La disgrâce comme constitution d’un sujet spectral

Quelques années après la chute du mur de Berlin, en 1993, Botho Strauss provoque un terrible scandale en publiant un petit essai, « Le Chant tragique monte » (« Anschwellender Bocksgesang ») dans le magazine allemand Der Spiegel. Respecté et reconnu, l’auteur est pourtant la cible d’une véritable curée. Son texte, violent et par moments obscur, oppose à « la domination totalitaire du présent », (Strauss, 1993, trans. 1996 : 69) et à son insupportable idéologie de la communication, ce que Pasolini, dans des termes très proches de ceux de Strauss, appelait « la scandaleuse force révolutionnaire du Passé ». Strauss conspue l’idéologie antifasciste qui œuvre à l’effacement pudibond de toute altérité au profit d’une célébration consensuelle de la différence ; il prédit avec délectation le retour d’une violence sacrée, manipule sans ménagement des vocables comme « peuple » ou « nation », devenus tabous dans la langue allemande. Rares sont ceux qui, à l’image de Sloterdijk, comprennent que Strauss, comme tout écrivain, est un « expérimentateur », qu’il entre dans ses prérogatives « d’explorer les obscénités, les zones de pénombre, de déplacer et de manipuler des matières où la conscience quotidienne n’est plus présente » (Sloterdijk, 1996, trans. 1999 : 158-159). Les deux essais de Richard Millet, Désenchantement de la littérature et L’Opprobre suscitent en France des réactions similaires, quoique d’une moindre ampleur. L’auteur se défend avec pugnacité contre toutes les attaques qui font de lui un réactionnaire patenté, un Maurrassien obtus, mais là encore donne prise à ses adversaires en dédaignant toute modération de bon aloi, en piétinant le multiculturalisme contemporain, et son « expiatoire fantasme de l’hybridation générale » (Millet, 2008 : 36). Coetzee quant à lui est toujours demeuré fort mesuré dans des essais essentiellement littéraires, où la dimension politique affleure certes souvent mais sans jamais passer au premier plan. Son roman Disgrâce, œuvre de la consécration internationale, lui a néanmoins valu un certain nombre de critiques virulentes. Le traitement du personnage de Lucy, son ironie mordante à l’égard des associations anti-viol et de l’idéologie victimaire provoquent l’indignation des féministes. Mais il est également soupçonné de racisme en mettant en scène le viol d’une femme blanche par trois jeunes noirs avec la tacite et invérifiable complicité du voisin, noir lui aussi.

Ces trois auteurs, à des degrés divers mais sur un terrain manifestement commun, ont donc connu le succès, la reconnaissance mais aussi la vindicte des thuriféraires du politiquement correct. Leur tort n’est paradoxalement pas de faire saillir les aberrations, les points de dislocation de notre époque, mais de refuser dans le même temps la critique confortablement institutionnelle de cette dernière, et de choisir ainsi la très périlleuse posture du « contemporain anachronique » (Millet, 2005 : 152). Comme le montre bien Žižek, c’est le propre de la formule de Bartleby, « j’aimerais mieux pas » que de s’ouvrir dans deux directions : « dire non à l’Empire, [mais aussi et surtout] à l’ensemble des formes de résistance qui aident le système à se reproduire en garantissant que nous y participions » (Žižek, 2006 trans. 2008 : 413). Dans les trois romans que nous avons retenus, Lauve le Pur de Millet, Raffut de Strauss et Disgrâce de Coetzee, les auteurs nous ont paru expérimenter de manière convergente cette forme intransigeante et totale de soustraction, parce qu’ils suivent d’abord le processus de ratage, de déchéance totale qui affecte chacun des protagonistes, radicalement marginalisé, puis entraîné sur des lignes de déterritorialisation absolue, jusqu’au point zéro de sa subjectivité. Cet effeuillage du moi n’est pas seulement une ultime étape dans l’interminable mise à mort du personnage romanesque, mais la condition impérative pour accéder aux discordances majeures de l’époque. Réduit à la condition de mort-vivant ou de spectre, le personnage devient le siège de forces qui le dépassent, d’événements et de visions, du heurt assourdissant entre passé et présent. Témoin ou révélateur de son temps, il apparaît enfin comme le dépositaire d’une langue épuisée et agonisante, qu’il ne peut qu’accompagner dans son naufrage.

