Le célibataire maupassantien

Entre ratages et dérapages

Le personnage principal de la plupart des contes et nouvelles de Maupassant est un personnage en décalage par rapport à la société qui l’entoure. Les valeurs bourgeoises du dix-neuvième siècle encourageant l’individu à se marier et fonder une famille, le célibataire qui affirme sa différence et refuse le mariage et la procréation est considéré comme un « raté ». À ses yeux, pourtant, il ne fait que rejeter et s’isoler d’une société dont les valeurs ne lui correspondent pas.

Suivant les mises en garde de Schopenhauer contre le « piège de la procréation », le célibataire, qui vit de plaisirs sans lendemains, voit la femme comme un leurre créé par la nature pour l’enfermer dans une vie qu’il ne désire pas. Cette femme, perfide, sournoise, mensongère, il la hait pour tout ce qu’elle représente en termes d’imperfection et d’animalité, sans toutefois pouvoir rester éloigné d’elle bien longtemps.

Alors que la vieillesse s’installe et que le Don Juan devient simple « vieux garçon, » la solitude se fait cellule ; protectrice au départ, elle devient aliénante. Réalisant qu’il est passé à côté de sa vie, sans goûter aux joies possibles (qui sait ?) du mariage et de la famille, il perd la tête. Folie ou suicide, telles sont les étapes ultimes du ratage célibataire.

Par le biais de journaux, de lettres, ou autres confessions, il se construit alors un « moi » qui, ayant longtemps refusé l’ « Autre », cherche maintenant à l’atteindre. Mais n’est-il pas trop tard ?

Le célibataire et sa société

Le rejet de la société

En s’isolant de la société, le célibataire cherche à affirmer son identité, en contraste avec des valeurs corrompues et une humanité écœurante, « cette foule, […] cette tourbe, […] cette plèbe » (Maupassant 1974 : 298). Face à cette décadence, le célibataire, suivant le modèle de des Esseintes (À Rebours), veut se retirer « loin de l’incessant déluge de la sottise humaine » (Huysmans : 86). Ce retournement vers soi, cet isolement est une réaction naturelle de l’homme face à l’effondrement de sa société : la solitude y est ressentie comme un « bonheur négatif » (Bernardin 1964 : 90). En effet, « [r]etiré à l’écart du monde, le solitaire trouve dans la contemplation distante du malheur social une jouissance quelque peu perverse aux colorations sadiennes, née du contraste entre le sentiment de la sécurité personnelle et le péril encouru par autrui […] » (Racault 1995 : 39). L’univers social est un lieu d’aliénation, et la solitude un moyen de se reconquérir et de se définir. Le célibataire fait le choix de s’opposer aux valeurs d’une société qu’il n’accepte pas, et dans laquelle il ne se reconnaît pas.

Il existe ainsi chez les célibataires qui nous intéressent une dimension ontique de la solitude. Edmund Husserl pense que les philosophes sont « des spectateurs qui contemplent et survolent un monde auquel ils cessent d’avoir part » (Husserl 1977 : 49). Le « philosophe » maupassantien incarne un paradoxe : il est l’emblème de cette société en perdition, et il est à la fois la solution à cette dégénérescence, s’en protégeant en s’isolant.

Le célibataire : une absence de statut

Le célibataire de la fin du dix-neuvième siècle est celui qui porte le sceau de l’infamie puisqu’il ne rentre dans aucun cadre, ne se plie à aucune norme et ne vit que pour lui-même, en marge de la société, célébrant ainsi sa différence. L’abjection du bourgeois pour le « vieux garçon » réside dans le fait qu’il « s’est refermé sur lui-même, et […] a laissé croître en lui le germe d’égoïsme dont le mariage délivrerait l’homme » (Bologne 2004 : 248). Ce Narcisse incarne l’individualisme poussé à son paroxysme. Dans une société aux valeurs bourgeoises, pour qui la famille représente une valeur fondamentale, le célibataire apparaît comme un être décalé, isolé des autres, incarnant une crise des valeurs traditionnelles, et une déchirure du tissu social. Il est une menace pour la femme, le mariage, la famille, en un mot, la société. Le mariage étant « la dette du citoyen envers sa patrie, » le célibataire, refusant son devoir envers l’humanité, constitue « une sorte d’anomie sociologique à lui seul, menaçant la cohérence de toute la société […] » (Prince 2002 : 31). C’est un citoyen raté. Il ne véhicule que des images négatives : vieux garçon, impuissant, timide, coincé, incasable, ou bien encore Don Juan, ou homosexuel.

