Le prétexte de la foi

L’écriture muée par sa suspension

L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet, à maintenir en soi-même à proximité de la pensée, mais à un niveau inférieur et sans contact avec elle, les diverses connaissances acquises qu’on est forcé d’utiliser. La pensée doit être, à toutes les pensées particulières déjà formées, comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui, mais sans les regarder, beaucoup de forêts et de plaines. Et surtout la pensée doit être vide, en attente, ne rien chercher, mais être prête à recevoir dans sa vérité nue l’objet qui va y pénétrer.
—Weil, Attente de Dieu, 2016 [1950]

Il est de ces obsessions, de ces tics d’écriture dont on ne parvient pas à se défaire, qui perdurent et persistent étrangement d’un texte à l’autre sur lequel on s’attèle, comme si les tics de l’écriture étaient devenus constituants de celle-ci et de la manière dont on parvient à la faire jaillir. Ce jeu du comme si (c’est-à-dire de la mise en scène1) auquel je me rive ; qui me ramène toujours à cette phrase d’Adorno dans laquelle s’entend à la fois une méchanceté et un rire autant contre les philosophes rationalistes que les critiques positivistes et formalistes qui n’auraient pas compris qu’ils se tenaient eux aussi dans ce comme si :

La tendance générale du positivisme, qui oppose de façon rigide le sujet à toute espèce d’objet pouvant être étudié s’arrête ici, comme dans tous les autres moments, à la simple séparation du fond et de la forme : comme si on pouvait parler non esthétiquement d’un objet esthétique sans tomber dans l’incompétence du béotien et perdre de vue a priori la chose elle-même (Adorno, 2009 : 53).

Il y a bien une lourdeur dans cette tentative de distinguer, selon l’ordre de la ressemblance, ce qui dans le comme si de la forme ne serait pas le vrai du contenu, ou ce qui du contenu serait le vrai auquel la forme ne servirait que d’apparat. Là s’installe la fausse nécessité d’un suppôt et d’une partisannerie bien trop désinvolte parce que se voulant trop consciencieuse. Faire du comme si en oubliant qu’il s’agit de cela, ou, non pas en oubliant, mais en taisant ou niant qu’il s’agit de ceci. Cependant, cette négation-là agit en tant que constituante de la raison qui se prend elle-même pour objet dans l’écriture, une raison qui se positionne à l’encontre de l’hilarité de sa propre comédie autoréflexive (car aveugle à cette autoréflexivité) : « “La connaissance pour elle-même”, voilà la dernière chausse-trappe de la morale ; c’est ainsi qu’on retombe complètement en son pouvoir […] Cela, un grand homme ? Je ne vois jamais que le comédien de son propre idéal. » (Nietzsche, 1971 : 85, 64 ; 91, 97). Et ici encore une fois le voilà — le comme si auquel je me rive — qui se manifeste dans l’obsession de l’exergue, dans sa mise en scène sur le papier (ou plutôt l’écran, il me faut bien être honnête, rien ici n’est encore papier, rien n’a été imprimé, mais peut-être y-a-t-il là aussi une tendance fâcheuse de l’écriture, de ma propre écriture, un faire semblant de la présence physique du papier que mon clavier renvoie dans l’absence de sa présence imaginaire) que je n’ai de cesse de répéter. Or cette nouvelle manifestation de l’exergue signale d’abord une claire connivence avec la citation d’Adorno ci-haut, à savoir qu’il est risible de croire que forme et contenu peuvent être séparés, qu’ils ne sont pas toujours en train de se repaître l’un de l’autre, une façon d’opérer dans l’écriture un espace riant se sachant rieur, et elle s’accompagne d’une réflexion sur plusieurs des termes du titre de cet article, à commencer par « suspension » qui s’y retrouve sous sa forme verbale : « l’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet […] » (Weil, 2016 : 102).

