Définitions ratées et figures foisonnantes

Le geek et la liste

Un des motifs récurrents les plus infects du film d’adolescent américain est ce que TVTropes.org surnomme l’effet « beautiful all along ». Le protagoniste, typifié comme étant maladroit, asocial ou studieux, apprend en côtoyant un personnage plus populaire et, par le biais de quelques rectifications stylistiques (des vêtements plus moulants, des verres de contact, une coupe en vogue), il peut soudainement devenir le plus apprécié des étudiants de son école. En guise d’exemples, pensons entre autres à She’s All That ou Can’t Buy Me Love. Habituellement, quoique la morale explicite du film veuille montrer que, dans le fond, « c’est ce qu’on est intérieurement qui compte », il reste un message latent, fruit d’une leçon à peine avouée ; la tronche de l’école devra prouver qu’elle peut réussir à passer pour cool avant qu’on s’intéresse à sa vie intérieure, sans quoi elle aura raté son adolescence normale. Si l’on recherche des antécédents à ce modèle, on réalise vite que plusieurs histoires populaires résonnent particulièrement bien avec celui-ci. Que ce soit Cendrillon, Superman, ou Eliza Doolittle, cette figure récurrente veut que sous sa couche de crasse ou ses lunettes à monture épaisse, le raté est un succès latent.

Voilà ce qui unit de façon préalable la figure du geek 1 des années 1980 et 1990 à celle du raté. Une sorte de ratage préemptif, au sein même de l’apparence maladroite de ce personnage, dirige la narration vers une tentative de réussite. Par le biais de cette réussite, le lecteur comprend que l’état initial n’était pas souhaitable et devait être remplacé. Ce ratage a priori semble lentement s’éloigner de la condition du geek depuis quelques années. Depuis, la figure du geek devient autre chose. Mais quoi exactement ? Définir un mot identitaire duquel une multitude se réclame est une entreprise plutôt corsée. Celle de définir le geek est peut-être même impossible. La difficulté qui explique cette impossibilité est issue d’une abondance de témoignages conflictuels sur le geek plutôt que d’un manque. Le livre de Jon Katz intitulé Geeks : How Two Lost Boys Rode the Internet Out of Idaho débute avec six définitions divergentes du mot geek et une recherche rapide sur internet permet à qui le veut d’en trouver des centaines d’autres. Ce mot, en mouvement depuis le début du siècle passé, semble avoir accéléré dans ses mutations depuis les vingt dernières années. Si, à la fin du 19e siècle, la définition admise désignait un amuseur de foule dans les foires de freaks, la transformation du mot, par le biais métaphorique d’une association entre le marginal et l’indésirable finit par délimiter un groupe d’individus. La raison pour laquelle Kerouac peut, dès 1957, utiliser le mot pour désigner une déblatération obsessive sur un sujet pointu – « big geek questions to answers » (Kerouac, 2000 : 66) – c’est qu’une association entre un certain savoir encyclopédique se mêle au simple statut de raté et commence déjà à brouiller la définition du terme. Plutôt que de retracer les changements étymologiques du mot à la recherche d’indices sur son état présent 2, je souhaiterais poser la question de la relation entre le geek et son ratage par le biais d’un second ratage ; celui d’une définition synthétique de la figure du geek.

L’émission Freaks and Geeks offre une vision assez juste d’un certain usage du mot geek commun durant les deux dernières décennies du 20e siècle. Plutôt « rejets » qu’ « obsédés de technologie », Sam, Neil et Bill sont eux-mêmes conscients de leur statut peu enviable au sein de la hiérarchie scolaire.

