L’Europe dans les cinémas canadiens
Au Canada, le cinéma s’inscrit entre deux influences, entre deux traditions : Hollywood et le cinéma européen. La culture canadienne se constitue dans une histoire postcoloniale complexe. Il y a tout d’abord le lien (toujours en vigueur) avec la puissance coloniale britannique. Cette influence anglo-saxonne est complétée par la présence hégémonique des États-Unis. Longtemps, la bourgeoisie issue de cette culture a pensé pouvoir imposer une forme de domination socio-économique aux premiers colons, les Canadiens, abandonnés par la royauté française par le Traité de Paris, en 1763. Pour compléter le tableau, il faudrait détailler les rapports avec les premiers habitants de ce territoire et avec les communautés formées par les différentes vagues d’immigration.
Depuis le XIXe siècle, les Canadiens français fuient l’hégémonie culturelle britannique vers le sud : le rêve américain attire également les jeunes artistes ou les entrepreneurs culturels ambitieux. La relation avec la France est plus complexe. Malgré le temps et la distance, l’ancienne puissance coloniale constitue la référence culturelle à laquelle tout intellectuel (quel que soit son domaine, laïc ou religieux) cherche à se confronter. L’accélération des transports transatlantiques facilite les voyages d’études des intellectuels et artistes canadiens-français à Paris. Ce rapide survol historique montre la place particulière de la culture canadienne, entre les cultures européennes (fondatrices, en quelque sorte) et la culture américaine (en particulier, l’influence impérialiste des États-Unis).
À travers l’étude de phases importantes du développement d’un cinéma au Canada, cet article se propose de comparer l’influence de deux vecteurs culturels majeurs sur cette cinématographie. Il existe, bien sûr, un certain flou dans la définition des deux pôles. L’expression cinémas européens exigerait d’être clarifiée. L’auteur propose de conserver cette notion sans plus de précisions. En effet, cette étude concernant l’ensemble du XXe siècle, aucune définition politique n’est acceptable. Seules les limites géographiques sont retenues. Par conséquent, tout film réalisé ou produit dans un pays du continent européen sera considéré comme pouvant appartenir au corpus. D’un autre côté, il est évident que le cinéma produit aux États-Unis n’est pas réductible à la seule forme commerciale et grand public proposée par les grands studios. De même, la production des majors hollywoodiennes ne repose pas sur un modèle unique et immuable. Cependant, de manière macroscopique, on peut, sans caricaturer, isoler un pôle esthétique hollywoodien (cf. Bellour 1980 et Bourget 1983). Dans cette étude, le cinéma hollywoodien servira d’objet de comparaison pour questionner le rôle d’une production européenne sur les cinémas au Canada. L’objectif est d’analyser, à travers ces effets, les qualités d’un pôle esthétique européen. Dans un premier temps, ce texte tente l’étude croisée des dispositifs de distribution et de production avec des aspects esthétiques. Suivant cette approche économique, le cinéma sera envisagé en fonction de l’influence induite (diversité, écriture cinématographique, qualités esthétiques, idéologie, etc.) et non d’une quantité produite (nombre de spectateurs, profits, nombre de films réalisés, etc.). Afin d’affiner quelques éléments de l’analyse esthétique, ce questionnement sera repris dans un cas précis, l’Office national du film canadien, de sa création en 1939 aux années soixante. En effet, durant cette période, les collaborations avec les cinémas européens sont riches et diversifiées.
Les premiers cinémas
La première projection publique en terre canadienne a lieu à Montréal, au café-concert, 78 boulevard St-Laurent, le samedi 27 juin 1896. La projection est organisée par la société Lumière. Cette projection est réservée aux notables et aux journalistes. Les deux opérateurs Lumières, Louis Minier et Louis Pupier, projettent des vues du catalogue. Elle est suivie de projections de représentants de la société Edison. D’autres compagnies entrent rapidement dans la danse. Les premiers films tournés au Québec sont réalisés par les opérateurs Lumière. On conserve des traces de la vue Lumière n° 1000, Danse indienne, tournée le 2 ou 3 septembre 1898. Plusieurs séries de vues sont tournées, exploitant surtout les caractéristiques exotiques de ces contrées (cf. Gaudreault, Lacasse et Sirois-Trahan 1996 : 43). Bien avant que le cinéma ne se développe réellement dans le pays, les studios hollywoodiens prennent l’habitude de filmer des séquences en extérieur. La particularité des paysages (ruraux ou urbains) et le faible coût de la main-d’œuvre rendent le pays attractif.
