Ce que dé-voile le moucharabieh
ou les reflets d’une auto-colonisation.
Introduction
« Ces cages délicieuses ne laissent jamais entrevoir les charmants oiseaux qu’elles tiennent captifs. A peine, de temps à autre, voit-on une main furtive entr’ouvrir discrètement le châssis, ou deux yeux de gazelle briller à travers le treillage ». (Poitou 1875, 80).
Une cage, une prison, un voile. Tels sont les « stéréotypes durables » du moucharabieh (Depaule 2014, 15). Pendant plus d’un siècle et demi1, les textes, récits et écrits orientalistes ont tour à tour nourri le portrait d’un moucharabieh aux traits oppressifs et réducteurs, ayant pour seul dessein celui de se substituer au voile de la femme musulmane, de la soustraire du regard d’autrui : « En Orient, la richesse et la beauté cherchent l’ombre ; on n’y trouve point le pompeux étalage de notre luxe extérieur : les maisons, comme les femmes sont voilées » (Reynaud 1846, 236). Pourtant, les treillis en bois tournés qui le composent ne sont autres que le fruit de « l’heureuse alliance de l’imagination du peuple et des exigences du paysage » (Fathy 1999, 50). En effet, le moucharabieh répond à des critères et besoins environnementaux et fonctionnels particuliers aux régions chaudes et arides. Hassan Fathy, architecte égyptien du xxe siècle mondialement connu comme fervent défenseur de l’architecture vernaculaire, lui reconnaît d’ailleurs cinq fonctions : le contrôle de la température, le contrôle de l’humidité, la ventilation naturelle, la filtration de la lumière directe et la préservation de l’intimité. Malgré tous ses avantages, cet entrelacs boisé, symbole de l’architecture traditionnelle arabe, subit une forte dépréciation suite à la période coloniale. Hassan Fathy dépeint parfaitement ce phénomène dans sa pièce de théâtre Le conte du moucharabieh qu’il dédia entièrement au dispositif éponyme : « La plupart des pays orientaux se sont entichés de l’éclat de la civilisation occidentale. Il les a aveuglés et leur a fait abandonner ce que nos ancêtres avaient créé et ce que notre environnement nous avait inspiré au service de notre bien-être » (Fathy 1991, cité dans Volait, Perrin 2017, 519). Dans ce contexte, nous en venons à nous demander : le moucharabieh ne demeurerait-il pas sous la souveraineté orientaliste? Mais, surtout, comment décoloniser le regard que l’on porte encore aujourd’hui sur ce dispositif architectural?
C’est ce que nous proposons de dévoiler à travers cet article en examinant dans un premier temps l’émergence des lieux communs du moucharabieh. Ensuite, nous nous attarderons sur l’influence des modèles de l’architecture occidentale sur le regard porté sur ce dispositif. Enfin, nous aborderons la question de l’auto-colonisation dans cette idée de « décoloniser la théorie mais aussi l’être » (Gómez 2016, 104).
Moucharabieh et lieux communs : de l’Orient aux Orientalistes
« Presque tout ce qui nous entoure, nous dit l’architecte suisse Peter Zumthor, est rempli d’histoire, dans nos paysages, nos villages et nos villes, jusqu’aux pièces où nous vivons, nous devons seulement le voir. » (Zumthor 2008, 12) et ce n’est pas le moucharabieh qui échapperait à cette règle. Bien qu’indéniablement porteur d’histoire(s), ce dernier donne – à l’image de ses entrelacs – bien du fil à retordre à celui qui voudrait risquer de les démêler. En effet, un voile d’incertitudes plane quant à son apparition puisque celle-ci demeure difficile à déterminer avec certitude et son origine soulève bien des débats. Si l’Égypte, et plus particulièrement le Caire, est désignée d’un commun accord comme le fleuron du moucharabieh, ses prémices font, elles, l’objet de récits divers et variés.
Le moucharabieh est le terme le plus communément employé pour désigner un encorbellement en bois tourné qui habille une ouverture. L’origine étymologique du terme moucharabieh reflète sa fonctionnalité dans l’édifice dans lequel il s’érige. En effet l’origine du mot moucharabieh ou mashrabiyya vient de la racine Sh-r-b qui signifie « boire » en arabe (Depaule 2014, 136). Mis à part l’élément architectural même, la mashrabiyya désigne l’endroit où l’on déposait l’eau dans des poteries en terre cuites dites mashraba afin d’obtenir de l’eau fraîche. Le rétrécissement de ses interstices permet une accélération du passage du vent favorisant ainsi la ventilation naturelle et le rafraichissement des édifices dont il orne la façade. Chaque motif, chaque ornement est précisément placé afin de répondre aux besoins d’occultation, mais surtout à une régulation d’apport de lumière et d’aération (Fathy 1986, 46). Doté d’une certaine ingéniosité, le moucharabieh permet l’alliance parfaite entre une volonté d’organisation de l’espace bien définie et la nécessité de respirer du bâtiment. Si l’étymologie arabe du terme moucharabieh semble être définie sans grandes contradictions, la datation de l’apparition de ce dernier reste incertaine.
Pour certains, la technique du moucharabieh aurait été développée et entretenue par les Coptes bien avant la conquête arabe (Bonnenfant 1987, 142). Gaston Migeon, historien des arts du monde, esquisse entre autres cette hypothèse dans sa définition du moucharabieh qu’il décrit comme une « sorte de clôture treillagée qu’avaient sans doute pratiquée les anciens Coptes chrétiens d’Égypte » (Migeon 1927, 324). Ce postulat est également appuyé par Martin Briggs, historien de l’architecture britannique, qui souligne l’influence des Coptes dans l’art et l’architecture islamique puisqu’ils étaient employés pour la construction de mosquées et d’autres monuments, tant leur maitrise technique du bois tourné dépassait de loin celles des Arabes musulmans (Briggs 1924, 20). André Ravéreau, autre grande figure de l’architecture vernaculaire, mentionne également la présence de moucharabiehs aux murs d’anciennes églises et d’habitations juives : « leurs mœurs [aux Coptes] ne diffèrent guère de celles de leurs frères musulmans […] Ils ont vécu dans la même architecture, les mêmes moucharabiehs » (Ravéreau 1997, 50). Ces descriptions dessinent les contours d’un moucharabieh transculturel et trans-religieux ornant les façades produites par des peuples aux croyances et aux mœurs et coutumes diverses et variées.
