Sécularisation de la foi dans le discours littéraire

Le territoire aurevillien

En 1889 paraissait dans La Revue des deux Mondes un article d’Eugène-Melchior de Voguë sous le titre « À Travers l’exposition. Aux portes — La Tour ». À l’occasion de la double célébration du centième anniversaire de la Révolution française et de l’inauguration de la Tour Eiffel, l’auteur imagine un dialogue entre la Dame de fer et la cathédrale Notre-Dame :

Dans les tours réveillées, je crus entendre une voix dolente. Elle disait :
— Pourquoi troubles-tu notre recueillement, parodie impure du clocher chrétien ? […] Tu es fière de ta science ; tu sais peu de choses puisque tu ne sais pas prier. Tu peux étonner les hommes ; tu ne peux leur offrir ce que nous leur donnons, la consolation dans la souffrance. Ils iront s’égayer chez toi, ils viendront pleurer chez nous. […]
La tour n’est pas muette. Le vent qui frémit dans ses cordes de métal lui donne une voix. Elle répondit :
— Vieilles tours abandonnées, on ne vous écoute plus. Ne voyez-vous pas que le monde a changé de pôle, et qu’il tourne maintenant sur mon axe de fer ? Je représente la force universelle disciplinée par le calcul. La pensée humaine court le long de mes membres. […] Vous étiez l’ignorance, je suis la science. Vous teniez l’homme esclave, je le fais libre. Je sais les secrets des prodiges qui terrifiaient vos fidèles. Mon pouvoir illimité refera l’univers et trouvera ici-bas votre paradis enfantin. Je n’ai plus besoin de votre dieu, inventé pour expliquer une création dont je connais les lois. Ces lois me suffisent, elles suffisent aux esprits que j’ai conquis sur vous et qui ne rétrograderont pas (Vogüé, 1889 : 200).

Dans ce cours passage, en vivier déjà, se construit une réflexion développée par la sociologie du religieux quelques années plus tard, puis aux XXe et XXIe siècles : l’idée que la science et la technologie sont des structures réplicatives du religieux et constituent de nouveaux objets de culte et que, par extension, les objets de la modernité concentrent les mêmes élans et génèrent les mêmes comportements que les ancrages religieux d’hier — rendant donc obsolètes les définitions de la modernité/postmodernité qui les opposent radicalement à tout exercice étranger à la raison. Le double mouvement mis en fiction par Voguë détourne le sentiment religieux de ses anciennes attaches de dévotion mais rappelle que les icônes modernes n’en sont pas moins issues du même mouvement spirituel : les tours de pierre deviennent des tours de fer, mais toutes deux cherchent à s’élever vers le ciel. On lit également dans ce passage l’idée sans cesse oubliée qu’à chaque nouveau cycle, à chaque nouvelle ère de progrès, la jeune génération barbarise les productions de ses pères et les évaluent à la lumière de structures morales plus récentes — donc nécessairement impropres. La modernité est ainsi la parodie impure, c’est-à-dire souillée, profane, d’un passé qu’elle a tort de renier, et elle ne saurait empêcher les fidèles de chercher le réconfort sérieux du Salut une fois les plaisirs du divertissements consommés. De l’autre côté, l’austérité du passé religieux ne paraît plus que dans de vieilles tours abandonnées qui ignorent les avancées grandioses d’une science dont les bienfaits libèrent l’homme du joug religieux.

Ce dialogue fictif génère deux grands axes de réflexion auxquels nous voulons nous intéresser dans ce travail. D’abord, il s’agit de saisir le sens du mouvement qui y est soulevé : le transfert cultuel progresse-t-il de la religion à la science (de Notre-Dame à La Tour Eiffel) ou de la science à la religion ? Qui, de la Vieille Dame ou de la Dame de Fer, détient le véritable pouvoir de ralliement spirituel ? Est-ce que l’« Ère du tout religieux » (Tarot, 2008 : 8) touche réellement à sa fin, favorisant un passage de main vers les productions de la science, ou La Tour Eiffel sous-estime-t-elle le pouvoir du Sacré et minimise-t-elle sa puissance cohésive et sa force communautaire ? Le second axe de travail que nous aimerions dégager dans ces quelques pages réside dans la question du support alloué à ce discours de transfert : la littérature. La mise en fiction du phénomène d’effritement de l’objet religieux annonce en parallèle le maintien des comportements cultuels qui, faute de l’objet usuel de dévotion (Notre-Dame, Dieu) s’ancrent, tels des électrons libres et errants dira Nietzsche, à de nouveaux ports d’attache : la science, les réalisations humaines, l’homme lui-même. Nous nous pencherons sur les ramifications articulées par cette double interrogation (mouvement du spirituel et support de ce mouvement) dans la littérature qui l’abrite et voulons ainsi relire à cette lumière le roman aurevillien. Il fournit un discours précisément organisé autour de préoccupations modernes dont il déplore les ravages et met en scène, au-delà de la destruction que le progrès semble engendrer, la survivance souterraine, au propre comme au figuré, du spirituel et de la foi.