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David Lurie est un séducteur déchu, brutalement et irrémédiablement dépossédé de son charme. À cinquante-deux ans, il n’est plus qu’un « fantôme » (Coetzee, 2001 : 15) dont les femmes peu à peu se détournent. La jeune étudiante Mélanie est sensible à l’aura de l’universitaire raffiné, mais subit avec une résignation proche du dégoût le désir impérieux de Lurie, « comme un lapin lorsque les mâchoires du renard se referment sur son col » (Coetzee, 2001 : 36). Après son éviction de l’université, il va retrouver sa fille, Lucy : « en vieillissant, un père se tourne de plus en plus –c’est inévitable – vers sa fille. Elle devient son deuxième salut, la fiancée de sa jeunesse revenue au monde » (Coetzee, 2001 : 111). Or Lucy est une femme indépendante, elle accueille son père mais n’a nul besoin de lui. Incapable de la défendre lorsqu’elle est brutalisée et violée par trois jeunes noirs, Lurie est humilié, il n’est plus qu’un vieillard desséché, bientôt semblable à « un squelette de mouche pris dans une toile d’araignée » (Coetzee, 2001 : 136). Alors, partiellement défiguré par une brûlure au visage, il devient une « créature pitoyable que les enfants reluquent dans la rue » (Coetzee, 2001 : 153). Son ultime conquête, Bev Shaw, est l’anti-Mélanie : vieille et singulièrement laide, elle a pour tâche unique de mettre à mort les animaux malades ou perdus dans un centre dévolu à leur protection. « Jamais il n’aurait pensé qu’un jour, il coucherait avec une Bev » (Coetzee, 2001 : 189).

Si l’on joue sur les sens possibles du titre de l’œuvre, Lurie n’a pas seulement perdu la « grâce » de naguère, il n’est pas seulement « tombé en disgrâce » auprès de ses pairs : il est entré dans un vaste processus de dégradation qui met au jour, étape par étape toute l’inanité de son existence. Fasciné par l’œuvre et l’existence scandaleuses de Byron, il se pose volontiers en héros du désir et de la transgression ; dans l’un de ses derniers cours, il avance masqué sous les traits de Lucifer, plaide pour ce « cœur fou » qui n’obéit qu’à ses « impulsions », cette « chose » monstrueuse « condamnée à la solitude » (Coetzee, 2001 : 45). Mais il se retrouve impuissant, lorsque le mal fait irruption dans la réalité quotidienne. Don Juan fanfaron qui réclamait le droit de « s’offrir un viol ou de faire le scandale » (Coetzee, 2001 : 95) pour choquer les vertueux et les enthousiastes, il est paralysé devant la souillure véritable du viol, auprès de laquelle sa culture se révèle tout à coup sans consistance. Coetzee insiste sur ce point : la disgrâce n’est pas seulement échec ou défaite, elle équivaut à une véritable destitution subjective, elle plonge le sujet dans cette « vie au-delà de la mort » évoquée par Žižek après Lacan, cette « vie privée du soutien de l’ordre symbolique » (Žižek, 1999 ; trans 2007 : 208). Dans cette nouvelle vie, Lurie n’est plus qu’un mort-vivant, il est devenu celui qui emporte dans des sacs, les chiens euthanasiés par Bev jusqu’au centre d’incinération, il est devenu « l’homme aux chiens. […] Il sauve l’honneur des cadavres parce qu’il n’y a personne d’autre qui soit assez bête pour le faire. Il est en train de devenir bête, stupide, buté » (Coetzee, 2001 : 185). Vidé de toute la substance qui constituait son identité : savoirs, certitudes, relations, il est réduit à ce « presque rien », ce point zéro où se révèle, si l’on suit Žižek, l’essence véritable du sujet. Un sujet qui a perdu la grandeur du héros tragique, un « homo sacer » pour parler comme Agamben, soit celui qui n’est même plus digne d’être sacrifié. Lurie est condamné à une existence spectrale, indésirable dans la ferme de Lucy, et fuyant définitivement Le Cap, où son appartement a été mis à sac. Lorsqu’il reprend finalement son projet d’opéra consacré à Byron, ce dernier est mort, sa voix n’est plus qu’un souffle, « la voix d’un fantôme » (Coetzee, 2001 : 229) que celle de sa maîtresse, Teresa, s’efforce de ramener à la vie. Lurie, qui compose à présent la musique sur un simple banjo, ne parvient plus à s’identifier aux deux personnages : « il est pris dans la musique même » : sa voix « cherche à monter en s’arrachant à cet instrument ridicule, mais […] ne cesse d’être ramenée, comme un poisson au bout d’une ligne » (Coetzee, 2001 : 232).