Pourtant, jusqu’à présent, ce dernier reste majoritairement compris comme étant la seule expression architecturale de l’Islam. De facto, la définition du Larousse illustre parfaitement cette dynamique en le décrivant ainsi : « grillage fait de petits bois tournés et assemblés permettant de voir sans être vu et qui était utilisé dans le monde islamique ». Cette présupposition repose essentiellement sur plusieurs décennies de construction minutieuse et progressive d’un imaginaire orientaliste reposant non pas sur une « vérité mais une représentation » (Said 1978, 60). Selon Edward Said (universitaire et théoricien littéraire palestino-américain), l’Orient n’est autre qu’une idée, une conception née de « doctrines et de pratiques dans lesquelles s’est fait un investissement considérable pendant des générations » (Ibid., 37). Il voit dans la retranscription de l’Orient une mise en scène, un artifice déformant toutes données empiriques en un récit fictif qui « partage avec la magie et la mythologie son caractère de système fermé qui se contient et se renforce lui-même » (Ibid., 136).
En effet, si le moucharabieh atteint son apogée lors de l’époque mamelouke (xiiie – xvie siècles), il faudra attendre la fin du xviiie siècle pour voir émerger pour lui un intérêt et une fascination sans pareil. La démultiplication d’écrits le concernant coïncide de fait avec le développement de l’orientalisme lui-même directement relié à « la plus grande expansion européenne : de 1815 à 1914, l’empire colonial direct de l’Europe est passé de 35 % de la surface de la terre à 85% » (Magdoff 1974, 893-894). Ceux-ci résultent de ces nombreuses campagnes coloniales marquant le début d’un nouveau mouvement artistique et littéraire; l’Orientalisme. Mouvement contagieux, qui ne tarde pas à se généraliser et à faire de l’Orient l’objet de curiosité idéal :
Au siècle de Louis XIV on était helléniste, maintenant on est orientaliste. […] Nous avons aujourd’hui un savant cantonné dans chacun des idiomes de l’Orient depuis la Chine jusqu’à l’Égypte. Il résulte de tout cela que l’Orient, soit comme image, soit comme pensée est devenu, pour les intelligences autant que pour les imaginations une sorte de préoccupation générale. (Hugo 1829, 619)
Ce mouvement est renforcé par l’expédition scientifique d’Égypte menée par Napoléon Bonaparte en 1798, regroupant près de 167 savants et érudits missionnés de l’étude précise de ce pays et de la publication d’un ouvrage aux aspirations encyclopédiques : La Description de l’Égypte. Cette fièvre orientaliste n’épargna pas l’architecture dont le vocabulaire se voit petit à petit coloré par des tonalités venues d’Orient.
Comme le précise Mercedes Volait (architecte spécialisée dans l’histoire architecturale et patrimoniale de l’Égypte contemporaine) le xixe siècle est marqué par une égyptomanie grandissante : « À elles seules, les années 1840 voient passer en Égypte des dizaines d’artistes, photographes, “antiquaires”, et tous ramènent des brassées de documents figurés répertoriant mosquées, minarets, coupoles et ornements. » (Volait 2017, 347-348). Cette frénésie de la représentation architecturale de l’Orient, symptomatique du xixe siècle, se lit également chez les peintres, mais aussi chez les écrivains-voyageurs. Aucun regard ne semble échapper à l’emprise des mâchicoulis qui ponctuent chacune de leurs épopées. Une littérature essentiellement masculine à l’origine même de la compréhension des moucharabiehs comme des barrières « impénétrables », retenant des « captives ennuyées » (Depaule 2014, 15). Le voile qui entoure le moucharabieh sera ainsi tissé, en chœur, chacun apportant leurs évidences, ce qui n’est en fait que leurs expériences : « on suit un enchaînement et des ramifications du plus lointain au plus proche, de la rue à la maison, jusqu’au point où l’imagination se repaît de ce que le réel lui dérobe » (Depaule 2014, 16). Si les relevés graphiques demeurent désuets de jugements, le champ lexical, lui, est plus sévère et s’aligne avec la construction de l’image de la femme arabe que Laura Nader considère comme l’une des clés du contrôle de l’autre, et plus précisément de l’Occident sur l’Orient (Nader 2016, 19). Ce dispositif dont les entrelacs en bois tourné sont constamment loués garde pourtant l’image d’une grille infranchissable, d’un lieu où les femmes « comme sous le voile, observent tout sans être vues » (Rhoné 1877, 428).