Toutefois, la suspension, qu’elle soit verbale ou nominale, est partout dans ce passage : elle se présente notamment dans cet homme en haut de la montagne, cet homme qui voit beaucoup de forêts et de plaines sans pourtant les regarder. Apercevoir sans regarder, c’est à la fois voir et ne pas voir – dès lors qu’il s’agit aussi de voir quelque chose sans tout voir, soit opérer une « mise au point », une « accommodation »2, mais aussi voir du coin de l’œil, rapidité d’un instant qui n’est pas la contemplation du regarder. Car d’apercevoir, le CNTRL nous donne d’ailleurs les diverses définitions suivantes :

Saisir par la vue, en un instant, une personne ou une chose, en dépit de certains obstacles, en particulier l’éloignement, le rétrécissement du champ de vision, le manque de luminosité.
Sans effort d’attention, ni recherche.
Saisir une chose abstraite (la qualité de quelque chose, un fait, …) par l’esprit (après quelque recherche).
Saisir une sensation, une perception, un phénomène, en prendre conscience (cf. aperception).

Se découvrir, prendre conscience de soi (CNTRL, en ligne : Apercevoir).

Suspendre la pensée pour apercevoir, pour se laisser surprendre par ce qui se refuse à l’ordre de la ressemblance — tel que l’a d’ailleurs bien explicité Deleuze dans Différence et répétition (1969) et dans Logique du sens (1969), à savoir que la ressemblance correspond à l’univers de la généralité et des catégorisations et par là même, du particulier plutôt que du singulier —, pour laisser surgir en soi, dans ce vide du soi (car dans la pensée vide ainsi décrite par Weil, c’est une découverte certes, une prise de conscience de soi en tant que vide qui se produit, car ce n’est pas seulement la pensée qui est suspendue, mais bien le « sa pensée », le sa du soi, de ce qui appartiendrait en propre à la personne qui pense) l’inopinée d’une possible réception d’une autre chose. N’oublions d’ailleurs pas que percevoir est défini ainsi : « Saisir, prendre connaissance par l’intuition ou par l’entendement » (CNTRL, en ligne : Percevoir). C’est là une définition où la connaissance est en quelque sorte le but de l’agir, rapport causal que le a- de apercevoir nous aide déjà à désamorcer. Et dans percevoir c’est l’imminence et la pression de l’instant qui sont évacuées.

À cette attention sous la pensée qui elle, doit être suspendue, sous l’effet d’une action, d’un agir de cette suspension, correspond, nous dit Weil, cet homme-métaphore qu’on peut facilement imaginer la tête dans les nuages — suspension quasi atmosphérique dans un sur, au-dessus de la montagne d’où il voit tout sans voir. Ce tout qui est formé par les « connaissances acquises », qui lui permettent de garder sa pensée en suspens, de la laisser flotter et dériver, pensée vide prête à recevoir, dans la dérive, ce qui du suspens s’y arrimera. Et suspension, c’est aussi se suspendre à, s’accrocher les pieds dans le vide, là où la tête serait vraiment dans les nuages, comme si les nuages seuls retenaient la chute…

Pourtant il n’y a pas là de choir, ni de chute telle qu’entendue par Paul de Man via Baudelaire, chute de l’ironie où celle-ci [l’ironie] prend place au moment où une femme ou un homme, en train de chuter, s’aperçoit, avant d’avoir complété le moment de la chute, qu’elle ou qu’il est en train de chuter. Ce mouvement de l’ironie, ce « dédoublement », que de Man décrit comme une relation entre deux soi qui pourtant n’est pas intersubjective, il le qualifie ainsi :

The nature of this duplication is essential for an understanding of irony. It is a relationship, within consciousness, between two selves, yet it is not an intersubjective relationship […] where the relationship is not between man and man, two entities that are in essence similar, but between man and nature, that is, two entities that are in essence different […]. Superiority and inferiority then become merely spatial metaphors to indicate a discontinuity and a plurality of levels within a subject that comes to know itself by an increasing differentiation from what is not […] The dédoublement thus designates the activity of a consciousness by which a man differentiates himself from the non-human world (de Man, 1983 [1971] : 212, 213).

