Le rôle de la foi catholique dans la construction du sujet écrivant féminin, d’Angéline de Montbrun à Marie de l’Incarnation
Angéline de Montbrun, œuvre romanesque de Laure Conan consacrée par l’abbé Casgrain, a été considérée à sa parution comme conforme aux valeurs et vertus prônées par le dogme catholique, et mettant en scène des personnages d’une piété exemplaire. Conan, elle-même pétrie d’une grande dévotion religieuse, a rêvé de son vivant de fonder un couvent, et entretenait de solides liens d’amitié avec plusieurs membres de communautés religieuses par des missives ponctuées de formules pieuses (Conan, 2002). Se remarque néanmoins dans le parcours de la protagoniste Angéline, qui se fait diariste au cours du récit et dont le journal constitue la dernière partie du roman, une problématisation de la foi catholique en relation avec un projet d’écriture intime1. Le texte qui naît du questionnement spirituel d’Angéline aborde explicitement l’idéal problématique du sacrifice de soi, idéal qui apparaît dans les « Feuilles détachées », journal intime d’Angéline, à travers l’intertexte de la Relation de 1654 de Marie de l’Incarnation. Ce dernier texte, qui jouit du statut de fondateur dans l’histoire de l’écriture féminine au Québec, naît également d’une quête spirituelle; la foi pourtant, loin d’y être source d’une remise en question du projet d’écriture, structure celui-ci et en constitue le fond. Nous proposons ici d’examiner dans Angéline de Montbrun l’intertexte de la Relation de 1654 et les marques de la foi catholique qui sont indissociables dans le roman d’une construction de l’identité nationale. Nous voudrions ainsi montrer de quelle manière est reconduit puis outrepassé dans le journal intime de la protagoniste le conflit qui oppose à la foi et l’exigence conséquente du retour au silence la prise de parole au féminin.
La Relation de 1654 actualise dans Angéline de Montbrun une construction de l’histoire du Canada français qui idéalise cette dernière, en même temps que le texte de Conan participe à la mise en valeur d’un passé littéraire féminin. Le texte de Marie de l’Incarnation contribue ainsi à faire développer par la protagoniste Angéline ce que Lucie Robert a appelé une « parole féminine autonome, c’est-à-dire [une] parole qui construit son propre point de vue » (Robert, 1987 : 102). La foi catholique, sur laquelle Marie de l’Incarnation est intarissable, devient pour Angéline un langage dont elle se sert pour accéder au statut de sujet écrivant. La manière dont l’écriture de soi se conjugue, pour Angéline, avec la mise en valeur constante de l’histoire canadienne, bâtie d’impératifs religieux, fait du texte de son journal intime un perpétuel va-et-vient entre exigences du dogme catholique et expression de soi. Avec la mise en texte d’une oscillation perpétuelle entre l’écriture intime et le retour au silence, Angéline s’approprie et réinterprète des composantes des écrits mystiques, et pose la question de l’identité et de la parole féminines sous le dogme catholique : « comment peut-on être héroïne? » (Demers, 2002 : 582), semble demander le texte de son journal. Dans ces écrits, intitulés « Feuilles détachées », est mis en évidence le caractère problématique du langage et de l’héritage littéraire catholiques en ce qui concerne l’écriture de soi au féminin. Le rapport de la foi avec le littéraire passe donc dans le roman Angéline de Montbrun par la remise en question par la protagoniste, dans son journal intime, des exigences de sa propre foi.
1.
