Comment réussir à bien rater sa vie ?

Mode d’emploi à travers quelques figures de ratés de la seconde moitié du XIXe siècle

En marge du héros dont on célèbre souvent les hauts faits et la bravoure légendaire dans les romans historiques notamment, se trouve le raté qui, par sa médiocrité même, se révèle impuissant à concrétiser l’idéal d’existence auquel il a toujours rêvé. « Incapable, avorton, zéro, loser, minable, dégénéré, déclassé, bon à rien, fruit sec, nanard, nullité, tocard » : la langue française fourmille de termes et d’expressions pour qualifier celui qui a manqué sa vie, qu’il s’agisse de substantifs liés à l’hérédité, à l’absence de valeur et de capacité ou à l’état d’inachèvement. Pourtant, à l’heure où la réussite individuelle ne cesse d’être mise en avant, il est jouissif d’aller à rebours du modèle dominant. Passé un certain âge, il convient en effet d’avoir atteint des objectifs variant en fonction de la pression sociale du moment, mais aussi de nos choix personnels : plan de carrière, mariage, vie mondaine ; même nos loisirs sont soumis au critère de la performance. La réussite peut-être purement matérielle : « Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, on a raté sa vie » selon Jacques Séguéla (voir : http://www.youtube.com/watch?v=DF180OJYr7M). L’ambition peut aussi être plus élevée, quand on désire « être Chateaubriand ou rien » pour les Victor Hugo en herbe.

En 2002, Dominique Noguez nous avait déjà fourni un guide pour rater complètement sa vie. Le panorama littéraire que nous nous proposons d’aborder ici se situe dans la seconde moitié du XIXe siècle, au moment de l’essor du participe passé substantivé « raté ». Alain Rey date son entrée dans la langue en 1867 1 et Paul Bourget attribue la paternité du mot à Alphonse Daudet (Bourget 1886 : 223-226). En consultant la base Frantext (http://www.frantext.fr/), il apparaît effectivement que Daudet romancier fasse figure de pionnier dans l’emploi du terme de raté, employé pour désigner une personne ou un groupe de personnes. Les différents types de ratés présents dans Jack, roman publié en 1876, forment à cet égard l’exemple remarquable d’une communauté d’incapables vivant en marge de la société 2 (Melison 2009 : 63-75). D’autres figures de ratés traversent l’œuvre daudétienne, comme Ferdinand Chèbe ou le comédien in partibus Delobelle (Fromont jeune et Risler aîné), ou encore le petit Chose lui-même dans le récit éponyme bien connu. Les Goncourt, dans leur Journal en date de février 1862, avaient déjà utilisé le terme de raté dans un emploi neutre (Goncourt Journal 1959 : 1016). De manière générale, le participe passé « raté » est fréquent dans la correspondance de Flaubert, qui l’utilise pour juger son propre travail d’écrivain en train de se faire ou pour critiquer la production d’autrui. Plus largement, nous essaierons de mettre en avant la façon dont les romanciers naturalistes s’attachent au personnage du raté et l’associent souvent au personnage du bohème. Figure courante de la seconde moitié du XIXe siècle, le raté a en effet partie liée avec le bohème dans la mesure où les deux types mènent une « existence marginale fondée sur le refus ou l’incapacité d’assumer une vie sociale stable et limitée » (Seigel 1991 : 20). Par ce mode de vie, ils s’opposent à la fois au bourgeois et à l’artisan, qui par leur travail font œuvre créatrice.

