Les modalités de la sainteté

Imitation et modèle hagiographiques chez Bloy et Huysmans

Une des grandes erreurs du monde consiste à se figurer des Saints comme des êtres complètement étrangers à l’Humanité, comme des figures de cire, toutes coulées dans le même moule.
—Ernest Hello, Physionomie de Saints

Le long processus de laïcisation en France qui causera la perte du pouvoir de la religion catholique — phénomène par ailleurs visible dans la société et dans la littérature de nos jours — engendre des manifestations littéraires à l’encontre de la déchristianisation, surtout à partir des dernières décennies du xixe siècle. En considérant les manifestations littéraires de ce moment historique, notamment la spiritualité catholique et son symbolisme dans le domaine de la fiction, nous proposons d’analyser le personnage littéraire et son rapprochement des Vies des saints. Le « personnage saint », en tant que représentant de cette problématique évoquant la religion catholique et sa présence dans la littérature chez des auteurs croyants, est entendu ici non comme réécriture du saint catholique composé sous les fondements de la littérature, à l’exemple de Thaïs d’Anatole France, mais comme personnage de fiction révélant un rapport plus complexe avec la sainteté dans la sphère romanesque.

Le personnage caractérisé par des traits de sainteté se situe, en principe, aux antipodes des héros réalistes et de la vraisemblance d’une réalité privilégiant la science au surnaturel. La littérature dite « spirituelle », sans proposer de modèles contraires aux apanages du roman réaliste et naturaliste, s’en sert pour le contredire. Du point de vue littéraire, la représentation du personnage ne saurait pas se réduire à une simple opposition d’ordre figurative, aux représentations du matérialisme en littérature. Or, la négation de ces modèles littéraires implique des procédés complexes qui nient et corroborent à la fois la littérature romanesque pour une représentation du saint et, de manière plus générale, du catholicisme dans le roman. De même, l’attestation ou l’implication de la foi ne correspond toujours pas à la confession de l’écrivain, ni à la confession du narrateur ou de ses personnages. C’est précisément sur le croisement entre la sphère religieuse de la foi et la sphère littéraire d’ordre artistique que nous posons notre problématique, à savoir, les implications des personnages évoquant la sainteté dans le roman catholique du xixe siècle.

Dans la période comprenant les années 1870-1900, la légende hagiographique connaît une présence remarquable dans le roman, autant dans la littérature dite « confessionnelle » que « non-confessionnelle ». Toutefois, si le modèle réaliste est questionné, il sert de base à cette opposition d’ordre narratologique et esthétique. La présence du modèle de sainteté est due autant à son caractère confessionnel, plus ou moins original, car il se fonde bel et bien dans les courants socioreligieux de son siècle, qu’à son caractère proprement artiste.

En considérant les écrits religieux, parmi lesquels se situent les écrits mystiques et les textes liturgiques, nous nous concentrerons ici sur les légendes hagiographiques, qui sont des versions populaires de la Vie des saints, et sur les implications de ces récits dans le personnage de fiction. Nous souhaitons faire une approche de la légende hagiographique en tant que formes littéraires dans le roman, pour analyser leur présence dans les romans de Léon Bloy et J.-K. Huysmans, deux auteurs qui se rattachent à l’expérience de la conversion. La légende joue le rôle, d’un côté, d’une manifestation spirituelle encadrée dans l’expression de la foi de certains auteurs et de l’autre — malgré elle ? —, d’un renouvellement esthétique autre que le réalisme ou le naturalisme, bien que l’on puisse y identifier des traits formels chez ces deux auteurs.

L’aspect le plus intriguant apporté par la légende « partiellement revisitée » à la littérature de fiction est le concept d’imitation, autant dans le domaine artistique-littéraire que dans le domaine moral et religieux : une distinction qui relève, d’un côté, de la tradition aristotélicienne de la Poétique et, de l’autre, de l’exemplarité médiévale ; on songe notamment à l’Imitatio Christi (1418-1427) de Thomas de Kempis.

En tant que concept, la notion d’imitatio, en littérature, peut être sous-divisée en trois types : l’imitation de la nature (c’est-à-dire, la nature des choses rendues que l’art imite – la mimesis), celle de l’auteur (imitation stylistique par la reprise du langage et des tropismes d’autres écrivains) et celle des mœurs (imitation, sur plan conceptuel et idéologique, du contenu prêché chez les auteurs des traditions précédentes).

En tant que notion propre au christianisme, l’imitatio se rattache aussi à l’imitation de la Vie du Christ et de ses enseignements évangéliques : pauvreté, humilité, sagesse, magnanimité ; elle se rattache donc surtout aux Évangiles. Par extension, les Vies des saints et les exempla s’inscrivent pleinement dans cette tradition, surtout aux derniers siècles du Moyen Âge, et s’orientent à partir de cet aspect du modèle christique.

Définies par André Jolles comme « forme simple » dans son étude homonyme, l’exemplum se répand dans les légendes et dans le sens artistique et religieux. Pour Jolles, il y a un lien étroit entre ce que le saint représente et ce que la légende doit représenter à ces récepteurs. La légende elle-même doit être imitable (Jolles, 1982 [1930] : 39). Quelles sont alors les implications de cette imitation en littérature de fiction, c’est-à-dire, dans le domaine artistique qui, depuis l’importance accordée à l’originalité, ne saurait se limiter à donner des exemples ni à exprimer une certaine idéologie (sauf dans les romans à thèse), mais surtout à les reproduire autrement, dans une orientation plutôt concernée par l’esthétique que par la religion ?

Avec l’avènement des discours scientifiques dans les domaines des sciences naturelles et humaines, on remarque des manifestations du discours littéraire comme un non-discours, car il consiste dans la subversion d’autres formes discursives plus ou moins figées et même dans la subversion d’autres récits littéraires (Warning, 2009 : 13). Ainsi, les discours scientifiques ne sont pas subvertis seulement en tant que parodie. L’usage du discours scientifique semble au contraire dénoncer ces discours et leurs implications.