Or la suspension telle que je cherche à l’articuler, qui apparaît présupposer l’imminence de la chute, ne génère pas ce moment de différenciation, c’est-à-dire le dédoublement dans lequel le sujet s’aperçoit qu’il est en train de chuter avant d’avoir complété la chute, une prise de conscience du mouvement qui est en train de se produire permettant au sujet d’acquérir une certaine connaissance de soi par ce qu’il n’est pas. Il s’agit plutôt d’une persistance de la suspension, là où le soi du sujet s’efface pour se laisser saisir par de l’autre sans opérer un retour au sa. Autrement dit, il n’y a pas ici un moment d’acquisition des connaissances qui correspondrait à une forme d’herméneutique, d’interprétation de ce qui est train de se produire, puisqu’il n’y a pas cette « pluralité de niveaux » au sein du sujet qui s’apprend lui-même par autre chose, puisque l’action ne consiste précisément pas à saisir par la pensée ce dédoublement, elle consiste à suspendre l’agir de la pensée subjective pour laisser la place à l’attention, là où la pensée se prêterait au jeu de l’attente, là où sont mis de côté les divers niveaux de « connaissances acquises » par un sujet qu’elles apparaissent remplir. Dans la suspension, le mouvement est celui d’un se faire vide, non pas celui d’un empilement.

À cette suspension présente partout au sein même de la citation de Weil, s’ajoute la suspension de sa position même en tant qu’exergue. Tiré du texte de Weil, sorti de celui-ci tel un fragment en suspens au-dessus de cet article, l’exergue n’est-il pas, sur le papier, une autre forme de la suspension ? Autrement dit, ne rappelle-t-il pas précisément l’autre terme du titre de cet article, qu’il me semble faire résonner, soit le prétexte, voire le pré-texte ? Se tenant au-dessus de cet article comme ce qui le précède et le contient, le voilà déjà plus proche en ce sens du rôle de l’exergue tel que défini par Derrida dans Mal d’archives, à savoir très simplement ce qui tient en lui l’annonce du texte et sa conclusion – « capital » d’un savoir et de connaissances qui font écho aux connaissances acquises de Weil, en tant, justement, qu’elles ont été suspendues, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles aient disparu. Et le prétexte, c’est aussi se donner une raison, à tort ou à travers, chercher une justification là où peut-être il n’y a rien ou là où peut-être il y a tout. Cacher la vraie cause ou ne pas savoir quelle serait la cause, c’est-à-dire penser ce qui fera bouger la suite de manière logique en dissimulant la logique même du mouvement — qui peut-être n’a pas de logique.

C’est qu’il ne s’agit donc pas seulement de penser la question de la foi et de l’écriture, mais plutôt ce que signifie, épistémologiquement et métaphoriquement, de penser la foi comme pré-texte et comme suspension ou, plutôt, comme ce qui est suspendu. Là où le prétexte se ferait attache du fil sur lequel l’écriture se tient en funambule, où elle est suspendue au-dessus, et où le fil jouerait le rôle de la foi, particulièrement lorsqu’il tangue. Accepter de mettre ensemble, épistémologiquement et métaphoriquement, c’est d’ailleurs déjà reconnaître la puissance métaphorique du langage à mettre en scène ce dont il est difficile de parler.

*

[…]

(Il faut ici, dans les trois points de suspension, entendre une respiration…)

La suspension se tient aussi dans la suite des trois points mis à l’écrit pour signaler un arrêt momentané, une pause, la reprise d’un souffle à travers l’écriture — qui signale, peut-être plus que tout autre forme de ponctuation, le mouvement qui ne s’arrête jamais totalement. Si la virgule et le point-virgule, par exemple, forcent eux aussi une reprise du souffle, ils ne laissent pas, comme les points de suspension, dans l’attente… Attente mise en scène justement par la figure de style nommée suspension, qui cherche à impatienter le lecteur, si ce n’est à aviver son intérêt, à le saisir de l’envie de poursuivre la lecture pour arriver, enfin !, à ce vers quoi tend la suspension. Étrange équilibre, qui risque soit la chute d’une déception inattendue ou la montée d’une arrivée jubilatoire. Jeu sur la durée, entendue comme écoulement.