Angéline de Montbrun est largement considéré, pour emprunter le mot de Nicole Bourbonnais, comme « une œuvre palimpseste » (Bourbonnais, 1996 : 80); Marie-Andrée Beaudet y a relevé l’influence du genre du livre de piété (Beaudet, 2007 : 59) et Lucie Robert celle des Vies de saints (Robert, 2003 : 433-453). Comme le fait remarquer Bourbonnais, Laure Conan travaille à faire reconnaître « son statut d’écrivaine » (Bourbonnais, 1996 : 82) dans le texte même d’Angéline de Montbrun, et fait sienne une tradition littéraire féminine qui trouve l’une de ses sources dans la fondation de la Nouvelle-France. Bourbonnais n’est pas sans remarquer, à l’instar de Chantal Savoie (Savoie, 2014 : 11), que Conan fait mention dans Angéline de Montbrun de Marie de l’Incarnation, dite « mère par excellence de la colonie » (Henri-Raymond Casgrain, cité dans Roy, 2003 : 53) et peut-être première personne à s’autoproclamer « canadoise » (Théry, 2006 : 59). Au-delà pourtant du récit par Angéline du souvenir de la lecture émouvante de la « Vie de l’ursuline », la Relation de 1654 apparaît dans le texte des « Feuilles détachées » à travers la mise en place de l’éthos mystique de son aïeule comme un idéal problématique. En outre, Angéline reconduit dans les « Feuilles détachées » la volonté de se détailler elle-même, de décrire ce qui correspond pour Marie de l’Incarnation à des mouvements de « l’âme » (Marie de l’Incarnation, 2016), et crée un texte intime dans lequel le sujet se construit en relation avec le divin. Dans le journal d’Angéline en effet, le fantasme du sacrifice de soi associé au projet de fondation d’une « nouvelle nation chrétienne » (Oury, 1987 : 11) tel qu’il est construit dans la Relation de 1654 se fait l’une des clefs du patriotisme d’Angéline. La jeune femme rêve de la reconduction du « référent identitaire » (Trépanier, 2005 : ii) évoqué par le rappel de l’époque des débuts de la colonie. Elle adopte pour époque de référence celle où écrivait Marie de l’Incarnation, et admire « le sentiment si français de l’honneur, l’exaltation du dévouement, la folie du sacrifice, qui font les héros et les saints » (Conan, 1967 [1884] : 164). Le topos du sacrifice de soi, construit dans la Relation à travers l’idéal de la projection de l’esprit « hors de soi » (Nepveu, 1998 : 38), dans une terre inhospitalière qui montre la petitesse de la personne, est récupéré dans Angéline de Montbrun au moyen de l’idéalisation du passé. Mina Darville, l’amie d’Angéline, écrit à son frère qui aspire à épouser cette dernière :
[J]’ai toujours regretté de n’être pas née dans les premiers temps de la colonie, alors que chaque Canadien était un héros. N’en doute pas, c’était le beau temps des Canadiennes. Il est vrai qu’elles apprenaient parfois que leurs amis avaient été scalpés mais n’importe, ceux d’alors valaient la peine d’être pleurés. Là-dessus, Angéline partage tous mes sentiments, et voudrait avoir vécu du temps de son cousin de Lévis (Conan, 1967 [1884] : 164).
Mina précise ici qu’Angéline, qui ne lit pas de romans mais que « [l]’histoire […] distrait plus efficacement que toutes les autres lectures » (Ibid. : 161), partage sa propre fascination pour l’époque de la Nouvelle-France. L’écriture d’Angéline apparaît en effet porteuse de la valorisation des racines et du fantasme d’une nation naissante à construire. Pour Marie de l’Incarnation, l’expérience de la Nouvelle-France en construction sert de prétexte à l’écriture, à la lecture et à la description d’un destin dit « sans exemple » (Marie de l’Incarnation, 2016 : 137), description qui contribue à la construction d’une identité canadienne. Elle raconte dans la Relation de 1654, à travers son expérience spirituelle, l’arrivée sur une terre perçue comme vierge qu’elle investit par son discours, contribuant ainsi à la construction de l’imaginaire du lieu. Le Canada, qui lui apparaît comme territoire d’accueil et d’action des chrétiens, est d’abord un lieu imaginé, qui importe en tant qu’espace discursif à investir. Le voyage apostolique lui permet d’écrire et de mettre à contribution sa voix propre dans un projet qui demeure religieux. La foi demeure ainsi pour elle prétexte à la prise de parole. Dans le journal d’Angéline, le projet de la Nouvelle-France, perçu comme porteur de la certitude exaltée de servir la volonté divine, accompagne le dogme catholique qui préside à sa création. Ainsi Angéline devenue diariste, à