C’est dans ce contexte où les « voyages d’études » se multiplient que Pascal-Xavier Coste (1787-1879) effectue sa première odyssée en Égypte en 1817. Cette épopée aboutit à l’édition de son ouvrage l’Architecture arabe ou les Monuments du Kaire mesurés et dessinés dans lesquels apparaissent des dessins et descriptions de moucharabiehs dans les mosquées : « une construction légère en bois, non seulement ornée avec goût, mais disposée de manière à laisser pénétrer la fraîcheur et le jour », mais également dans les maisons domestiques (Coste 1839, 38). En outre, dès ses premières descriptions dans le texte, le jeune voyageur fait fusionner le moucharabieh au gynécée : « Ce grillage est tellement serré qu’il est impossible d’apercevoir de la rue, lorsqu’une femme regarde au travers de ces grilles. » (Ibid., 40). Alors que nous pourrions imaginer n’importe quel observateur, l’architecte fait le portrait d’un espace genré où les boiseries du moucharabieh sont indissociables de la figure féminine : « les fenêtres grillées, écrit-il, indiquent le logement des femmes » (Ibid., 41). Si le niveau de détails de l’analyse architecturale est des plus appréciables, le statut de limite spatiale et sexuée domine les lignes visant à éclairer ou éclaircir les planches. Ce manquement dans la compréhension du rôle du moucharabieh (notamment dans l’apport d’un certain confort thermique ainsi que dans la contribution de la ventilation naturelle de l’habitat cairote) est souligné par la traduction proposée par Pascal-Xavier Coste réduisant le moucharabieh à l’état de balcon.
Dans le cadre de l’analyse du paysage cairote, Pascal-Xavier Coste ne fut pas le seul à s’attarder sur la question de l’art arabe, et plus particulièrement du moucharabieh. Emile Prisse d’Avennes, archéologue français (1807-1819), s’adonne également à l’examen approfondi de l’Égypte. Contrairement à Pascal Coste, il considère la civilisation arabe comme très avancée et propose d’étudier la « manifestation du génie arabe » en architecture (Prisse d’Avennes 1877, 3). Il repose son observation sur les différents monuments qui forment le paysage cairote en allant de l’architecture religieuse à l’architecture civile et militaire en passant par l’architecture domestique dont « les formes sont déterminées par les exigences de la vie privée » et qui donnerait ainsi « de précieux renseignements sur cette partie si peu connue et si intéressante de l’histoire » (Ibid., 150). Néanmoins, l’orientaliste ébauche à son tour le portrait de la femme claustrée au sein des entrelacs en bois, de ces « cages vastes, brillantes et dorées » (Ibid., 160).
La description du moucharabieh s’accompagne aussi chez Prisse d’Avennes d’un porisme l’assimilant au confinement de la femme musulmane. Porisme repris et mis au-devant de la scène par Alexandre Lézine, pour qui, la naissance des moucharabiehs concorderait avec l’arrivée des musulmans en Égypte et leur adaptation à l’habitat local existant au vu des « mœurs particulières » de ceux-ci qui « exigeaient une stricte protection de la vie privée » (Lézine 1972, 19). Ce phénomène est également décrypté par l’anthropologue français Jean-Charles Depaule : « On a souvent souligné le caractère introverti de l’habitation “arabo- islamique” et insisté sur son corollaire, la réclusion des femmes » (Depaule 2014, 7). Ce dernier évoque, entre autres, la notion de « stéréotype durable du moucharabieh » dans laquelle ce dispositif aurait été plongé dès les premières analyses occidentales (Ibid., 16). Ces dernières l’inscrivent dans ce fantasme du voile accompagnant la femme musulmane, « l’Orientale » dans tous ses mouvements, et la restreignant dans l’espace. Prisse d’Avennes effleure lui-même cette partialité et dimension imaginaire sempiternelles qui escortent les voyageurs de l’époque :
Nous nous plaisons à rêver à tout cela, en dessinant, nous aimons à repeupler les maisons avec les êtres qui ont dû les habiter autrefois, et le cadre est tellement fait pour les scènes décrites dans les Mille et une Nuits, qu’on y revient constamment. (Prisse d’Avennes 1877, 160)
Les architectes orientalistes ont adopté une approche descriptive qui leur a permis d’explorer avec finesse et précision l’aspect ornemental du moucharabieh, sa composition et sa géométrie. Cependant, tout le pan fonctionnel de ce dernier n’a été que très peu abordé par les protagonistes de ce mouvement, qui ne lui reconnaissaient que le rôle de voile, confinant la femme à son domaine domestique. Cette image de prison le poursuit comme son ombre et est même parvenue à s’implanter dans l’esprit de ceux qui l’avaient mis au point.
Du regard de l’autre au dédain de soi : le déclin du moucharabieh
La textualisation orientaliste ne fait pas qu’établir une ségrégation imaginaire, mais esquisse les bases de limites physiques réelles : « la littérature capture l’espace, établit des frontières qui ne font pas seulement refléter les relations entre individus et territoires mais les produisent » (Blais 2009, 149). En effet, la domination de la pensée occidentale ne s’est pas cantonnée à l’espace imaginaire ou mental, mais s’est matérialisée via l’espace urbain, les différentes constructions et organisations spatiales (Goerg 2006, 20). Comme nous le rappelle Alessandro Petti (2020, 94) : « L’architecture dans le processus de la colonisation joue un rôle primordial dans l’organisation spatiale des relations et dans l’expression d’idéologies 2». Si l’être humain est à l’origine de l’espace bâti, ce dernier n’est pas sans répercussion sur le premier puisqu’il le façonne à son tour : « l’esprit construit le lieu et en même temps le lieu investit et structure l’esprit » (Turgeon 2009, 4). L’espace architecturé diffuse, dans l’esprit de celui qui le pratique, les normes, idées et règles selon lesquelles il est construit. Il fait office de véritable « machine à faire croire où entrent en jeu les différentes positions sociales » (Salazar-Gonzàles 2005). L’architecture, en articulant l’espace par des limites et des seuils, contraint le corps dans l’espace et peut faire « partie intégrante des schèmes de domination, de ségrégation, et d’exclusion des corps racisés » (Lambert 2017, 175). La transformation de l’espace urbain et architectural vise à faciliter son appréhension par l’entité colonisatrice et de réduire sa compréhension par le peuple indigène, ce qui est parfaitement illustré par les nouvelles spatialités mises en place en Égypte par les anglais : « Timothy Mitchel a montré comment l’encadrement colonial (enframing) créait une hiérarchie visible dans l’ordre spatial, et que cela était mû par la volonté de rendre le pays aussi lisible qu’un livre, selon un mode de rationalité occidental. » (Blais 2009, 148).
