d’écriture les différents rituels de pouvoir que porte la parole. Si la parole se donne après tout comme le fond sur lequel l’écriture est venue historiquement s’apposer, on comprend par quel mimétisme le discours colonial en est venu à se penser lui-même comme le mouvement d’une écriture venant fonder la souveraineté sur le territoire vierge de « l’oralité américaine ». Il resterait maintenant à penser comment, sur le fond de cette écriture étatique qui domine aujourd’hui la totalité de l’espace terrestre, on peut former une parole politique incisive et décoloniale capable d’ébrécher le mur de cette totalité scripturaire. On pourrait par exemple imaginer la forme d’un pacte renversé qui ne prendrait pas pour point de départ l’ardoise vide d’un état de nature sans écriture, mais bien le tableau saturé du discours colonial étatique. Ce serait dorénavant face au danger de cette écriture omniprésente et omnipotente que les êtres-parlants en viendraient à pactiser entre eux.
- 1Dardot et Laval n’hésitent pas à voir dans Hobbes « le premier à relier systématiquement ce qui reste encore non lié dans les notions de droit naturel, d’état de nature, de contrat social et de souveraineté telles qu’elles ont cours avant lui » (2020, 359). C. B. Macpherson emploie aussi le terme lorsqu’il soutient que Hobbes a théorisé le pouvoir souverain « more systematically than anyone had ever done, and than most have done since » (1968, 9). Si l’usage moderne du concept d’État émerge vers la fin du xve et au début du xvie siècle, notamment dans les écrits de Francesco Patrizi, Nicolas Machiavel et Guillaume Budé (Skinner 2009, 824-827), le concept de souveraineté est, quant à lui, attribuable à Jean Bodin dans Les six livres de la République. C’est pourquoi, plutôt que d’être l’inventeur de ces notions, Hobbes est généralement considéré comme le premier à en offrir une théorie systématique et homogène, c’est-à-dire un édifice conceptuel où chacune des parties se trouve dans une cohérence solidaire du tout. À la fin de son monumental ouvrage sur la question, Quentin Skinner affirme qu’avec l’invention de ces notions la pensée politique entre enfin dans la modernité. Il ajoute que « la théorie moderne de l’État reste à construire, mais [que] ses fondements sont maintenant achevés » (Ibid., 831).
- 2Fanon dépeint ici la hantise des jeunes Martiniquais face à « celui qui s’exprime bien, qui possède la maitrise de la langue », en un mot le français normatif que l’on associe aujourd’hui au français de France (Fanon 2011, 74).