Le célibataire Jean de Servigny dans « Yvette » se décrit ainsi : « Moi, je suis ce qu’on appelle un fêtard […] qui avait de la santé et qui l’a perdue à faire la noce, qui avait de la valeur, peut-être, et qui l’a semée à ne rien faire. Il me reste en tout et pour tout de la fortune, […] un sentiment très profond de l’inutilité de mes actes et une vaste tolérance pour la canaillerie générale » (Maupassant 1979 : 278-279). Le célibataire semble renvoyer l’image que le bourgeois a de lui : un être inutile, un parasite, un raté. Le célibat n’est pas tant un statut civil qu’ « une absence de statut, un vide de personnalité […] » (Bertrand 1996 : 41) : le célibataire est sans femme, sans enfants, sans valeurs, sans avenir. Le célibataire est qualifié par les hygiénistes d’être stérile qui offre « l’image de l’égoïsme » et la personnification du « néant » (Garnier 1887 : 3). Nathalie Prince entrevoit ainsi le célibataire comme « morbide, » car « symboliquement le célibataire, refusant de transmettre la vie et incarnant une forme volontaire de stérilité, porte la mort avec lui » (Prince 2002 : 30). Le célibataire incarne la fin de l’humanité puisqu’il refuse de continuer le cycle de la vie.

Cette fin de siècle, obsédée par les théories de dégénérescence et de décadence, voit dans le célibataire un symbole de la perdition de la société et de l’exténuation de la race. Le célibat qui est envisagé dans un premier temps comme la conséquence du vice ambiant dans la société devient progressivement la cause de ce vice.

Le célibataire et le mariage

Le mariage pour le célibataire n’est que « dépenses, soin des enfants, entêtement, caprices, vieillesse ou laideur au bout de quelques années, tromperies, cocuage, lubies, attaques d’hystérie, amants […] » (Schopenhauer 1979 : 36). Cette idée de lien, de contrat, donne au célibataire un sentiment de claustrophobie. Bien que le baron de Mordiane dans « Duchoux » (1887) se sente seul, il ne songe pas à se marier « car il ne se sentait pas le courage de se condamner à la mélancolie, à la servitude conjugale, à cette odieuse existence […] » (Maupassant 1979 : 997). Le célibataire est pris de dégoût à l’idée de cette vie d’homme marié, il est « saisi d’une pitié profonde, mêlée d’un vague mépris, pour ce reproducteur orgueilleux et naïf qui passait ses nuits à faire des enfants entre deux sommes […] » (Maupassant 1979 : 764). En observant les mariages, le célibataire ne peut que réaffirmer son désir de ne pas entrer dans ce carcan : les mariages sont de parfaites propédeutiques du célibat. Balzac dans Physiologie du mariage, ou Méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal (1830) conclut : « la plupart des hommes n’ont eu en vue par leur mariage que la reproduction, la propriété ou l’enfant ; mais ni la reproduction, ni la propriété, ni l’enfant ne constituent le bonheur » (Bernard 2007 : 241).

Le célibataire et le sexe

Le célibataire et le piège de la nature

Le célibataire étant incapable de s’attacher, sa sexualité semble simplement « hygiénique ». S’amuser, profiter de la vie et de ses plaisirs, vivre sans règles, ainsi peut se résumer la philosophie célibataire, si contraire à celle des bourgeois, vivant de routine et de bienséance, morts-vivants en somme, emmurés dans une rigidité qui leur fait oublier les joies de la vie. Le célibataire considère la voie qu’il s’est choisie comme l’expression d’une liberté et d’un appétit sans bornes. Joseph de Bardon dans « Les Tombales » décrit ainsi les envies célibataires : « On a toujours un vague désir de faire une visite à une jolie femme quelconque. On choisit dans sa galerie, on les compare dans sa pensée, on pèse l’intérêt qu’elles vous inspirent, le charme qu’elles vous imposent et on se décide enfin suivant l’attraction du jour » (Maupassant 1979 : 1239). Ce libidineux vivant de plaisirs aime, tout comme Maupassant, fréquenter les « bêtes à plaisir » (Maupassant 1974 : 489) qui lui permettent de varier souvent ses parfums. Maupassant observe dans une chronique du Gil Blas intitulée « Loi Morale » (1887) : « Quand un homme écoute sur le boulevard la prostituée qui le sollicite, c’est le mâle qui suit la femelle, femelle publique, souillée, immonde ; mais il la suit parce qu’il est mâle, il la suit pour obéir à une loi instinctive, irrésistible, dont la nature semble nous avoir dicté les principes » (Benhamou 1996 : 78). Ces femmes cueillies sur le trottoir représentent un danger pour le célibataire : elles peuvent être porteuses de la syphilis, maladie répandue à l’époque et qui mènera Maupassant lui-même à sa fin. Les vénus vénales sont ainsi des « êtres dangereux et perfides qui ont pour mission d’entraîner les hommes en des abîmes inconnus » (Maupassant 1979 : 445). Si la maladie guette le célibataire, il existe une menace encore plus grande à ses yeux, la paternité.