qui l’amour de la patrie donne une volonté de revendiquer l’héritage d’héroïnes canadiennes-françaises, adopte les topoï religieux qui structurent son histoire. L’historien Louis Rousseau souligne qu’au-delà des divers rôles qu’a pu jouer l’organisation cléricale au cours de l’histoire du Canada, le religieux s’est fait « un langage régulateur » (Rousseau, 2005 : 443) dans les espaces sociaux « sous l’Union et au cours des premières décennies de la Confédération » (Ibid.), contribuant à la construction d’une « identité nationale » (Ibid.). La foi d’Angéline apparaît bien comme un langage qu’elle adopte. L’imbrication du religieux avec l’écriture de soi crée ainsi dans le journal d’Angéline certaines contradictions structurantes, puisque la diariste montre la mise en valeur du dogme catholique comme l’engageant à s’effacer elle-même devant l’englobante voix divine. Angéline écrit cependant sur sa propre hésitation à laisser s’éteindre sa voix. Son texte laisse paraître l’utilisation de l’idéal d’un projet divin dans le but d’une prise de parole active par l’écriture de soi. Angéline révise l’histoire et les codes de l’écriture féminine, et utilise le tout pour investir de sa voix l’espace patriarcal. Ainsi la diariste, pour mettre en place un questionnement qui oppose au projet d’écriture de soi une exigence catholique d’humilité, met en valeur une histoire dans laquelle l’action individuelle est justifiée par le projet de « nouvelle nation chrétienne » (Oury, 1987 : 11). Elle admire le sacrifice de soi qui fait partie de l’imaginaire de la Nouvelle-France, et se questionne sur sa propre volonté à s’y soumettre.
2.
Angéline, loin de reconduire le topos qui consiste à écrire sur soi tout en s’effaçant soi-même et qui est omniprésent chez Marie de l’Incarnation, met de l’avant la construction problématique du sujet féminin sous le dogme catholique. Elle montre le choix de l’écriture de soi comme source d’un conflit avec sa foi. Pour la jeune de Montbrun, l’écriture est subséquente à un deuil et sert d’exutoire à la douleur de la perte. Cette douleur concerne la perte de Charles de Montbrun son père et de Maurice son fiancé, dont les voix autoritaires superposées maintenaient dans la première partie du récit la protagoniste dans un état de mutisme béat. Angéline est intarissable sur sa volonté coupable de cesser de remuer sa douleur et de s’abandonner à la conduite de Dieu; pourtant cet effacement d’elle-même en Dieu reviendrait pour elle à laisser s’éteindre sa propre voix. Marie de l’Incarnation, sujet mystique et modèle paradoxal, fait mine de fonder sa prise de parole sur la volonté d’atteindre le divin, et se fait sujet sans se défaire du dogme catholique qui prône le renoncement aux choses terrestres. Angéline, dont le passé littéraire reconduit en partie le modèle chrétien de l’héroïne et l’idéal du sacrifice de soi, décrit sa propre volonté de s’abandonner à la conduite de Dieu et d’ainsi correspondre à ce modèle, mais résiste pourtant à s’effacer. Son journal intime oppose au ciel, lieu de la consolation divine associé par la diariste à la présence paternelle, la terre, espace de l’écriture, de l’indépendance et de la souffrance. Le domaine de Valriant est comparé au jardin d’Éden et décrit comme paradisiaque, la jeune femme, cantonnée dans son statut de femme-objet, s’y faisant alors « fleur des champs » (Conan, 1967 [1884] : 15). Elle manifeste pourtant, en tant que sujet de l’écriture, une douleur qui frôle le scepticisme en ce qui concerne le Paradis de l’après-vie : « Je crois à la communion des saints, je crois à la résurrection de la chair, je crois à la vie éternelle. Je crois, mais ces ténèbres qui couvrent l’autre vie sont bien profondes (nous soulignons) » (Ibid. : 159), écrit-elle. La vie temporelle lui semble toujours porteuse de plus de félicité que la possibilité du paradis, puisque la jeune femme conserve le souvenir d’un bonheur présenté comme parfait. Les doutes d’Angéline apparaissent plus évidents lorsqu’elle raconte la mort de sa mère, dont elle ne parle en outre que brièvement et avec peu de détails :
[J]e pensais à ce que mon père me contait du formidable effroi que ma mère ressentit lorsqu’elle se vit, toute jeune et toute vive, entre les mains de la mort. Son amour, son bonheur lui pesait comme un remords. « J’ai été trop heureuse, disait-elle en pleurant, le ciel n’est pas pour ceux-là » (Ibid. : 154).