Benjamin Fondane évoquait en 1945 une « défaite spirituelle » qu’il compare à un « grand lundi ! » tandis que prévient-il « le dimanche ne finira jamais » (Fondane, 1990 : 204). Fondane mourra dans les camps de concentration sans avoir pu développer une pensée qui déploie aujourd’hui toutes les contradictions liées à l’objet religieux et qui semble plus actuelle et plus problématique que jamais. Comprendre ce constat d’échec du spirituel nécessite de s’intéresser aux discours générés autour de la foi et des pratiques de la foi, et de discuter la validité de ces discours. Il s’agit à leur lumière de déterminer si la société post-industrielle dans laquelle nous évoluons présente encore un profil religieux (dimanche a-t-il bien cédé la place à lundi ?) ou si elle y a renoncé. Le fonctionnement social qui les caractérise s’articule-t-il encore autour de comportements qui ne font pas appel à la raison, qui trouvent leurs origines dans le rituel et la dévotion ? Car cette défaite éventuelle contre le rationnel que Nietzsche désignait par les termes de « scepticisme gnoséologique » est selon le philosophe « antichrétienne : bien que nullement […] antireligieuse » (Nietzsche, 1886 : 105). Le déclin du spirituel évoqué par Fondane, du moins ce qui ressemble à une certaine régression du spirituel, doit être observé dans ce hiatus entre ce qui appartient au christianisme de ce qui relève du religieux en général — le premier étant une série de comportements et de dogmes spécifiques du second. Se pose alors la question même de la modernité et des séries de dichotomies à la mesure desquelles elle est souvent définie : sciences/religieux, sacré/profane, raison/spirituel. Frédéric Vincent déclare à ce sujet que

Si l’idéal moderne amène une désacralisation de l’espace, ainsi qu’une suppression progressive du couple rite/mythe, il faut toutefois noter que le besoin du sacré est toujours aussi prégnant dans l’esprit des hommes. Le sacré en tant que désir d’un ailleurs qu’ici est bel et bien là. […] C’est pourquoi il faut parler d’un « sacré camouflé », expression qui traduit l’idée que, contrairement à ce qui se passe dans les sociétés archaïques, le sacré n’anime plus la scène officielle mais plutôt une vie souterraine. […] Le sacré est toujours présent au quotidien, mais on n’ose plus vraiment dire son nom. L’homme des sociétés contemporaines éprouvent toujours autant de fascination pour les choses mystérieuses ou extraordinaires que l’esprit rationnel ne peut expliquer. […]
Il convient d’observer que l’idéal moderne n’est toutefois pas parvenu à éradiquer le sacré, seulement à l’occulter. Lorsqu’est abordée la question de la postmodernité, il s’agit surtout de mettre en évidence le changement d’époque, qui gravite autour de l’idée que le sacré sort de l’ombre, qu’il réapparaît au grand jour. […] Alors que la modernité a cru bon d’occulter le sacré, la postmodernité définit la tentative sociale qui, à l’inverse, vise à sortir le sacré d’une telle occultation. […] L’homo religiosus est plus que jamais présent (Vincent, 2014 : 105-106).

Notre dialogue de début entre la Tour Eiffel et Notre-Dame illustre bien la perte de pouvoir du religieux mais également et surtout, un éventuel retour du spirituel, déjà envisagé au XIXe siècle, lorsque la raison aura épuisé ses charmes et déçu peut-être les espoirs que l’homme moderne place sur ses épaules de fer. Si le projet rationaliste prévoit d’éliminer le spirituel, peu fiable et générateur d’aliénation massive, Vincent n’est pas convaincu du succès de l’entreprise. Mais alors, comment le Sacré réinvestit-il une modernité éradicante qui tente de le rejeter à l’extérieur de la sphère intellectuelle ? Où se loge-t-il ? Et survit-il seulement ? Ces affaires sont prises en charge par les sciences sociales mais l’analyse rencontre d’emblée un problème majeur. L’étude du social (et par inclusion de l’objet religieux) ne devient science qu’à la fin du XIXe siècle et se déploie ainsi dans le contexte d’une sécularisation de la pensée, très lente il est vrai. Cette chronologie des sciences est détrimentaire à l’observation qui nous occupe. D’abord parce que ce contexte idéologique exerce une influence non négligeable sur la construction de la discipline qui rejette le religieux à l’extérieur de la sphère de l’objectif et démissionne la pertinence de son analyse. Ensuite, parce que cette catégorisation étant entérinée aujourd’hui encore, les sciences sociales se trouvent victimes d’une « étrange cécité » (Nicolas, 1996 : 76) qui les rend à peu près « muettes » (Caillé, 2007 : 136) sur le sujet de la foi et plus particulièrement, sur le constat d’un éventuel maintien des pratiques du spirituel dans la société française postmoderne. Durkheim évoquait déjà en 1969 la nécessité de penser la religion « telle que la croyant la sent, car elle n’est véritablement que ce qu’elle est pour ce dernier », et « quiconque n’apporte pas à l’étude de la religion une sorte de sentiment religieux ne peut en parler ! » (Durkheim, 1969 : 75). Même constat chez Bourdieu en 1987 qui reconnaît qu’en dépit de l’exigence absolue de neutralité intellectuelle attachée à l’analyse formelle du phénomène social, « le sociologue objectiviste, c’est-à-dire, selon toute vraisemblance, indifférent par position ou par volonté aux enjeux du jeu qu’il décrit, a toutes les chances d’omettre de prendre en compte dans son analyse la croyance qu’il a dû ignorer pour pouvoir construire comme tel son objet » (Bourdieu, 1987 : 156). Cette défaillance des sciences sociales a des conséquences importantes. En 2012, Jean-Paul Willaime déclare que « la modernité eut tendance à être pensée, par les sociologues, comme un processus opposé au religieux » (Willaime, 2012 : 89), dévaluant ainsi la légitimité des études qui lui sont liées. Sur la thématique de la régression ou du maintien des comportements cultuels, les sciences sociales sont donc et dans une certaine mesure, relativement faillibles. Du moins leur apport, indéniable par ailleurs, nécessite la contribution des écrits qui ont précédé leur développement et qui, ne relevant pas d’une réflexion académique, n’ont pas été envisagés comme un support scientifique et nécessaire à l’analyse. C’est alors vers la littérature qu’il faut nous tourner ; comme on l’entr’aperçoit avec notre dialogue fictif d’ouverture. La fiction exploite ces problématiques dès la fin de la Révolution française et révèle à la pensée ce que les analyses formelles ne peuvent encore signaler. On constate ainsi chez certains auteurs tels que Barbey d’Aurevilly, qui nous intéresse particulièrement, l’élaboration dans le roman d’un discours qui reconnaît l’émergence d’une nouvelle foi progressivement détachée des institutions et soucieuse de préserver un lien social qui se détériore sous l’effritement de l’autorité cléricale – foi qui en appelle au passé, sous toutes ses formes, garant d’un ordre immuable dégradé par la modernité. On se souvient des propos de Christine Orsini qui, travaillant sur la pensée girardienne, affirme : « Ni une époque, ni une société, ni une religion ne sont transparentes à elles-mêmes […] Toute culture jette une certaine lumière sur ses pratiques, et par là même, projette des zones d’ombre que les sciences de la culture se donnent pour tâche d’éclairer. Pour parler comme René Girard, les œuvres de culture reflètent toutes une vérité qu’elles sont incapables de révéler » (Orsini, 1986 : 6). Ce sont les œuvres de culture qui nous renseignent donc sur le mouvement du spirituel en plein formation de la pensée séculière et qui propose à la fiction d’en héberger le discours, annonçant les stratégies de réinvestissement du cultuel via l’usage de l’allégorie et du symbole.