Le xixe siècle a vu l’avènement du roman réaliste, naturaliste et des romans à thèse, pour ne citer que trois écoles ; il connaîtra aussi le roman catholique. Si le roman, en tant que genre littéraire, est caractérisé par la réinvention de sa propre forme, le roman catholique du xixe siècle peut à la fois s’inscrire dans l’enjeu artistique qui le définit et exprimer la spiritualité catholique, reléguée à un plan d’importance inférieure dans la culture et la société. La reformulation et la remise en question de la forme romanesque elle-même sont des conditions essentielles pour ce genre littéraire, qui se renouvelle en constante transformation par rapport aux modèles précédents. La négation des modèles romanesques préalables garantit l’existence du roman lui-même. Renouveler le roman implique aussi une transformation propre à la littérature, mais qui, non pas toujours ad hoc, servirait à attirer l’attention sur la question catholique, sans nécessairement instaurer l’exemplarité dans le roman.

Quelles sont les implications du modèle littéraire de la légende ? Fondée sur l’exemplarité, suivant une structure plus ou moins figée et destinée à l’édification, lorsqu’elle s’insère dans un genre littéraire tel que le roman, cette entreprise artistique corrobore-t-elle l’exemplarité ou plutôt la remet-elle en question ? En considérant l’importance accrue dans le concept d’originalité du siècle, il s’agit non plus de transmettre, mais de problématiser le récit exemplaire dans le récit littéraire. Cette représentation de la foi, implique-t-elle toujours une conformité avec la littérature exemplaire ? Chez des auteurs, confessionnels ou non, la représentation de la légende y constitue-t-elle un acte de foi ? Ou alors révèle-t-elle plutôt un désir de renouvellement en littérature ? Certes, la légende contraste avec le matérialisme incarné dans le roman. La sainteté va à l’encontre des topoï sociaux de leurs contemporains naturalistes. Du point de vue de la forme, la légende, dans sa simplicité et dans ses manifestations d’absolu chrétien, s’oppose à l’écriture romanesque cherchant l’effet de réel. La possibilité de la sainteté, représentée dans les romans de Bloy et de Huysmans, manifeste une spiritualité fort idiosyncrasique. Pour la comprendre, il faudrait tenir compte de la présence du catholicisme en littérature et sa présence sous forme d’inspiration, d’intention ou de subversion religieuse.

Si l’on part de l’idée que le roman, en tant que genre littéraire, est caractérisé par la constante réinvention des possibilités de représentation — contrairement à la structure figée de la légende — on observe dans la fiction de Bloy et de Huysmans à la fois la contemplation et l’opposition aux écoles naturaliste et réaliste. Une bonne partie des romans produits dans la seconde moitié du xixe siècle remettent en question le processus de la création artistique, en le posant au centre du texte, de l’intrigue et de ses personnages, dans un enjeu qui poussera le roman aux limites de la modernité — et pourtant ils sont souvent classés comme des « antimodernes » par Antoine Compagnon dans Les antimodernes : de Joseph de Maistre à Roland Barthes.

Dans ces enjeux artistiques qui veulent restituer au roman son caractère religieux et en conférer une préoccupation esthétique, la littérature de fiction, en tant qu’œuvre d’art, a priori, n’aurait pas pour premier but la transmission de savoirs ; notamment au XIXe siècle, les savoirs scientifiques et leurs discours semblent être remis en question. Mais le discours religieux, quant à lui, n’est-il pas censé transmettre la foi et édifier les lecteurs ? N’est-ce pas le but des textes liturgiques, dont les légendes font également partie ? Dans ce cas, le « roman catholique », serait-il une contradiction, sinon carrément impossible ? Dans quelle mesure est-il possible qu’une œuvre d’art jouant sur le code puisse se destiner à l’exemplarité ?

Bien que l’exemplarité des légendes soit évoquée dans Le Désespéré, de Bloy et En route, de Huysmans, dans les deux exemples que nous avons choisis pour exposer ici notre problématique, cette exemplarité des Vies des saints n’a pas lieu explicitement. La légende a pour but une communication, bien qu’elle opère sur la structure du récit de fiction : elle vise à transmettre ou à consolider la foi de ses interlocuteurs et à la consolider. L’horizon d’attente de la légende énonce le récit en tant que vérité à l’interlocuteur religieux, qui croit aux miracles et à la sainteté du personnage. En outre, le lecteur d’ouvrages édifiants s’attend au dénouement de la péripétie : l’ascension au ciel et l’achèvement de la sainteté. Bloy et Huysmans citent, reformulent et réfléchissent aux légendes plus qu’ils ne les représentent comme des croyances absolues. Et pourtant, ce sont des auteurs convertis qui déploient leur foi catholique, qui tantôt se rapproche, tantôt s’écarte de la doctrine. L’expression de la légende chez ces auteurs recèle une quête de pureté du catholicisme ; une pureté de foi et une pureté artistique. La légende peut-elle servir, à la fois, à renouveler le roman et à manifester la foi catholique à travers l’exemplarité ? L’acte de foi implique-t-il ici un renouvellement littéraire, remarquable par l’écriture artiste chez Bloy et Huysmans ?

Pour répondre à cette question, nous avons choisi deux exemples de personnages saints : Véronique Cheminot, la prostituée repentie qui sombrera dans un délire mystique dans Le Désespéré, et frère Siméon, moine nigaud ayant une foi totalement pure, comparable à un « saint du onzième siècle » (Huysmans, 1896 : 340) dans En route. Dans ces deux exemples, la légende n’est pas insérée en tant que vraisemblable du point de vue extradiégétique ni du point de vue intradiégétique. Or, souvent la crédibilité de ces légendes est mise en question et leur ingénuité semble dépasser les mesures chez ces deux auteurs. En outre, la légende ne fait proprement pas partie du récit qui tout en restant surnaturel au sens que ces deux auteurs attribuent aux mots, s’attache au quotidien ; le récit n’exclut pas la croyance au merveilleux chrétien, mais il ne saurait pas le représenter comme partie fondamentale du récit.