Au XIXe siècle, une nouvelle loi visant à remodeler le paysage cairote apparaît : l’interdiction de construire des moucharabiehs (justifiée par les risques d’incendies, mais motivée par un « rejet des valeurs traditionnelles » qu’ils entretenaient) (Abu Lughod, 1971 cité par Depaule et Noweir, 1986, 305). Face à cette prohibition, les habitants du Caire se sont d’abord érigés comme gardiens de ce dernier. En effet, ce dispositif est réinterprété par les usagers qui le font réapparaître dans le paysage boursicoté avec les moyens du bord :
En moins d’un siècle, les moucharabiehs de bois tourné, orgueil et particularité du Caire furent remplacés par des balcons de pierre, puis par des loggias en ciment des immeubles pour lesquels l’esprit populaire s’ingénie encore cependant à retrouver l’intimité ancienne en les protégeant de la vue d’autrui par des subterfuges plus bricolés qu’organisés. (Ravéreau 1999, 120)
Ancrage dans les us et coutumes qui résonne aussi chez Jean-Charles Depaule et Sawsan Noweir dans leur description des balcons du Caire:
Mais l’observateur est frappé par leur actualité (celle des moucharabiehs) tant il est vrai que les habitants, encore de nos jours, reproduisent certaines de leurs caractéristiques lorsqu’ils aménagent, en les réinterprétant dans les balcons, loggias et fenêtres de leur logement. (Depaule et Noweir 1986, 305)
Néanmoins, face à une architecture occidentalisée, rares sont ceux qui s’affirment encore comme défenseurs de ce dispositif en déclin. Au fil du temps, « l’Africain a été endoctriné […] ; il a été amené à considérer sa culture comme dépassée et parallèlement, à imiter des modèles européens » (Preiswerk 1975). Mal compris ou incompris, le moucharabieh fertilise une occidentalisation progressive de la société égyptienne et son désintérêt pour sa propre culture et ses traditions. Son utilisation est sans cesse détournée et ce dispositif architectural -dont les fonctions sont, rappelons-le, multiples- se voit peu à peu réduit au seul statut d’ornement, d’objet de décoration. Comportement raillé à de nombreuses reprises par Hassan Fathy pour qui le moucharabieh figurait comme « roi du temps », alliance parfaite entre tradition et modernité : « Les riches démolissent les palais de leurs pères et de leurs ancêtres à la place des immeubles de rapports. C’est le temps du matérialisme et de la plus-value. […] J’aimerais voir ces moucharabiehs […] à leur vraie place » (Fathy 1991, cité dans Volait, Perrin, 2017, 521).
Ignorant tous les bienfaits du moucharabieh (gommés dans leur quasi-totalité par les orientalistes), les habitants colonisés (que ce soit les Cairotes ou ceux des autres régions qui ont pu voir fleurir le moucharabieh) ont fini par le rejeter au profit des formes architecturales et modèles européens qu’ils ont, consciemment ou non, profondément intériorisés. Dans son ouvrage Le Caire, esthétique et tradition, Ravéreau décrie la décadence de la civilisation orientale au profit d’un langage architectural qui se voudrait universel, mais qui n’est autre qu’une architecture « de partout et nulle part, celle du Nord triomphant, rendant ses habitudes considérées par lui comme les meilleures et appliquées sans discernement » (Ravéreau 1999, 137). Il remémore l’importance du moucharabieh qu’il considère comme un filtre essentiel au confort de l’habitat, mais plus encore comme un lieu à part entière. Loin de l’outil de réclusion, il voit en ses mille trous, des espaces de dialogue avec la stature humaine :
Loin d’être une « cage à dissimuler les femmes » comme l’optique occidentale puis touristique a réussi à le faire croire […], le moucharabieh est une ingénieuse solution de climatisation urbaine. […] Ce lieu en soi, où l’on peut se tenir ventilé, protégé d’un jour aveuglant, profiter des distractions qu’offrait la voie publique ou la cour. (Ibid., 46)
En outre, alors que le paysage architectural semble s’uniformiser dans le monde arabe dans le but de « sortir du sous-développement pour retrouver l’Occident sur un pied d’égalité » (Tabet 2006, 56), les grandes figures du mouvement moderne3 en architecture s’accaparent assez paradoxalement et ironiquement des codes de l’architecture arabe pour les transfuser plus ou moins discrètement dans leur propre production. D’ailleurs, ils n’hésiteront pas à « se tourner vers les colonies qu’ils considéreront comme des terres d’expériences, des laboratoires sociaux et esthétiques pour la réalisation de leurs projets » (Ibid.). Le Corbusier affirme, d’ailleurs, qu’il préfère l’enseignement de l’architecture arabe en ce qui concerne la promenade architecturale puisqu’elle offre « des aspects constamment variés, inattendus, parfois étonnants. Il est intéressant d’obtenir tant de diversité quand on a, par exemple, admis au point de vue constructif, un schéma de poteaux et de poutres d’une rigueur absolue » (Le Corbusier 1929-1934, 25). Dans un échange épistolaire avec son frère, il qualifiera les architectures arabes comme « tendres et humaines, dignes et pleines de calme et béatitude » (Le Corbusier 1931). Le transfert des cultures s’élargit : alors que le moucharabieh s’efface des façades « orientales » (celles qui l’ont vu naître et se développer), le voilà qui fait son apparition sous différentes formes et appellations dans le monde entier. Au Brésil en 1929, trois ingénieurs brésiliens (Amadeu Oliveira Coimbra, Ernest August Boeckmann et Antônio de Góes) inventent le Cobogó : une réinterprétation du moucharabieh en béton ou en céramique. Ce nouveau moucharabieh est largement diffusé par Lucio Costa, architecte en étroite relation avec Le Corbusier dès 1929 (Santos 2015, 2) et aspirant à un renouveau de l’architecture brésilienne via cette association :
Lucio Costa renforce donc l’appel insistant de Le Corbusier pour placer l’architecture “au-delà de l’utilité” ou l’importance de l’intention plastique en architecture, toujours rattachée à l’identité nationale. […] Des éléments tels que azulejos, mosaïques, fresques, vitraux, cobogós, entre autres, qui sont des références dans les traditions coloniale et vernaculaire, fréquentent toujours davantage les travaux de l’architecture moderne brésilienne, ajoutant par ailleurs un sens de brésilienneté aux codes architectoniques de l’Architecture Moderne Internationale. (Ibid., 8)