 Trois romans de Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée (1852), Un prêtre marié (1865) et Ce qui ne meurt pas (1884) s’inscrivent dans cette perspective et semblent refuser de se soumettre à l’économie du Salut en exhibant ses failles grossières. Au-delà de cette première lecture, il est évidemment question d’un habile paradoxe. Alors que la fiction donne à voir la décadence d’une Église affaiblie, devenue incompétente et inadéquate, le roman ménage une place importante au discours inverse, rappelant par certains motifs tels que le morcellement et la désolation du territoire que le passé religieux resurgit sans cesse sous l’éphémère percée du progrès intellectuel. Il met ainsi en scène de nouvelles pratiques du « croire » qui questionnent la notion de sécularisation, de laïcité et de modernité. La légitimité de la littérature et de la folle du logis qui la produit à témoigner de phénomènes sociaux n’est plus à prouver et ce n’est pas l’objet de notre réflexion. Aurevilly émet à cet égard un postulat clair auquel nous souscrivons lorsqu’il fait dire dans L’Ensorcelée que « l’imagination continuera d’être, d’ici longtemps, la plus puissante réalité qu’il y ait dans la vie des hommes » (Barbey d’Aurevilly, 1854 [1967] : 557).

Le dialogue de Voguë qui a ouvert notre propos soulève la question de l’espace, centrale dans la fiction aurevillienne. La Tour Eiffel fait irruption sur le sol français et perturbe une homogénéité du territoire ancrée dans une histoire et des traditions auxquelles elle n’appartient pas. Or les modifications du sol sont des phénomènes qui témoignent des aléas du spirituel alors que l’urbanisation moderne a progressivement effacé les traces d’un passé religieux de plus en plus inopérant. À l’inverse, elles sont aussi un indicateur puissant du retour du spirituel qui y plante de nouvelles racines. Frédéric Vincent qui utilisait les termes occulter, sortir de l’ombre et réapparaître, le signifie clairement : l’idéal moderne n’éradique pas le spirituel, il ne fait que le rendre invisible, souterrain, enfoui. Et ce sont justement ces termes qu’on retrouve chez certains penseurs à la fin du XIXe siècle lorsqu’ils examinent après un siècle d’ouvrage le mouvement des Lumières et le travail des philosophes du contrat : dans l’œuvre de Nietzsche qui évoque « le bruit des fossoyeurs qui enterrent Dieu » (Nietzsche, 1901 : 180), dans le journalisme de Jean Honcey qui accusent les « la génération des défricheurs […], les déboiseurs obstinés » d’avoir laissé la surface de la terre « nue, sèche et sans eau […] le désert » (Honcey, 1892 : 16), ou encore dans la pièce de Maurice Bouchor, Le Faust moderne : une histoire humoristique en vers et en prose, dont les personnages se lamentent : « Nous sommes fossoyeurs et nous enterrons tout ! » (Bouchor, 1878 : 205). Nietzsche pose la question de cet élan spirituel qui se retrouve privé de son objet de culte et qui ne sait plus où se rendre, mais qui subsiste malgré tout : « Qu’avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? » (Nietzsche, 1901 : 180). La liberté nouvelle de l’homme est dès lors envisagée comme une instance mortifère qui condamne l’individu à l’errance.