Suspendre dans son sens d’arrêter pourrait donc revenir à dire qu’il faut que la foi cesse pour que s’entame l’écriture, suspendre l’écoulement et/ou le retentissement de la foi — c’est-à-dire cesser de croire, ou seulement douter — comme si le vide alors laissé par la foi était le moteur, ou le prétexte de l’écriture. Là où il y aurait eu chute.

Du reste, il ne faut pas penser que suspendre la foi en ce sens [l’arrêter], donc se tourner vers ce qui apparaît correspondre à la position de l’athée, signifie s’immiscer dans l’univers de la raison qui ne fait que reprendre les motifs de la foi sous le couvert du raisonnable (ajoutons un petit préfixe, , et l’univers large de la foi revient au galop !). Il s’agit plutôt de voir comment la suspension, dans ses ramifications, présuppose, même lorsqu’elle semble être synonyme d’arrêt, plutôt la persistance d’un flottement qui n’est pas réel flottement, car pour être en suspension, ou être suspendu, il faut nécessairement être attaché à quelque chose. Je ramène l’image du fil — quoi de mieux que l’image, ou la métaphore, pour explorer une telle question — où les points d’attache se font prétexte et où le fil tendu, suspendu entre les deux points d’attache, fait office de la foi qui tient elle-même en suspension l’écriture, à tous moments sur le point de tomber. Le pré-texte, dans sa qualité de pré-, lié à l’exergue, qui tient tout et le prétexte, cette fois-ci sans trait d’union, qui donne l’impulsion, si ce n’est l’illusion.

Les liens articulés au sein de cet article entre les termes suspension, prétexte et foi font certes écho à la fameuse formulation de Coleridge, « the willing suspension of disbelief » (1817 : XVI [en ligne]). Or, si de multiples critiques ont été émises à propos de cette « foi poétique », il n’en demeure pas moins que le passage de Coleridge dont elle provient, et plus largement, le texte en entier, soit, le Biographia Literaria, concernent précisément les liens très personnels qu’entretient Coleridge avec son travail de poète et de critique, autrement dit, avec la littérature et les puissances que celle-ci contient, autant par ses jeux formels que par le pouvoir, dans les termes de Coleridge, de l’Imagination. Et la formulation se termine par le mot « foi », « faith » :

In this idea originated the plan of the ‘Lyrical Ballads’; in which it was agreed, that my endeavors should be directed to persons and characters supernatural, or at least romantic, yet so as to transfer from our inward nature a human interest and a semblance of truth sufficient to procure for these shadows of imagination that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith (Ibid.).

En un sens, tout y est. La durée, qui correspond au moment de la lecture auquel a déjà réfléchi l’écriture. La suspension, non pas de l’incrédulité telle que nous le propose la traduction française, mais plutôt de la non-croyance, de l’incroyance, d’un ne pas croire, c’est-à-dire, cesser de croire pour un moment qu’on ne croit pas, tout ce qui fonderait une « foi poétique » qui permet un investissement temporaire de la croyance. Un investissement entre points de suspension. Il y a ici quelque chose comme une permutation : la formule de Coleridge fait de la suspension de l’incroyance le prétexte à la réinsertion de la foi, d’une foi dans la puissance poétique du texte d’insérer, pour un instant, en son sein, le lecteur. Et que le lecteur croit à cette insertion, à cette reconnaissance. Si bien que l’écriture est ici muée par la nécessité de provoquer une suspension qui elle mènera le lecteur vers la foi en le texte. Mais ce sont sans doute les termes « moment » et « willing », sur lesquels je n’ai pas préalablement mis l’accent, qui importent tout autant. Car dans moment, il y a le retour à l’apercevoir, à l’après de l’instant de l’apercevoir, particulièrement dans l’anglais « in a moment », versus le « in an instant » : le « in an instant » signale l’instant d’un moment, une partie infime du moment, alors que le « in a moment » met l’accent sur la durée de l’instant, sur l’après de l’instant, lorsque la suspension qui a vidé le sa du soi reçoit quelque chose, se voit ébranlé sans pour autant procéder à une compilation. Il y a là, quelque chose de l’émerveillement et, pour reprendre le terme de Weil, de l’intuition, plus que de l’interprétation. Un se laisser saisir par le texte à chaque instant.