L’impact de ces paroles est d’autant plus grand que ce sont les seules qui sont prêtées à la mère d’Angéline, dont on ne connaît d’ailleurs pas le nom. C’est de son doute et de sa douleur que naissent ses premières et dernières paroles. Le bonheur englobant de la première partie du roman apparaît comme un obstacle à l’expression de soi, et Angéline remarque d’ailleurs « n’avoir rien écrit alors que [sa] vie ressemblait à ces délicieuses journées de printemps, où l’air est si frais, la verdure si tendre, la lumière si pure » (Ibid. : 131). Elle parle de la mort de son père comme d’une disparition définitive, arguant qu’elle ira le rejoindre sous le pavé de la chapelle des Ursulines et omettant ainsi l’éventualité d’une réunion dans les cieux. C’est de ce doute persistant et vécu comme coupable et douloureux que naissent les « Feuilles détachées »; la jeune femme comprend le divin comme étant loin d’elle, « bien haut, bien loin » (Ibid. : 117), et se dit elle-même « une pauvre créature » (Ibid.) pour qui il demeure inaccessible dans la vie temporelle. Angéline en effet exclut de sa pensée la possibilité d’entretenir un lien avec le divin hors de la voie de la renonciation totale au temporel. De là vient son sentiment de culpabilité, puisque l’écriture de soi est montrée comme un attachement à la terre; Angéline fait mine d’hésiter, mais préfère toujours l’écriture au silence. Son attitude, cantonnant Dieu dans les cieux et l’après-vie, s’oppose entièrement à celle de Marie de l’Incarnation accueillant Jésus comme son « époux » (Marie de l’Incarnation, 2016 : 85), recevant de lui « des caresses » (Ibid. : 82) ; l’ursuline entretient un dialogue quotidien et perpétuel avec son « bien-aimé » (Ibid. : 91), ce qui lui permet d’amalgamer sa foi et son acte d’écriture. Le texte de Marie de l’Incarnation, né des topoï de l’écriture mystique, donne l’impression de vouloir faire de Dieu le sujet du texte; pourtant l’autrice met en place une dynamique de négociation qui lui permet de se mettre de l’avant. Angéline résiste à adopter ce genre de rhétorique. Dans la seconde moitié du XIXe siècle en effet, en pleine montée de la pensée ultramontaine, l’impression d’un Dieu agissant s’est éloignée pour laisser sa place à la voix du clergé. La communauté de religion, toujours forte, se fait l’outil du nationalisme, et la foi en devenant un outil politique semble cantonner le divin dans les cieux lointains et l’après-vie. Angéline, en prenant le relais de son aïeule par l’écriture de l’intime, interprète comme un dilemme le rapport de la foi avec la mise de l’avant de soi. Tout se passe comme si Angéline voyait en le modèle du sujet mystique et en celui de l’héroïne catholique des contradictions, qui se font la structure de son propre texte. Elle écrit sa volonté de correspondre au modèle que représente bien Marie de l’Incarnation, sujet qui fait mine de s’effacer et qui est à la fois associé à l’héroïsme du projet de la Nouvelle-France et à l’idéal du sacrifice de soi. Angéline se retrouve pourtant dans une position particulière puisqu’elle a vécu, du temps du vivant de son père, une époque perçue comme paradisiaque et englobante, associée aux jours du paradis terrestre, et dans laquelle elle demeurait muette. La question qui se pose est donc de savoir si elle décide de s’abandonner à nouveau, à une autorité semblable. Charles de Montbrun, principale voix autoritaire emplissant l’espace de Valriant, tenait lieu de Verbe incarné pour Angéline qui ne pouvait, en sa présence, que s’effacer. À la mort du maître des lieux, la voix envahissante s’éteint, laissant Angéline face à l’évidence d’un vide discursif à emplir et à l’opportunité de sortir de son statut d’objet. La diariste raconte les moments qui ont suivi la mort de son père :