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Passons ainsi à notre premier exemple, tiré du Désespéré, de Léon Bloy, notamment le personnage féminin de Véronique, ses aspects sacrificiels, leur rapport avec la sainteté, les Actes des Martyrs et des Vies médiévales. D’emblée, précisons que le projet littéraire de Bloy pose nombre de difficultés au lecteur, « [e]n raison de l’indétermination qui résulte de son statut particulier — fictionnel et/ou poétique — à défaut d’autoriser toutes les lectures, est caractérisé […] par “une essentielle précarité” » (Glaudes, 2017 : 9-10). Au vu d’une incertitude dans laquelle la croyance est clairement posée mais représentée dans une sphère discursive qui n’est pas exclusivement déterminée par la fiction, le lecteur se rend compte que l’art de Bloy se réalise à l’extrême de la croyance. Pour lui, l’art consisterait en un moyen, moins digne que la vie religieuse, que Dieu lui a concédé pour qu’il exprime la foi chrétienne. Dans cette expérience d’imprécation contre la bourgeoisie et la conformité des catholiques bien-pensants, Bloy s’attaque aux idées qui régissent son temps. Il définira ainsi les catholiques de son époque comme « un groupe si fétide que, par comparaison, la mofette maçonnique ou anticléricale donne presque la sensation d’une paradisiaque buée de parfum » (Bloy, 1886 : 218). L’expression de la foi chez Bloy renouvelle le roman du point de vue esthétique, quoique ceci ne soit pas son but premier, du moins si l’on en croit ses dires.

C’est dans cette perspective du personnage de fiction, dans une remémoration d’un christianisme primitif et médiéval originel, et dans la dénonciation de la présence bourgeoise dans la religion catholique, que Véronique Cheminot combine les traits de personnes véridiques ayant vécu auprès de Bloy, de personnage de fiction et de sainte. Elle tiendra un rapport complexe avec Caïn Marchenoir, le protagoniste du Désespéré, une expérience marquée par l’amour et par des révélations mystiques. L’errance suggérée par son nom, alter ego de Bloy évoquant le personnage vétérotestamentaire qui n’est pas tout à fait exemplaire, représente une foi radicale en ton prophétique, à l’expression violente contre les bourgeois, qu’il se définira lui-même comme L’Invendable, titre qu’il choisira pour un de ses journaux. Marchenoir, le protagoniste du Désespéré, hérite du même ton et style que l’on repère dans les écrits pamphlétaires, exégétiques et critiques de Bloy. Marchenoir, s’étant désisté de sa vocation monastique, affirme retenir un souvenir sensoriel de sa formation catholique. Selon lui, celle-ci est marquée par les facultés « de la mémoire et de l’imagination », qui « avaient tout simplement reçu [une] vague empreinte littérale du symbolisme chrétien que de sacrilèges entrepreneurs jugent suffisante pour être admis au bachot de l’Eucharistie » (Ibid. : 48). Le narrateur se révèle fort critique des détenteurs de la foi chrétienne — les tièdes et mous chrétiens étant corrompus, ignorants du christianisme et de leur foi sulpicienne adaptée aux basses besognes bourgeoises :

L’exaltation des humbles, l’essuiement des larmes, la béatitude des pauvres et des maudits, la présence paradisiaque des voleurs et le couronnement réginal des prostituées, enfin cette venue si solennellement annoncée d’un Paraclet libérateur, – tout ce que la fratricide surdité des argousins de la Tradition a conspué, tout ce qui empêche les orphelins et les captifs de mourir d’horreur, il ne croyait pas possible qu’on attendît longtemps encore et il donnait ses raisons (Ibid. : 52).

Représenté comme protecteur et ami, dans un rapport d’amour christique et charnel que les deux ressentent l’un pour l’autre, Marchenoir nommait Véronique « [s]a chère Marie l’Égyptienne » (Ibid. : 93), en allusion à la vie de cette chrétienne exemplaire et repentie, et qui, avant son repentir et son introduction dans l’ascèse, fut courtisane en Alexandrie. La véracité de cette légende orientale — originellement écrite par Sophone de Jérusalem et restituée par Jacques de Voragine dans la Légende dorée, de même que les légendes de Thaïs, dont l’histoire est très proche de celle de Marie l’Égyptienne —, sera questionnée par les bollandistes, faute de témoignages et de documents historiques en mesure d’assurer sa véracité. L’indécision ou la « précarité » du personnage de Véronique, qui sombrera dans la folie à cause du sentiment de culpabilité, se révèle particulièrement sensible dans le passage où elle décide de défigurer son beau visage qui a séduit tant d’hommes, à tel point que Marchenoir se trouve dégoûté d’elle.

Après s’être complètement rasé le crâne, Véronique demande à un prétendu dentiste cupide de lui enlever, une par une, les dents de la bouche. Cette scène ne va pas sans puiser ses sources dans la littérature ; la critique évoque notamment le célèbre sacrifice commis par Fantine dans Les Misérables (1862). Dans Désespéré, de même que dans La Femme pauvre (1897), Bloy évoque des résonances romanesques, comme Les Mystères de Paris (1842-1843). Cette scène rappelle clairement une autre source du domaine littéraire catholique, notamment de l’hagiographie, comme l’a justement indiqué Christian Berg (Berg, 2008 : 152) : la Legenda de Vita et miraculis Beate Margarite de Cortona, sainte de l’ordre franciscain, rédigée par son confesseur, le franciscain Giunta Benvegnati. Récit dicté par Marguerite à Benvegnati, la sainte italienne du XIVe siècle a failli commettre le même acte que Véronique :

Pater mi, uestra michi concedat pietas, ut contra meum corpus, quod tantum hodio [odi] possim nunc agere que diutius concupiui, et ut uestra inhibitio non impediat mee spiritualis impetum voluntatis. Certam conscientiam uestram reddo, quod quamuis libenter facerem, letaliter me non ledam. Quia uero tam implicita, quam dubia petitio feruentis animi uidebatur, propter quod licentiam retardaueram, dixit michi ad expressionem propositi, quod unum latenter acquisierat pilum, quo sibi nasum cum labii parte superiore abscindere festinebat. Et merito, inquit, hoc uigilanter desidero, quia uultus mei decor multorum animas uulnerauit. Cum igitur de me ipsa uelim, propter offensum Deum, uindictam expetere, et speciem mei corporis in deformitatem conuertere, supplico, ut sacrificium preordinatum, de uestra licentia, sine impedimento, Christo largiar regi nostro. Ad quam ego conuersus dixi : Filia, hoc nulla tibi ratione concedam ; tum quia ex metu decori aspectus magis absconderis ; tum quia ex nimia sanguinis emanatione de uulnere posses deficere ; uel uulnus in alterius mali speciem poterit transmutari. Quare si attemptaueris quod cogitasti explere, te de cetero in confessione non audiam, et anime tue curam, una cum meis Fratribus, omnino relinquam. Quo mandato recepto, uix ultricem manum, ferrumque paratum a carnis decisione compescuit (Benvegnati [Bevegnatis], 1977 : 205-206)1.