Schopenhauer met l’homme en garde contre la sexualité. Sous couvert de plaisir, l’acte sexuel peut engendrer une descendance et ainsi « piéger » l’homme dans un lien familial qu’il refusait. La sexualité « fait que l’individu, croyant céder au seul plaisir égoïste, travaille, au-delà de lui-même, à la continuité de sa race, à la perpétuation de la vie. Le vrai nom de la sexualité est instinct génésique » (Borie 1991 : 113). Les femmes sont « uniquement créées pour la propagation de l’espèce […] » (Schopenhauer 1979 : 135). Pour Schopenhauer, la « galanterie » et la « stupide vénération » des hommes pour les femmes sont une simple « sottise » (Schopenhauer 1979 : 138). Tant que le célibataire l’idéalise, la femme est pour lui « le rêve irréalisable près de se réaliser ». Dans « Les Caresses », Henri parle de ce philosophe qui « nous a mis en garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres, dit-il, et pour nous contraindre à les créer, il a mis le double appât de l’amour et de la volupté auprès du piège » (Maupassant 1974 : 953). Mais dès qu’il la tient dans ses bras, elle n’est plus « que l’être dont la nature s’était servi pour tromper toutes [ses] espérances » (Maupassant 1979 : 780). Les hommes sont alors « écœurés » parce que « [l]a nature [les] a vaincus […] » (Maupassant 1974 : 953). Selon Schopenhauer, la femme est l’instrument du « vouloir-vivre » dont la caresse « nous forc[e] malgré nous à éterniser les générations » (Maupassant 1974 : 954). Le célibataire propose alors de pervertir cette caresse et de faire de cette étreinte un moment de plaisir au-delà, hors de la procréation : « Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise, comme le fruit mûr qui parfume la bouche, comme tout ce qui pénètre notre corps de bonheur » (Maupassant 1974 : 954). Il exhorte la femme à le suivre dans cette vie de plaisirs libertins, et fait progresser le but de l’acte sexuel de la procréation vers le plaisir, s’opposant ainsi au commandement divin : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la » (Gn 1, 28). Le célibataire proclame et revendique son droit à rester infécond.

Les enfants naturels : le ratage par extension

Pour le célibataire qui rejette la famille, mais qui, à la fois, ne peut résister à ses désirs, le danger d’avoir des enfants avec des prostituées, des filles ou même des femmes mariées est bien réel. La hantise de voir naître cet « affreux petit morceau de chair ridée, plissée, geignante, miaulant comme un chat […] » (Maupassant 1974 : 698) prend corps dans nombre de nouvelles de Maupassant. L’Académicien dans « Un Fils » (1882) évoque cette peur du célibataire d’avoir fait des enfants « presque inconsciemment » :

De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les rencontres passagères, les contacts d’une heure, on peut bien admettre que nous avons eu des… rapports intimes avec deux ou trois cents femmes. Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n’en ayez pas fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens, c’est-à-dire nous ; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu […] (Maupassant 1974 : 417).