Âgé d’une quarantaine d’années, Bekker, le protagoniste de Raffut, est plus jeune que Lurie. Sa silhouette est imposante, il est d’abord présenté comme un homme d’une intelligence et d’un charme remarquables. Mais très vite, on constate qu’il semble affligé d’une sénilité prématurée, physiquement affaibli, laminé par l’alcool. Sa fille, Gritt, auprès de laquelle, à l’instar de Lurie, il a trouvé refuge, note rapidement chez lui, ce processus de dégénérescence accélérée qui fait de lui un autre homme, ânonnant et bredouillant comme un idiot. Elevé par un ancien nazi, déchu et humilié, habité par le « besoin de détruire et une volonté de mort » (Raffut, 1982 : 18), il vit dans l’ombre de ce terrible éducateur, à la fois accablé et fasciné. Mais c’est le personnage de Zachler, qui dirige l’institut d’informations où il travaille, qui cristallise tout le ressentiment de Bekker. L’institut, « foutoir de l’esprit et […] forteresse de la débilité » (Raffut, 1982 : 11), est une puissante machine à broyer le savoir, à mutiler l’esprit ; Zachler incarne un pouvoir aussi implacable qu’insaisissable : celui autour duquel tous gravitent et qui progressivement instille et affermit en chacun une effrayante propension à l’avilissement consenti et enthousiaste. En refusant de formuler excuses et regrets, Lurie précipitait non sans soulagement son bannissement définitif de l’université ; Bekker, lui, cherche à fuir une fois pour toutes une institution tentaculaire qui semble néanmoins le retenir prisonnier. Le naufrage de l’un comme de l’autre est déclenché par un geste de rupture, de sécession tapageuse avec un organisme social mortifère, mais dont l’influence sournoise et délétère ne cesse d’exercer son effet sur les personnages.

Non seulement Bekker est incapable, comme Lurie, d’assumer une quelconque fonction symbolique de père auprès de sa fille tourmentée et malade, mais il s’enlise dans un infantilisme régressif qui fait de lui un personnage grotesque et abject. C’est d’abord « un bègue auquel on ne peut plus poser aucune question » (Raffut, 1982 : 80), ce n’est plus, à la fin du roman, qu’un être réduit à des pulsions élémentaires, dévoré par une « débilité obscène » (Raffut, 1982 : 173) dont il inflige à sa fille les plus répugnantes manifestations. Aussi aliénée que Lucy pouvait être indépendante, Gritt finit néanmoins par se ressaisir et se débarrasse de Bekker sous peine de sombrer avec lui. Comme Lurie, Bekker est allé au plus près du néant, de cette idiotie totale incarnée par le personnage de Bongie, l’ancien professeur de science, rencontré au cours d’une errance nocturne : ancien nazi lui aussi, inlassablement piétiné par ses élèves et par son propre fils, vacillant et hagard. Son double comme le suggère Strauss, tant Bekker semble « en quelque sorte à égalité avec lui, usé et délabré, à côté de la figure grotesque de ses années de jeunesse […] le pense-vite qui a tout raté et son professeur » (Raffut, 1982 : 106).

Professeur, c’est aussi la profession de Thomas Lauve. Bien qu’approchant les quarante ans, ce dernier demeure irrémédiablement prisonnier de l’enfance. Ce tremblé affecte le personnage tout entier, l’étirant jusqu’à le fêler puis le briser, entre masculin et féminin, entre la banlieue parisienne où il a échoué et la nuit corrézienne qu’il a tenté de fuir, entre une existence chétive, mélancolique et la mort qui l’imprègne et l’enveloppe peu à peu. Dans Lauve le pur, la démission n’est pas un élément déclencheur, elle est le résultat laborieux, sans véritable coup d’éclat d’un lent processus d’érosion. Tout indique que Lauve a déjà depuis fort longtemps renoncé à ce « combat perdu d’avance » (Millet, 2000 : 114) qu’est l’enseignement. Le personnage n’est pas dépourvu de beauté et de charme, mais sa grâce est celle des suppliciés : à deux reprises, Millet lui prête attitudes et postures d’un Saint-Sébastien maniériste. L’apocalyptique traversée de Paris qui ouvre le roman présente le personnage dans son effroyable nudité : soulageant ses entrailles où il peut, dégageant une odeur pestilentielle qui lui vaut dégoût et « opprobre », pour reprendre un terme que Millet utilise ailleurs, évoquant la « mise au ban » et l’universelle « réprobation » qu’il a dû lui-même subir et affronter (Millet, 2008 : 26, 12). Aucune sénilité précoce chez Thomas Lauve, mais une innocence parfois proche de l’idiotie, une « résignation excessive » qui le rapproche de « ces êtres […] qui ont toujours quelque chose, les malaveignes, les mal lotis, […] les frêles souffles, ceux qui font encore trop de bruit pour ce qu’ils sont et dont le silence même est de trop ; non pas des fadards : des tristes, des mélancoliques, des reclus qui ne sortiront pas d’eux-mêmes, ou qui n’en seraient jamais sortis […] sans les progrès de l’instruction… » (Millet, 2000 : 65).