Rongée par la culpabilité d’avoir commis des péchés charnels, d’avoir provoqué des disputes entre ses prétendants en raison de sa beauté, Marguerite était sur le point de prendre une lame pour se tailler le nez et les lèvres. Irréversiblement défigurée, elle espérait, tout comme Véronique, éliminer ainsi ses péchés. C’est son confesseur qui l’en dissuadera en se servant d’arguments d’ordre pratique (la possibilité de la mort causée la perte de sang) et en lui proposant de se confesser.

Le modèle de Véronique évoque l’expérience vécue par Bloy, qui dans son récit répand le fantasme de la culpabilité expiée par un acte de martyr romanesque. On y identifiera des traits avec ses femmes, surtout Anne-Marie Roulé, prostituée qu’il avait connue dans sa jeunesse et avec qui il était parti dans un délire mystique. Elle aurait commis, tout comme Véronique, un sacrifice, « une chose… sans nom » (Bloy, 1886 : 195) et finit ses jours dans un hôpital psychiatrique. Sans avoir néanmoins pour but de comparer ici les transpositions autobiographiques de Bloy dans le roman, ou de dénicher la véracité historique des légendes à la manière bollandiste, nous observons que Véronique, tout en relevant des traits de personnage romanesque souvent proches d’un certain réalisme, garde une similitude avec le passage mentionné de la légende de Marguerite de Cortone. Mais, contrairement à celle-ci, Véronique accomplit son sacrifice contre son propre corps :

Le repentir, la pénitence, la sainteté même n’avaient-ils plus cette vertu tant célébrée de remettre à neuf les pécheurs ? Qu’y avait-il de commun entre la Véronique d’aujourd’hui et la Ventouse d’autrefois ? Ah ! il en avait connu des tas de vierges qui n’étaient pas dignes, certes, de lui décrotter sa chaussure ! (Ibid. : 227).

Vu l’inutilité de cet acte effarant, ce sacrifice rendra à Caïn Marchenoir un sentiment de culpabilité et d’horreur. Le discours littéraire ici, atteint un paroxysme poétique qui s’égare de l’expérience mystique vécue par Véronique et se répand amplement sur la description littéraire trempée de langage poétique, paradoxe généré par son sacrifice inutile : « Les traits, demeurés intacts, semblaient être devenus plus beaux, de même que les membres épargnés sont faits plus robustes, paraît-il, après une amputation » (Ibid. : 248). Au niveau herméneutique, le peu d’orthodoxie de cet acte fait émerger ses contradictions elles-mêmes : quel est l’ordre de ce martyr ? S’agit-il vraiment d’un martyr, puisque la victime choisit son bourreau ? Dans cette scène du Désespéré, la folie dépasse l’imitatio Christi présente dans les hagiographies, car l’inefficacité du sacrifice de Véronique s’oppose certes à l’exemplarité de la légende de Marguerite de Cortone. Le confesseur empêchant l’acte insensé apprend au lecteur croyant, les limites de la macération. En revanche, dans Le Désespéré, la sainteté de Véronique est impossible, de même que la vocation monastique du protagoniste Marchenoir avait échoué auparavant.

Bien que les prostituées soient représentées dans nombre de récits de Bloy comme dignes de vénération — plus que les honnêtes femmes bourgeoises —, thème souvent confirmé dans d’autres récits comme La Femme pauvre (1887) ou même dans l’Exégèse des lieux communs (1902), la sainteté de Véronique, confondue avec la folie, reste fantomatique. Elle évoque le domaine du sacré, notamment d’un sacré idiosyncrasique, c’est-à-dire dans une négociation entre le bas et le haut, entre le mondain et le céleste, mais qui n’est définitivement pas orthodoxe. Inscrite dans la réversibilité des maux et dans le sacrifice des innocents, Véronique, en tant que figure féminine, s’inscrit dans les concepts chrétiens de son siècle — l’expiation des maux par des innocents — sans pourtant être entièrement sainte : sa vie s’inscrit moins dans les Vies de saints que dans le récit de fiction.

L’expérience mystique est remplacée par la folie ; l’exemplarité plutôt claire des Vies de saints devient dans Le Désespéré moins un modèle à être suivi qu’un questionnement sur la sainteté. Véronique ne peut exister en tant que personnage hagiographique, mais seulement dans un roman. La fiction ne saurait être l’espace idéal de transmission d’une foi exemplaire, mais plutôt l’espace artistique où la représentation est préférable à l’édification doctrinaire. Cependant, le roman est l’espace de représentation d’une foi particulière et d’une exemplarité nouvelle, aux antipodes de l’édulcoration hagiographique et de la structuration légendaire.

Contrairement au roman, la légende hagiographique se fonde sur les prémisses de la foi. Elle est donc, du point de vue de la réception, censée être vraie, au moins dans son origine et prise dans son usage liturgique. Exemplaire et écrite de manière simple, la légende doit être comprise par un large public. Mais les personnages du Désespéré, Marchenoir et Véronique, sont indéfinissables, bien que largement inspirés de la propre vie de Bloy et de sa rencontre avec la prostituée Anne-Marie Roulé. Ils sont décrits en termes littéraires, comme des prosopopées : Marchenoir, défini comme « un sombre poème vivant » (Ibid. : 112), représente aussi une existence qui est seulement possible en littérature ; il est « fier de sa Véronique, autant que d’un beau livre qu’il eût écrit » (Ibid.). Leur rapport ne va pas sans rappeler les mystiques voyantes, Angèle de Foligno et Marguerite de Cortone, et leurs confesseurs, qui ont transcrit leurs visions.