Dès 1915, la majorité des films distribués au Québec sont réalisés aux États-Unis. La Première Guerre Mondiale élimine la production européenne. Avant 1914, la France est le plus gros producteur de films. Les USA prennent la première place à ce moment-là. Les succès américains sont diffusés dans le même mouvement, dans tout le Canada. Pour Hollywood, Canada is not a foreign market. Suite à une guerre commerciale (parfois déloyale), quelques distributeurs ontariens contrôlent les réseaux de salle au Canada et signent des accords commerciaux avec les majors. En acceptant le principe des locations par package, ils obtiennent l’exploitation des primeurs (first run). Cette relation impérialiste ne concerne pas uniquement la distribution. Les acteurs et techniciens canadiens talentueux préfèrent tenter leur chance à Hollywood que de faire du cinéma au pays… Dans ces conditions, le Canada est maintenu dans une situation de dépendance vis-à-vis d’Hollywood. Plusieurs stratégies sont mises en place pour contourner ce monopole.
La diffusion de films européens
Même dans ce contexte défavorable, les films européens ne disparaissent pas totalement des écrans canadiens. Tout d’abord, des compagnies de distributions américaines achètent les droits de films pour les exploiter en Amérique du Nord. C’est pourquoi les films réalisés dans un pays francophone sont distribués avec des intertitres en anglais. Dans les communautés francophones, l’Église est un puissant instrument de contrôle de la société. Au Québec, où ce rôle social prend des dimensions politiques, l’institution catholique impose une chape morale sur le cinéma. Avec l’encyclique du pape Pie XI, Vigilanti Cura, en 1936, la position de l’évêché s’assouplit quelque peu. Le clergé catholique continue sa lutte systématique contre la diffusion d’un cinéma américain corrupteur et dénationalisateur. L’Église refuse également de concevoir le cinéma comme un simple divertissement. Les films doivent participer à l’éducation de la population. C’est pour cela qu’elle favorise la diffusion d’un certain cinéma parlant français, éveilleur de consciences1. L’esthétique de ces films oscille entre la promotion d’une morale chrétienne et l’expression d’un point de vue d’auteur. Le clergé catholique et les intellectuels nationalistes s’investissent dans la distribution de ces films européens2. L’Église québécoise s’oriente également vers la mise en valeur d’un cinéma catholique francophone. Pendant la Deuxième Guerre Mondiale, l’abbé Vachet tente de produire des films avec des capitaux français et québécois. Cette idée trouve un écho favorable dans les milieux vichystes. Ces films n’ouvrent pas de perspectives pour le cinéma québécois. C’est plus une entreprise catholique visant à fournir de bons films au public québécois.
On retrouve d’autres formes de coproductions au niveau du Commonwealth, entre le Canada, la Grande-Bretagne et les autres colonies britanniques. Cette ouverture vers l’Europe est principalement gérée par l’ONF. L’un des objectifs de l’Office est de faire la promotion du Canada à l’étranger et surtout d’attirer une immigration britannique (Grierson 1978 [1938]). Dès le départ, l’Office est tourné vers l’Empire britannique, tant au niveau de la distribution que de la production. À la fin des années 1950, le commissaire de l’ONF, Jean Roberge, fait la promotion des coproductions avec l’Angleterre et la France. Le soutien de l’industrie du long métrage n’est pas contradictoire avec le mandat (version 1950) de l’ONF. La collaboration entre le Canada et la France prend une dimension officielle en 1963 avec l’accord de coproduction. C’est principalement un accord financier, une suite d’incitations financières des gouvernements. L’objectif est de faciliter la distribution des films des deux côtés de l’Atlantique. Malgré l’échange d’acteurs ou de réalisateurs prestigieux, on constate peu d’échanges au niveau artistique. Ces ententes ont très peu de conséquences esthétiques.