Incapable de se lier longuement à une femme, contraint d’exercer le professorat en somnambule, « avec […] le sentiment d’être détaché de [son] propre corps », avec le sourire mécanique d’une « putain », Lauve s’installe dans une médiocrité consentie, arborant « un habit de misère », se complaisant dans la lâcheté systématique du vaincu (Millet, 2000 : 109, 114). Il s’étourdit dans l’errance urbaine, devenant ce « clochard, [ce] sous-homme, [ce] mort-vivant » (Millet, 2000 : 29), atteignant, comme Lurie et Bekker, ce point zéro que nous avons évoqué, cette butée au-delà de laquelle le sujet s’ouvre sur le vide. Millet emploie volontiers le terme de « disgrâce », mais pour évoquer l’isolement et la solitude auxquels peuvent conduire la laideur, comme une trop remarquable beauté ; mais donne plus de poids au verbe « choir », parce qu’immédiatement « déchoir » lui fait écho. Lauve en effet ne cesse de choir, de s’humilier en riant, complice, avec ceux qui le répugnent.

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Dans Raffut, Strauss confère au processus du « ratage » un véritable fondement scientifique. Dans le discours enthousiaste et inspiré qu’il tient à Bongie, son vieux professeur de biologie, Bekker reprend le topos de l’orgueil humain brisé par la succession des découvertes scientifiques, mais il le prolonge en s’appuyant notamment sur les découvertes de la biologie moléculaire. Il rappelle ainsi que la vie est apparue à la faveur d’un événement « [fortuit] (« [zufällig] »), que « toute l’évolution de la biosphère s’est […] produite à la suite de fautes de frappe (« Tippfehlern ») dans la transmission génétique, de purs hasards (« Zufällen »), d’erreurs (« Mißgriffen »), de fautes de copie (« Kopierstörungen »)… » (Strauss, 1982 : 110 ; 1980 : 111). L’homme ne doit donc son existence qu’à des « ratés » qui relativisent toute forme d’humanisme, et de gesticulation prométhéenne. Mais Strauss ne s’arrête pas là et représente l’homme, corseté de codes et de langages, de règles et de lois qui réduisent à néant sa prétention à régenter l’Histoire, et lui dénie même le droit à la subjectivité. Laurence Dahan-Gaida a raison de souligner ici l’influence exercée sur Strauss, dans les années 80, par le courant structuraliste, et tout particulièrement par Foucault (Dahan-Gaida, 2008 : 279). Dans ce contexte beaucoup plus large, Bekker n’est finalement plus qu’un « raté » parmi tous les autres ; un « homme », c’est-à-dire, presque rien ; exemplaire en cela seulement qu’il a contribué activement en travaillant chez Zachler, à la diffusion totalitaire de l’information : à la grande prolifération des flux et des codes qui convergent dans ce que Strauss appellera ensuite « monde secondaire » ou « mentalité englobante du secondaire » (Strauss, 1990 trans 1996 : 20). Le ratage de Bekker, son parcours erratique (où s’indiscernent erreur et errance) n’est ainsi rien d’autre que l’image réduite du grand ratage universel. Son moi vide qui se creuse, se défait progressivement de tout ce qui constitue son identité devient, d’une errance à l’autre, une caisse de résonance qui accueille toutes les voix entendues, tous les visages et toutes les vies. On songe ici au Bartleby de Melville qui offre, si l’on suit l’analyse de Negri et Hardt « une figure d’existence générique, une existence en tant que telle, une existence et rien de plus. [Bartleby qui] […] dans le cours de l’histoire […] se met si complètement à nu – en s’approchant toujours plus près de l’humanité nue, de la vie nue, de l’être nu, qu’il finit par disparaître… » (Negri/Hardt, 2000 trans 2000 : 254). Mais l’errance active de Bekker fait signe, davantage encore, vers le second personnage évoqué par les deux philosophes : Michael K, de Coetzee. Plus radicalement que Lurie mais de façon plus allégorique également, ce personnage incarnerait lui aussi, par sa simplicité même et son refus absolu de toute autorité, une forme de « pureté ontologique […] le niveau de l’universalité toute nue » (Negri/Hardt, 2000 trans 2000 : 255).