Les enfants nés du célibataire et de la fille du ruisseau ne peuvent être que des êtres inférieurs : « [l]es voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin […] » (Maupassant 1974 : 417-418). C’est la reproduction dans toute son horreur. Le célibataire engendre des monstres qui en engendreront à leur tour. Lors d’un voyage en Bretagne, il rencontre une fille d’auberge de dix-huit ans. Trente ans plus tard, il rencontre le fils de cette jeune femme, morte en couche, né huit mois et vingt-six jours après son passage. Il est alors hanté par cette « conviction […] atroce […] que cet homme était [son] fils » (Maupassant 1974 : 422). Il en fait des cauchemars :

Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m’appelait « papa » ; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, j’avais beau me sauver, il me suivait toujours, et, au lieu d’aboyer, il parlait, m’injuriait ; puis il comparaissait devant mes collègues de l’Académie réunis pour décider si j’étais bien son père ; et l’un d’eux s’écriait : « C’est indubitable ! Regardez donc comme il lui ressemble. » Et en effet je m’apercevais que ce monstre me ressemblait » (Maupassant 1974 : 422-423).

Le monstre qui devient chien et le mord, incarne la morsure de la famille, de la société, l’horreur d’avoir une descendance et de ne jamais pouvoir couper ces liens invisibles qui le retiennent enchaîné à la femme-mère. Le célibataire est torturé par « la sensation étrange, confuse et intolérable […] que, grâce aux terribles lois de l’hérédité, il est [lui] par mille choses, par son sang et par sa chair […] » (Maupassant 1974 : 425). Cet enfant, « cet être atrophié, larve d’écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme d’autres, aurait été pareil aux autres » (Maupassant 1974 : 425), est même et autre à la fois. C’est le ratage célibataire à travers son propre fils, sa propre descendance. Mêmes sentiments dans Le Champ d’Oliviers où le fils caché de l’abbé Vilbois est « un maoufatan, » un bon à rien, un « malfaiteur, rôdeur de routes » (Maupassant 1979 : 1186, 1191), une « crapule, » un « vaurien, » un « repris de justice » (Maupassant 1979 : 1198). Lorsque le jeune homme demande à son père s’il le reconnaît, il sort de sa poche une photographie, la met près de son visage, et remarque : « Eh bien ! regardez-nous tous les deux, maintenant, votre portrait et moi ! » (Maupassant 1979 : 1188) Lorsque l’abbé se reconnaît dans cet homme, il réalise les terribles conséquences car « […] un fils de lui était né, avait grandi, était devenu ce sordide coureur de routes, qui sentait le vice comme un bouc sent la bête » (Maupassant 1979 : 1189). Ayant mis au monde un criminel, il se sent roulé dans la fange. Ne pouvant accepter ce piège de la procréation qui tourne au cauchemar, l’abbé préfère en finir avec la vie. Constatation sans appel : le célibataire préfère la mort à la paternité.

Mais puisque l’enfant atteste de la virilité 1 de l’homme, le célibataire aurait-il également « raté » son rôle d’homme, en plus de celui de mari et de père ? Bonneville écrit dans le Nouveau code conjugal en 1792 que le mariage est « la dette de l’homme intègre envers la nature, c’est la dette du citoyen envers sa patrie » (Bologne 1995 : 317). « Intègre » est à prendre ici dans son sens de « complet ». Le célibataire serait ainsi moins qu’un homme.

Le célibataire : de la négation de l’amour à la perte de la vie

Le négateur de l’amour

À la base même du rejet du mariage et de la famille dans l’univers de Maupassant réside la conception négative de la femme et de l’amour que le célibataire porte en lui. Les célibataires de « Le Verrou » font broder sur leur linge de table : « Mulier, perpetuus infans », ainsi que le vers d’Alfred de Vigny : La femme, enfant malade et douze fois impure 2 ! » (Maupassant 1974 : 490). Dans son Essai sur les femmes, Schopenhauer déclare que les femmes sont « puériles », de « grands enfants, une sorte d’intermédiaire entre l’enfant et l’homme » (Schopenhauer 1979 : 130). La femme incarne la tentation, la séduction, et ainsi le piège. L’homme, devenu proie devant son charme envoûtant, est déchiré : « Elle me trouble, me séduit et m’inquiète, m’attire et m’effraye. Je me méfie d’elle comme d’un piège, et j’ai envie d’elle comme on a envie d’un sorbet quand on a soif » (Maupassant 1979 : 238). Maupassant raille la femme dans Les dimanches d’un bourgeois de Paris lorsqu’il cite L’essai sur les femmes de Schopenhauer, traduit par Bourdeau en 1880 : toute la beauté de la femme « réside dans l’instinct de l’amour, » elle est esclave de son « désir de plaire » (Maupassant 1974 : 164). Le célibataire apprend à honnir la femme parce qu’elle le rend vulnérable et esclave de son désir pour elle ; la mépriser lui permet de garder ses distances. Le narrateur de Fou ? résume cette attitude célibataire :