Dans la première moitié du siècle, la bohème apparaissait comme la conséquence de la démocratisation du monde jusqu’alors fermé des artistes. Le créateur n’étant plus lié à un mécène, il dispose d’une plus grande liberté mais se trouve de facto soumis à la loi du marché. « Pour beaucoup, c’est le rien qui résonne sur les boulevards nocturnes et dans les estaminets, dans les mansardes ou dans les antichambres des directeurs de presse » (Goulemot et Oster 1992 : 104). La vie de bohème caractérise ainsi une étape initiatique dans l’existence d’un artiste et non pas un état irrémédiable. La jeunesse en a donc l’apanage, comme le souligne notamment Balzac dans sa nouvelle « Un Prince de la bohème » en 1840 :

La bohème, qu’il faudrait appeler la Doctrine du boulevard des Italiens, se compose de jeunes gens tous âgés de plus de vingt ans, mais qui n’en ont pas trente […] Tous ces jeunes gens sont plus grands que leur malheur, au–dessous de la fortune, mais au-dessus du destin. (Balzac 1977 : 808)

Par la suite, rien n’empêche les anciens bohèmes de filer tout droit vers l’embourgeoisement. Tel est le cas par exemple des protagonistes des Scènes de la vie de bohème de Murger (Martin-Fugier 2008 : 425).

C’est au sein de ce monde à part que bohèmes et ratés se rencontrent. Cependant, nous nous attacherons principalement aux bohèmes qui ne réussissent pas, qui ne parviennent pas à devenir de véritables artistes, qui restent en quelque sorte éternellement prisonniers des illusions de leur jeunesse. Dans la seconde moitié du siècle, se produit un conflit nouveau entre le tempérament de l’artiste, souvent oisif et fantaisiste, et une conception inédite du travail artistique entendu comme un labeur quotidien. Le passage de l’époque romantique au mouvement réaliste puis naturaliste entraîne en effet un changement de comportement de la part des écrivains. Flaubert, Zola, Daudet, Taine, les frères Goncourt ont chacun éprouvé cette angoisse de la paresse. Par ricochet, soit pour conjurer le sort et par crainte du laisser-aller, les romanciers réalistes et naturalistes, en peintres du prosaïque, se sont évidemment intéressés à ces êtres au destin avorté. Partagés entre la colère et la pitié, les écrivains voient dans leur conception de l’artiste bohème une sorte de double raté, de miroir en négatif de ce qu’ils auraient pu devenir. Ces ratés sont des parasites sociaux, de soi-disant artistes, des charlatans qui, sans atteindre une dimension tragique, provoquent auprès du lecteur compassion, rire ou larmes. Ajoutons qu’il n’est pas facile de manquer complètement sa vie : nous essaierons ici d’appréhender les caractéristiques permettant de reconnaître le raté, les efforts qu’il déploie pour multiplier les échecs et, enfin, l’acharnement qu’il manifeste pour conserver son titre d’éternel incapable.

I. Typisation du raté

Il est bien difficile de cerner les contours du raté, personnage ô combien insaisissable et ne se fondant dans aucune définition d’ordre sociologique. Toutefois, c’est peut-être par cette vie d’exclu et cette existence de bohème que l’on peut tenter de l’appréhender : il s’agit d’un être en marge, caractérisé par une esthétique du manque, captif de ses propres illusions.

A. Un être en marge


Le personnage du raté apparaît rarement de manière isolée dans la narration, si ce n’est dans le roman de Gyp, Un Raté (1891), dans lequel Gaston Ganuge, poète médiocre au physique peu avenant, s’attache à conquérir Suzanne Myre, une jeune bourgeoise de Nancy mariée et ignorante. Dans L’Œuvre de Zola (1886) et Manette Salomon des frères Goncourt (1867), les peintres Claude Lantier et Anatole Bazoche rentrent en concurrence avec d’autres artistes comme Sandoz et Coriolis ou avec des modèles féminins qui, par contraste, accentuent leur sentiment d’échec. Dans l’économie du roman Jack, les Ratés constituent un groupe original de personnages plus ou moins individualisés, dirigé par Amaury d’Argenton, le « roi des Ratés » (Daudet Jack 1990 : 314). Cette exposition collective est présente à cinq reprises, surtout dans la première partie du récit intitulé initialement « Les Ratés » lors de la publication du roman en feuilleton dans Le Moniteur universel. Plus fréquemment, enfin, les personnages de ratés s’apparentent au milieu de la bohème artistique. Après Sand (La Dernière Aldini) et Balzac (Un Prince de la bohème), Murger a fait des émules : en témoignent des œuvres aux tonalités diverses telles Le Désespéré de Léon Bloy et Charles Demailly des Goncourt, satires virulentes des gens de lettres, ou encore « La Bohème en famille » (Les Femmes d’artistes) d’Alphonse Daudet, évocation plus tendre du ménage du sculpteur Simaise, artiste condamné à la médiocrité pour faire vivre son foyer.