Cette idée d’un religieux que l’on ne voit plus et dont les remous seraient littéralement enfouis dans les profondeurs du sol, signifiés par une désolation de la terre à la surface ainsi que par les errances qui lui sont associés, est au cœur des textes de Barbey qui consacrent de longs développements à ce phénomène invisible. La lande de Lessay qui a déjà fait l’objet de multiples analyses par la critique aurevillienne et qui constitue le cadre de L’Ensorcelée, est ainsi présentée comme :

[…] les lambeaux laissés sur le sol d’une poésie primitive et sauvage que la main et la herse de l’homme moderne ont déchirée. Haillons sacrés qui disparaîtront au premier jour sous le souffle de l’industrialisation moderne, car notre époque grossièrement matérialiste et utilitaire, a pour prétention de faire disparaître toute espèce de friche et de broussailles aussi bien du globe que de l’âme humaine. Asservie aux idées de rapport, la société, cette vieille ménagère qui n’a plus de jeune que ses besoins et qui radote de ses lumières, ne comprend pas plus les divines ignorances de l’esprit, cette poésie de l’âme qu’elle veut échanger contre de malheureuses connaissances toujours incomplètes, qu’elle n’admet la poésie des yeux, cachée et visible sous l’apparente utilité des choses. Pour peu que cet effroyable mouvement de la pensée moderne continue, nous n’aurons plus, dans quelques années, qu’un pauvre bout de lande où l’imagination puisse poser son pied pour rêver comme le héron sur une de ses pattes. Alors, sous ce règne de l’épais génie des aises physiques qu’on prend pour de la civilisation et du progrès, il n’y aura ni ruines, ni mendiants, ni terres vagues, ni superstitions comme celles qui vont faire l’objet de cette histoire, si la sagesse de notre temps veut bien nous permettre de la raconter (Barbey d’Aurevilly, 1854 [1967] : 555).

La destruction de l’espace engendrée par l’agriculture moderne laisse place à une dichotomie du mercantile et de l’inutilité des choses, qui renvoie aux tréfonds de la terre tout ce qui est de l’ordre des supersisitions et des divines ignorances de l’esprit. Le chaos de la destruction est généré par le rationnel et le capitalisme qui ont pris le contrôle d’un territoire maintenant ravagé et qui poussent la superstition, indissociable du spirituel, à se cacher, invisible à l’œil nu, et à s’enfoncer dans la lande, dans le sol. Disparaissent avec elles les ruines, les friches et les broussailles de la poésie primitive, révolue, qui ne laisse derrière elle que des haillons sacrés pour tout témoignage de leur existence. Une vie souterraine se développe alors, seul refuge d’une pensée discordante, et sous la nudité totale de sa surface, fomente l’éventualité d’un retour à la lumière du jour. La végétation rare qui a survécu est l’indicateur d’une résistance dans le sol même et annonce les geysers spirituels à venir. Le combat qui se livre dans la terre semble alors opposer ce qui relève du divin (total par définition) de ce qui appartient à l’éphémère (au fragment, donc) — la science et le progrès qui ne peuvent formuler que d’incomplètes vérités. La partie, gagnant la surface, ne parvient pas à éradiquer le Tout, caché dans les profondeurs.

En écho à cette dualité métonymique, le texte construit le personnage de Maître Tannebouy, « un homme de l’ancien temps » qui présente des « manières originelles », « arriérées » disent certains, qui se révèlent être en réalité des « secrets […] jamais perdus » (Ibid. : 556). Le personnage, comme un écho à cette vie souterraine et secrète des vieilles croyances, convoque un passé devenu invisible mais qui subsiste. On sait l’importance du passé dans l’œuvre de Barbey qui écrit en 1851 que « le passé, cette chose évaporée, ce néant disent-ils, est en réalité l’entité la plus puissante, la réalité la plus oppressive qui puisse jamais peser sur nous. » (Barbey d’Aurevilly, 1851 : XXXII). Cette réalité oppressive est salvatrice : autorité absolue, elle soulage l’individu de cette même liberté mortifère entrevue chez Nietzsche et, via « l’étude de l’histoire et la contemplation des vérités éternelles » (Ibid. : 2) où Barbey rencontre malgré lui la violence du primitif et de l’antique que le Christianisme n’a fait que dissimuler pour un temps, le passé devient le nouvel objet de culte. Ainsi, la fiction et la pensée de Barbey se rejoignent pour affirmer la survivance nostalgique et édifiante de l’ancien — secret, invisible et incompris.