Elle, la femme de tout cela, l’être de ce corps, je la hais, je la méprise, je l’exècre, je l’ai toujours haïe, méprisée, exécrée ; car elle est perfide, bestiale, immonde, impure ; elle est la femme de perdition, l’animal sensuel et faux chez qui l’âme n’est point, chez qui la pensée ne circule jamais comme un air libre et vivifiant, elle est la bête humaine ; moins que cela : elle n’est qu’un flanc, une merveille de chair douce et ronde qu’habite l’Infamie » (Maupassant 1974 : 522).

Selon Schopenhauer, « [l]es femmes sont le sexus sequior – le sexe second à tous les égards, fait pour se tenir à l’écart et au second plan, » elles sont le « numéro deux de l’espèce humaine » (Schopenhauer 1979 : 129-145). Quid pluma levius ? Pulvis ! Quid pulvere ? Ventus ! Quid vento ? Mulier ! Quid muliere ? Nihil ! 3 s’écrie l’auteur.

Le célibat, c’est en quelque sorte la fuite devant la femme, face au désenchantement de l’amour. Le vieil homme de Au Printemps met en garde notre jeune narrateur : « Prenez garde à l’amour ! Il est plus dangereux que le rhume, la bronchite ou la pleurésie ! Il ne pardonne pas, et fait commettre à tout le monde des bêtises irréparables » (Maupassant 1974 : 286). L’amour est un piège, et l’amour fin-de-siècle une illusion. Maupassant conclut gravement : « J’avais eu quelques maîtresses sans avoir jamais senti mon amour affolé par le dire ou mon âme meurtrie d’amour après la possession. C’est bon de vivre ainsi. C’est meilleur d’aimer mais terrible » (Maupassant 1979 : 108). Le célibataire admet dans cette simple phrase que l’amour serait bon, mais qu’il ne peut à la fois qu’être accompagné de peine. Cette déclaration explicite ainsi le paradoxe de l’amour dans l’univers maupassantien : aimer est source de bonheur autant que de douleurs.

Vieillesse et regrets

Pourtant, le célibataire, bien installé dans sa solitude, réalise bientôt que celle qu’il rejette est précisément ce qui lui manque dans sa vie. En repoussant la femme et en pensant ainsi éloigner son désir de l’autre, le célibataire se sent libre dans un premier temps, mais voit ensuite apparaître les chaînes de la solitude, devenant esclave de son manque de l’autre. Voici ici un paradoxe intéressant : le célibataire rejette l’amour pour ensuite souffrir de l’avoir tant rejeté. C’est le célibataire lui-même qui, voulant échapper au piège tendu par la femme-araignée, s’enferme dans son propre piège. Le piège n’est pas l’amour, c’est la solitude. Détaché de toute pression de la société, le temps ne semble pas avoir d’impact sur lui. Le célibataire se fossilise dans sa solitude. Le personnage de « Promenade », n’a pas conscience de sa vie, de son existence, il vit dans sa bulle, avec sa routine. Tel un automate, il exécute les mêmes gestes quotidiens. Pourtant, lors d’une promenade impromptue, confronté à la vie des Autres, aux amoureux des voitures, il réalise d’autant plus cruellement qu’il n’a personne avec qui partager sa promenade. Sa bulle éclate. Il se pend.

Lorsque le célibataire sort de cette sorte de bulle qu’il avait érigée pour se protéger du monde, de la femme et des autres, il se rend compte que le temps a passé et qu’il a vieilli, comme les autres. Puisque la raison d’être du célibataire c’est son pouvoir de séduction, de Don Juan il devient simplement « vieux garçon, » et commence à éprouver un vide au fond de son âme. Louis Forestier cite Maupassant dans une lettre écrite à sa mère en janvier 1881 : « J’ai froid plus encore de la solitude de la vie que de la solitude de la maison. » Il se sent ébloui par « le Rien éternel » (Maupassant 1979 : 1421).