Évitant de côtoyer de trop près ceux qui ont réussi, le raté cultive volontiers l’entre-soi, se situant parmi les « irréguliers de Paris » et les « réfractaires », pour employer la terminologie vallésienne. Sa physionomie souvent étrange, sa mise excentrique, son tempérament singulier font de lui un déclassé. Aussi, malgré sa quête effrénée de reconnaissance – qu’il s’agisse d’un siège à l’Académie, d’une publication importante ou d’une exposition dans un salon parisien –, se méfie-t-il des institutions, de l’art officiel, des conventions, de la légitimité des positions. Gabriel Guillemot a dressé en son temps une typologie du bohème (bohème honnête, bohème honteux, pilier de café, bohème-femme, bohème exotique) et on pourrait faire de même avec le personnage du raté. Beaucoup d’espèces diverses se pressent parmi le personnel romanesque de la seconde moitié du XIXe siècle : pion raté, raté universitaire, charlatan, commerçant paresseux, comédien raté, poète raté… Toutefois, manquer sa vie n’est pas seulement le privilège du milieu artistique.

B. Un être inachevé


Le raté comme le bohème peut être appréhendé selon une esthétique du manque. En effet, Murger est qualifié d’« homme sans lettres » par les Goncourt (Goncourt Journal 1959 : 880). Daudet use du même procédé pour définir trois membres du groupe des ratés dans Jack : Amaury d’Argenton est un « poète sans éditeur », le docteur Hirsch, « un médecin sans diplôme », Labassindre, « un chanteur sans engagement » (Daudet Jack 1990 : 38). Ferdinand Chèbe, autre raté daudétien, qui n’a de bohème que la flâne, est un homme oisif tenant un temps « une boutique sans marchandises » (Daudet Fromont jeune et Risler aîné 1986 : 1033). Après une malencontreuse chute, il est tour à tour « courtier en vins, en librairie, en truffes, en horlogerie et bien d’autres choses encore » (Ibid. : 948). Comme le père de Sidonie chez Daudet, le raté ne peut se définir en tant que sujet. Paresseux, il méprise ceux qui travaillent régulièrement. Dans le domaine artistique, il demeure inapte à créer d’où sa haine parfois à l’égard de« ceux qui produisent » (Gyp 1891 : 150). Martyr de l’art, le fils de la Gervaise des Rougon-Macquart demeure « ce grand peintre raté, cet impuissant incapable de mettre une figure debout » (Zola L’Œuvre 1928 : 363). Gaston Ganuge ne parvient pas à terminer La Raréfaction vibratile du moi ; Rabosson, dans le roman d’Abel Hermant, se révèle incapable de mener à bien la thèse qu’il a commencée. D’Argenton, qui n’a pourtant pas écrit une ligne de La Fille de Faust, se plaint pourtant d’avoir été dépossédé de sa création. Les rares œuvres produites se caractérisent par leur nullité. Les vers du Petit Chose ou Le Credo de l’amour du « roi des Ratés » en sont des témoignages éclairants.

Cette stérilité artistique qui montre l’absence indubitable de talent n’empêche pourtant pas les velléités du raté. Rien, exception faite de la mort, ne saurait décourager son obstination à courir vers l’échec.