Même constat dans Ce qui ne meurt pas, premier et dernier roman de l’auteur. Les marais qui entourent le Château des Saules ont fait l’objet d’une grande politique de rénovation sanitaire qui a purifié l’environnement, sauvant les « hâves et malingres populations » des dangers de la fièvre typhoïde, et offrant le « spectacle opulent d’une étendue d’herbe, pressée, tassée, presque touffue » (Barbey d’Aurevilly, 1884 [2015] : 101). La surface est impeccable, rutilante de progrès et de santé. Pourtant le sol sur lequel cette salubre modernité se dresse est « primitivement spongieux » et, aux saisons chaudes, laisse apparaître à sa surface des « semis de plaques métalliquement étincelantes […] comme des îlots de lumières, pures et transparentes d’opale. » (Ibid. : 101). Poussant le sol au-dessus, la terre primitive, c’est-à-dire ancienne, qui a trait au passé de l’humanité, fait jaillir à la surface les indicateurs d’une résistance pure et opiniâtre. De nouveau, le motif de la transformation du territoire par l’homme et les croyances modernes qui sont désormais les siennes (croyances en la science, en la pensée rationnelle et dans le progrès) font place à un autre discours, celui du retour épisodique et inévitable d’un spirituel souterrain — caché et ignoré. Ce reliquat géologique, symbole d’un religieux désormais archaïque, intellectuellement indigne, est récurrent dans la fiction aurevillienne et on le retrouve dans les environs du Château du Quesnay, dans Un Prêtre marié (1865).

Cette fois-ci le végétal et l’aquatique font place au minéral, et c’est le motif de la poussière, traversant du reste toute l’œuvre de Barbey d’Aurevilly, qui reprend en charge la dénonciation d’une modernité éradicante et pulvérisant tous les éléments du paysage. Associée d’emblée à l’éphémère et à « l’amour mortel » (Barbey d’Aurevilly, 1865 [1964] : 991), la poussière chez Aurevilly signale la vanité du progrès qui détruit sans rien produire et assèche les éléments. L’environnement immédiat du château, composé d’un étang et d’un long chemin terminé par une butte, est envahi par une poussière volatile qui rend le paysage imprécis, nébuleux et donc incertain, réverbérant l’idée d’une insécurité liée à la destruction du paysage et à l’emprise moderne sur le territoire. Rappelons que le Château du Quesnay appartenait à l’origine à la Grande Seigneurie des Maîtres du Quesnay et que, vendu aux enchères à Sombreval, prêtre défroqué de la petite bourgeoisie et honte de la communauté, il devient le symbole d’un « patrimoine déshonoré » et de la « grande et sombre image de la ruine » (Ibid. : 885) enfantés par la Révolution. L’esprit de caste conclut le narrateur, indispensable chez Barbey à l’idée d’un ordre social efficace, est alors « déjà poussière » (Ibid. : 885). La modernité est friable et ne peut avoir qu’une action limitée dans le temps. La grande allée qui mène au Château se termine par une « butte aride et poussiéreuse », tandis que la poussière de l’air rend les gens affreux et « lamentables » (Ibid. : 947) et que l’étang, balayé d’une « poussière d’or » (Ibid. : 961), mène à des chemins recouverts d’une « poussière silencieuse » (Ibid. : 1106). De même, nous l’avons mentionné, l’amour mortel est désigné par la fiction comme un « amour de poussière » (Ibid. : 991), c’est-à-dire un amour qui expire et ne peut durer dans le temps.

La poussière est du reste constante dans l’écriture journalistique de l’auteur et on la retrouve beaucoup dans ses articles à partir de 1852. Tour à tour associée à la foi nouvelle en l’individu (Barbey d’Aurevilly, 1852-1884 [1972] : 61) et utilisée dans l’opposition de l’État centralisateur à ce même individualisme – « le géant et la poussière » (Ibid. : 33), elle désigne aussi et tout à la fois « la misère et l’incertitude du sort » (Ibid. : 99), l’individu lui-même — « grain de poussière qui se croit un monde » (Ibid. : 201), l’héritage indicible des poètes du passé qui sous forme de poussière se loge dans tous les plis des œuvres modernes (Ibid. : 146), l’Histoire de la Restauration de Dareste, publiée en 1880 et décriée par Barbey qui déclare ne connaître rien de plus « mesquin, de plus chétif, de plus misérable » que ces compte-rendus parlementaires qui lui restent sous forme de « poussière plein les yeux » (Ibid. : 276), et enfin, les mouvements artistiques modernes tel que le Parnasse et « toutes les imitations américaines » (Ibid. : 38) que Barbey veut éliminer d’un coup de balai. La poussière met en garde contre l’éphémère et l’aride, et signale la persistance d’une entité spirituelle souterraine — secrets jamais perdus, superstitions, divines ignorances de l’esprit ou poésie primitive —, qui menace l’intégrité moderne (visuelle et idéologique).

 Ces motifs littéraires de désagrégation qui donnent à voir un passé dont les reliquats sont à peine matérialisés constituent un véritable discours ancré dans la réalité sociale et renvoient clairement à l’émiettement du territoire survenu à la suite de la Révolution via l’application des deux grands décrets de décembre 1789 et juillet 1792 entérinant la vente aux enchères des biens de l’Église (biens de « première origine ») et des émigrés (biens de « seconde origine »). Le spirituel, le territoire et la fin de l’organisation de castes érigent les grandes articulations d’une littérature qui veut dénoncer un mouvement paradoxal : la fuite vers un progrès fait de certitudes radicales, et donc de dévotion quasi-religieuse, qui ne fait que renvoyer au spirituel qui lui a donné naissance. La perte de pouvoir et de prestige de la noblesse devient dans ce contexte un élément crucial du discours.