Mais Bekker, et nous entrons là au cœur de Raffut (« Rumor »), où le titre même du roman devient lisible, ne se contente pas d’enregistrer les mots et les voix, il se laisse peu à peu envahir par une vaste rumeur, un vacarme qui s’échappe des profondeurs de la ville. Ce « raffut » est comme un langage premier, qui insisterait sous le monde secondaire, le ferait craqueler pour se déverser à flot, se répandre au dehors. Laurence Dahan-Gaida note que « Rumor » en Allemand est un terme ancien qui renvoie non seulement au bruit, mais aussi à la « rumeur » comme phénomène social et enfin aux idées de désordre et de rébellion. Contentons nous, pour l’instant, de préciser que cette rumeur charrie avec elle le flot boueux du passé. Du passé nazi de l’Allemagne, avant tout, qui revient avec insistance dans le roman : dans une conversation avec un inconnu, à propos du beau-père de Bekker, ou encore lorsqu’ il est question de Bongie, victime des « sanglants ragots du racisme antinazi » (Strauss, 1982 : 109). Le nazisme donc, mais aussi et déjà, cet « antifascisme prescrit […] voire psychopathologique » que fustigera Strauss bien plus tard dans « Le Chant tragique monte » et où il voit le paravent dérisoire de la bonne conscience et de l’autosatisfaction. Passé et présent : la violence nazie dont la rumeur gronde encore et le totalitarisme mou du quotidien que Strauss, avant Millet, détaille et fustige. L’école et l’enfance étouffées par la télévision, la mémoire pillée et mutilée par la communication (Strauss, 1982 : 32-33), la maladie de l’infantilisation généralisée (Strauss, 1982 : 138), la violence inouïe qui affleure partout et pénètre jusqu’au cœur du foyer : ce « camp de concentration très ordinaire ». Et Strauss de décrire alors avec une précision maniaque « un homme qui maltraite sa femme. […] Les membres nus avec leurs creux qui claquent contre la cloison de faïence de la salle de bain […] Lieu de torture et chambre d’extermination. Le lit, une fosse sanglante. » (Strauss, 1982 : 22-24). Le raffut est terrible : « des roulements sourds, des rumeurs répétées, des bruits qui courent. Quelque chose se prépare. » (Strauss, 1982 : 53). Bekker devient le siège de forces innommables, qui le traversent et le dépassent, mais qui se laissent néanmoins allégoriser par deux figures clés du roman : d’un côté le beau-père, « ce monstre de commandant, le terrifiant éducateur, […] cet ennemi public à la retraite, vociférant » (Strauss, 1982 : 20) et de l’autre Zachler, l’ennemi suprême, le communicant, l’incarnation imparfaite d’un Mal postmoderne insaisissable « disséminé dans la totalité de l’espace vital, dans la sphère publique comme dans l’intimité des consciences » (Dahan-Gaida, 2008 : 283). Tête de Janus qui réunit sans les confondre la violence pré-moderne où le nazisme prétendit tirer sa substance, et la « brutalité » 1 rampante de la société néolibérale. Monstre biface qui surgira plus tard, dans Le Jeune Homme, grand roman de Strauss, sous une forme véritablement allégorique : le monstrueux « propriétaire des Allemands » mi-homme mi-animal, qui scelle l’alliance secrète du moderne et de l’archaïque. On peut voir là un équivalent de ce que Žižek nomme « parallaxe 2 politico-idéologique », soit le point de vue particulier qui permet de voir dans la Loi et dans son supplément surmoïque obscène 3 une seule et même chose : « un léger déplacement de la perspective suffit à faire paraître la loi impersonnelle et digne comme une machine obscène de jouissance » (Žižek, 2006 trans 2008 : 410).

Aux yeux de Žižek, il est en effet capital de mettre au jour cette parallaxe, dans l’univers postpolitique qui est le nôtre, où l’universalisme abstrait et le multiculturalisme tolérant se doublent d’explosions de violence fondamentalistes et racistes 4. Deux visages du même monde. C’est là précisément ce que David Lurie ne parvient pas à comprendre. Coetzee fait de lui un homme du passé. Un homme qui malgré sa culture, son intelligence, se trouve complètement désemparé devant le nouveau monde qui éclot devant lui. Lurie fuit la métropole postmoderne du Cap, ses compatriotes vulgaires, les nouveaux « censeurs » (« censor ») à qui il reproche de pratiquer la « purge » plutôt que l’antique « purgation », la nouvelle société de contrôle qui instaure « la surveillance de tous par tous » (Coetzee, 2001 : 117). Après l’Événement, Lurie est tout à fait capable de mesurer la portée du viol subi par Lucie : ce « viol, dieu du chaos, de l’amalgame, violateur des barrières d’isolement. […] Violer une lesbienne, pis encore que violer une vierge : plus traumatisant encore » (Coetzee, 2001 : 133). Mais Lurie est incapable de se déprendre du langage enflé de l’analyse littéraire ; malgré l’acuité dont il fait preuve, il semble rester irrémédiablement à distance de l’innommable événement. Coetzee montre son personnage perpétuellement en proie à de vieux reflexes : des préjugés d’abord, qui nourrissent mépris et incompréhension à l’égard de Bev ou de son mari, Bill, et finalement, ce réflexe haineux lorsqu’il retrouve l’un des trois violeurs : « il a envie de donner au garçon ce qu’il mérite : une bonne raclée. Des expressions qu’il s’est bien gardé de prononcer toute sa vie, tout d’un coup semblent justes, appropriées : donne-lui une bonne leçon. Remets-le à sa place. » (Coetzee, 2001 : 93, 258).