C. Un être toujours illusionné


Le troisième élément caractérisant le raté concerne ainsi la permanence de l’illusion. En dépit de ses multiples revers, le personnage persévère dans la voie qu’il a choisie. Il pourrait opter pour une existence rangée qui lui assurerait un train de vie décent, mais ce serait toute sa carrière de raté qui serait alors remise en question. En ce sens, Daniel Eyssette alias le Petit Chose n’est pas un raté véritable car il accepte de devenir marchand de porcelaines à la fin du roman. Il s’était néanmoins appliqué jusque-là à manquer tout ce qu’il avait entrepris : « Irma avait beau dire, la vocation n’y était pas. Après tout, parce qu’on est mauvais poète, ce n’est pas une raison pour être bon comédien » (Daudet Le Petit Chose 1986 : 189).

Ambitieux vaincu d’avance, le vrai raté continue de s’illusionner. Anatole Bazoche a le « sens de l’invrai », porté par des « illusions entêtées que rien ne tuait » (Goncourt Manette Salomon 1877 : 369). En dépit des avertissements de Berthou, Claude Lantier persiste dans sa quête du chef-d’œuvre : « Le célèbre peintre de Néron au Cirque, ne lui avait-il pas répété, à vingt reprises, qu’il ne ferait jamais rien ! » (Zola L’Œuvre 1928 : 43). Dans Fromont jeune et Risler aîné, le comédien Delobelle a l’opportunité de sortir de la bohème mais à chaque fois, il oppose un « refus héroïque » : « Je n’ai pas le droit de renoncer au théâtre ! » est son leitmotiv (Daudet Fromont jeune et Risler aîné 1986 : 952). Ayant suivi un parcours brillant, normalien, reçu premier à l’agrégation, Rabosson apparaît pourtant bien vite comme un « raté prédestiné » (Hermant 1927 : 16) : enseignant au lycée de Chartres, il abandonne sa thèse, démissionne de son poste et voit sa femme mourir prématurément. Renvoyé à sa médiocrité, il retourne vivre auprès de ses parents.

Incapable de produire une œuvre originale, le raté est le champion de l’imitation et de la contrefaçon. Dans les bestiaires daudétien et goncourtien, la métaphore simiesque est d’ailleurs souvent convoquée pour souligner l’absence d’originalité du raté qui se contente de reproduire une création ou un comportement déjà existants. Sans identité propre, il se situe volontiers dans la duplication d’un modèle. La vie du raté est donc commandée par une représentation perpétuelle : à la noce chez Véfour comme en promenade le dimanche, Delobelle cultive ses habitudes de cabotin. Quelle que soit la situation, il parade, y compris lors de l’enterrement de sa propre fille Désirée ou lorsque Sidonie lui rend visite à la fin du roman : « Quelle crâne situation, tout de même, pour un cinquième acte !… » (Daudet Fromont jeune et Risler aîné 1986 : 1150) C’est d’ailleurs lui qui l’incitera à mener une carrière artistique, à rejoindre le « pays de Bohème » (Ibid. : 1151). C’est pourquoi, à défaut de faire œuvre créatrice, le raté, comme le bohème, fait de son existence même son œuvre : d’où l’importance accordée à la tenue, à la pose, à l’exposition sous toutes ses formes. Le raté-bohème peut alors revêtir tous les costumes comme les figures des Réfractaires de Vallès. Le personnage nous apparaît donc un peu plus précisément, son portrait fût-il saisi en creux.

II. Quotidien du raté

Entre flâne, débauche, promenade sur le boulevard, discussions interminables au café, le personnage du raté a un emploi du temps très chargé.

A. Parasitisme social et conjugal


N’ayant pas d’individualité propre, le personnage du raté éprouve le besoin de s’attacher à l’existence des autres. Tel est le cas de Bazoche :

Anatole présentait le curieux phénomène psychologique d’un homme qui n’a pas la possession de son individualité, d’un homme qui n’éprouve pas le besoin d’une vie à part, de sa vie à lui, d’un homme qui a pour goût et pour instinct d’attacher son existence à l’existence des autres par une sorte de parasitisme naturel. (Goncourt Manette Salomon 1877 : 368)

Toute la vie du raté apparaît exposée dans une théâtralisation chaque jour renouvelée car le personnage ne possède pas d’intériorité. Ferdinand Chèbe suit par exemple avec une attention scrupuleuse l’état d’avancement des travaux haussmanniens alors que cela ne le concerne pas directement : « Tout le temps qu’on construisit le boulevard Sébastopol, il allait voir deux fois par jour ‘si ça avançait’ » (Daudet Fromont jeune et Risler aîné 1986 : 948).