Sam – Sorry to break it to you, but you’re the geek.
Neil – Huh…what ?
Sam – You heard me, you’re the geek.
Neil – I may be some thing, but I’m not a geek.
Sam [imitant Neil] – Hey you guys, let’s go make some acid and pour it on the sidewalk, won’t that be fun ?
Neil – Hey, hey watch it, that stuff is expensive.
Sam – Ts, you’re 14 years old and you still play with chemistry sets ?
Neil – Uh, hey nimrod, adults play with chemistry sets too, they’re called scientists. However, I don’t know too many adults who still play with their Tonka trucks.
Sam – I don’t play with Tonka trucks.
Neil – You wanna go on the record with that statement ?
Sam – I gave them away, like, years ago.
Neil [ouvrant le garde-robe de Sam et pointant une boîte] – Uh, hum, may I direct the jury’s attention to exhibit A ?
Sam [Imitant Neil] – May I direct the jury’s attention to exhibit A ? You and your lame impersonations. Ever thought about teaching a class in geek ?
Neil – Hey, at least I’ve got hair in my pits !
Sam – Ok, ok, hey Bill, who’s the bigger geek, me or Neil, you decide.
Bill – Wha… you… I don… neither.
Neil – Come on, you’ve gotta choose.
Bill – *Sigh* I don’t know. What’s geek mean anyway, I mean, you know, it’s just a word.
Sam – Come on
Bill. Neil – Yeah, pick.
Bill – I guess… Sam.
Neil – Ho and the verdict is in ! And hey, you shouldn’t feel so ashamed, there were a lot of famous geeks in history : Einstein, Gilligan, Gomer Pile, I mean you know it’s all the sa… Sam [frappe Neil] (Feig, 2004 : Ep. 4, 25:17 – 26:51)

La multiplicité de définitions offertes dans cet argument démontre déjà le statut incertain du terme pour ces jeunes geeks. Les différents registres sur lesquels ils jouent – l’immaturité, le choix de passe-temps, l’intelligence – ne permettent aucune synthèse cohérente. La liste de « famous geeks » est étrange et incohérente ; quel est le lien entre Einstein et Gilligan ? Somme toute, les trois garçons tentent d’évoquer le sentiment provoqué par le mot geek, un sentiment ambivalent qui gravite entre l’identitaire et l’indésirable. Mais Sam et Neil sont victimes d’un manque d’autoréflexion. La triste réalité de l’émission est que le débat entre les deux garçons est futile et que selon d’autres personnages de la série qui châtient les geeks – Kim Kelly, Alan White et Karen Scarfoli – les trois garçons sont à un niveau de « geekitude » équivalent. De plus, l’image de promotion de l’émission, qui a été utilisée autant comme publicité que comme couverture du boitier DVD 3 établit une division nette entre geek et non-geek. Les garçons sont les geeks de Freaks and Geeks, placés derrière le mot « geeks », et clairement séparés du groupe de jeunes représentant le mot « freaks ». La simple distance quantificative pour laquelle se battent Sam et Neil, cette distance qui permettrait d’affirmer au gagnant qu’il est légèrement moins geek que le perdant, est superficielle ; ces trois garçons incarnent le concept du geek tel que présenté par l’émission. Cette distance entre la perception extérieure et l’importance accordée à une échelle interne qu’eux seuls remarquent soutient, en somme, l’affirmation de David Anderegg dans Nerds : Who They Are and Why We Need More of Them, qui affirme que « one of the things that mosts distinguishes nerdy kids from nonnerdy kids [nerd et geek sont des synonymes pour Anderegg] is exactly this quality [their lack of self-consciousness] » (Anderegg, 2007 : 5). Dans l’univers de l’émission Freaks and Geeks, comme dans le jargon scolaire des années 80s et 90s, être un geek est nominal. L’enfant est désigné comme tel et passe du côté du geek. Aucune demi-mesure n’est offerte ; s’il se tient avec des geeks, il devient geek ; s’il est enthousiaste à propos d’un certain passe-temps, il devient geek ; s’il réussit à l’école, il devient geek. Le « beautiful all-along » illustre cette division de façon précise. Le passage entre « mal habillée et maladroite » et « reine du bal des finissants » se fait par le biais d’un personnage déjà admis du côté des non-geeks. Bien sûr, cette logique suit celle de la désignation, celle de celui qui pointe et traite de geek. D’un point de vue plus personnel, comme dans le cas de Sam et Neil, les détails importent. Être désigné comme geek génère l’intérêt à propos de la définition du geek, de la même façon que se faire dire qu’on ressemble à un acteur mène inévitablement à la recherche d’une photo dudit acteur sur internet. Ainsi, ce texte explore certains des mécanismes principaux qui ont été mis en place lorsque le geek a pris conscience de son statut et les conséquences de la réappropriation subséquente de la définition de ce statut.