Le narrateur de « Pétition d’un Viveur Malgré lui », Maufrigneuse– qui pourrait donc être Maupassant lui-même puisqu’il s’agit là d’un de ses noms d’emprunt– se lamente de sa vieillesse et de son passé :

Je suis vieux, Messieurs, j’ai beaucoup aimé, ou plutôt, souvent aimé. Mon pauvre cœur, bien meurtri, frissonne encore au souvenir des anciennes tendresses. Et par les tristes nuits solitaires où la vie passée ne nous apparaît plus qu’à l’état d’illusion finie, où les aventures lointaines, ternies comme les tapisseries effacées, nous donnent soudain des secousses de tristesse, et font monter aux yeux ces larmes douloureuses qu’on verse sur l’irréparable, j’ouvre en tremblant une humble caisse de noyer où gisent mes lamentables gages d’amour, où dort ma vie accomplie maintenant, où remue, quand j’y plonge les mains, la poussière morte de tout ce que j’ai adoré sur la terre. Et je sanglote […]. (Maupassant 1974 : 342)

Le narrateur de « Solitude », qui est pris du même désir de plonger dans ses souvenirs, ne supporte pas de redécouvrir, au travers des lettres de personnes aimées mais disparues, sa solitude. Il se suicide.

Si le jeune célibataire a du mal à admettre que la femme serait un agréable complément à sa vie, le vieux garçon semble avoir des doutes. Le célibataire philosophe, rit, se moque de la femme et de son infériorité, mais lorsqu’il rentre le soir chez lui et se retrouve seul dans son lit, la solitude le frappe et l’abat dans cet instant de vulnérabilité. Frederick Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal. Prélude à une première philosophie de l’avenir (1968) dit du célibataire qu’il « cherch[e] [lui aussi] à cacher et à nier [qu’il a un] cœur brisé, orgueilleux de porter une blessure inguérissable » (Nietzsche 1968 : § 270). En effet, il a eu beau rejeter l’amour, il se trouve à son tour rejeté au moment même où il aimerait enfin trouver la paix à deux. Son désir de solitude a dérapé et l’a rendu prisonnier, alors qu’il croyait ainsi affirmer sa liberté. C’est l’échec de la philosophie célibataire.

Les amours impossibles : étape ultime du ratage célibataire

L’ironie chez Maupassant est que la seule nouvelle intitulée « Amour » parle d’oiseaux et non d’êtres humains. Les quelques espoirs que peu de célibataires peuvent ressentir à la vue d’une jeune femme sont vite détruits. Alors que le jeune homme de « Lettre trouvée sur un Noyé » pense vivre le moment le plus romantique de sa vie sous la forme d’un baiser de la charmante jeune fille qui se trouve allongée près de lui, il finit sa course dans le vide car elle ne faisait qu’observer une chenille dans ses cheveux. Elle scelle ici le destin du narrateur : « Il me sembla que je recevais un coup de massue sur la tête. Et je me sentis triste soudain comme si j’avais perdu tout espoir dans la vie » (Maupassant 1974 : 1143). Ce tout jeune romantique ne pourrait que devenir un célibataire endurci comme il en existe tant dans l’univers maupassantien. Celui-ci choisit une autre voie. Ayant perdu tout espoir dans la vie, dans l’amour, il ne peut trouver refuge que dans la mort. Il se noie. Gare à celui qui croit ainsi pouvoir ne faire qu’un avec la femme. Le célibataire semble crier :

Parmi tous les mystères de la vie humaine, il en est un que j’ai pénétré : notre grand tourment dans l’existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu’à fuir cette solitude. Ceux-là, ces amoureux des bancs en plein air, cherchent, comme nous, comme toutes les créatures, à faire cesser leur isolement, rien que pendant une minute au moins ; mais ils demeurent, ils demeureront toujours seuls ; et nous aussi. On s’en aperçoit plus ou moins, voilà tout. Depuis quelque temps, j’endure cet abominable supplice d’avoir compris, d’avoir découvert l’affreuse solitude où je vis, et je sais que rien ne peut la faire cesser, rien, entends-tu ! Quoi que nous tentions, quoi que nous fassions, quels que soient l’élan de nos cœurs, l’appel de nos lèvres et l’étreinte de nos bras, nous sommes toujours seuls. […] Je te parle, tu m’écoutes, et nous sommes seuls tous deux, côte à côte, mais seuls (Maupassant 1974 : 1255-1256) 4

Afin d’échapper à l’enfer que la solitude est devenue, deux possibilités s’offrent au célibataire : la folie dans laquelle il se plonge pour inventer son Ève future, qui lui fera oublier le silence de ses murs, ou le suicide.

