I am the Lord of the Rings, I shall also be your lord

Pour une heuristique de la séduction dans le Seigneur des Anneaux de Tolkien

« Il n’y a pas de phénomènes moraux, il n’y a que des interprétations morales des phénomènes. »
– Nietzsche,Pardelà le bien et le mal.

La séduction, concept de très grande complexité, dépasse la simple association avec l’amour. Au-delà du jeu préliminaire amoureux (destructif ou non), la séduction est le jeu du maître et de l’esclave conçu à partir d’une autre perspective. Je me propose d’explorer la séduction selon un schéma où la place du maître revient à un dieu, à une divinité maléfique, en l’occurrence. Bien que l’on soit loin de la théologie, un premier aspect qui problématise ma démarche se situe au niveau de la terminologie. Séduction ou tentation ?

En dépit d’une distinction immédiate entre ces deux termes (la séduction repose sur les impulsions sexuelles), les impulsions sexuelles ne se verront pas explorés dans cette étude. J’utiliserai ainsi indifféremment le terme de séduction bien que nous reconnaissons plutôt une tentation séductrice dans le récit mythique du Seigneur des Anneaux de Tolkien. Je me propose d’évaluer les propriétés de la séduction partant de la séduction comme jeu de capture. J’analyserai ainsi, dans un premier temps, l’espace de la séduction, les forces du séducteur et du séduit ainsi que leurs itinéraires dans cet espace. Dans un deuxième et dernier temps, j’examinerai la façon dont ce récit donne à penser la séduction.

1. Séduction – jeu de la capture

Le premier principe sur lequel on peut asseoir la séduction serait celui du jeu. Celui qui entre dans le jeu est toujours joué, dit Gadamer (Gadamer 1996). D’un côté, la séduction nest pas un jeu dans lequel on entre pour mesurer ses forces. La séduction (ou tentation) ne représente pas une mise à l’épreuve des forces, mais la perte de toute force devant le maître. « Ne nous induis pas en tentation » fut probablement l’une des phrases bibliques les plus prononcées depuis que l’homme s’est rendu compte de l’existence du Bien et du Mal. D’un autre côté, la séduction est un jeu dans lequel on entre pour mesurer ses forces.

S’il fallait trouver le principe physique de la séduction, je dirais que celui-ci serait le magnétisme. Car il s’y exerce une attirance où le séduit est forcé par le séducteur d’entrer dans la séduction, comme le montre si bien Mathilde Branthomme (Branthomme 2007). Mais quelle est cette force du côté du séduit ?

1.1. L’espace de la séduction

La séduction est un espace qui a son propre territoire, sa propre géographie. On y pénètre car on est « capturé ». Je comprends ici la capture au premier degré dans le sens donné par Deleuze, comme « mode par lequel les individus entrent dans des rapports variables qui les transforment », qui les fait « devenirs » (Sasso et Villani 2003 : 48-51). Une fois capturé, le séduit se meurt petit à petit et se transforme. Mais n’oppose-t-il aucune force ? Mathilde Branthomme montre que tandis que le séducteur se nourrit de la mort symbolique de « sa proie », cette dernière – le séduit – a étrangement le choix de poursuivre son propre itinéraire. Or, cet itinéraire mérite d’être exploré dans un territoire où agissent des forces magnétiques qui permettent très peu d’écart par rapport au tracé.

Je ne saurais continuer sans restituer le sens de la force avant qu’elle ne devienne figure. La force incarne avant tout le mouvement. Transposée à la morale, elle fait fortune comme courage (animi fortitudo), ou comme finesse d’esprit (ingenii vis). Sous l’angle philosophique, toute matière serait caractérisée par une force active ou d’autre type (Dictionnaire philosophique). Évaluons donc la force du côté du séducteur et de ses séduits dans le Seigneur des Anneaux de Tolkien.