Au xixe siècle, les traductions d’Ernest Hello contribueront à leur expansion, et chez Bloy, et chez Huysmans ; moins par le caractère exact de la traduction que par ses qualités littéraires2. De celles-ci, l’auteur du Désespéré semble avoir hérité des comparaisons chères à la mystique médiévale, comme les fleurs, les pierres et les larmes, de même qu’il compare Véronique à des saintes qui, quoique présentes dans la Légende dorée de Jacques de Voragine, sont considérées par les chercheurs bollandistes comme des saintes fictives. La fabrication de leurs hagiographies servait à attirer des croyants par ces histoires de prostituées repenties qu’étaient Marie l’Égyptienne, Pélagie et Thaïs (aussi mentionnées dans Le Désespéré). Ces modèles hagiographiques (dont l’existence est, par ailleurs, doutée par les hagiographes) font partie de l’imaginaire romanesque du XIXe siècle, comme chez Huysmans, Anatole France et Bloy :

Cette ordure de fille, — ensemencée et récoltée dans l’ordure, — qui renouvelait, en pleine décrépitude du plus caduc de tous les siècles, les Thaïs et les Pélagie de l’adolescence du christianisme, — s’était transformée, d’un coup, par l’occasion miraculeuse du plus profane amour, en un lys aux pétales de diamants et au pistil d’or bruni des larmes les plus splendides qui eussent été répandues, depuis les siècles d’extase qu’elle recommençait. Madeleine, comme elle voulait qu’on l’appelât, mais Madeleine de la Sépulture, elle avait tellement volatilisé son amour pour Marchenoir que celui-ci n’existait presque plus pour elle à l’état d’individu organique. À force de ne voir en ce déshérité qu’un lacrymable argument de perpétuelle prière, elle avait fini par perdre, quand il s’agissait de lui, le discernement d’une limite exacte entre la nature spirituelle et la nature sensible, entre le corps et l’âme, et, — quoiqu’elle s’occupât, avec un zèle mécanique, des matérialités de leur étonnant ménage, — c’était l’âme surtout, l’âme seule, que cette colombe de proie prétendait ravir (Ibid. : 113).

Pour Bloy, l’absence de foi de son époque, marquée par le positivisme et le matérialisme semble rendre la sainteté, sinon impossible, au moins difficile à atteindre :

Pourtant, c’était l’adolescence au cœur brûlant, c’était le temps de l’amour et de l’enthousiasme pour le christianisme ! Les saints, il y en eut alors, comme aujourd’hui, une demi-douzaine par chaque cent millions d’âmes médiocres ou abjectes, — à peu près, — et l’odieux bétail qui les vénérait, après leur mort, fut quelquefois obligé d’emprunter de la boue et de la salive pour les conspuer à son plaisir, quand il avait l’honneur de les tenir vivants sous ses sales pieds (Ibid. : 168).

Dans ces passages nous remarquons ainsi un souci d’accomplir une « écriture artiste » plutôt que de convertir le lecteur. Dans la mesure où Bloy et Huysmans essaient de rompre avec les modèles hégémoniques du roman à leur époque, ils n’abdiqueront pas au traitement esthétique conféré à la fiction et à l’expression du langage. L’écriture artiste est visée tout en poursuivant la simplicité qu’ils confèrent au christianisme et, en même temps, en considérant ces romans comme espace où la conception tragique est ravivée, comme Auerbach remarquait dans l’œuvre romanesque de Balzac :

A l’égard de cette vie multiple, saturée d’histoire, crûment représentée dans ses aspects quotidiens, pratiques, triviaux et laids, Balzac adopte une attitude analogue à celle qu’avait déjà Stendhal : il la prend au sérieux, et même au tragique, sous cette forme réelle-quotidienne-historique. Depuis que s’était imposé le goût classique, une pareille attitude ne s’était rencontrée nulle part, et même auparavant le réalisme n’avait jamais été aussi pénétré d’éléments pratiques et historiques, jamais il n’avait rendu compte à tel point de l’homme social. Depuis le classicisme et l’absolutisme français, le traitement de la réalité quotidienne n’était pas seulement devenu beaucoup plus timide et conventionnel : l’attitude même des écrivains à son égard leur interdisait d’en relever les aspects tragiques et problématiques… Un sujet tiré de la réalité pratique pouvait être traité sur un mode satirique, comique ou didactico-moral, certains sujets ressortissant à certains domaines déterminés et limités de la vie quotidienne contemporaine pouvaient se hausser jusqu’au niveau stylistique intermédiaire du touchant ; mais il ne leur était pas permis de franchir cette frontière… (Auerbach, 1977 : 476).

Dans cette conception réaliste, le tragique humain est directement lié au modèle christique, dans un croisement de différentes entreprises littéraires : l’hagiographie et la littérature de fiction.

Dans Le Désespéré, Véronique reprend un aspect — littéraire et religieux — cher à Bloy et à Barbey d’Aurevilly, pour ne citer que deux auteurs, du modèle de la femme comme personnage sacrificiel, expiatrice de l’impiété de son temps. La victime n’expie point malgré son innocence, mais bien au contraire, grâce à son innocence. Cette idée, également fort présente dans Sainte Lydwine de Schiedam, de Huysmans, comme nous le verrons par la suite, fonde l’aspect sublime de telles descriptions, qui correspondent et à cette vision idéalisée du catholicisme au xixe siècle et au modèle romanesque du siècle.

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Si le modèle du romantisme tardif est présent dans la représentation que Bloy fait de la sainteté, chez Huysmans toutefois le personnage saint est accentué par le caractère réaliste et naturaliste. La sainte sans doute la plus emblématique de l’œuvre de Huysmans, Lydwine de Schiedam, est un exemple proche de Véronique, ne fût-ce qu’en vue de la cause de ses maux et de l’expiation de la moralité corrompue que Huysmans dénonce en référence au passage du xive au xve siècle. En outre, la myriade de maladies qui tombent sur son corps malade provient clairement de l’ordre divin, et non, comme Véronique, d’un sacrifice infligé à elle-même. Sainte Lydwine de Schiedam (1901) ne contient guère d’aspects hagiographiques orthodoxes, malgré la recherche et les déclarations de conformité à l’Église catholique. L’auteur d’En route, où l’embryon de la rédaction de Sainte Lydwine de Schiedam est semé, ne fait pas plein usage du langage des récits mystiques dans son roman hagiographique.