Ce parasitisme trouve également son accomplissement au sein du couple. Le parasite demeure le raté lui-même bien entendu, mais ce dernier, en toute mauvaise foi, reproche à sa compagne de parasiter son prétendu talent. L’artiste vit souvent comme un poids la présence d’une femme à ses côtés, la vie conjugale étant incompatible avec la création artistique. Éléonore Roy-Reverzy a montré que les critiques formulées à l’encontre de l’épouse sont identiques à celles faites au bourgeois. En outre, la femme isole l’artiste et stérilise la puissance créatrice de l’homme (Roy-Reverzy 1997 : 70-78). Manette et Marthe dans les deux romans des Goncourt piègent ainsi Coriolis et Demailly dans les rets du mariage. Daudet partage en partie ce point de vue dans Les Femmes d’artistes : en effet, plus tempéré, l’auteur attribue parfois le mauvais rôle au compagnon (« Un Ménage de chanteurs »). Chez les Goncourt, la femme précipiterait l’échec de l’artiste ; chez Daudet, il existe des artistes épanouis dans le mariage ainsi que le manifeste par exemple le prologue du recueil. On ne peut que songer à l’union d’Alphonse avec Julia, qui permit au jeune homme de sortir de la bohème et de connaître la consécration littéraire. S’agissant du type du raté, le personnage le devient encore davantage chez les Goncourt en se mariant ; dans l’œuvre de Daudet, le parasitisme social se double d’un parasitisme conjugal. Le personnage inapte n’hésite pas à vivre aux crochets de femmes qui se tuent à la tâche pour faire vivre la maisonnée : « Les pauvres compagnes des Ratés portaient sur leurs visages courageux et fanés le prix coûtant de l’entretien d’un homme de génie » (Daudet Jack 1990 : 62). En particulier, Moronval et d’Argenton dans Jack, Delobelle et Chèbe dans Fromont jeune utilisent leur entourage féminin pour continuer leur vie de bohème. Si certains comme Chèbe apparaissent inoffensifs, d’autres s’avèrent beaucoup plus dangereux. Sous le bohème en effet se cache parfois le bourgeois pétri d’habitudes et de calculs. C’est le cas de d’Argenton et de Moronval aux attitudes « prudhomesques » (Ibid. : 177) ; plus calculateur encore semble le personnage de Gyp, Gaston Ganuge qui entreprend d’assassiner son admiratrice Suzanne Myre pour la réclame littéraire (Gyp 1891 : 170).

B. Lieux du raté


Évoluant dans un cercle restreint, le raté cultive l’entre-soi de peur d’être confronté à celui à qui tout réussit. Il reconstitue un univers où il se sent enfin supérieur. Le « petit clan d’élite » de Gaston Ganuge (Ibid. : 119), « Les Voraces » dans Soutien de famille, la petite bande dans L’Œuvre de Zola, « le groupe de l’Avenir » dans Le Vice de Gustave Toudouze en sont quelques exemples éclairants. Car enfin, le raté a besoin d’un public pour se sentir exister. Les lieux fréquentés par les ratés se situent donc dans la ville et en particulier à Paris, car « on conçoit que cette contrainte de l’extériorité trouve dans l’espace urbain le moyen privilégié de son inscription et de sa lecture » (Goulemot et Oster 1992 : 132). Alfred Delvau a consacré un ouvrage entier à l’Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris (1862). Il en dénombre plus d’une quarantaine avec leurs habitués et leurs habitudes : le restaurant Dinocheau, la brasserie des Martyrs, le café Riche, la brasserie Andler, le café Momus figurent parmi les hauts lieux de la bohème parisienne. Dans la fiction, la brasserie de la rue Blondel (Fromont jeune et Risler aîné), le café Baudequin (L’Œuvre) se substituent aux enseignes réelles avec parfois une transparence affichée, comme l’illustre le café Malmus dans Numa Roumestan, référence explicite au café Momus. Cependant, les ratés daudétiens évoluent davantage dans l’ombre. Dans Jack, le groupe des Ratés transforme la maison de campagne à leur convenance : « C’était la brasserie au milieu des bois » (Daudet Jack 1990 : 170). Les lieux investis par les personnages varient donc au gré de leur existence misérable et décousue.