Ces quelques faits montrent comment, dès leurs débuts et tout au long de leur histoire, les cinémas canadiens subissent des pressions contradictoires. On peut facilement isoler deux pôles d’influence : les cultures fondatrices européennes et l’hégémonie culturelle américaine mise en place aux États-Unis. Cette posture culturelle est toujours valable. L’antagonisme entre Hollywood et les cinémas européens s’exprime au Canada dans l’opposition de plus en plus nette de deux stratégies de développement du cinéma. D’un côté, certains professionnels et décideurs publics mettent en place des stratégies pour créer une véritable industrie du cinéma, présupposant son rôle divertissant. D’un autre côté, toute une série de tactiques cherchent à mettre en place une forme de cinéma qui vient questionner la réalité, inspiré d’un cinéma d’auteur pratiqué en Europe. On retrouve cette dichotomie dans tous les cinémas canadiens. C’est également l’une des ambiguïtés qui poursuit l’Office national du film depuis sa création. Continuons notre exploration des rapports Canada/Europe dans ce lieu de production cinématographique.
1939, un esprit européen à l’ONF
Avant la Deuxième Guerre Mondiale, la production audiovisuelle canadienne est presque négligeable. Il n’existe pas de structures permettant la réalisation de films. Quelques artisans réalisent des films projetés de manière locale. D’autre part, chaque pallier de gouvernement possède un secteur audiovisuel répondant à ses besoins (cf. Morris 1979). C’est dans ce contexte qu’est créé le National Film Board, en 1939. Cet office est conçu à partir des recommandations émises dans un Rapport sur les activités cinématographiques du gouvernement canadien par le documentariste britannique, John Grierson. Ne trouvant personne à mettre à la tête de cette structure, le gouvernement fédéral nomme Grierson premier commissaire de L’ONF. La guerre est déjà commencée. Le Canada a un besoin urgent de films pour expliquer son engagement dans le conflit aux différentes couches de la société. Les talents d’administrateur de Grierson lui permettent de répondre rapidement à la demande de films de propagande des différents ministères. Il met en place une équipe composée de cinéastes expérimentés venant d’Europe avec d’anciens membres du General Post Office Film Unit de Londres : Stuart Legg, Basil Wright, Raymond Spottiswood, Irving Jacoby, Stanley Hawes, Norman McLaren. D’autres cinéastes européens viennent renforcer cette équipe : Joris Ivens, Boris Kaufman (le frère de Dziga Vertov), Alberto Cavalcanti. L’objectif est de former des réalisateurs et des techniciens canadiens (anglophones, au début). Tous ces cinéastes sont issus de l’école du documentaire européen. Malgré la diversité des approches, cela peut constituer une vision assez homogène du cinéma. La domination de Grierson sur l’Office renforce cette unité esthétique. Les cinéastes qui n’acceptent pas cette direction quittent rapidement l’ONF (Joris Ivens reste très peu de temps à Ottawa). Les jeunes Canadiens acceptent Grierson comme un maître.
On retrouve l’influence de Grierson à tous les niveaux. Il adapte sa conception du documentaire aux besoins du Canada. Grierson rejette le réalisme contemplatif du XIXe siècle : pour lui, l’art n’est pas un miroir, mais un marteau. Ses films ont tendance à idéaliser la réalité : par exemple, les ouvriers sont présentés de manière abstraite (il n’y a pas de scènes de vie quotidienne), suivant une vision optimiste. Bien sûr, Grierson pousse les cinéastes à aller filmer partout. Cependant, il reconstruit une réalité au montage ; une voix off vient constamment dicter le sens de l’image. Les premières productions de l’ONF reprennent cette esthétique. Ceci correspond à la tradition des beaux documentaires : un commentaire radiophonique, des images propres, un montage classique, une belle musique, etc. Grierson veut rendre les actualités plus attractives ; il lance le mot d’ordre : N’ayez pas peur de dramatiser. Afin de rendre la réalité plus compréhensible, on insère des séquences fictionnalisées, tournée en studio avec les vedettes de la radio. Après la Deuxième Guerre Mondiale et le départ de John Grierson3, l’ONF connaît une crise : la fin du conflit modifie radicalement les besoins audiovisuels du Canada. L’Office doit restructurer ses activités en profondeur. De plus, certains de ses employés sont accusés de communisme. Une loi réoriente ses objectifs. En 1952, l’Office retrouve un rythme de production pour répondre à la demande de la télévision naissante. Les réalisateurs produisent dans l’urgence : ils retrouvent les techniques de propagande utilisées durant la guerre. Le personnel de l’ONF change très souvent : de nombreux jeunes cinéastes (surtout les francophones) quittent l’Office au bout de quelques mois. Dans ces conditions, ceux qui restent à leur poste prennent rapidement de l’ancienneté. Certains cinéastes canadiens ont travaillé avec Grierson et son équipe. Ils légitiment leur expérience en se référant à cet héritage. En l’absence d’école de formation, cette expérience devient la référence unique. Ainsi, bien après le départ de John Grierson, son ombre plane encore sur l’ONF. Il n’y a pas de règles officielles, mais chaque employé est poussé (par l’institution et par les autres cinéastes) à respecter ses méthodes de tournage. Ceci concerne la majorité de la production de l’ONF.