En reprenant connaissance, je me trouvai couchée sur l’herbe. Je vis Maurice penché sur moi, et je sentais ses larmes couler sur mon visage. Le curé de Valriant me dit alors : « Ma fille, regardez le ciel. »
Ma fille… ce mot, que mon père ne dirait plus jamais, me fut cruel à entendre. Et me tournant vers la terre je pleurai. (Conan, 1967 [1884] : 96)
Angéline souligne qu’elle ne souhaite plus être appelée « [m]a fille », ce qui renvoie à la fois à l’hésitation devant la possibilité d’appartenir à une autorité surplombante et au questionnement sur la soumission voulue par le dogme catholique. Elle préfère ici la terre au ciel, malgré l’invitation explicite du curé à s’abandonner à la consolation divine. Angéline demeure sur sa terre de Valriant, et bien qu’investie par « une force étrange qui [la] pousse au renoncement, au sacrifice » (Ibid. : 176), elle n’entre pas au cloître, pas plus qu’elle ne se tait. C’est par l’écriture que passent son patriotisme et son indépendance. L’écriture se trouve, dans Angéline de Montbrun, indissociable de la valorisation par la protagoniste de son histoire, et de la reconduction d’un idéal de l’identité canadienne. C’est là que prend son sens le relais de la parole féminine dont se réclame Laure Conan, dont se sert Angéline, et qui prend l’une de ses sources en Marie de l’Incarnation. Le questionnement d’Angéline sur sa propre foi prend donc la forme, dans les « Feuilles détachées », d’une division entre ciel et terre, et permet au projet d’écriture de soi de s’enraciner au lieu de faire mine de prendre sa source dans la voix divine.
3.
Angéline, vers la fin du roman, choisit des modèles qui lui permettent de réconcilier, jusqu’à un certain point, sa foi, son patriotisme et son projet d’écriture. Lucie Robert a fait voir toute l’importance que prend dans Angéline de Montbrun l’épisode de la visite d’Angéline à Hermine Frémont, la « Fleur du Carmel », personnage historique et autrice de la « première autobiographie au sens moderne publiée au Québec » (Robert, 2016 : 11). C’est après sa visite au monastère sis près de la rivière Yamaska qu’Angéline se dit emplie d’une « délicieuse sérénité » (Conan, 1967 [1884] : 180). L’exemple que donne Fleur du Carmel est celui d’une femme pour qui la foi catholique est un outil pour prendre la parole à l’instar de Marie de l’Incarnation, mais qui prend sa place à l’époque même d’Angéline. La diariste ne manque pas non plus de partager dans son journal sa propre admiration pour l’historien François-Xavier Garneau, dont elle parle comme si elle en était l’héritière. Les quelques pages quasi hagiographiques qu’elle lui consacre prennent les allures, remarque Lucie Robert, d’une « écriture qui pourrait dépasser l’auto-écriture » (Robert, 2016 : 15). Dans son Histoire du Canada, Garneau minimise le rôle de l’Église dans la construction de l’identitaire canadien au profit du rôle de l’individu, et contribue à construire le panthéon des héros canadiens-français qu’Angéline admire tant. Elle admire pourtant, autant qu’elle adhère au projet de Garneau de glorification de héros nationaux, l’esprit de sacrifice qui fait partie de l’imaginaire de l’époque de la Nouvelle-France, et qui naît de la volonté de construction d’une nation chrétienne. Angéline choisit dans son propre siècle, en François-Xavier Garneau et Fleur du Carmel, des modèles qui lui permettent d’ancrer sa voix dans son histoire et son passé littéraire. Mieux encore, elle choisit en eux, comme le remarque Robert, des figures importantes de l’émergence de l’écriture biographique et autobiographique au Québec. Ce duo donne à Angéline la force d’écrire comme pour « quelqu’un d’autre » (Robert, 2016 : 15), la possibilité de déborder du cadre de l’intime. Les contradictions inévitables que lui lègue son passé littéraire sont, jusqu’à un certain point, résolues. Conan laisse dans l’ombre la persistance ou l’abandon de l’écriture par Angéline, mais la lettre finale à