La confusion initiale exemplifiée par l’échange entre Sam et Neil, est partie intégrante du mouvement vers une définition du geek et est intégrée en filigrane dans tous les changements au sein de la signification du terme qui ont eu lieu lors de la seconde moitié des années 90s. La réflexivité d’un nouveau geek défini par les geeks culmine en 2006 avec l’invention du Día del Orgullo Friki en Espagne. Cette célébration de la première mondiale de Star Wars : A New Hope est maintenant fêtée dans plus d’une dizaine de pays. L’orgullo friki, ou la fierté geek, calque sa formulation sur la fierté gaie ou l’orgullo LGBT (lesbianas, gays, bisexuales y transgénero) laissant sous-entendre que le geek a été trop longtemps victime de préjugés et portera dorénavant sa fierté à la lumière du jour. Cette appropriation de la rhétorique des mouvements de droits civiques n’est pas isolée ; dans The New Hacker’s Dictionary, Eric S. Raymond écrit que geek « cannot be used by outsiders without implied insults to all hackers ; compare black-on black vs. white-on-black usage of “nigger” » (Katz, 2000 : ix). Quoiqu’un lien puisse être établi entre ces deux stratégies revendicatrices, le problème initial d’une définition confuse reste ; quel est le lien entre Star Wars et les pirates informatiques ? De plus, l’analogie avec les droits civiques semble ténue ; à part pour Anderegg qui milite pour l’éradication des mots « nerd » et « geek » (Lohr, 2009), les revendications du mouvement geek n’ont pas de fondement dans un changement juridique. Après tout, les geeks ne sont pas limités sur le plan civique et leurs droits ne sont pas menacés. Si les Afro-Américains et les LGBT se sont soulevés devant des préjugés ambiants directement dirigés contre leur statut de citoyen, les geeks sont en manque d’une cohésion nécessaire pour préconiser un changement au sein de l’opinion publique. Faut-il protéger le droit de pratiquer les jeux de rôles grandeur nature ou celui de maîtriser la connaissance des moindres détails de l’œuvre de Terry Pratchet ? Est-ce que ces droits sont menacés ? Il semblerait que la proclamation de fierté ait devancé la définition identitaire de l’objet qui inspire cette fierté.

Le symptôme le plus flagrant de ce manque de cohésion est l’apparition de listes ou de questionnaires tentant d’évaluer le quotient geek de leurs répondants. Les exemples à l’appui formeront un étrange corpus examiné plutôt pour les présupposés qui en découlent que pour une analyse de son contenu. En effet, même si ces listes sont, en quelque sorte, représentatives d’une certaine idéalité, d’une certaine histoire racontée, elles restent de longs inventaires plus ou moins aléatoires. Ma démarche consistera donc à penser un concept, une constellation, par le biais de bases de données relatant les coordonnées des étoiles plutôt que par l’analyse de l’histoire mythologique qui a inspiré son nom et l’image qui la représente. Reste que ces listes ont été et continuent à être les phénomènes majeurs du genre, comme en témoigne la vaste toile d’hyperliens qui pointe vers eux.

Déjà en 1993, Robert A. Hayden invente ce qu’il appelle le « Geek Code 4 ». Ce code consiste en une ligne de code qui semble indéchiffrable, mais qui s’avère être la description de son usager. Par exemple, voici le bloc qui résulte d’une application du code ;

—–BEGIN GEEK CODE BLOCK—–
Version 3.1
GAT/L/MU d— s : a- C++ U— P L E- W++ N o K- w+ O+ M++ V- PS++ PE— Y+ PGP- t 5 X+ R* tv b++++ DI D+ G e+++ h— r++ y ?
END GEEK CODE BLOCK——

Malgré l’apparence cryptique de cette série de caractères, le geek code est relativement facile à décrypter ; il suffit d’en connaître la clé. En effet, chaque lettre atteste du niveau d’implication entretenu par son usager envers un sujet défini comme étant geeky. Le « t », par exemple, représente le rapport entretenu avec l’émission Star Trek. Dans le bloc de code fourni comme exemple, celui 5 qui est décrit affirme que, pour lui, Star Trek est « just another TV show » étant donné qu’il n’y a ni + ni – qui suivent la lettre. En comparaison, les quatre + qui suivent la lettre « b » établissent que le geek décrit est très passionné par la lecture et les livres en général (« b » signifiant « books »). Une caractéristique intéressante du code est que la première entrée (le « GAT/L/MU » de l’exemple) détermine le type de geek. La liste est assez exhaustive et suit les disciplines du savoir telles que compartimentées par l’institution universitaire :