Jusqu’en 1956 (le déménagement de l’ONF à Montréal) la production de l’Office est principalement anglophone. Un système de traduction permet de distribuer les films au Québec. À part quelques exceptions, la tradition documentaire de l’ONF est très axée sur la culture britannique. L’Office intègre de jeunes immigrants venus d’Europe. Dans une structure relativement petite où tout le monde est en contact, l’incorporation d’un personnel issu d’une culture européenne (principalement écossaise, irlandaise, française ou allemande) modifie sensiblement l’équilibre de l’ensemble. On peut donc considérer que l’ONF, dans ses racines ou dans son fonctionnement, repose sur une conception britannique de la production cinématographique. L’une des raisons est le statut même de l’Office : l’institution est financée par le budget fédéral et ses employés sont des fonctionnaires. Son fonctionnement est directement inspiré du General Post Office Film Unit de Londres (Véronneau 1978 : 7). On retrouve rarement ce type d’établissement culturel public en Amérique du Nord.
Pendant cette période, des contacts se nouent avec d’autres documentaristes américains. Cependant, il n’y a pas vraiment d’échanges au niveau des pratiques cinématographiques. Les conditions de travail sont très différentes. L’équipe Drew/Leacock fonctionne dans l’urgence, produisant des films en prise directe avec la réalité, diffusés rapidement sur les réseaux de télévision. De l’autre côté, les réalisateurs de l’ONF ont des conditions de production plus souples. Même si l’institution tente de réduire les coûts, elle n’a pas de réel moyen de pression sur des cinéastes fonctionnaires. Par exemple, dans les années cinquante, les cinéastes de l’unité de production B s’ouvrent un espace de liberté en se construisant une réputation de professionnalisme et de qualité. Avec le soutien de leur producteur, Tom Daly, ils s’offrent le luxe de ne pas respecter les délais de production, ni les budgets. Lors du tournage de Paul Tomkowicz sur un aiguilleur, à Winnipeg, le son direct n’est pas audible. Le réalisateur, Roman Kroitor, va s’entêter jusqu’à trouver une voix correspondant à son personnage principal. Il passe outre les lettres de mises en garde du directeur de production. Après six mois et plusieurs tentatives de commentaire, le film est projeté. La qualité de l’ensemble excuse ce refus d’obéissance. Aucune sanction n’est retenue contre Roman Kroitor4. Avec un producteur privé (et intraitable comme Robert Drew), le réalisateur n’aurait même pas envisagé un tel retard. Plus généralement, ces cinéastes innovent, ils cherchent d’autres manières de produire des films documentaires. Ils commencent à modifier leur matériel et leur pratique de tournage. Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, l’ONF est un organisme ouvert sur l’international. Il cherche à exporter sa production, il diffuse des images tournées dans d’autres pays. Il produit également des films ou de séries réalisées avec d’autres pays. Ces coproductions facilitent les contacts et les échanges.