Fortement enthousiasmé et par l’esthétique et par la religiosité du Moyen Âge en une admiration où foi et art sont entrelacés, Huysmans parviendra à concrétiser une hagiographie aux modèles médiévaux : Sainte Lydwine de Schiedam, récit sur la sainte hollandaise ayant subi d’innombrables souffrances, ayant vécu au lit pendant la plupart de sa vie, sera publié à la fin de la vie de Huysmans. Déjà dans En route (1895), Durtal avait exprimé son intention d’écrire la légende de Sainte Lydwine, en restituant la naïveté charmante de l’hagiographie, « branche maintenant perdue de l’art », cette « sœur de l’art barbare et charmante des enlumineurs et des verriers, de l’ardente et de la chaste peinture des primitifs » (Huysmans, 1896 : 39). L’hagiographie accomplie par Huysmans après de nombreux travaux relève de la monographie, de la légende, du bollandisme et de la nosographie scientifique, chère aux naturalistes. L’auteur se permettra quelques libertés : la mention des stigmatisations (absentes dans les hagiographies médiévales sur Lydwine) montre le goût de Huysmans pour la sainteté franciscaine, clairement exprimée dans En route : « c’est le Christ si doux de Saint François, et j’aime mieux le Christ des franciscains que celui des carmes ! » (Ibid. : 117). Mélange de récits hagiographiques de plusieurs sources médiévales, Huysmans les entremêle et les réécrit dans une espèce de palimpseste. En résulte un texte qui relève de la prose de ses précédents romans ; imprégné de termes scientifiques qui sont certes présents dans les premières Vies de la sainte, mais incarné dans le goût naturaliste et dans des principes de substitution mystique qui, comme l’a bien remarqué Christian Berg, ne se trouvent pas dans les hagiographies médiévales de la sainte (Berg, 2008 : 52). Aussi, l’auteur-hagiographe s’éloigne-t-il de la forme et du contenu du récit médiéval, malgré la déclaration en première page, où l’auteur affirme son obéissance aux préceptes de l’Église catholique. Enfin, Huysmans lui-même finira par le considérer, non sans une certaine exagération de sa part, comme un récit raté : « J’ai fini Sainte Lydwine de Schiedam que je recopie et il n’y a pas à s’illusionner, c’est rien du tout » (Huysmans, cité par Cogny, 1953 : 255).

Puisque Sainte Lydwine de Schiedam consiste en une tentative d’hagiographie dont le résultat est un « hagioroman », nous avons pris l’exemple du roman de fiction, En route, qui, bien que fortement influencé par l’expérience spirituelle de Huysmans, implique des personnages a priori fictifs. Ainsi, le très humble frère Siméon, moine du l’abbaye Notre-Dame de l’Âtre dans En route, s’occupe de la porcherie. Le narrateur, dans un procédé proche de celui de Bloy dans Le Désespéré, ne se contente pas de narrer en imitant les légendes médiévales dans leur style, ni de les transposer dans la langue à la façon de la Légende dorée. Il s’agit moins d’émuler ces récits que de les évoquer.

Le goût compilateur et chercheur de Huysmans est bien connu : il résume, commente et réécrit les légendes et les récits des Vies des saints trouvées dans des bibliothèques ou chez de vieux bouquinistes, comme c’est le cas de Durtal dans En route. L’aspect scrutateur du dénicheur de légendes épris de l’art médiéval est nettement accentué chez Huysmans. Si l’on avance au point de croire les dires de Durtal, ceux de Huysmans, les Fioretti de saint François d’Assise sont, « après la Légende Dorée, le livre où s’est le plus candidement empreinte l’âme du Moyen Age » (Ibid. : 340).

La fascination de Huysmans pour l’hagiographie et la mystique est révélée dans En route, qui est plutôt un roman sur l’hésitation de la conversion qu’un roman de conversion à proprement parler. De même que pour Bloy, le Moyen Âge consiste pour Huysmans en un antidote à la modernité, bien que cette admiration s’exprime de manière distincte chez ces deux auteurs.

La sainteté féminine est privilégiée par rapport à la sainteté masculine chez Huysmans, et Sainte Lydwine de Schiedam, hagiographie de la tératologie qui évoque la formation naturaliste de Huysmans, est l’acmé d’une telle vision de sainteté. Le germe de l’œuvre se trouve ainsi dans En route. Dans ce roman un autre personnage — masculin — propose aussi un portrait qui se fait de manière réaliste : le frère Siméon.

En route, œuvre où la foi nouvelle semble impliquer une nouvelle forme romanesque, rompt avec les premiers récits de l’auteur lorsqu’il faisait partie du cercle de Médan. Huysmans tient à son projet de « naturalisme spirituel » exprimé dans Là-bas (1891). En route est un roman spirituel, dans un discours épidictique, enthousiasmé par la mystique. Cette expression littéraire du mysticisme, véritable catalyseur de la conversion de Durtal et de Huysmans, diffère radicalement de la littérature catholique du xixe siècle (à l’exemple des récits à thèse de Paul Bourget, qui s’inscrivent plus dans les normes sociales supposément identifiables chez une bourgeoisie chrétienne confortable), parce qu’elle prône une expression radicale du christianisme qui tient compte de l’expérience radicale de la mystique.

En ce qui concerne les légendes des Vies de Saints, Durtal évoquera les Fioretti, notamment celles qui narrent les tendres maladresses de frère Junipère, naïf compagnon de Saint-François, qui sera comparé à Siméon. Cette forme de sainteté est incarnée dans le personnage de frère Siméon, d’après des observations que Huysmans lui-même avait recueillies lors de son séjour à la Trappe d’Igny. Ce frère est décrit sous les mêmes traits simplets que ceux du frère Junipère des Fioretti avec ses « innocents exploits ». Ainsi l’explique Huysmans dans la préface :

[… ] j’ai pris de lui un portrait net et brut, sans enjolivements, une photographie sans retouches. Je ne l’ai nullement exhaussé, nullement agrandi, ainsi qu’on semble l’insinuer, dans l’intérêt d’une cause. Je l’ai peint d’après la méthode naturaliste, tel qu’il est, ce bon saint ! (Ibid. : viii).

Charmé par la naïveté de la foi solide de Siméon, il verra dans sa pureté la foi approximative et encore hésitante qu’il ressent. Il se permet de comparer, de manière analytique, le frère Siméon au Junipère des Fioretti, « dont la surprenante simplicité a franchi les âges » (Ibid. : 346). L’évocation du franciscain Junipère n’est pas exactement la motivation du portrait du personnage de Siméon ; c’est plutôt le « portrait net et brut » qui coïncide avec celui de Junipère, « ce franciscain que ses compagnons laissèrent, un jour, seul, dans le couvent, en lui recommandant de s’occuper du repas, afin qu’il fût prêt, dès leur retour. » (Ibid. : 346-347).