Considérer que le mouvement moderne s’oppose à celui de l’orientalisme par son « ambition universaliste » et que le modèle occidental s’est en réalité « imposé sans résistances notables » (Tabet 2006, 57) c’est, en quelque sorte, passer sous silence les combats portés par les défenseurs d’une architecture locale. Les architectes précurseurs dans ce combat (à l’instar de Hassan Fathy ou André Ravéreau) et leur avance sur leur temps leur a valu une reconnaissance tardive auprès de l’opinion publique qui fut longtemps leur première détractrice. En effet, frileuse des méthodes ancestrales que recommandaient ces derniers, la réception de leurs travaux fut souvent glaciale. Victimes de leur avant-garde, ils sont même accusés de vouloir entretenir le « sous-développement » des populations autochtones et sont « incompris des esprits simples pour qui être moderne équivaut à rejeter la tradition » (El Wakil 2003, 75-84). L’idée de progrès s’est construite et échafaudée autour du modèle occidental établissant conjointement une relation d’opposition, de domination et de pouvoir et assurant une autorité face à tout standard qui lui serait extérieur :
De plus, il y a l’hégémonie des idées européennes sur l’Orient, qui répètent elles-mêmes la supériorité européenne par rapport à l’arriération orientale, l’emportant généralement sur la possibilité pour un penseur plus indépendant ou plus sceptique d’avoir une autre opinion. (Said 1978, 38)
Tout à fait conscient de l’utilisation de l’architecture comme arme politique et de la forte dépréciation progressive de l’architecture traditionnelle dans les pays arabes qui lui incombe, Hassan Fathy porte un regard critique sur sa propre formation où il a « étudié l’architecture islamique comme si elle était exotique » (Fathy 1983, 39). Cette crise et confusion culturelle qui circonstancie le monde arabo-musulman se voit, selon l’architecte, cristallisée par le moucharabieh (Ibid., 47). Ce dernier prouve, selon lui, que « la culture est l’unique réponse possible de l’Homme face à son environnement dans le but de répondre à la fois à ses besoins physiques et spirituels4 (Steele 1997, 85). Il ouvre la brèche d’une possible décolonisation de l’architecture par le biais de l’être humain. Et si le moucharabieh incarnait bien plus qu’une opposition entre traditions et modernité? Et s’il était en réalité l’« expression architecturale d’une nécessité culturelle5 (Ibid.)?
Décoloniser le moucharabieh ou déconstruire l’auto-colonisation
« Le point de départ de l’élaboration critique est la conscience de ce qui est réellement, c’est-à-dire un “un connais-toi toi-même” en tant que produit du processus historique qui s’est déroulé jusqu’ici et qui a laissé en toi-même une infinité de traces, reçues sans bénéfice d’inventaire. C’est un tel inventaire qu’il faut faire pour commencer. » (Gramsci 1976, 176).
L’inventaire, évoqué ici par Gramsci, semble être une étape indispensable et nécessaire à quiconque voudrait s’engager dans une croisade contre cette amnésie culturelle et protéger « la culture et l’architecture islamique et arabe, ainsi que sa beauté et proportionnalité inhérente pour lesquelles les étrangers se sont déplacés pour enregistrer, étudier, adopter et adapter, acheter et utiliser, admirer et vivre avec6 (Damluji, Bertini 2018, 24). Une condition sine qua non pour pouvoir finalement déconstruire les stéréotypes durables qui ont mis des siècles à s’implémenter au point de devenir quasi-indélébiles. Fathy parlera d’ailleurs d’ « auto-colonisation » pour qualifier ce phénomène d’appropriation de concepts qui n’ont aucune place au sein de la culture ou l’espace même de celui qui en est victime. Le danger figurerait, toujours selon Hassan Fathy, dans l’envie de s’approprier des aspects de la civilisation occidentale qui sont incompatibles avec le modèle sociétal arabe (Fathy 1983, 38) puisqu’il mènerait à la perte de sa propre identité culturelle. En effet, cette course au développement et à la « civilisation » passe par une acculturation progressive de l’architecture puisqu’ « instrument sémantique à part entière, l’espace traduit les mentalités et les idéologies » (Salazar-Gonzàles 2005, 4). L’architecte touche du doigt le premier volet de la démarche décoloniale qui « se propose d’abord de dévoiler les différentes formes de violence issues de la modernité coloniale […] intrinsèquement coloniale et destructrice » (Ali, Dayan-Herzbrun 2017, 6). En se réappropriant les techniques locales, Hassan Fathy exhume l’existence d’une « pluriversalité » des savoirs qui s’étend jusqu’au domaine de l’architecture. Ceci fait écho au second volet du processus décolonial consistant à mettre sur un pied d’égalité toutes les humanités:
Il s’agit de replacer la valeur de la vie humaine, animale et environnementale au-dessus de la permanence des formes institutionnelles, lorsque celles-ci négligent et/ou tuent. La signification de la théorie décoloniale est ancrée dans les praxis de dissidence et de ré-existence avec lesquelles il s’agit de penser ; et toute praxis de résistance/ré-existence est orientée par une théorie décoloniale située, des histoires locales et des connaissances résurgentes. (Desmarais 2018, 208)
Dans une veine similaire, Pedro Pablo Gómez reprend la conceptualisation de Walter Mignolo et emploie le terme de « colonialité » dont il faudrait apprendre à se défaire. Il emploie ce terme pour désigner la « matrice de pouvoir résultant du colonialisme moderne et qui lui survit » (Gómez 2016, 103) même lorsque les colonies, en tant que telles, n’existent plus. Cette notion résiduelle déteint subrepticement nos manières d’appréhender le monde qui nous entoure et entretient finalement les rapports de force et de subordination de l’esprit colonial. L’auto-colonisation ne serait en fait que le reflet de cette « colonialité ». Un mirage convaincant celui qui l’observe, de son infériorité innée, que « L’Europe est un centre et le reste du monde sa/ses périphérie(s). Celles-ci sont d’ailleurs, très souvent, ses anciennes colonies. » (Attia et Boulbina 2009, 159). Ceux que l’on qualifiait d’indigènes ne se sont pas colonisés eux-mêmes, mais ont subi et subissent encore la pression d’idéologies externes, encore présentées comme « meilleures », comme « l’idéal à atteindre ».