La situation évolue à l’intérieur de l’Office. Le transfert des locaux à Montréal, ainsi qu’une pression médiatique et sociale, vont permettre l’éclosion d’une génération de jeunes cinéastes francophones pleins d’audace. Ils veulent filmer autrement, sortir des limites imposées par les dirigeants de l’ONF. Ils sont souvent rappelés à l’ordre par les cadres administratifs de l’Office. La conséquence de cette ouverture est l’augmentation des contacts avec la sphère culturelle francophone. Les intellectuels et les artistes canadiens-français ont l’habitude d’aller séjourner à Paris. Jusque dans les années soixante, l’inverse est assez rare. À ce propos, il y a une exception notable, soit le séjour de Roland Barthes à Montréal. Il collabore directement à l’écriture du commentaire de film d’Hubert Aquin, Le sport et les hommes. Il influence également le tournage de La lutte, en convainquant les cinéastes de respecter le mythe, élément fondamental de ce spectacle5.
Le cinéma direct
On peut facilement repérer une autre influence : celle de Jean Rouch. Depuis le début des années cinquante, ce cinéaste entreprend de modifier la réception spectatorielle des films ethnographiques en détournant les attentes du spectateur. Avec Les maîtres fous (1954), le cinéma ethnographique perd la présupposée innocence de ses origines. En acceptant les effets de la présence de la caméra, Jean Rouch dépasse le mythe de l’objectivité scientifique. Il détourne même la possession de son sens primaire. L’homme en proie à son Haouka (Esprit) reproduit une domination sociale. Il entre en transe pour figurer la présence du Général. Le spectateur est confronté en même temps à la présence britannique et à l’exploitation des Africains. Grâce à cette mise en abyme par le cinéma, il prend conscience de ce qui rend l’Afrique malade : l’inégalité des rapports économiques et politiques, la domination et l’exploitation d’un peuple par un autre. Certaines critiques reprochent à Jean Rouch son manque d’objectivité : comment accepter la fiction dans un film qu’ils lisent sous un angle ethnographique ? Ils reprochent à Moi un Noir (1958) son côté romanesque. Le spectateur est gêné dans sa lecture documentarisante. La présence de l’auteur est révélatrice d’une certaine fiction. La mise en scène et l’utilisation d’acteurs est contraire aux règles du genre documentaire. Le héros du film, E. G. Robinson, a une position ambiguë. En montrant les rêves des personnages, Jean Rouch dénonce la fiction. En voyant les interprètes jouer eux-mêmes ces séquences, le spectateur prend soudain conscience que tout le film est joué. Le spectateur ne sait plus comment aborder le film.
Jusque dans les années soixante, les films de Jean Rouch ne sont pas diffusés au Canada. Ses films n’intéressent aucun des réseaux. Ils ne sont pas exploitables, par les distributeurs commerciaux, comme des divertissements classiques. Ce ne sont pas réellement des films d’auteur au goût des exploitants parallèles (ciné-club, festivals, etc.). Cependant, pour les critiques françaises, Jean Rouch devient petit à petit une référence (cf. Benayoun 1962 ; Torok 1962). Sa notoriété atteint aussi les cinéastes de l’Office. Le premier contact de Jean Rouch avec l’ONF est sa rencontre avec Norman McLaren, en 1949, lors du Festival du film maudit de Biarritz. Rouch présente alors une série de films sur l’Initiation à la danse des possédés : un film sur les rites magiques Songhaïs, au Nigeria (Les Magiciens de Wanzerbe, 1948), suivi de Circoncision (1949), sur les rites d’un village du Mali. Lorsqu’en 1958, Claude Jutra voit Moi un noir à Paris, il se souvient de l’éloge que son ami Norman McLaren a fait du cinéaste-ethnographe français. Il est séduit à son tour, ce qui précipite son départ pour Abidjan et la rencontre avec Jean Rouch. Parmi d’autres projets, il réalise pour l’ONF Niger, jeune république (1961). Les images sont de Claude Jutra et le commentaire de Jean Rouch. C’est la première collaboration entre les cinéastes canadiens et Jean Rouch6. Durant l’été 1959, Claude Jutra convainc Michel Brault et Claude Fournier d’aller présenter le film Les raquetteurs au Séminaire Flaherty. Jean Rouch s’y rend pour projeter ses films. La rencontre cinématographique est fructueuse. Elle influence directement Claude Fournier et Michel Brault dans la réalisation de Télesphore Légaré, garde–pêche (1959). Ils reprennent un dispositif utilisé par Jean Rouch dans Moi un noir. La bande son est constituée à partir des commentaires des deux principaux protagonistes (monsieur et madame Légaré) devant le montage image du film.