Rappelons en quelques mots les perturbations du territoire fondatrices de sens qui surviennent au moment où Aurevilly rédige ses romans. La Noblesse perd la plus grande partie de ses domaines avant même 1795 mais le processus de vente perdure jusqu’en 1863 et affecte donc le tissu social, urbain et économique de toute la première moitié du XIXe siècle. Selon la grande enquête de Bernard Bodier, Éric Teyssier et François Antoine publiée en 2000, L’événement le plus important de la Révolution : la vente des biens nationaux, les transferts fonciers qui s’effectuent pendant cette période représente, pour les biens de seconde origine, près de 3,2 % de la totalité du sol français, soit environ 17 500 km2. Ces domaines, d’abord vendus par lots de 2 à 4 arpents (environ 7000 m2 à 10 200 m2) devaient faciliter l’accès des paysans à la vente des terres, mais cette limite est rapidement abandonnée et les coalitions d’acheteurs interdites (avril 1793), privilégiant alors les acheteurs de la Bourgeoisie et privant les paysans de terres voisines et de revenus escomptés. L’éclatement du territoire est scellé en novembre de la même année par un décret imposant le morcellement des biens nationaux. La division sacrilège du sol et des domaines est clairement exploitée dans la fiction aurevillienne qui lui est contemporaine via les « lambeaux », les « haillons […] déchiré(e)s » qui renvoient bien au motif de la fragmentation, s’acheminant dans L’Ensorcelée vers un « pauvre bout de lande » privé de son intégrité ancestrale. La colère des paysans contre l’opportunisme de Sombreval (Un prêtre marié) qui devient propriétaire du Château du Quesnay et transgresse un interdit de classe est la transcription romanesque d’un phénomène social bien réel lié à la distribution fractionnée des terres féodales et le tout élabore, motif par motif, personnage après personnage, un discours sur la modernité et sur les croyances religieuses qu’elle annihile — dans la pensée collective et dans l’organisation du territoire. S’élevant à la fois contre cette démission brutale des valeurs anciennes (de castes, religieuses, etc.) et contre un processus de ventes aux enchères mascarade qui ne leur permet toujours pas d’accéder à des conditions de vie meilleures et de devenir propriétaires, les paysans se retournent contre les symboles annoncés de leur libération. Sombreval devient le criminel ; les maîtres, garants de l’ordre social et d’une certaine sécurité, sont regrettés ; on traque les défricheurs et les fossoyeurs qui détruisent et enfouissent, et qui en lieu et place d’une modernité idéale imposent une dystopie sociale.

 Nous le mentionnions, les personnages aussi participent de cette érosion du territoire, souvent parce qu’ils portent atteinte à la caste terrienne. Sombreval (Un prêtre marié) et Thomas le Hardouey (L’Ensorcelé) sont tous deux des acquéreurs sacrilèges qui s’emparent d’un bien immobilier sur lequel la fiction et la populace considèrent qu’ils n’ont aucun droit moral. Le Hardouey est un paysan à la « richesse bien mal acquise » qui s’est approprié du « bien d’émigré » (Barbey d’Aurevilly, 1854 [1967] : 609), tandis que les propriétaires du Château du Quesnay ont dû fuir en pleine nuit, laissant leur bien vendu à des enchères auxquelles personne n’ose participer sauf le hardi Sombreval qui commet là une profanation – c’est-à-dire, qui viole un territoire sacré. Le rôle gigantesque de Sombreval est vite établi dans le texte : « C’était le temps où l’Église de France inclinait vers le bas. Elle allait bientôt, sous le genou de bourreau que la Révolution lui appuierait à la poitrine, toucher par terre et plus bas que terre, car on enfonce dans du sang, pour se relever, divinement purifié par ce sang, qui purifie toujours […] » (Ibid. : 889). Sombreval, le motif du sang l’annonce, participe à une lutte des classes moderne qui lui coutera la vie et dont le cycle consistera en une révolution complète : détruire, instaurer, détruire, restaurer. Rappelons aussi que Thomas le Hardouey n’est pas un noble. Il est une figure menaçante parce que sacrilège — il achète un bien et accède à un rang qui ne sont pas les siens —, et intègre ainsi une noblesse dont il n’a pas la naissance. Le texte pourtant souligne à plusieurs reprises que Thomas le Hardouey est un « paysan », un « simple homme » (Ibid. : 609), indiquant par là une désapprobation certaine de cette évolution socioéconomique qui transcende les hiérarchies de l’Ancien Régime. Lorsque L’Ensorcelée est publié en 1854, l’usurpation de titre n’est déjà plus un crime (décret du 28 avril 1842) : des personnages tels que Thomas le Hardouey sont donc légitimes, reflet d’une réalité très active, mais mal aimés des partisans de l’organisation de castes. Le profit tiré de la fuite des nobles et les acquisitions terriennes qui ont fait sa fortune et contribué à son ascendance dans la hiérarchie sociale, détermine la nocivité du personnage envisagé dès lors comme l’agent d’une modernité dans laquelle toutes les valeurs (terriennes) se dissolvent. Thomas le Hardouey du reste, des mots de La Clotte, n’est qu’un « vassal » (Ibid. : 640) alors que les bergers de la Lande, ces hommes sauvages et insaisissables auxquels le personnage fait face tout au long du roman et qui hantent la terre de Lessay, sont « feignants, contemplatifs, mous à la besogne, comme s’ils étaient les fils d’un brûlant soleil qui leur coula la dissolvante paresse dans les membres » (Ibid. : 574). « Indolents » (Ibid. : 675), ils décuplent de cette apparente oisiveté que requiert justement la foi. On se souvient des propos de Nietzsche sur la « religiosité » dans Par-delà bien et mal (1886) convaincu que l’oisiveté est nécessaire à la foi et à la vie religieuse, l’auteur affirme que « notre fureur de travail moderne, bruyante, qui accapare chacun de nos instants, fière d’elle-même, stupidement fière, éduque et prépare, et plus que quoi que ce soit d’autre, précisément, à l’incroyance. » (Nietzsche, 1886 [2000] : 108). Ainsi les bergers de la Lande de Lessay sont les vrais nobles, ceux à qui la terre répond, seuls véritables résidents des landes dont ils soutiennent les traditions et les repères anciens et par là, permettent le maintien des croyances et de la foi. Thomas le Hardouey lui est « un homme sans religion, un acquéreur de biens de prêtres, un terroriste » (Barbey d’Aurevilly, 1865 [1964] : 685) et incarne précisément cette modernité qui travaille (et qui s’oppose à la Noblesse qui ne travaillait pas), cette bourgeoisie enrichie, et ne peut tolérer une oisiveté envisagée comme une paresse alors même qu’elle est nécessaire à maintenir en vie les superstitions dont les bergers sont les grands détenteurs et auxquelles Thomas le Hardouey ne comprend rien. Par conséquent et à deux niveaux, il est une menace de grande envergure et à lui seul remet en cause tout un passé. Il participe activement de ce mouvement néfaste de scission de la terre qui annule les structures féodales de pouvoir au profit et permet à un vassal de devenir seigneur. Ensuite, il met en branle à lui seul la machine moderne du travail, c’est-à-dire du capitalisme, qui met fin à l’oisiveté des peuples et des individus et signale la disparition du temps alloué pour la religiosité et la croyance.