1.2. L’espace de la séduction dans le Seigneur des Anneaux de Tolkien

Dans le récit du Seigneur des Anneaux, la Terre du Milieu se trouve au passage du Troisième au Quatrième Âge, dans une sorte de illo tempore transposé dans la fiction où les dieux coexistent avec les humains et d’autres races (elfes, nains, trolls, orques…). Sauron, divinité première et incarnation du Mal suprême, se voit vaincu après plusieurs tentatives d’étaler son pouvoir sur la terre. Dans le combat, il perd son objet du pouvoir, l’Anneau unique (un anneau qui gouvernait tous les autres anneaux de pouvoirs des autres races). Après cette défaite, Sauron trouve le moyen de ressusciter sous la forme d’un Œil Unique assis en haut d’une Tour Noire dans le pays de Mordor, d’où il scrute les endroits les plus inhabituels pour retrouver son anneau1. Quant à ce dernier, c’est un objet épaissi par un substantiel fond mythique, il offre l’invisibilité à celui qui le met au doigt, lui conférant ainsi un pouvoir. Mais, en même temps, cet anneau qui est l’incarnation de la volonté de Sauron asservit son porteur. L’anneau unique n’est pas un anneau de pouvoir pour le porteur. LAnneau unique est un anneau de séduction. En tant qu’objet, il reproduit le monde même dans un « modèle réduit »2. Le concept de modèle réduit développé par Lévi-Strauss montre que l’anneau n’est pas une projection de l’objet mais une expérience sur l’objet. Cette expérience est celle de la séduction. Frodo Baggins, le personnage principal de ce récit, porteur de l’anneau maudit entre dans l’espace de la séduction où ne se trouve aucun repère, si ce n’est une terrible force magnétique qui l’entraîne dans un tourbillon pour l’absorber vers le centre. La tentation de faire l’expérience de l’anneau se paye3. L’œil de Sauron (une autre forme circulaire) est le centre de cet espace, le Principe, le Mal. L’anneau opère comme attracteur étrange. « On le connaît trop bien, il se connaît trop bien lui-même. C’est l’objet qui est passionnant, car il est l’horizon de [la disparition des êtres séduits] » (Baudrillard 1990b : 179). L’anneau opère comme attracteur étrange et renvoie sine qua non à une « esthétique de la disparition » (Virilio 1989). Disparition d’horizon, disparition de l’être.

Entrons dans cet espace pour explorer la manière dont agissent la force du séducteur/séduit ainsi que l’itinéraire suivi par les séduits : Sméagol/Gollum, Boromir et Frodo.

1. 3. Du symbole au diabole, itinéraires dans l’espace de la séduction

Le symbole de la séduction réunit donc un œil (L’œil unique) et un anneau (L’Anneau unique) et trace un territoire circulaire où l’être de celui qui entre, du séduit, éclate. Ce passage du symbole (qui est une mise ensemble) au diabole (qui est éclatement) représente le rituel de la séduction dans ce récit, rituel auquel participent les trois personnages évoqués. La variable dans ce rituel se situe du côté de la force opposée par chaque séduit.

Sauron, le Mal « tient les rênes », pour dire comme Mathilde Branthomme, lorsqu’il dévie du droit chemin chacune de ses proies (seducere). Il est connu et je l’ai déjà rappelé plus haut, que la séduction repose sur les impulsions sexuelles du séducteur. Dans notre cas, les impulsions sexuelles sont remplacées par la volonté du pouvoir. Sauron séduit (ou tente) par et pour le pouvoir. Au nom du pouvoir, Sauron séduit. Mais il n’offre qu’un simulacre de pouvoir au porteur. Ainsi, ce dernier devient esclave et voit son Moi éclater. LAnneau unique est anneau de séduction, car il «  trompe lœil » du séduit. Il ne fait pas voir la réalité à son porteur ou à celui qui aspire à le posséder, il ne laisse pas entrevoir l’absence de l’horizon. Il agit à la manière d’une « sphère de l’apparence – rien à voir, ce sont les choses qui vous voient » (Baudrillard 1990a : 91). Chaque fois que le possesseur de l’anneau le glisse au doigt, il devient invisible pour ses pairs, mais visible pour le séducteur. « Inquiétante étrangeté du trompe-œil », inquiétante étrangeté de l’œil dans ce récit qui se légitime ici comme « prototype d’un usage maléfique des apparences » ((Baudrillard 1990a : 92). Le Séducteur est Œil. L’œil trompe l’œil en réduisant la perspective dans l’espace de la séduction et attirant vers lui les séduits par une force magnétique. I am the Lord of the Rings, I shall also be your Lord.