Cette rencontre marque surtout le début d’une collaboration entre Michel Brault et Jean Rouch. Rouch prépare le tournage de Comment vis–tu, en collaboration avec le sociologue Edgar Morin. Il cherche des tactiques pour sortir du cadre rigide des interviews que Morin veut mettre en place. La caméra mobile de Michel Brault ouvre des possibilités. Rouch lui propose de venir pour le tournage d’un film à Paris. Mieux que tout autre argument, ce sont les films de Jean Rouch qui convainquent Michel Brault :
Lorsque j’ai vu au Seminar les films de Rouch, j’en ai eu un peu le coup de foudre, mais ça n’a pas été suffisant pour qu’on se rencontre. À partir du moment où Rouch a vu Les Raquetteurs, on a commencé à se comprendre, parce qu’on s’est aperçu qu’on se ressemblait un peu comme cinéaste : la même attitude fondamentale de filmer la vie telle qu’elle est. […] Jean Rouch se cherchait quelqu’un pour tenir sa caméra (ce problème s’est toujours posé à lui depuis qu’il n’est plus capable d’être son propre cameraman) ; il cherchait un gars qui aurait un peu le même œil que lui.
Les apports de Michel Brault à la réalisation de Chronique d’un été (été 1960) sont indéniables. Il importe des pratiques utilisées à l’ONF. D’un autre côté, Michel Brault reconnaît avoir beaucoup appris à son contact :
C’est parce que j’avais eu cet avant-goût, ce stimulant avec Jean Rouch à Paris, qu’alors là j’ai foncé. Nous n’avions pas encore les caméras adéquates. C’étaient des caméras faites pour être employées sur trépied. […] On a donc fait une partie du film sur trépied quand il le fallait, mais beaucoup d’autres en marchant, caméra à l’épaule (Brault et Maggi 1996 : 134).
Il prend conscience des enjeux esthétiques de sa pratique cinématographique. Il comprend alors l’importance de filmer sans trépied, la caméra à l’épaule. La synchronisation entre l’image et le son devient pour lui un objectif majeur, afin d’enregistrer la parole et le geste. Il dépasse alors sa quête technique, le simple défi technologique, pour faire évoluer l’ensemble du medium cinématographique. C’est en collaborant avec Rouch que Michel Brault comprend l’importance d’inventer une nouvelle conception du cinéma en rapport avec les techniques légères synchrones.
Pendant ce séjour, Michel Brault rencontre également Mario Ruspoli. En mai 1961, il collabore au tournage du film Les inconnus de la terre. Le réalisateur apprécie énormément l’attitude de Michel Brault qui correspond à son approche du cinéma léger synchrone. Par exemple, Mario Ruspoli recommande « d’éliminer toute attitude technique » et de ne pas donner « l’impression qu’on fait du cinéma » (Ruspoli 1963 : 29). Ce cinéaste ne veut pas modifier le comportement des gens : si la caméra est trop présente, elle les amène à surjouer ou, au contraire, elle les fige. La souplesse de tournage de Michel Brault est tout à fait étonnante :
Lors des prises de vue des Inconnus de la terre, il était fort difficile de savoir si Brault avait ou non filmé ; tant il faisait semblant de ne pas filmer, tant il avait l’air de considérer la petite KMT (cachée par une housse d’étoffe et ne laissant voir que le bout de l’objectif) comme un objet sans importance et qui de toute manière ne fonctionne pas.
Il ne cache pas sa caméra. Elle n’est pas non plus au centre de la scène. C’est un témoin, un objet sans importance, que les personnes filmées finissent par oublier. Il en va de même pour l’utilisation parcimonieuse des éclairages d’appoint. Les cinéastes vont jusqu’à installer leurs lampes plusieurs jours à l’avance, pour que les gens aient le temps de s’habituer à ces conditions de luminosité. À ce sujet, la similitude d’approche entre ces trois cinéastes est remarquable. Leur objectif est de filmer « avec la collaboration des paysans intéressés avec leur participation consciente, avec leur consentement ». Ils sont présents, comme des témoins intéressés, les laissant parler de leurs problèmes, sans les questionner directement : « Jamais nous n’avons volé une image à leur insu » (Ruspoli 1963 : 18). On remarque là une différence fondamentale avec certains dispositifs de cinéastes de l’unité B, à l’ONF, ou avec le pôle new-yorkais du cinéma léger synchrone.