L’Ensorcelée ne cache pas ce discours élaboré en son sein, du reste. Le présent y est envisagé dès les premières pages comme le résultat d’une philosophie de l’incroyance qui constitue une grave erreur et qui rompt toutes les hiérarchies sociales, bouleverse et annihile toute idée d’ordre — celui du moins que se remémore inlassablement le texte —, entre passé indéterminé et structures féodales. Un autre personnage témoigne de ce mouvement funeste ; Clothilde Mauduit, qui appartient précisément à ce passé de caste. Elle est « une vassale orgueilleuse » d’une « fierté féodale » (Ibid. : 632) et d’un point de vue économique, elle incarne un temps révolu qui se souvient avec nostalgie des « anciennes familles éteintes, comme l’était celle des Feuardent » (Ibid., 632), regrettant la désagrégation de structures d’honneur qu’elle réactive sans cesse. La distinction entre seigneurs et paysans est constante dans le discours de Clothilde qui rappelle toujours la honte des mésalliances et verbalise continuellement la supériorité des premiers sur les seconds. On lit notamment au sujet de Jéhoël qu’il était de cette race des maîtres, ceux « qui se vantaient que la couleur du sang de leurs veines n’était pas la même que celle de notre sang. » (Ibid. : 640). La clotte revient toujours à cet avant vers lequel elle se précipite1 à la moindre occasion et devient précisément le symbole de la réticence au progrès vers lequel tout Blanchelande est tourné. Clothilde sera massacrée lors des funérailles de Jeanne de Feuardent par une foule hostile qui a peur d’elle et du mystère qui l’entoure : cette violence collective générée par la crise sacrificielle2 permet l’éradication d’un des derniers obstacles au capital. Partisane de l’Ancien Régime, le personnage constitue l’une des dernières résistances à l’avènement du capitalisme et de l’entreprenariat, c’est-à-dire, à l’accès à la propriété et en un sens, permet le morcellement du territoire qu’elle dénonce avec virulence dans le roman. Agonisante sous les coups de la foule, La Clotte demandera à être enterrée avec « Mlle de Feuardent » (Ibid. : 707), perpétuant dans le trépas un système d’obéissance de castes obsolète alors que l’usage qu’elle fait du nom de Feuardent annule la mésalliance de Jeanne avec Thomas Le Hardouey et réaffirme la noblesse de son amie, ternie par son mariage avec un bourgeois. Elle affirme là, dans les douleurs du martyr, une position sociale conservatrice et en marge du groupe. Cette dernière remarque de la Clotte provoque la fureur d’Augé qui lance à la face de la mourante : « I’ g’n’a pus de maitres ni de demoiselles de Feuardent » (Ibid. : 708). Ainsi quiconque se dresse contre la nouvelle donne économique est une menace.