Finalement, le raté devient presque un personnage à la mode. La seconde moitié du XIXe siècle entraîne en effet une prolifération de personnages déshéroïsés. L’artiste n’est plus un Prométhée mais « Un Prométhée raté » (Goncourt Manette Salomon 1877 : 324). Dans une nouvelle de Villiers, un homme de génie se fait même passer pour médiocre auprès d’un directeur de journal afin de faciliter son embauche (Villiers de l’Isle Adam 1922 : 50). Reste à imaginer une fin convaincante pour cet être souvent insignifiant et lâche.

III. Fin du raté

Les personnages de ratés dont nous avons suivi le parcours se caractérisent par leur incapacité à évoluer. Comme figés par leurs propres échecs, ils piétinent sur place. Seule la mort du personnage, qui coïncide en général avec la fin de l’œuvre, stoppe la route de cette « race embryonnaire et végétante » (Daudet Jack 1990 : 61).

A. Un « carnaval éternel »


Le temps ne semble pas avoir de prise sur le raté. L’expression « carnaval éternel » empruntée à Manette Salomon (Goncourt Manette Salomon 1877 : 18) résume bien l’état d’esprit du personnage, davantage attiré par la vie d’artiste que par l’art lui-même. Le raté demeure inapte au changement : les ratés « possèdent quelques années de plus, des cheveux et des dents en moins, mais immobiles dans leurs situations sociales […] comme de braves ratés qu’ils étaient » (Daudet Jack 1990 : 315). Même s’ils se transforment physiquement, ils restent finalement sans âge, comme des « enfants trouvés » (Petit 2003 : 255). Il est surprenant en effet de constater l’abondance de références à l’enfance pour décrire le raté qui ne parvient pas à grandir. On ne cesse de le répéter au petit Chose. L’abbé Germane lui prédit en effet qu’il restera toujours un enfant, opinion partagée par son frère Jacques : « Vois-tu ! Daniel, tu es un enfant, un petit enfant incapable d’aller seul dans la vie » (Daudet Le Petit Chose 1986 : 111). Les Ratés de Jack sont de « vieux gamins à barbes grises » (Daudet Jack 1990 : 170). Coriolis et Charles Demailly sombrent dans la folie, autre forme d’un temps sans repères et qui se trouve justement liée à celui de l’enfance :

Assimilant […] les fous à des enfants, il pensait que la punition, si nécessaire à l’enfance, si bienfaisante dans les premières années de vie d’un homme, devait être appliquée à la folie, à cette enfance d’un cerveau qu’il fallait ramener à la virilité avec l’aiguillon et le frein de la correction. (Goncourt Charles Demailly 1876 : 399)

Le caractère immuable du personnage s’explique par la force de l’illusion : malgré ses échecs répétés, le raté reste persuadé qu’il va réussir. Loin de lui fournir la sagesse de l’expérience, l’accumulation de ses déboires ne fait que conforter sa haine vis-à-vis de la société et sa volonté de poursuivre dans une existence sans issue.

La seule trajectoire positive concerne l’un des personnages de Goncourt. En effet, Anatole Bazoche devient grâce à l’aide d’un ami employé dans un zoo, où il s’occupe de nourrir les animaux. Il trouve une forme d’éternité dans ce paradis végétal, ainsi que le manifestent les dernières lignes du roman : « L’ancien Bohème revit des joies d’Eden, et il s’élève en lui, presque célestement, comme un peu de la félicité du premier homme en face de la Nature vierge » (Goncourt Manette Salomon 1877 : 444).