Qu’il le veuille ou non, il appartient encore au monde de l’apartheid. Pour lui, les trois noirs incarnent le refoulé de l’Histoire, « une histoire de torts longuement subis » (Coetzee, 2001 : 198) et Lucy convient même qu’il n’a pas totalement tort. Mais il est incapable de comprendre que sa fille refuse de porter plainte, et plus encore, qu’elle se décide à garder l’enfant apporté par le viol. Malgré sa bonne volonté, il échoue, rate encore et encore, achoppe devant le réel d’un événement qui ne peut se réduire à aucune explication définitive. Mais paradoxalement ses échecs répétés laissent finalement entrevoir les contours de cette nouvelle Afrique du sud qui émerge sur les ruines de l’apartheid. Pour cela, l’homme blanc doit consentir à cette disgrâce qui fait de lui un spectre ; Lurie doit faire le vide, renoncer à ce qui faisait son « moi », et rejoindre sa fille dans cette vie nue et animale : au plus près de ces chiens 5 qui finissent par apparaître comme les véritables protagonistes du roman 6. Là seulement il est en mesure de voir Lucy telle qu’elle est réellement : une « paysanne […] solidement enracinée dans son existence » (Coetzee, 2001 : 270), à la fois totalement débarrassée du passé, affranchie de son père et de sa mère, humiliée et détruite par le viol, dépossédée de son bien et contrainte d’épouser Petrus, l’ancien domestique noir, et pourtant si proche des premiers colons, prête à tout recommencer : « repartir au ras du sol. Sans rien. Non, pas sans rien, sauf. Sans rien. Sans atouts, sans armes, sans propriété, sans droits, sans dignité. – Comme un chien » (Coetzee, 2001 : 256). Lucy, qui s’apprête à aimer l’enfant du viol et de la haine incarne une nouvelle Afrique du Sud : un pays où l’édifice symbolique soutenant l’ordre ancien s’est effondré, où cette vacance du symbolique nous met en demeure d’affronter le réel dans toute sa brutale opacité, un réel qui n’est pas seulement résurgence du passé puisqu’il est maintenant l’autre face incontournable du présent.

La situation de la France n’est pas comparable, historiquement, à celles de l’Allemagne ou de l’Afrique du Sud. Le présent n’est pas hanté par une séquence traumatique récente ou relativement récente comme le Nazisme ou l’apartheid. Lauve a pourtant très vite compris, sans pour cela devoir, comme Bekker ou Lurie, en passer préalablement par de fracassantes ruptures, que l’hyper-modernité naissante et triomphante, que la grande célébration contemporaine du consensus et de la tolérance s’accompagnent d’une laideur mortifère, d’une guerre barbare mais sans âge, qui rabat les communautés « dans l’irréductible forteresse de leur peau, de leurs patronymes et de leurs langues, dans la haine ethnique et la séparation des races » (Millet, 2000 : 222). Peut-être est-il plus facile pour Lauve d’entrer de plain-pied dans l’enfer du présent : il n’est pas tenté comme Bekker ou Lurie, de convoquer immédiatement les spectres du nazisme ou de l’apartheid. Le présent laisse parfois, sous ses yeux, éclore des blocs d’un passé lointain : ainsi, ces hommes à « triste figure » croisés dans sa ville de banlieue, « engoncés dans leurs parkas, leurs blousons ou leurs survêtements dont la cagoule, rabattue sur la tête, les faisait ressembler à des manants médiévaux, abrutis, hargneux, accablés par quelque chose qui n’était pas ce qui m’accablait… » (Millet, 2000 : 138). Mais le plus souvent, et comme c’est parfois le cas chez Strauss, les traits même du présent et du passé se brouillent dans l’incandescence de la vision. Visions quasi allégoriques par moment, explicitement adossées à l’intertexte dantesque : transfigurant la nuit parisienne en superpositions interminables de cercles infernaux.

Pour Lauve, il est aisé de progresser ainsi, entre vie et mort, parmi les âmes errantes de ses contemporains. Il appartient en effet à un monde sociologiquement mort. Il est, quoi qu’il ait tenté pour la fuir, de cette Corrèze agonisante, de ce village de Siom, d’un non-lieu, définitivement raturé par la modernité. Mort de la civilisation rurale dans les années soixante, et à présent, mort de la France, de sa langue et sa littérature, de l’école qui fait des professeurs « des animateurs sociaux, des zélateurs de l’idéal démocratique, antiraciste, tolérant » les maintenant à dessein dans un « état de culpabilité permanente » (Millet, 2000 : 41, 206 et 120). Paris et sa banlieue ne font que rendre visible, sous une forme accélérée et plus saillante, ce processus de dégradation pressenti dans la Corrèze natale. Traversant Paris, dont la nuit, comme au début du roman, se confond de manière hallucinatoire avec celle des « grands bois de Montheix » ou du « plateau de Millevaches » (Millet, 2000 : 34), c’est un peu comme s’il se traversait lui-même, nous faisant songer à ce que Žižek nomme « traversée du fantasme » : épreuve de la « destitution subjective », exposition à la pulsion de mort, c’est-à-dire, au « non-mort […], [cette] vie étrange, immortelle, indestructible qui persiste au-delà de la mort » (Žižek, 2006 trans 2008 : 396).