L’Ensorcelée, comme Un prêtre marié, s’écrivent dans cette idée que la fusion des castes que génèrent la vente terrienne et le morcellement du territoire seigneurial est une abomination moderne et un indicateur terrible de la désagrégation du tissu social. Sans hiérarchie, plus d’ordre. La terre, ou plutôt l’unité de la terre, par contraste avec la division qui s’y opère jusqu’au milieu du XIXe siècle doit être conservée en l’état car elle constitue le reposoir des superstitions, de la foi et des croyances prérévolutionnaires. L’appel de Montalembert et Lacordaire du 7 décembre 1830 qui demandent « la totale séparation de l’Église et de l’État […] nécessaire et sans laquelle il n’existerait pas de liberté religieuse […] et implique […] l’indépendance absolue du clergé dans l’ordre spirituel. […] De même qu’il ne peut y avoir aujourd’hui rien de religieux dans la politique, il ne doit y avoir rien de politique dans la religion » trouve dans la fiction aurevillienne une réponse inattendue. Alors que l’appel des rédacteurs de L’Avenir aspire au maintien du culte religieux en le séparant des affaires de l’état qui lui sont désormais néfastes, le roman veut avertir la communauté que rejeter l’objet religieux à l’extérieur des préoccupations sociales et politiques laissera place à un retour violent d’idéologies religieuses qui ne seront dès lors plus régulées — comme les geysers qui surgissent au milieu d’un paysage impeccablement aménagé. Cette idée fomentée dans le roman est pertinente, aujourd’hui encore. Le fait que les sciences sociales aient relégué l’objet religieux au rang d’objet archaïque, lointain, étranger, ou tout simplement suspect, a laissé le champ libre à son retour sous des formes d’une violence imprévue. Hors du radar de la pensée intellectuelle, il a pu déployer des idéologies bricolées qui ont échappé aux spécialistes et qui se manifestent aujourd’hui sous forme d’extrémismes auxquels la modernité et la postmodernité n’étaient pas préparées, faute d’attention. Le bricolage religieux, énoncé d’abord par Claude Lévi-Strauss via le « bricolage mythique » (Lévi-Strauss, 1990 : 46) des sociétés modernes, et repris ensuite par Danièle Hervieu-Léger lorsqu’elle évoque les « religions à la carte » (Hervieu-Léger, 1993 : 273), émanent d’une même idée formulée déjà en 1847 par Marie Roch Louis Reybaud qui déclarait que :

[…] les diverses sectes de néo-chrétiens dont Paris était inondé […] voulaient interpréter le christianisme à sa manière. Il y avait les néo-chrétiens du journal L’Avenir, les néo-chrétiens de M. Gustave Drouineau, les néo-catholiques et une foule d’autres, tous possédant le dernier mot du problème social et religieux, tous déclarant l’univers perdu si l’on n’adoptait pas leurs maximes (Reybaud, 1847 : 25).

Même chose chez Jean Honcey, que nous avons déjà mentionné dans cet article et qui prétend dans la Revue Bleue à la toute fin du XIXe que « notre siècle, qui est un grand brocanteur d’idées, veut avoir un peu de mysticisme dans sa collection » et que « la peau de l’ours est fort disputée » (Honcey, 1892 : 4,16).

Ainsi le spirituel fut abandonné aux mains des croyants qui se le sont appropriés sans plus de tutelle et sans qu’aucune entité scientifique extérieure y apporte de nuances. Presque deux siècles plus tard, le phénomène aboutit à une constatation sans appel : au lendemain des attentats de Bruxelles, le 23 mars 2016, Marion Rousset déclare dans Le Monde l’impuissance des sciences sociales à comprendre le phénomène des attaques terroristes et déplore le fait que l’objet religieux, échappant désormais à tout contrôle intellectuel soit une « affaire privée » — c’est-à-dire silencieuse et rarement examinée. Elle écrit :

Les attentats islamistes perpétrés à Paris ont sonné comme un coup de tonnerre dans un ciel sécularisé. Les premiers instants ont été dominés par la sidération et le recueillement, puis l’heure des tentatives d’explications est venue. Dans une France laïque devenue le théâtre d’un ouragan religieux dévastateur, les sciences sociales ont été appelées à la rescousse. Sentiment d’exclusion dans les quartiers populaires, désir de revanche sociale, besoin narcissique de se mettre en scène : des causes sociales, politiques, culturelles, voire psychologiques ont été mises en avant. Mais sur la foi elle-même, peu de choses. Pour beaucoup, Dieu est en effet devenu une affaire privée… Et classée (Rousset, 2016 : 1).

Barbey d’Aurevilly l’avait pourtant mis en image et la littérature aurait pu, aurait dû surement, être envisagée comme le support tangible de l’annonce du retour d’un religieux bouillonnant, attendant son heure. Le geyser aurevillien enfoui dans le sol spongieux rappelle les mots de René Girard, « Il nous est difficile de penser comme indispensables des institutions dont nous n’avons semble-t-il aucun besoin [pourtant, ndrl] La tendance à effacer le sacré, à l’éliminer complètement, prépare le retour au sacré » (Girard, 1972 : 40). Formule bien connue qui rappelle elle-même les mots plus récents de Frédéric Vincent : « Il convient d’observer que l’idéal moderne n’est toutefois pas parvenu à éradiquer le sacré, seulement à l’occulter. Lorsqu’est abordée la question de la postmodernité, il s’agit surtout de mettre en évidence le changement d’époque, qui gravite autour de l’idée que le sacré sort de l’ombre » (Vincent, 2014 : 106).

  1. 1Ses fréquents récits à Jeanne font souvent mention de cet élan : « […] laissant là ses souvenirs, vers lesquels elle s’était précipitée […] » (Ibid. : 639).
  2. 2Voir sur ce point l’excellente étude de Hélène Celdran Johannessen, Prophètes, Soricers, Rumeurs : la violence dans trois romans de Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889) aux éditions Rodopi (2008).