GB — Geek of Business
GC — Geek of Classics
GCA — Geek of Commercial Arts
GCM — Geek of Computer Management
GCS — Geek of Computer Science
GCC — Geek of Communications
GE — Geek of Engineering
GED — Geek of Education
GFA — Geek of Fine Arts
GG — Geek of Government
GH — Geek of Humanities
GIT — Geek of Information Technology
GJ — Geek of Jurisprudence (Law)
GLS — Geek of Library Science
GL — Geek of Literature
GMC — Geek of Mass Communications
GM — Geek of Math
GMD — Geek of Medicine
GMU — Geek of Music
GPA — Geek of Performing Arts
GP — Geek of Philosophy
GS — Geek of Science (Physics, Chemistry, Biology, etc.)
GSS — Geek of Social Science (Psychology, Sociology, etc.)
GTW — Geek of Technical Writing
GO — Geek of Other. Some types of geeks deviate from the normal geek activities. This is encouraged as true geeks come from all walks of life.
GU — Geek of ’Undecided’. This is a popular vocation with incoming freshmen.
G ! — Geek of no qualifications. A rather miserable existence, you would think.
GAT — Geek of All Trades. For those geeks that can do anything and everything. GAT usually precludes the use of other vocational descriptors. (Hayden, 1996)

Ainsi, le geek code semble sous-entendre que le geek est défini par son affiliation à une discipline traditionnelle de l’université, suggestion appuyée par le fait que le GU, Geek of Undecided, suit l’appellation des étudiants qui n’ont pas encore choisi leurs spécialisations selon le système universitaire américain. La référence aux « freshmen », étudiants de première année du premier cycle, confirme cette observation. Bien entendu, un geek de musique peut se réclamer du titre sans étudier la musique dans un contexte académique, mais il doit tout de même avoir accumulé une connaissance importante du sujet, de façon à émuler l’enseignement institutionnel. Quoique l’autodidacte soit accepté de façon tout aussi importante que l’universitaire (de toute façon, c’est celui qui détermine son code qui choisit son affiliation), l’indice reliant le geek à une structure de connaissance divisée selon des disciplines reste substantiel.

Le principal usage du geek code, ainsi que son contexte historique, permet d’expliquer le lien entre le type de geek pour lequel il a été créé et l’institution universitaire. Ayant vu jour en 1993, le geek code servait à produire un fichier .sig, une signature virtuelle à utiliser dans ses courriels, sur Usenet, dans des BBS et parfois même pour laisser sa marque parmi les commentaires de codes de programmation. À l’époque, l’internet était surtout peuplé d’étudiants universitaires, qui y avaient accès par le biais d’une connexion de campus. Par conséquent, le geek code est le vestige d’une époque où le web était un outil pour les passionnés d’ordinateurs et les étudiants. Le choix des catégories est un reflet de cette réalité, avec plusieurs questions traitant de préférences de programmation et de systèmes opératoires. Sans entrer dans les particularités des débats entre vi et Emacs (un débat avec lequel seul les maniaques d’informatique connaitront), il est tout de même possible d’affirmer, compte tenu du fait qu’une bonne dizaine de lettres définissent des préférences informatiques, que le profil typique de l’usager du geek code est lié au monde des octets et de bits. Un lien direct s’établit entre le fait que le geek code soit né au sein d’un internet bourgeonnant et le fait que ses usagers se définissent comme des connaisseurs de la chose informatique. En somme, la taxinomie du geek code est biaisée par des conditions historiques, ce qui n’est pas surprenant, étant donné la nouveauté de ce geek qu’elle aide à définir. Ceci est d’autant plus évident lorsqu’on s’attarde à certaines catégories qui, n’ayant pas été changées depuis 1996, sont devenues désuètes. L’amour pour le jeu d’ordinateur DOOM ! ou la passion pour l’émission de télévision The X-Files, ne mériteraient plus, en 2010, leurs propres catégories, sauf si le geek souhaitait se définir par ses goûts vintage, ou par sa nostalgie pour le début des années 1990.