B. Mort du raté


Le raté peut mourir dans la fleur de l’âge et rejoint en ce sens encore la figure du bohème, qui disparaît relativement jeune. Les Goncourt commentent ainsi la mort de Murger, décédé à 38 ans : « Murger, sans le sou, a vécu comme il a pu. […] Amusant et drôle, il s’est laissé aller à mordre au parasitisme, aux dîners, aux soupers, aux parties de bordel, aux petits verres qu’il ne payait pas et ne pouvait rendre » (Goncourt Journal 1959 : 879). Dans la fiction, Claude Lantier se suicide en raison de son impuissance à créer et ce malgré « la jeunesse rayonnante » que lui offre une dernière fois Christine (Zola L’Œuvre 1928 : 396).

Toutefois, la plupart du temps « le vivotement minable se substitue à l’éclat d’un destin tragique » pour le personnage médiocre (Dufief 1997 : 346). En effet, les ratés n’ont pas souvent le courage d’en finir ou de s’avouer vaincus. Les personnages zoliens semblent les plus entreprenants en ce domaine : qualifié de raté par La Faloise, Vandeuvres, ruiné par Nana, se suicide avec panache, en se faisant brûler dans ses écuries en compagnie de ses chevaux. Mais si Claude Lantier, dans son incapacité à réaliser sa grande œuvre, se pend dans son atelier, tel n’est pas le cas du raté daudétien. Rarement chez lui d’acte désespéré qui donnerait un certain relief à son existence médiocre, mais plutôt le calcul pusillanime qui permet d’économiser ses forces et de garder ses illusions. Même constat dans le récit de Gyp : Gaston, après avoir tué froidement sa maîtresse Madame Myre, se blesse bénignement avec un revolver, ratant intentionnellement son suicide. Il faudra l’intervention de la marraine justicière pour que le raté malfaisant périsse. Non content de continuer à végéter, le raté peut aussi contaminer les autres personnages. Ainsi, le groupe des Ratés fait du héros éponyme Jack un « raté de l’enclume et du marteau » (Daudet Jack 1990 : 295).

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, ratés et bohèmes romanesques se retrouvent à travers un certain nombre de comportements similaires : flâne, débauche, existence indigente et décousue. Mais la manière de traiter la bohème par les romanciers de cette époque n’a plus rien à voir avec l’image idéalisée qu’en a donnée Murger dans les Scènes de la vie de bohème, comme en témoignent les satires particulièrement violentes de Zola et des Goncourt. De son côté, Daudet sort le type du raté du cercle étroit des hommes de lettres et des artistes, mais le règlement de comptes est encore plus virulent de la part de Léon Bloy. Le raté-bohème constitue ainsi une figure repoussoir pour ces écrivains forçats des lettres. Nulla dies sine linea : telle est l’antienne martelée par Zola. Il n’est donc pas étonnant que les deux derniers mots de L’Œuvre, prononcés par Sandoz les yeux encore embués de larmes après les funérailles de Lantier, soient ceux-ci : « Allons travailler » (Zola L’Œuvre 1928 : 397).

  1. 1L’étymologie de « raté » renvoie au verbe « rater », lui-même dérivé démotivé du substantif « rat ». Le développement sémantique du verbe passe dans la seconde moitié du XVIIe siècle par l’expression « prendre rat, prendre un rat » signifiant « ne pas partir » à propos d’une arme enrayée, puis par extension « échouer, ne pas réussir » en parlant d’une personne. Voir Alain REY, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 2004, Tome 3, p. 3095.
  2. 2Nous avons déjà consacré un article spécifique aux ratés dans Jack. Le but de cette contribution consiste à élargir la perspective à travers un corpus formé de romans de la seconde moitié du XIXe siècle.