Ce jeu du comme si et de la suspension m’apparaît se tramer étrangement dans le premier roman de Pierre Klossowski, La vocation suspendue, dont provient la longue citation qui suit et qui est situé en tout début de texte :

Pour qui donc écrit le romancier croyant ? Pour les athées autant que pour les fidèles de la Foi ? Avant tout pour un lecteur de roman qui, au moment d’ouvrir le livre, s’il est athée, est prêt à croire tout ce qui advient aux personnages de l’action, même le miracle et à la nécessité du martyre, parce que pour un instant il admet le monde du roman et qui, prenant le temps de le lire, accepte au moins comme la règle du jeu les réalités de la foi comme la réalité du roman à laquelle il consent d’appartenir ; cela ne tirera à d’autres conséquences que celles d’un jugement qu’il portera sur le livre et sur l’existence, avant tout sur sa propre existence ; il aurait pu lire aussi bien dans le même ordre d’idée de l’inconséquence, qu’on me pardonne cette comparaison, un livre pornographique. Il va sans dire qu’aucune lecture forte, d’inspiration religieuse ou impie, ne peut manquer d’agir d’une manière ou d’une autre sur la spontanéité du lecteur. On ne lit pas impunément, et consentir à une réalité fictive, n’en est pas moins sentir cette fiction avec réalité. Si au contraire le lecteur est croyant, il est en tout cas censé ne rien croire et se fait d’avance « un état d’esprit incroyant », car il sait que si l’auteur est de connivence avec lui, tous deux regardent du coin de l’œil « celui qui ne croit pas » et que tout cela s’adresse à un tiers qui est l’éternel athée, l’éternel inconverti, toujours présent entre l’auteur et son lecteur, et dont l’absence d’adhésion foncière en accroît la présence au cours d’une action que ce tiers désapprouve, dont il nie l’interprétation donnée ; et l’on peut dire que c’est cette présence même de l’incroyance qui augmentera l’intensité d’une œuvre dont le pivot est la foi, car l’auteur, s’il a bien le sens de son art, saura prévenir les irruptions de cet intrus, lui enlever pouce à pouce son terrain et le traquer enfin jusqu’au-dedans de son propre lecteur en qui l’indiscret athée sommeillait (Klossowski, 1950 : 14-15-16).

Ce premier roman de Klossowski, dans lequel le personnage de Jérôme se fait masque sous lequel se tord l’auteur, articule la défaite d’une quête spirituelle concentrée dans un rapport à la foi chrétienne. Cette défaite contient et annonce, en germes, toute la suite de l’œuvre klossowskienne, dès lors qu’elle indique que tout ce qui concerne le sacré est articulé par celui-ci en tant que sacré qui prend la foi pour prétexte, plutôt que comme fin. La défaite, chez Klossowski, n’est jamais tragique, mais toujours tragico-comique, où le rire qui suit le tragique l’emporte. Et cette défaite n’est jamais véritable défaite, plutôt toujours simulation de la défaite, puisque l’un des nœuds principaux de son écriture consiste en une réflexion sur la puissance nominative contenue dans le mot Dieu lui-même, puissance nominative conçue dans son rôle même au sein du langage. Ou comme le dirait Daniel W. Smith : « One of Klossowski’s most persistent themes is that the death of God implies the loss of both the identity of the Self and the coherence of the World » (W. Smith, 2005 : 10). Le mot Dieu devient lui-même l’une des formes de la suspension, se tenant au-dessus du langage et l’organisant, suspension sous forme de prétexte, sans pour autant être arrêt, coupure complète. Le mot se tient en suspens, il est toujours , flottant. Le mot Dieu est une image (ou un simulacre, soit le Même et l’Autre, ou le général et le particulier) persistante qui rappelle les résidus théologiques, et les résidus de sens, qui résistent à la possibilité d’un complet renouvellement. Cette charge épistémologique, qui traverse le langage et l’écriture, se tient elle aussi en suspension sur le fil.