Mais le geek code reste pertinent pour la question de la définition ratée du geek par son ancienneté relative aux autres entreprises de définition. Il agit comme l’un des premiers documents rendant explicite le désir pour une fierté geek. Dès sa première itération en 1993, le geek code est précédé d’une remarque introductive ;

So you think you are a geek, eh ? The first step is to admit to yourself your geekiness. No matter what anyone says, geeks are people too ; geeks have rights. So take a deep breath and announce to the world that you are a geek. Your courage will give you strength that will last you forever (Hayden, 1991).

Même si Hayden teinte son code d’une vision personnelle du geek, son désir d’affirmation positive passe inexorablement par un travail de définition. Hayden tente de créer un marqueur par lequel les geeks peuvent parler entre eux, selon un langage qui leur est propre. Même si la nature légèrement aléatoire des catégories limite le geek code à une série de détails plus ou moins pertinents selon le type de geek qui les utilise, l’idée de faire coïncider la signature numérique avec une banque de données démontre une présupposition de communauté. À propos du fait que les transformations rapides du web, ainsi que le manque de mises à jour, ont contribué à la désuétude du geek code, Hayden remarque lui-même que :

I’ve always meant to, and still hope to, someday get back to the code and release a new version for the new century that was more modern and hip and all that. Several things happened. First, the internet of 1996 was still a wild untamed virgin paradise of geeks and eggheads unpopulated by script kiddies, and the denizens of AOL. When things changed, I seriously lost my way. I mean, all the « geek » that was the Internet was gone and replaced by Xfiles buzzwords and politicians passing laws about a technology they refused to comprehend. Think about it, this was the infancy of even the world wide web, when having a « DotCom » address wasn’t hip (and wasn’t a billion-dollar snowjob by the ICANN) (Hayden, 2000).

En plus de signaler l’obsolescence de son code, Hayden remarque que les prémisses mêmes de son entreprise ont changé. Si l’internet n’est plus le « untamed Virgin paradise of geeks and eggheads », alors le geek code n’est plus représentatif de l’état actuel de la figure du geek en elle-même, si l’on peut même affirmer qu’il l’a déjà été, mais démontre plutôt une étape déterminante de la prise de conscience nécessaire à l’établissement d’une telle figure.

Le déploiement sériel du geek code est accru dans la forme de son successeur naturel, le geek test 6. Ce dernier se présente comme une longue liste de caractéristiques qui peuvent être cochées si elles s’appliquent au répondant. Le résultat du geek test est l’attribution d’un « geek quotient », sous forme de pourcentage. Ce quotient définit à quel point le répondant est geek selon une échelle linéaire qui s’étend de « geekish tendencies » à « dysfonctional geek ». Contrairement à Hayden, Yvette Beaudoin, auteure du geek test, continue à mettre à jour son site, et la dernière version, datée du 14 mars 2010, contient des références à Avatar, The Big Bang Theory et autres œuvres des dernières années associées à une certaine vision du geek. En conséquence, le geek test se présente comme le talon actuel de la « geekness ».

L’élément le plus étrange du geek test est l’idée de quotient, qui semble présupposer qu’être geek se quantifie sur une échelle singulière et numérique. Le fait que ce quotient soit donné sous forme de pourcentage exagère la dichotomie inhérente à chaque case ; si cochée, une option rapproche le répondant du geek parfait, sinon, elle l’en éloigne. L’existence du pourcentage propose donc un 100% geek, un geek parfait. Ce type de contexte permet de parler d’un geek « raté » plutôt que du ratage au sein de la figure du geek. En effet, Beaudoin joint à son test une page de courriels de plaintifs déplorant n’avoir pas obtenu un quotient équivalant à ce qu’ils s’étaient imaginé. Pire encore, elle ajoute à sa liste des points pour ceux qui mentent en but d’avoir un quotient plus élevé. Quoiqu’extensive, la liste de Beaudoin fait certains choix quant à la sorte de geek qui est décrit. L’ordre taxinomique offert gravite autour de thèmes qui constituent un certain stéréotype du geek également retrouvé chez Hayden : les jeux de rôles, la science-fiction, l’informatique, les gadgets. À ceci s’ajoute ce qu’on pourrait appeler l’éducation (un point est attribué pour un doctorat, un autre pour avoir assisté à une conférence en tant qu’auditeur libre). Finalement, le geek test compile les passe-temps poussés à l’extrême, que ce soit l’apprentissage de langages de programmation ou la compilation de collections. Pour avoir un quotient geek à 100% il faut collectionner au moins vingt différents types d’objets (autant des comics que des timbres), pouvoir programmer en six codes, avoir joué un jeu vidéo pendant plus de douze heures de suite, avoir lu au moins treize auteurs et parler le latin.