Mais, cette décrépitude, cet échec ne sont-ils pas ceux de Maupassant lui-même ? Henri Troyat le décrit ainsi dans l’asile qui lui servira de tombeau : « Il était assis dans la cour de l’asile, sous le ciel bleu, mais combien pâle, vieilli, affaibli ; une ombre ! Je distinguais ses traits flétris, ses yeux rouges et éteints, les muscles détendus de ses mâchoires, qui lui faisaient comme des bajoues. Ses épaules s’étaient voûtées, et, de sa main maigre et pâle, il se caressait inconsciemment le menton » (Troyat 1989 : 266). Ce taureau triste qui a passé sa vie seul devant son bureau se retrouve maintenant seul dans une chambre d’asile, se perdant dans la folie.

Le journal, la lettre : confession du solitaire

Pour échapper à la solitude qui l’étouffe, le célibataire s’écrit à travers une lettre, un journal, ou une simple confession, tout comme le fait Maupassant devant sa page blanche. Le célibataire se veut pour la première fois de sa vie producteur, à défaut de reproducteur. Dans un dernier élan, c’est comme s’il voulait malgré tout laisser quelque chose à la postérité, avoir un avenir au-delà de lui-même. Ce « je » solitaire est souvent anonyme, sans nom, parfois sans prénom. Ne pouvant établir l’identité du personnage, cet être désespéré peut être vous ou moi, vous et moi, hier, aujourd’hui ou demain.

En écrivant, en s’écrivant, le célibataire cherche maintenant à rompre une solitude qu’il s’était acharné à entretenir. En effet, « [l]e monologue du journal intime est en réalité un dialogue continu, d’où la présence de l’autre n’est jamais exclue » (Girard 1963 : 506). Le célibataire se confesse au sujet d’une solitude qu’il pensait salvatrice, mais qu’il découvre assassine. Pourquoi les solitaires de « Solitudes » ou de « Lettre trouvée sur un noyé » laissent-ils derrière eux des explications de leur acte si ce n’est dans cet ultime désir de toucher un autre, d’être lu par un autre, et donc de ne plus être seul, même de manière posthume ? Le solitaire qui raconte son expérience s’engage alors véritablement dans un travail de communication. Émile Benveniste écrit : « Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne… » (Benveniste 1966 : 260). Pourtant, l’appel du je reste sourd, et le « je » se retrouve seul face à lui-même et au vide qui l’entoure. Le célibataire est condamné à sa solitude, seul face aux ratages et dérapages de sa vie, incapable de les effacer, incapable de revenir en arrière et de tout recommencer. Le célibataire est ainsi un raté, jusque dans l’acte de l’écriture.

Conclusion

Le célibataire qui s’efforce de vivre sans normes, sans règles, sans contraintes, sans épouse, sans enfants, se retrouve… sans vie. Ce néant ne fait que vivre de ratages et dérapages. Mari raté parce qu’il refuse le mariage et la femme, préférant les femmes ; citoyen raté en rejetant la famille et ses contraintes ; père raté lorsque le piège de la nature se referme sur lui et fait naître de sa chair, de son sang, un monstre ; homme raté car revendiquant son infertilité ; puis écrivain raté car incapable de faire entendre son cri désespéré par un lecteur qui ne peut lui tendre la main et le sauver de son destin implacable. Le célibataire « établit le ratage comme modèle de toute expérience sensible » (Borie 1991 : 78), c’est « l’homme auquel les choses n’obéissent pas, l’homme pour qui rien ne marche, […] l’homme qui ne rencontre partout que ratages et difficultés techniques » (Borie 1991 : 211).

  1. 1Léopold de L’Héritage est « fier de promener ce ventre en bosse qui attestait sa virilité » (Maupassant 1979 : 62).
  2. 2Les vers sont extraits de « La Colère de Samson » (v. 100) dans Les Destinées.
  3. 3Qu’est-ce qui est plus léger qu’une plume ? La poussière. Qu’est-ce qui est plus léger que la poussière ? Le vent. Qu’est-ce qui est plus léger que le vent ? Une femme. Qu’est-ce qui est plus léger qu’une femme ? Rien.
  4. 4Maupassant est bien le disciple de Flaubert : « Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend personne. ».