Si le terme de « colonialité » est aussi repris par Alessandro Petti, il ne parle pas de décoloniser ni de décoloniser les formes architecturales, mais bien de dé-moderniser ces dernières :
La tâche du présent est en outre d’imaginer des formes architecturales de dé-modernisation. C’est pourquoi, pour tous ceux qui vivent dans des structures modernistes, il est temps, dans une lutte plus vaste de décolonisation, de concentrer nos efforts sur la dé-construction et la déstabilisation des valeurs modernistes fondamentales, leurs catégories et leurs épistémologies qui continuent d’imprégner nos réalités sans prendre gare aux situations géographiques7 (Petti 2020, 96).
Toutes ces appellations, dans leurs variétés, expriment une réalité commune; celle d’une sorte d’occidentalisation permanente, dont le but, inchangé, reste celui du maintien de son hégémonie sur le reste du monde. L’« auto-colonisation », la « colonialité » et le « néo-colonialisme » ne sont pas à considérer séparément puisqu’ils incarnent, au fond, les différentes « faces d’un seul et même phénomène : la domination que certains états exercent sur d’autres dans la phase post-coloniale » (Preiswerk 1975). En effet, peu importe la logique adoptée, ces vocables vont souvent ensemble et nous retrouvons, par exemple, chez Gómez la modernité au sein même de la matrice coloniale. Pour lui aussi, décoloniser l’art et l’esthétique en général passe notamment par démonter « la matrice coloniale qui opère entre les deux » (Gómez 2016, 105). Il s’agirait de comprendre l’art et l’esthétique comme « constitutifs d’une des hiérarchies de la modernité […] qui opèrent au moyen d’un régime discursif et d’institutions pour classer l’art occidental comme supérieur aux autres formes d’art » (Ibid., 106).
L’enracinement de ces rapports de force, à la fois dans l’esprit des Occidentaux et dans celui des Orientaux, complexifie la tâche de la décolonisation de l’architecture jusqu’à en donner un aspect impossible. Dans ce contexte, Léopold Lambert met en évidence l’importance de la perspective adoptée lors de l’entreprise de cette mission dé-constructrice et nous rappelle que : « si l’on associe nécessairement la violence intrinsèque de l’architecture à une forme de colonisation on peut conclure que, par définition l’architecture ne peut être décolonisée » (Lambert 2017, 181). De ce point de vue, l’architecture apparait comme un acte colonisateur en soi puisqu’elle s’empare inévitablement des corps, les contrôle et les organise dans l’espace en prenant pour référence un corps « normé ». Pour pouvoir entrevoir sa possible libération, il faudrait l’assimiler à une arme politique mise au service de programmes coloniaux. Ainsi, l’architecture pourrait être « réorientée en faveur de mouvements politiques s’inscrivant à l’encontre de cette domination » et l’on pourrait « ainsi construire une éthique de décolonisation » (Ibid.). Plus qu’une résistance, c’est une résilience qui est ici requise, une « émergence de mémoires oubliées, effacées ou laissées de côté par l’histoire “unique”, “uni-verselle” de la modernité » (Gómez 2016, 106). Ce serait une histoire pluri-verselle qu’il faudrait réapprendre pour décoloniser l’architecture. S’acharner à découdre les récits qui nous sont connus, partir sur les traces des généalogies et « reprendre les choses-là où elles en étaient restées, avant l’interruption coloniale pour essayer de retrouver l’évolution “naturelle” que les arts et l’architecture auraient pu connaître » (El Wakil 2017, 467) sont, aux yeux de Hassan Fathy, les actions à entreprendre pour décoloniser l’architecture et réintroduire des savoir-faire locaux comme le moucharabieh dans l’architecture de son temps.