Le lecteur se doutera que l’intention ici n’est pas de classer et définir les noyaux de liens établissant la taxinomie qui se dresse sans cesse autour de la figure du geek. Dresser une liste de caractéristiques est un réflexe de ceux qui tentent d’établir la nature du geek. Le foisonnement qu’est le geek test (en 1999 la version 1.0 n’avait que 100 questions, en 2010, la version 3.14 en a 542) est symptomatique d’une définition ratée. Le portrait dressé par la liste exhaustive est morcelé, inégal. Il n’est pas surprenant que les catégories au sein de l’échelle cessent de grimper à 75% ; la liste ne pourrait pas s’appliquer complètement à un seul individu, le temps d’une vie serait insuffisant. Le test illustre une multitude de caractéristiques perçues comme étant geek, et la figure du geek serait composée d’une addition de traits disparates. Ainsi, la taxinomie offerte par le geek test est sans centre ; elle n’a pas de principe organisateur. Dans Les Mots et les choses, Foucault remarque la différence entre la nature chez Linné et celle chez Buffon, le premier croyant qu’elle peut être classée selon une taxinomie, le second argumentant qu’elle est trop complexe pour être contenue par des catégories. Avec l’avènement de la biologie, certains préceptes ont permis de définir la ligne entre l’animal et le végétal (la forme de la cellule), entre l’oiseau et le mammifère (le système reproductif). Le geek test offre donc une définition préscientifique du geek, plus proche de Buffon que de Linné, toujours ouverte aux mutations tentaculaires du champ sémantique de la notion qu’elle définit.

La méthodologie de Beaudoin explique la nature du geek test. Celle-ci consiste essentiellement à la compilation de caractéristiques par une masse croissante de gens s’identifiant eux-mêmes comme étant des geeks. Le geek test 1.0 était le travail d’un groupe d’amis, une liste dressée de façon informelle autour d’un concept en manque de définition. Avec la mise en ligne de la version 2.0, la communauté de participants est rapidement passée de quelques centaines à plusieurs millions. Beaudoin s’est donc affairée à ajouter les points les plus demandés à chaque nouvelle itération de son test. Il est par conséquent possible d’établir un lien direct entre le manque de définition acceptée et la longueur de la liste qui constitue le geek test. Là où le geek code tentait d’unir le sous-groupe d’étudiants qui a originellement défriché le web, le geek test est l’exemple de ce que peut devenir la création en ligne lorsque celle-ci interpelle suffisamment de participants. Le pourcentage offert à la fin du test n’est que l’illusion d’une synthèse ; le 25% de l’un pourrait être entièrement composé de caractéristiques différentes du 25% de l’autre.

Le geek code et le geek test ne sont pas les seules tentatives de définition du geek qui mènent à une liste foisonnante. Le bédéiste Scott Johnson propose un dessin intitulé The 56 Geeks, qui peut être consulté sur son compte flickr 7. Cette typologie dessinée aborde le geek d’un angle ressemblant celui des premières lettres du geek code. Elle offre une liste de types, et l’article « the » du titre de l’œuvre suggère une sorte d’exhaustivité, comme si Johnson disait « voici LES 56 geeks ». Ce qui saute d’abord aux yeux est que l’ensemble de certaines catégories implicites aux deux autres listes est maintenant explicitement présenté ; les jeux vidéo, les comics, la science-fiction et les jeux de rôles sont maintenant illustrés par une ou plusieurs caricatures. Mais au-delà de ces catégories plutôt typiques, on retrouve d’autres divisions plus générales. Le « photo geek », le « food geek », le « drama geek », le « book geek », le « film geek » et le « tv geek » pointent vers des passe-temps divers, n’ayant pas nécessairement été associés au stéréotype du geek. Lorsque se joignent à eux le « sports geek », le « travel geek », le « outdoor geek » et le « fitness geek », il devient tout à coup évident que n’importe quelle activité, même associée au pendant plus actif de la vie humaine, peut devenir geek. Le dessin de Johnson est plutôt un exercice de style qu’une étude rigoureuse et le registre saute de l’extrêmement particulier (les catégories « indy geek » et « potter geek ») au ridiculement général (les films et les livres). Mais ce dessin démontre, de façon plus nette que le foisonnement du geek test, que la figure du geek est en expansion et que le champ d’intérêt particulier devient secondaire à une seconde qualité, plus indéfinissable, qui concerne l’approche. Johnson s’inclut lui-même à la fin du dessin, un pinceau à la main, l’air épuisé, au-dessus de l’étiquette « geek geek ». Ainsi, il semble dire que n’importe quel individu qui approfondit un intérêt, avec un souci pour les moindres détails, tombe lui-même du côté des geeks. Le « beautiful all along » devient le « geek after all ».