Maurice, bien que marquée par le discours du sacrifice, n’est pas dénuée d’espoir. Angéline finit par repousser son ex-fiancé tout à fait, dans une lettre d’un optimisme énigmatique : « Mon ami, vous le savez, l’arbre dépouillé tient toujours à la terre » (Conan, 1967 [1884] : 185), soutient l’épistolière. « Je vous en prie, ne vous mettez pas en peine de mon avenir » (Ibid.). Angéline ici paraît, en repoussant encore Maurice, privilégier son projet d’écriture, en réitérant d’une part son attachement à la terre, et d’autre part en manifestant une confiance en sa propre voix, son indépendance et son avenir. C’est sur cette lettre que se clôt le roman, ce qui laisse la fin ouverte à la suite des épisodes du journal d’Angéline dans lesquels elle choisit des modèles qui lui permettent de réconcilier sa foi et son projet d’écriture. Le texte d’Angéline se termine dans le roman au moment où la diariste fait finalement coexister le fruit de l’écriture de soi au féminin dans un contexte catholique et le récit de l’histoire par laquelle passe son attachement à la terre. Conan termine donc son roman en laissant à son personnage toute son indépendance, et ouvre la porte à la poursuite du relais de la parole féminine dont se réclame le roman Angéline de Montbrun.
*
Il nous semble à propos, pour conclure, de revenir sur un commentaire de Patricia Smart faisant écho à celui de l’abbé Casgrain, si souvent cité, selon lequel on sort du roman Angéline de Montbrun « comme d’une église, le regard au ciel, la prière sur les lèvres, l’âme pleine de clartés et les vêtements tout imprégnés d’encens » (Casgrain, cité dans Cotnam, 2004 : 74). Casgrain avait certainement perçu l’influence des textes de Marie de l’Incarnation sur Laure Conan autrice, mais était selon toute vraisemblance passé outre la dimension problématique du rôle de la foi dans le journal d’Angéline. Patricia Smart, pour sa part, a choisi d’ignorer le rôle que joue la foi d’Angéline dans la manière dont elle se construit comme sujet, et a par conséquent écrit que la conclusion du roman montrait la victoire finale de la religion sur le personnage féminin (Smart, 1990 : 81). Le questionnement d’Angéline, pourtant, naît du fait que son histoire et son langage, profondément catholiques, l’engagent à adopter un éthos qui lui paraît problématique. La conclusion du roman montre une Angéline en paix avec les pensées tristes qui ont présidé à l’écriture de son journal, reconnaissant ses origines dans l’éthos de l’humilité et du sacrifice de soi qui est celui de Marie de l’Incarnation, mais bien décidée, contrairement à son modèle, à ne pas donner à Dieu la plus grande place dans son propre texte. Si le journal ne confirme pas qu’Angéline persiste dans son projet d’écriture, le fait qu’elle demeure attachée à la terre, son espace d’écriture, le suggère. La place de la foi catholique est donc, dans Angéline de Montbrun, celle de la source d’une histoire qui agit comme langage quand la protagoniste accède à l’écriture. Son accession au statut de sujet cependant, sans éteindre la foi d’Angéline, dépend d’un rejet modéré des impératifs religieux, d’une réflexion indépendante qui s’interrompt avec la conclusion du journal et ouvre ainsi la porte à la poursuite du relais de l’écriture féminine qui est dramatisé dans les « Feuilles détachées ». Angéline, fine diariste, trouve ainsi en sa propre foi un outil essentiel à son projet d’écriture intime. Puisque la foi est ici indissociable de l’écriture de soi, mais problématisée, la fin du roman paraît plutôt poser des bases pour la construction d’un sujet féminin qui naîtrait autrement qu’en relation avec une autorité surplombante.
- 1Plusieurs études plus récentes n’ont pas manqué de remarquer la problématisation par Conan de la foi catholique dans Angéline de Montbrun. Voir entre autres Beaudet, 2007; Robert, 2016 et 1987.