Participer à la libération du moucharabieh de l’emprise orientaliste passerait, dans un premier temps, par reconnaître sa présence, son influence sur les façades d’aujourd’hui. Ne pas lui préférer le vocable de double-peau, de façade perforée, ni de voile, mais de lui rendre pleinement hommage en le nommant distinctement. L’expression architecturale et les inventions spatiales qui en découlent racontent une histoire des formes à travers laquelle « une culture affirme sa présence » (Blais 2009, 148). De fait, Paul Carter voyait dans l’acte de renommer les éléments constitutifs d’un lieu un moyen de le « rendre familiers aux Européens et du même coups étranger » aux populations autochtones (Carter 1987 cité par Blais 2009, 148). En effet, plus sensibles à la fragilité de leur environnement, et plus lucides quant au double tranchant de la lame du progrès, l’attention des constructeurs se porte vers les solutions vernaculaires. Dans cette perspective, le moucharabieh se multiplie au nu des façades nouvelles, mais n’est jamais réellement défini en tant que tel. Si ce dernier garde les mêmes attributs, son aspect traditionnel est remodelé par l’émergence de techniques récentes améliorant son efficacité, mais aussi sa rentabilité. Néanmoins, il est nécessaire de rappeler que son utilisation comme régulateur thermique n’est pas une innovation occidentale, mais bien l’une de ses fonctions originaires. Aspect bien souvent oublié, comme si le moucharabieh pouvait être utilisé exclusivement pour des raisons identitaires : « le moucharabieh, dans les projets d’architecture contemporaine a été utilisé de diverses manières : en tant que peau adaptative […], de motifs structurel […] ou pour rappeler l’architecture islamique et ses valeurs culturelles » (El Semary, Attala, Gawad 2017, 4). Pourtant, son emploi ne peut s’en tenir à une justification purement symbolique puisqu’il marche, presque toujours, sur la corde de l’écologie. En effet, ses mille trous ne cesseront de filtrer la lumière, l’air, réguler la température, l’humidité ou encore le regard. Considérer que l’emploi du moucharabieh dans le monde arabo-musulman aspire uniquement à soustraire la femme du paysage visuel revient finalement à ignorer et effacer toute l’ingéniosité et la complexité qui en font sa singularité.
Délivrer le moucharabieh des stéréotypes qui l’entourent reviendrait surtout à l’étudier sous un prisme autre que celui de l’étranger, que celui qui se tient uniquement en son extérieur. Le parcourir de l’intérieur, vers l’extérieur puis dans le sens contraire, se saisir de toute son épaisseur afin d’en dégager l’ensemble de ses fonctions. En effet, si le moucharabieh appert d’abord comme une limite, il n’est en réalité qu’une « frontière en pointillés » (Serfaty-Garzon 2003, 143). Son pourtour en bois tourné constitue bel et bien une limite, mais ses interstices appellent au passage lui conférant le statut supplémentaire de seuil. La dialectique du plein et du vide qu’il instaure par ses sinuosités rend palpable cette transition. Le moucharabieh développe en son creux un seuil qui se vit avant tout par le jeu de regards, son blanc, ses interstices qui ne sont que d’autres ouvertures aux dialogues ou, du moins, une première interlocution. Reconnaître le statut de seuil comme inhérent au moucharabieh, c’est aussi contrer la vision dualiste coloniale qui « ne conçoit que deux pôles dans l’espace de la ville » et « gomme par conséquent de son discours les entre-deux » (Goerg 2006, 33).
Loin du caractère défensif et belliqueux que les orientalistes ont bien voulu lui attribuer, le moucharabieh crée en réalité un lieu de transition, d’entre-deux entre ces univers qui sont à l’antipode l’un de l’autre : l’intérieur et l’extérieur. Chacune des brèches du moucharabieh se dilaterait en un lieu de transition, de passage entre ces univers différents dès lors qu’il est pratiqué. Dès que l’œil se love au creux de ces torsades, il se saisit de l’offre du seuil, l’habite le temps d’un instant, et transforme le lieu en espace :
Est un lieu où l’ordre (quel qu’il soit) selon lequel des éléments sont distribués dans des rapports de coexistence. […] Il y a espace dès lors qu’on prend en considération des vecteurs de direction, des quantités de vitesse et la variable de temps. L’espace est un croisement de mobiles. Il est en quelque sorte animé par l’ensemble des mouvements qui s’y déploient. […] L’espace serait au lieu ce que devient le mot quand il est parlé, c’est-à-dire quand il est saisi de l’ambiguïté d’une affectation, mué en un terme relevant de multiples conventions, posé comme acte d’un présent (ou d’un temps) et modifié par les transformations dues à des voisinages successifs. […] En somme l’espace est un lieu pratiqué. (Certeau 1990, 173)
En donnant au corps la possibilité de franchir le seuil par projection, le moucharabieh édifie une véritable géographie des contours, démultipliant les possibilités de lieux à habiter, à transformer en espaces. De fait, cette dualité caractéristique laisse un nouveau rapport spatial voir le jour. Elle s’érige comme instigatrice de ce lien précieux entre soi et l’autre, de ce que nous pourrions qualifier ici, à la suite de Gaudin, d’une « hospitalité des alvéoles » (Gaudin 1992, 40). Il s’agit de concevoir l’interstice du moucharabieh comme un lieu à part entière, que l’on pourrait investir et habiter. Un vide qui, une fois traversé par le regard, se métamorphoserait en espace plein de sens, de symboles, mais surtout de soi et de l’autre. De pouvoir définir le moucharabieh non plus comme un simple élément technique ou, pire encore, un dispositif répressif, mais comme un véritable espace de transition où s’échangent « des paroles d’hospitalité » (Ibid., 74). Bachelard présentait déjà dans sa Poétique de l’espace cette idée que le creux suffit à abriter le rêve d’une habitation (Bachelard 1957, 131). En effet, le pli serait gardien de l’immobilité et susurrerait à l’oreille de l’être humain la promesse d’un abri, le désir de l’habiter. En se situant entre deux pôles infinis, le moucharabieh prétend à être un espace accueillant (pour celui qui se trouve à l’intérieur et à l’extérieur) et fait, en quelque sorte, concurrence à cet oriel que Louis Kahn pressentait comme « une pièce intime à l’intérieur d’une pièce » (Kahn 1996, 226).