Y a-t-il donc quelque chose de profondément geek dans toute entreprise visant à définir le geek ? Peut-être est-ce là qu’on retrouve le ratage profond au sein même de cette figure. En tentant de se distancier du stéréotype voulant que le geek soit un raté a priori, le geek se bute à l’autoréférentialité de sa propre entreprise. Ainsi, la figure du geek est une figure ratée par le fait qu’elle ne permet aucune distance entre le sujet la constituant et l’objet qu’elle tente de définir. La liste est le symptôme de cet échec ; soit elle tombe dans la désuétude, comme pour le geek code, soit elle vit une expansion sans fin, renvoyant toujours à elle-même. Le seul point initialement accordé par le geek test est celui associé au fait d’aimer le geek test. Cette blague de la part de Beaudoin dépasse le simple clin d’œil pour devenir emblématique d’un retour sur soi inhérent à l’identité geek. Si le geek des années 90s était caractérisé par un manque de conscience de soi-même, la définition d’une figure du geek aurait inversé ce rapport vers une prise de conscience qui éclipse toute entreprise de définition. La publication tardive de livres comme Are You a Geek ? de Tim Collins apparaît donc comme la répétition de ce procédé. Ce livre, que j’ai acheté dans la boutique de souvenir du MIT Museum, répète la formule du geek test, accordant des points pour une série de caractéristiques censées définir si le lecteur est un geek. Jouant sur le stéréotype des années 1980 et 1990, Collins considère que chaque tache trouvée sur les vêtements que porte la personne répondant à son questionnaire vaut un point, que chaque gigaoctet de son lecteur mp3 en vaut un autre, qu’être vierge à 30 ans vaut 5 points. Cette liste de non sequitur mêlant l’offensant à l’étrange, démontre que même sans lunettes épaisses et sans avoir le livre de Donjons et Dragon à la main, le geek ne réussit pas à se défaire des stigmates de son passé par le biais d’un travail de définition. Pire encore, l’existence d’un tel livre et sa présence dans un lieu de fierté geek confirme que la liste appelle la liste, et que la figure du geek ratera toujours sa synthèse par le biais du sériel au sein de l’autoréférentiel.

  1. 1Je mets le mot en italiques pour souligner sa provenance anglaise, chose que je cesserai ensuite en but d’alléger la mise en page du texte. J’en profite pour souligner que ce mot manque à la langue de Molière et qu’il serait de mise d’inventer un terme en écho aux origines bas-allemandes du mot (geck) suivant les règles phonétiques de l’alphabet français, de la même façon que nerd deviens nörd en Suédois et nørd en Danois. Je propose « guique ».
  2. 2Ce que j’ai fait ailleurs, voir (Faucher, 2010a). Je me suis également prêté à l’exercice pour le mot tronche dans (Faucher, 2010b).
  3. 3http://www.imdb.com/title/tt0193676/. Étant donné que la majeure partie des œuvres traitées sont en ligne, les hyperliens seront inclus dans les notes en vue de faciliter la consultation des sources.
  4. 4http://www.geekcode.com/geek.html
  5. 5Le « y » à la fin du code signifie qu’on a affaire à un geek masculin.
  6. 6http://www.innergeek.us/geek.html
  7. 7http://www.flickr.com/photos/scottjohnson/2086153791/sizes/o/