Même si cet héritage est très contesté, en particulier au Québec (Lefebvre et Pilon 1962), l’influence de Jean Rouch, via Michel Brault ou Claude Jutra, sur la production québécoise de cette période est indéniable. Le rôle de Jean Rouch dans la genèse de Pour la suite du Monde (film réalisé en 1962 par Michel Brault, Marcel Carrière et Pierre Perrault) n’est pas négligeable. Lors de la préparation du film, Pierre Perrault envisage d’écrire un scénario (et des dialogues) en collaboration avec les gens de l’île. Il y est fait référence au dispositif mis en place par Jean Rouch dans Moi un noir : « Chaque épisode, chaque anecdote sera inventée, imaginée et jouée par les gens de l’île eux-mêmes qui seront appelés à vivre en quelque sort leur propre légende. Autrement dit, le scénario devra se construire au fur et à mesure en suivant cette ligne générale » (Archives Pierre Perrault, DOCUMENT 1 : Projet de film à l’île aux Coudres). Une place est également réservée à l’improvisation. Une dramatisation est également envisagée, autour d’éléments spectaculaires, comme le naufrage, la mi-carême et la pêche. D’après les déclarations de Pierre Perrault, une seconde version du projet est née sous l’influence de Fernand Dansereau et de Jean Rouch :
L’inspiration m’est venue de Jean Rouch. Par un long détour. Je ne connaissais pas Jean Rouch. Ni son film La pyramide humaine. […] Fernand Dansereau m’a raconté le film. Comment Rouch avait mis en situation des gens qui parvenaient, disait-il, à vivre devant la caméra. Sans l’intervention du dieu des machinations.
On imagine facilement le producteur expliquant à Pierre Perrault un mode de scénarisation inspiré du dispositif mis en place par Jean Rouch, dans La pyramide humaine.
Cependant la filiation n’est pas directe. Les cinéastes québécois n’ont pas repris intégralement le cinéma de Jean Rouch, sans le questionner. Par exemple, il semble que le montage dans Pour la suite du Monde soit plus inspiré de Gilles Groulx que de Jean Rouch. En prenant un peu de recul, on s’aperçoit que les réalisateurs canadiens inventent un pôle à part, entre le non-interventionnisme de Richard Leacock7 et la subjectivité partagée de Jean Rouch. Que ce soit au niveau du matériel, des pratiques ou des conceptions esthétiques, l’ONF à Montréal constitue une voie spécifique du cinéma léger synchrone. En fait, chaque cinéaste se construit une place dans ce débat entre une tradition de cinéma documentaire objective et une subjectivité affirmée, en fonction du contexte de production de chaque film. À nouveau, le pôle européen montre sa multiplicité. L’approche des techniques légères synchrones est très différente en Angleterre, en Italie ou en France (pour reprendre les principales cinématographies concernées par cette évolution). Ces différences sont révélatrices des diverses conceptions du medium cinématographique en Europe. Plus spécifiquement, ces présupposés reposent sur des régimes de vérité non conciliables.