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On a vu que Strauss faisait de Bekker un héraut d’une humanité déchue, un vecteur inattendu de l’universel. Lauve, comme de nombreux personnages de Millet, n’est qu’un simple « témoin » 7. Il dit, sans élégie complaisante, la disparition du monde ancien, et dans le même temps, l’impossibilité d’habiter celui de ses contemporains. Il est donc voué à l’inconfort de ce point de bascule. Mais par là-même, il découvre à ses côtés tout un chœur improbable de spectres. Il y a d’abord ceux qui l’accompagnent dans sa déchéance parisienne : tous ces « hommes infâmes », pour parler comme Foucault, ce « petit peuple des aubes sales » qui partage notamment ses interminables trajets en autobus. De ceux-là, il fait parfois entendre la voix, mais, comme dans Raffut, c’est d’un bruit inarticulé, d’une cacophonique clameur, qu’il doit, le plus souvent rendre compte : écoutant « au fond de la nuit le bruit d’on ne sait quelle cavalcade, chasse fantôme… », percevant « l’interminable clameur de ce qui n’a pas de voix » (Millet, 2000 : 23, 229). À ses côtés, écoutant mais surtout ponctuant son récit, formant avec lui un véritable agencement collectif d’énonciation, il y a aussi ce chœur de « gourles, de rustres, de simples, d’hommes et de femmes revenus d’à peu près tout » : des spectres eux-aussi, des « ombres » dont les voix s’entremêlent avec celles des morts, « un faisceau de souffles, une conscience anonyme, de très vieux feux » (Millet, 2000 : 15, 76, 257). Seul un pareil cortège de spectres pouvait redonner une vie éphémère à la langue, faire entendre ce français qui meurt d’être devenu peu à peu « une langue de bas-empire » ; aux yeux de Millet, désormais, « écrire revient à entériner la mort des langues, à entrer dans la nuit pour y chanter comme un enfant dans le noir » (Millet, 2007 : 51, 60).

On retrouve dans Raffut la même conscience antimoderne d’une dégradation insupportable de la langue. L’allemand a difficilement survécu à l’œuvre de destruction du nazisme, au point que Bekker a parfois honte de parler sa langue, préférant, alors qu’il évoque les camps de concentration dans un bar new yorkais, bégayer dans un anglais pitoyable. Mais c’est à présent un appauvrissement généralisé qui défigure la langue, la rend méconnaissable et vulgaire, au point que Bekker voudrait parfois ne plus rien entendre (Strauss, 1982 : 62). Mais ce dernier ne peut pas lutter, il ne peut endiguer en lui, le flot du « Rumor » qu’il va même, lors de véritables happenings laisser déferler au dehors. Ivre mort dans les bars, il ouvre les vannes d’une logorrhée qui lui vaut rapidement les faveurs d’un petit public, et la gloire éphémère d’une émission de radio. Il est surnommé le Bégayeur (« der Stammler »). Dans ses monologues schizophréniques, il parvient parfois à faire entendre le raffut qui gronde en lui : un déferlement de visions apocalyptiques, d’hommages provocateurs au « vieil officier », de cris de haine contre Zachler, jusqu’à ce « hurlement indéfinissable, patriotique » qui lui vaut d’être rapidement censuré à la radio. Il ressemble ainsi à une sorte d’héritier d’Artaud, qui aurait compris qu’il n’est de libération que « mise en scène par une sorte de performance corporelle […] d’une nature apparemment masochiste » (Žižek, 2004 trans 2006 : 92). Mais il devient la cible de l’ironie straussienne qui raille ses « grossiers monologues » (« ungehobelten Monologe »), surjoués devant un public de jeunes et de naïfs (« Jungen und Ahnungslosen ») (Strauss, 1982 : 149). Dans l’excipit, Bekker, chassé par Gritt, ne cesse de téléphoner à cette dernière : mais « tout ce qu’on entend dans l’écouteur, c’est le souffle pesant, lascif, comme venu du fond des bois, d’un homme qui doit avoir une poitrine de géant » (Strauss, 1982 : 178). L’ultime arme de Bekker : « cet appel venu de la sphère métaphysique, […] l’appel de l’Autre que la poésie doit faire entendre » (Dahan-Gaida, 2008 : 284), un inaudible chant sacré. Malgré tout, par son extravagante déchéance, par sa folie, Bekker conserve une auréole sombre d’antihéros que Millet et Coetzee refusent à leurs personnages, et qui s’effacera dans les romans ultérieurs de Strauss.