Dans En route, la fiction se révèle impuissante face à la réalité du croyant. Durtal résume cette historiette amusante des Fioretti, presque à la ligne, en ajoutant quelques commentaires et en imaginant que Siméon, dans sa naïveté, serait parfaitement capable de reproduire ses exploits, ici marqués par l’humour et par une foi spontanée, irréfléchie, présentés tels que les Fioretti les narraient. Le long passage qui s’ensuit, marqué par un comique qui pendant longtemps fut mis à l’écart de la critique huysmansienne, mérite d’être cité :

Et Junipère réfléchit : — que de temps dépensé à préparer les mets ! Les frères qui se relaient dans cet emploi n’ont plus le moyen de vaquer aux oraisons ! — et désirant alléger ceux qui lui succéderont à la cuisine, il se résout à conditionner de si copieux plats que la communauté puisse s’alimenter avec eux pendant quinze jours.

Il allume tous les fourneaux, se procure, on ne sait comment, d’énormes chaudrons, les remplit d’eau, y précipite, pêle-mêle, des œufs avec leurs écailles, des poulets avec leurs plumes, des légumes qu’il omet d’éplucher et il s’évertue devant un feu à rôtir des bœufs, à piler, à remuer avec un bâton la pâtée saugrenue de ses bassines.

Quand les frères rentrent et s’installent au réfectoire, il accourt, la figure rissolée et les mains cuites, et sert, joyeux, sa ratatouille. Le supérieur lui demande s’il n’est pas fol et il demeure stupéfié que l’on ne s’empiffre pas cet étonnant salmis. Il avoue, en toute humilité, qu’il a cru rendre service à ses frères et ce n’est que sur l’observation que tant de nourriture sera perdue, qu’il pleure à chaudes larmes et se déclare un misérable ; il crie qu’il n’est propre qu’à gâter les biens du bon Dieu, tandis que les moines sourient, admirant la débauche de charité et l’excès de simplicité de Junipère.

Le frère Siméon serait assez humble et assez naïf pour renouveler d’aussi splendides gaffes, se disait Durtal ; mais mieux encore que le brave Franciscain, il m’évoque le souvenir de cet exorbitant saint Joseph de Cupertino dont l’oblat parlait hier (Ibid. : 347-348).

Ces deux franciscains, Junipère et Cupertino, ont comme caractéristique intrinsèque à leur foi, solide et simple, la bêtise. Les hagiographies de Cupertino, le décrivant souvent comme étant bouche bée, soulignent le phénomène des lévitations. Les traductions entreprises par Ernest Hello, dont celles des textes d’Angèle de Foligno, Ruysbroeck l’Admirable, sont devenues réputées plutôt par leur qualité littéraire, résultat d’une traduction libre, qui s’imprégna dans l’imaginaire de la deuxième moitié du XIXe siècle, que par leur exactitude. Hello écrit un recueil de petites hagiographies, Physionomie de Saints (1875), dont la Vie de Cupertino occupe un rôle important. Il y est aussi mentionné comme borné :

Il savait à peine lire ; il s’appelait frère Âne, non par une fausse humilité, mais parce que sa simplicité, sa vulgarité, sa bonhomie, son ignorance, son habitude de faire le gros ouvrage, l’ouvrage de l’esclave, son habitude de porter des fardeaux, d’obéir, de ne pas discuter, d’aller devant lui, lentement, tête basse, tout enfin lui donnait une certaine ressemblance avec la tête de l’âne (Hello, s/d [1875] : 246).

L’humour auquel le narrateur d’En route fait recours a beau se fonder sur le récit des Fioretti, on observe tout de même une distance envers le texte ; c’est la même distance que celle du protagoniste du roman et de sa croyance, encore hésitante.

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Les exemples de personnages saints comme Véronique et Siméon ne sont pas complètement exemplaires selon le sens que le christianisme attribue au terme. Ils évoquent une certaine imitation qui doit être comprise et au sens chrétien et littéraire. Pour Bloy et Huysmans, étant donné leurs différents points de vue, le christianisme constitue un idéal spirituel et artistique qui s’oppose à la mentalité bourgeoise, à l’art catholique et aux soi-disant catholiques de leur temps. Les deux auteurs dénoncent toutes manifestations qui leur semblent de molles représentations d’un art indigent et mièvre. Le Désespéré et En route, quant à Huysmans, ne s’affirment donc pas comme espace de l’exemplarité à laquelle on s’attend dans un contexte purement catholique, mais comme un espace de critique du roman lui-même et de remarques sur la foi. L’écriture artiste, dans son souci morphosyntaxique et étymologique, partie du roman comme œuvre d’art, conduirait ainsi à une forme d’exemplarité fondée sur une opposition — esthétique et morale — du modèle exemplaire classique.

Du point de vue de l’imitation en tant que principe artistique, reprenons les modalités de l’imitatio et leurs rapports avec les exemples analysés : celle de la nature des choses (mimesis), celle qui concerne la morale et celle qui concerne l’imitation stylistique d’un auteur. Bien que l’on y reconnaisse des procédés mimétiques de représentation de la réalité dans le roman, les récits ici analysés construisent une certaine réalité romanesque, vraisemblable du point de vue intra- et extradiégétique. Bloy et Huysmans la commentent, la critiquent et la nient au niveau du récit et du discours. Pensons ainsi aux traits réalistes des personnages Véronique et Siméon et à la manière dont les narrateurs représentent leurs traits : ils vont jusqu’à nier la transposition crue de la réalité matérielle et ses principes de vraisemblance, en même temps qu’ils se fondent sur une logique réaliste et naturaliste du roman.