Pour tirer des conclusions plus générales, il faudrait systématiser cette étude à toutes les périodes du cinéma au Canada. Il faudrait également la comparer avec d’autres régions cinématographiques. Malgré les évolutions (tant économiques, législatives qu’esthétiques) le rôle d’Hollywood sur les cinémas canadiens varie peu. D’un autre côté, il n’existe pas de pôle esthétique européen. Au niveau de la distribution, on ne peut pas définir une industrie du cinéma, en Europe, ayant une force de pénétration suffisante pour contrer la puissance hollywoodienne. Même les grands studios européens (UFA, Gaumont, etc.) ne s’organisent pas pour étendre leur marché. De plus, aucun pays européen ne cherche à mettre en place les mêmes stratégies économiques que les autorités états-uniennes. Personne ne tient le même rôle que le sénateur Hays dans la promotion économique du cinéma à l’étranger. L’exportation de films repose sur des stratégies locales (comme l’action de l’Église au Québec). En l’absence d’unité politique, les pays européens organisent seuls leur défense face à l’impérialisme américain. Cette situation évolue quelque peu depuis les mesures prises par la Communauté européenne. Il faut relativiser ces conclusions, au vu de l’évolution actuelle des cinémas européens vers une industrialisation et une standardisation. Par contre, il n’existe pas encore de structures de production pérennisées, comparables aux studios américains. De plus, cette évolution est freinée par une certaine idée du cinéma, qui repose sur une liberté de création. On ne peut absolument pas parler d’une industrie européenne, selon les mêmes critères que ceux d’Hollywood.
Cette hétérogénéité des industries du cinéma en Europe ne nous empêche pas d’envisager des caractéristiques convergentes à d’autres niveaux. Les cinémas européens sont perçus au Canada comme des formes de productions culturelles indépendantes, proposant une conception ouverte du medium. Ces cinémas reposent généralement sur le travail d’artisans, hors de toutes structures industrielles. Ils peuvent alors favoriser une forme de recherche sur le medium cinématographique, plus difficile dans une production standardisée. S’il est possible d’opposer un cinéma regroupé autour de la notion cinéma d’auteur avec une vision industrielle, il est par contre complexe d’en définir les dénominateurs communs. Au vu des éléments analysés, il semble que le seul critère permettant de réunir les cinémas européens est leur diversité. La multiplicité culturelle et l’absence de creuset identitaire (rôle fondamental joué par le cinéma hollywoodien) rendent caduque toute uniformisation des cinémas en Europe. En conclusion, suivant cette étude, s’il existe un pôle esthétique du cinéma européen, c’est par défaut. Sa première caractéristique est la diversité tant au niveau des approches et des esthétiques que des financements.
- 1Il faut relativiser cette ouverture. Dans les faits, le cinéma hollywoodien est moins censuré que le cinéma européen. Aux USA, le code Hays expurge au niveau du scénario toute scène ou image corruptrice. Les producteurs européens ne respectent pas un principe aussi efficace, laissant plus de libertés aux folies de l’artiste.
- 2Soutien politique, financier, mais aussi promotion auprès des masses, publication de classifications morales des films, etc. Cette aide à la distribution concerne les films français, mais également d’autres productions européennes. Il y a, par exemple, un certain engouement pour les films de Carl Dreyer.
- 3Grierson quitte officiellement l’Office pour relever de nouveaux défis dans d’autres pays du Commonwealth. En fait, son action est très critiquée au sein du gouvernement canadien. On lui reproche en particulier une idéologie trop à gauche. Plusieurs enquêtes sont déclenchées au sein de l’ONF pour y dépister d’éventuels communistes.
- 4Il ne faut surtout pas déduire de cette anecdote que l’administration est clémente avec les réalisateurs ; la situation des cinéastes de l’unité B est très particulière ; les directeurs de productions sont beaucoup plus sévères avec les jeunes cinéastes francophones, voir l’exemple de Michel Brault (1980 : 10).
- 5À cette liste, il faudrait ajouter beaucoup de cinéastes, en particulier de jeunes cinéastes français : Chris Marker, François Truffaut, Jean-Luc Godard, etc.
- 6Claude Jutra reconnaît largement l’influence de Jean Rouch sur son cinéma. Son film À tout prendre est dédié à Jean Rouch et Norman McLaren.
- 7D’après Marcel Martin, Michel Brault aurait travaillé avec Richard Leacock : « il a acquis son expérience en travaillant aux États-Unis avec Richard Leacock, ancien opérateur de Flaherty » (Martin 1968 : 76). C’est cependant la seule source indiquant cette expérience. Les deux cinéastes se sont vraisemblablement croisés au congrès organisé par Mme Flaherty (été 1959). Richard Leacock a collaboré avec d’autres cinéastes canadiens : Claude Fournier, Terence Macartney-Filgate, entre autres. Il y a donc bien un échange entre le pôle montréalais et le pôle new-yorkais.