À la foi qui plane comme une ombre au-dessus du consentement du lecteur athée au livre écrit par un croyant se superpose, dans une inversion magnifique et surtout, extrêmement riche, la foi suspendue, la foi tendue du croyant en « état d’esprit d’incroyant » puisque ce qui plane désormais comme une ombre sur toute sa lecture est l’image, la figure de l’éternel athée. L’ouverture d’une réflexion sur celui qui même s’il accepte la foi au sein du roman n’est en rien celui qui l’accepte comme point de départ, donc comme pré-texte (avec le trait d’union) de son existence. Adhéré à la portion littéraire de la foi, à la lecture de la foi (dont les fondements textuels sont majeurs), n’est pas gage d’une adhérence à la foi qui se voudrait hors du littéraire, dans l’espace « vivant », disons, de l’existence, comme si la foi pouvait exister exclusivement en dehors de l’espace textuel. Et comme s’il y avait un dehors de l’espace textuel, l’impossibilité donc de confondre la (re)présentation et le réel. Ce moment du texte « que celles d’un jugement qu’il portera sur le livre et sur l’existence, avant tout sur sa propre existence », suivi de « l’inconséquence », c’est le maintien d’une singularité, « sa propre existence », qui ne s’unit toujours pas dans le général, qui ne s’abîme qu’en soi-même et pas dans le Même. Soit, qui se maintien dans l’Autre et dans le Même à la fois, ces deux autres attaches et prétextes pour penser l’unique et le multiple – ce qui ne correspond pas à s’abîmer en son soi, dans le sa de sa pensée, mais plutôt s’abîmer dans ce qui au sein du soi n’est pas le soi, c’est-à-dire opérer un retour en soi-même au-delà de son propre soi. Mais en même temps, cette « inconséquence » réfute la logique de la conversion — avoir foi dans le texte, croire le roman, y adhérer, pour arriver par la suite à une réflexion de l’ordre du particulier, c’est contredire le propos même de la foi, soit accepter de se fondre en l’Un dont tout découlerait.

Ce qui tangue ici, qui bouge délicatement, c’est la possibilité même d’une interprétation qui correspondrait en tout point au telos de la foi, donc à son accomplissement par sa reconnaissance immédiate. Le croyant — à titre de figure — subit le texte « dont le pivot est la foi » comme la preuve de l’athéisme, comme gage encore d’une nécessité d’écrire sur les expériences de la foi pour projeter l’idée d’une conversion qui ne sera jamais achevée. Il n’est alors plus suspendu, mais ancré dans la dispersion où s’effrite le Même à partir duquel il se conçoit. Alors que l’auteur de ce livre sur la foi en tant que vocation suspendue — et il faut entendre auteur aussi de manière figurative — n’est pas purement dans la défaite, puisque ce qui est suspendu n’est pas dissolu. La suspension, jeu de l’écoulement de la durée, attente d’une chute ou d’une montée, tient ensemble, dans/par/avec l’écriture, le passage du particulier au général, sans jamais signaler lequel des deux est présenté. Prétexte caché de la raison qui aspire elle aussi à organiser le monde sous l’égide d’un mouvement du général au particulier. Utiliser la foi comme prétexte, c’est au moins admettre le déraisonnable de l’écriture.

Mais il attendait la restitution de son corps dans le siècle à venir et il prolongeait sous ce prétexte son errance dans les couloirs de la commanderie du Temple […] et de la sorte il tentait une fallacieuse distinction de son propre souffle avec d’autres, et de reculer autant qu’il se pouvait la confusion dans le Souffle unique […] (Klossowski, 1965 : 88-89).
  1. 1Il ne s’agit pas ici d’utiliser l’expression comme si de manière à supposer la représentation en tant que mimésis, d’où la précision quant à la mise en scène.
  2. 2Si en photographie on parle de mise au point, le terme « accommodation » réfère quant à lui, en ophtalmologie, à l’opération de la mise au point lorsque celle-ci est opérée directement par le corps, par l’œil : «  Ophtalmologie, opt. Mise au point de la vision (grâce aux modifications de courbure du cristallin selon la distance des objets et grâce à la dilatation de la pupille selon les variations d’intensité lumineuse) de façon à former une image claire et nette sur la rétine » (CNTRL, en ligne : Accommodation).