Le sacrifice inutile de Véronique, ancré sous la souffrance physique, évoque un souci de vraisemblance et, comme l’on remarque dans le récit, n’exclut pas de termes scientifiques. En tant que personnage, Véronique, inspirée de la légende de Marguerite de Cortone, nie le modèle de sainteté par sa folie. Chez Frère Siméon, quant à lui, sa bêtise, signe de sainteté, est annoncée dans le récit, bien que l’épisode comique du désastreux dîner constitue une élucubration de Durtal à partir de la comparaison lancée par l’oblat. Le protagoniste d’En route s’amuse ainsi à imaginer la sainteté d’antan, appliquée à ce portrait rudement fidèle de Siméon. Chez Huysmans, Siméon, ce « véritable saint » (Huysmans, 1896 : 302) est un modèle de sainteté, peut-être pas imitable, et en même temps un modèle d’imitation de la réalité elle-même, l’imitation de la nature que le portrait « net et brut » sera capable de restituer à la manière quasi naturaliste. Le registre est donc plus romanesque que légendaire ou exemplaire, puisque l’exemplum ne pénètre pas dans le récit.

Les comiques exploits de Siméon, de même que l’acte insensé de Véronique ne correspondent pas, au niveau de l’imitation morale, aux préceptes de celle-ci. En ce qui concerne le type d’imitation correspondant à la morale, on y constate moins de modèles exemplaires. Plus nombreux sont les exemples dans lesquels le roman critique une morale — celle du bourgeois étant omniprésente chez les deux auteurs — que les exemples fondés sur les bases des panégyriques, des leçons des légendes et de la littérature strictement chrétienne. Une telle représentation sacrifierait l’aspect artistique du roman pour l’inscrire dans le roman à thèse, par exemple, d’un Paul Bourgeois, auteur que Bloy et Huysmans méprisaient également. Ces deux romans ici analysés, au caractère catholique, ne s’inscrivent pourtant pas dans le modèle du roman à thèse et rompent ainsi avec l’horizon d’attente, si bien que se produit un effet d’étrange dans le roman lui-même, qui rompt avec l’orthodoxie religieuse des romans catholiques destinés à l’exemplarité. Or, l’orthodoxie et l’exemplarité attendue, le lecteur ne la trouvera ni dans Le Désespéré, ni dans En route. De même que la simplicité de la légende, selon le terme de André Jolles, n’est pas imitée dans ces romans : elle devient un repère et sera modifiée, travaillée.

Les modèles de sainteté poussent ici le lecteur à relativiser la sainteté, à la réinventer, plutôt qu’à corroborer un modèle préétabli.

En ce qui concerne l’imitation d’un modèle d’auteur, Huysmans et Bloy, tout en ciblant l’écriture artistique, commenteront le style naïf et adorable des légendes, sans pourtant l’imiter ; il en sera de même pour le discours mystique. Si l’on pense à l’imitation au sens chrétien, les horizons d’attente du lecteur ne coïncident pas avec ceux de l’exemplum, auquel ils font des allusions sans pourtant corroborer complètement l’exemplarité catholique, qui sera représentée de manière différente de celle des textes religieux.

La légende joue souvent chez Bloy et Huysmans un rôle ponctuel. Elle n’est pas attestée dans le roman et ne sert pas en tant que modèle exemplaire : elle est mentionnée en opposition au modèle réaliste-naturaliste et en opposition à la morale bourgeoise. Ainsi, le modèle exemplaire va à l’encontre du modèle naturaliste.

La mystique non plus ne sert pas — seulement — de moyen de transmettre une expression de la foi. Chez Bloy et Huysmans, dans le domaine littéraire, le discours ne communique et ne transmet rien. Le roman se révèle ici un espace du doute plutôt que de la certitude doctrinaire ou exemplaire. Le discours mystique coïnciderait ainsi avec le discours littéraire, car aucun des deux ne prétend transmettre de savoirs scientifiques ni transmettre l’exemplarité catholique. Au contraire, la science et le catholicisme, tels qu’ils sont représentés en littérature au XIXe siècle, sont remis en question. Si le récit mystique n’est pas intentionnellement artistique, l’usage d’images et l’emploi d’un langage plus libre et idiosyncrasique connaîtront même l’admiration d’auteurs non croyants, surtout la mystique féminine. Bloy et Huysmans n’écrivent pas comme des mystiques ; ils se limitent à la résumer ou, dans le cas de Véronique, à représenter la frontière de l’expérience mystique avec celle de la folie.

Bien que le modèle romanesque soit nié et la littérature de leurs contemporains soit en grande partie méprisée par nos auteurs, c’est la forme choisie, parce que c’est la seule possible : en niant le roman dans le roman, l’aspect romanesque est paradoxalement mis en relief. En allant à l’encontre de la sainteté classique, Bloy et Huysmans représentent non pas des modèles fermes de sainteté, mais ils remettent en question ce que c’est que la sainteté.

  1. 1Mon père, que votre piété me soit concédée, pour que je puisse maintenant faire contre mon corps, que je hais tant, ce que je désire depuis longtemps, que votre interdiction n’empêche pas que la volonté de mon esprit soit accomplie. J’assure votre conscience, qu’en exécutant librement ce que j’ai dans mon esprit, je ne m’offenserais pas mortellement. Mais puisque cette demande venue d’une âme en ferveur semblait, aussi implicite que douteuse, je ne voulais donc pas m’empresser à l’autoriser, elle m’a exprimé son propos : elle avait obtenu en cachette un morceau de fer taillant, avec lequel elle était prête à tailler sa lèvre supérieure. Et je le mérite, dit-elle, je désire faire cela avec sollicitude, car la beauté de mon visage a blessé les âmes de plusieurs gens. Aussi souhaité-je me venger contre moi-même pour avoir porté offense à Dieu, et changer en laideur la beauté de mon corps ; je vous supplie de m’accorder votre autorisation, afin que je puisse, sans empêchement, offrir à Dieu notre Roi le sacrifice que j’avais prémédité. Je me suis alors tourné à elle, en disant : « Ma fille, je ne pourrais d’aucune manière vous concéder telle chose ; soit parce que la peur des charmes de votre aspect vous pousse à vous cacher ; soit parce que la quantité de sang versé de la blessure pourrait vous tuer ; ou bien la plaie se transformerait en une autre maladie. Ainsi, si vous essayiez de faire ce que vous aviez considéré faire, je ne vous écouterais plus en confession, et je confierais totalement la cure de votre âme à mes Frères. Ayant reçu cet ordre, elle a immédiatement retenu sa main et le fer de la décision projetés par sa chair (nous traduisons).
  2. 2Voir Durastanti, 1991.