Lurie se laisse d’autant plus facilement évincer de l’université qu’il ne supporte plus les cours de communication qu’il est contraint de dispenser en lieu et place de la littérature. L’indifférence de ses étudiants accélère son renoncement. L’enseignement de la littérature, comme lui-même, appartient au passé. Mais pour Lurie, cette caducité désespérante affecte également la langue anglaise qu’il utilise : « une langue fatiguée, friable, mangée de l’intérieur, comme par les termites » (Coetzee, 2001 : 163). Dans Scènes de la vie d’un jeune garçon, Coetzee fait part de son amour pour l’anglais, sa langue maternelle, mais s’incline devant la brutalité triomphante de l’afrikaans qui aplanit les aspérités de la vie, qui se révèle si riche en fascinantes obscénités. Dans Journal d’une année noire, le vieux narrateur constate que l’anglais, qui lui tient lieu de langue maternelle, sonne toujours faux dans sa bouche : « L’anglais ne me semble pas un lieu de repos, je n’y suis pas chez moi. Il se trouve seulement que c’est une langue dont j’ai réussi à maîtriser à peu près les ressources » (Coetzee, 2007 trans 2008 : 253). Pour Lurie, armé de cette langue fade et desséchée, il s’agit de réapprendre à parler même s’il pressent que « d’ici que reviennent les longs mots reconstruits, purifiés, fiables de nouveau, il sera mort depuis longtemps » (Coetzee, 2001 : 164). Comme Lauve, Lurie ne peut donc qu’accompagner sa langue dans la mort. Comme Bekker, le silence est son unique horizon. Mais le personnage de Coetzee n’obtient jamais les faveurs de la narration subjective, nul chœur tragique ne vient gonfler sa voix d’une basse ample et funèbre, aucune occasion ne lui est laissée de faire entendre un quelconque hurlement. L’implacable et froide narration à la troisième personne l’immobilise et l’embaume.

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Dans cette petite étude, nous n’avons fait qu’effleurer un sujet comparatiste beaucoup plus vaste. L’échec, ou pour mieux dire, avec Coetzee dont le mot résume si parfaitement le processus que nous avons évoqué : la « disgrâce » nous est apparue, non comme le contraire de la réussite ou du succès, mais comme le prolongement d’une mélancolie soudain vertigineuse, l’ascèse violente mais nécessaire, pour qui veut s’arracher au monde autant qu’à lui-même. Ainsi, le succès, s’il en est encore un, consiste « uniquement dans le fait d’assumer héroïquement la dimension de l’échec même, de « répéter » l’échec en se l’appropriant » (Žižek, 2006 trans. 2008 : 352). Surenchérir dans l’avilissement et l’abjection, non pour prétendre à une quelconque sainteté dans la transgression et dans le Mal, mais pour être tout simplement disponible, pour être en mesure de voir, entendre et dire cet excès de vérité évoqué par Coetzee : « de la vérité à plein seaux, qui submerge et inonde tout acte d’imagination » (Coetzee, 1992, trans. 2007 : 64).

  1. 1Sur ce point : lire Jean Genet, « Violence et brutalité, in L’Ennemi déclaré, Paris, Gallimard, 1991, p. 200.
  2. 2On parle de Parallaxe, lorsque, en termes hégéliens « un changement « épistémologique » dans le point de vue du sujet traduit (…) un changement « ontologique » dans l’objet », ou, en termes lacaniens, dans la mesure où « le regard du sujet est toujours-déjà inscrit dans l’objet perçu comme son « point aveugle », comme ce qui est « dans l’objet plus que l’objet lui-même. » (Žižek, 2006 ; trad. 2008 : 22).
  3. 3Derrière la loi : le maître obscène, « le surmoi [qui] vous ordonne de jouir de ce que vous devez faire » (Žižek, 2004, trans 2006 : 35).
  4. 4Žižek parle de « ça-mal » : « violence qui n’est fondée sur aucune raison utilitaire ou idéologique », ou encore de « violence ultrasubjective », laquelle constitue le supplément monstrueux de la « violence ultraobjective inhérente aux conditions sociales du capitalisme mondial » (Žižek, 1999, trans 2007 : 272-273).
  5. 5Lucy : « …Il n’y a pas de vie d’un ordre supérieur. Cette vie-ci est la seule que nous ayons. Et c’est la vie que nous partageons avec les animaux. (Coetzee, 2001 : 95)
  6. 6Au point que Lurie envisage un instant d’inclure la complainte du chien dans son opéra : « Pourquoi pas ? Tour est permis, sûrement, dans une œuvre qui ne sera jamais produite. » (Coetzee, 2001 : 268)
  7. 7Lire sur ce point : « Richard Millet, un manifeste antimoderne ? » de C. Lapeyre-Desmaison, in Richard Millet : La langue du roman, Artois Presses Université, Arras, 2008.