Même les plus petits vides du moucharabieh sont le cadre d’un regard et déclenchent, d’une certaine manière, le paradoxe du moucharabieh. En effet, ces derniers font son épaisseur, mais surtout sa dissymétrie : de l’extérieur hostile, de l’intérieur accueillant. De l’extérieur, il se fait surface, de l’intérieur il dévoile son interface. Le moucharabieh possède un recto, et un verso c’est en quelque sorte une « “structure en double feuillet” comme le dit Anzieu, une “face tournée vers le dedans, une autre vers le dehors”, une surface à vivre et à envisager des deux côtés en même temps » (Amy 2008, 4). Sa matrice de pleins et de vides accorde au mur la possibilité d’interagir avec cet autre que soi, de l’appréhender, le comprendre et de communiquer avec lui. Pourrions-nous interroger, comme Frantz Fanon, cette envie systématique d’imaginer des hiérarchies, des rapports de force, de supériorité ou infériorité? Pourquoi ne pas tenter, à travers ce dispositif, de « toucher l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre » (Fanon 1952, 188)?
Le moucharabieh construit au travers de chaque percement des zones d’échanges et de tensions qui cristallisent parfaitement les risques de l’hospitalité, l’obscurité qui accompagne l’ouverture de son antre à l’inconnu, l’accueil de l’Autre dans son intimité. Cette rencontre entre l’hóstis et l’hospes justifie le paradoxe qui anime les torsades sinueuses du moucharabieh, qui comme « des points de sutures ou de coutures » (Brochot 2000, 88) spatiales, réunissent et séparent à la fois. Analysé sous la lunette de l’accueil, le paradoxe du moucharabieh se dénoue, les couples d’oppositions qu’il articule (intérieur/extérieur, privé/public, masculin/féminin, voir/être vu…) bâtissent dans l’entre-deux un espace non pas partagé, mais de partage : « Il faut de l’autre, donc à la fois de l’écart et de l’entre, pour promouvoir du commun. Car le commun n’est pas le semblable, il n’est pas le répétitif et l’uniforme mais bien leur contraire. » (Jullien 2012, 49).
Conclusion
En définitive, nous avons voulu dans cet article, mettre en lumière l’emprise coloniale qui habite encore et toujours l’architecture et plus particulièrement le moucharabieh toujours hanté par ces stéréotypes durables. Pour ce faire, nous nous sommes d’abord attardés sur le mouvement orientaliste, principal protagoniste dans la création et la diffusion de l’image répressive du moucharabieh. S’il a permis l’étude descriptive de sa composition et de ses entrelacs avec une précision sans pareille, la littérature qui en ressort a néanmoins grandement entretenu le reflet coercitif de ce grillage en bois. Cette vision, a largement affecté celle que les orientaux ont pu porter sur eux-mêmes, leur culture, leur identité jusqu’à leurs propres modèles architecturaux, menant de fait à une dépréciation du moucharabieh et à son effacement progressif des façades. Nous avons tenté d’expliciter le déclin de ce dispositif par la lumière des phénomènes d’auto-colonisation et de néo-colonialisme qui n’ont cessé d’être alimentés jusqu’à nos jours. Enfin, dans la perspective d’une décolonisation, une compréhension globale de ce dispositif est nécessaire; en allant de sa composition à son rôle architectural effectif et fonctionnel dans l’habitat. En effet, le moucharabieh refait surface sous des formes diverses et variées et orne (d’une certaine ironie) quelques façades de l’architecture contemporaine occidentale. Sa subsistance dans l’architecture de notre temps pourrait s’expliquer en partie par la prise de conscience qui a marqué le xxie siècle : la nécessité d’un retour vers une architecture plus durable et respectueuse de son environnement, mais aussi parce que le moucharabieh semble répondre aux exigences de l’humain dans son désir d’habiter. C’est peut-être pour cela aussi, qu’il ne s’est jamais éteint, que d’une manière ou d’une autre il a su s’exprimer, et orner de façon plus ou moins prononcée les murs de nos paysages. L’actualité de ce dispositif résiderait aussi dans ce besoin de protection de l’humain contre le regard de l’autre. Décoloniser le moucharabieh passerait peut-être, dans un premier temps, par la reconnaissance de ses nouvelles formes d’expressions. C’est pouvoir reconnaître son influence sur les façades émergeantes : « double-peau », murs « dentelles » ou « seconds voiles ». Mais décoloniser le moucharabieh c’est aussi et surtout mettre en exergue l’héritage du passé qu’il conserve en ses mailles et cette possibilité qu’il laisse transparaître d’habiter avec l’autre, de le comprendre, de l’appréhender et de l’accueillir, car finalement c’est encore « une ouverture par laquelle on se tient sur un seuil entre soi et l’autre, ou entre soi et les autres » (Redeker 2008, 8).
- 1D’après Laura Nader (2006, 15), entre 1800 et 1950, près de 60 000 livres ont diffusé sur le seul thème de l’Orient Arabe.
- 2Nous traduisons : « Architecture in the process of colonisation plays a crucial role in organising spatial relations and expressing ideologies
- 3Le mouvement moderne en architecture ou le « modernisme », est un courant de la première moitié du xxe siècle. Il découle du passage progressif de la campagne à la ville et s’inscrit dans un contexte de changements de paradigmes liés à la révolution industrielle. Il se distingue par un retour au décor minimal, à des formes géométriques pures et fonctionnelles et à l’emploi de techniques et matériaux nouveaux.
- 4Nous traduisons : « As Fathy states, culture is the unique human response of man to his environment in his attempt to answer both physical and spiritual needs. »
- 5Nous traduisons : « architectural expression of a cultural necessity. »
- 6Nous traduisons : « […] Islamic and Arab architecture and culture and its inherent beauty and proportion which foreign ‘other’ had to come to record, study, adopt and adapt, purchase and use, admire and live with. »
- 7Nous traduisons : « The task of the present is additionally to imagine architectural forms of demodernisation. Therefore, for all those who are living in modernist structures, it is time, within the larger struggle of decolonisation, to focus our efforts on undermining and destabilising the very foundational modernists values, categories, and epistemologies that continue to permeate our realities, irrespective of geographical location. »