***

Sméagol/Gollum, être animalisé entre dans l’espace de la séduction sans opposer de force. Il est entièrement éclaté, transformé, asservi, diabolisé. L’esprit de Sauron le domine. Sméagol est à l’origine un Hobbit. Il tue son cousin qui trouve l’Anneau unique au fond d’une rivière lors d’une partie de pêche, s’empare de cet objet et devient sur le champ la proie de celui-ci, du pouvoir d’attraction qu’il exerce sur lui. À travers l’anneau, Sauron séduit Sméagol et le fait entrer dans l’espace de l’anneau. Sméagol est un être faible, il n’hésite pas à faire le plus souvent possible l’expérience de la disparition de son monde et l’apparition dans le monde du séducteur en glissant l’anneau au doigt. Il est alors entraîné dans le tourbillon des forces qui l’attirent vers le séducteur, vers le Mal. Qu’est-ce que le séducteur offre en échange à sa proie ? L’anneau allonge son existence (en le faisant vivre cinq siècles) mais uniquement pour mieux le faire mourir, plus longtemps, à petit feu. Il est déformé, animalisé, altéré, comme il émet des sons animalesques, on l’appelle Gollum. Il fuit la lumière et se nourrit, comme les bêtes, de viande crue, de plus sa tête est décharnée et ses dents allongées comme celles des orques (Day 2002 : 252).

Éclatement et irréversibilité. Gollum est le devenir animal de Sméagol qui a été séduit. Mais que reçoit-il en échange ?

His Eye watches that way all the time. It caught Sméagol there long ago. Gollum shuddered. But Sméagol has used his eyes since then, yes, yes : I’ve used eyes and feet and nose since then. I know other ways (Tolkien 1991 : 611).

Ce que Sméagol reçoit en échange n’est pas du vrai pouvoir, mais un leurre duquel il devient dépendant. Dans tout ce processus, les forces que Sméagol opposent au séducteur sont minimes, voire inexistantes. S’il y avait un choix d’itinéraire du séduit dans le territoire de la séduction, dans ce cas, ce choix serait quasiment inexistant. Sméagol/Gollum s’abandonne entièrement à Sauron à tel point qu’il désire fusionner avec ce dernier à travers son geste ultime, celui par lequel il arrache bestialement à Frodo l’objet de la séduction, l’anneau, (en réalité, Gollum mord le doigt de Frodo où l’anneau se trouvait) :

Precious, precious, precious ! Gollum cried. My Precious ! O my Precious ! And with that, even as his eyes were lifted up to gloat on his prize, he stepped to far, toppled, wavered for a moment on the brink, and then with a shriek he fell. Out of the depths came his last wail Precious, and he was gone (Tolkien 1991 : 925).

***

Boromir, le deuxième personnage séduit est un noble seigneur qui rejoint la Communauté de l’Anneau pour protéger le porteur Frodo dans le voyage vers la Montagne du Destin où l’anneau devait être détruit. Lors de ce voyage, il tombe sous l’emprise de la séduction. Une force d’attraction étrange l’entraîne d’abord dans un combat avec Frodo. Boromir entre dans l’espace du séducteur, mais d’une manière différente. Une gradation échelonne l’effet que le séducteur a sur lui et fait passer Boromir de l’imploration :

Ah ! The Ring ! said Boromir, his eyes lighting. The Ring ! Is it not a strange fate that we should suffer so much fear and doubt for so small a thing ? So small a thing ! And I have seen it only for an instant in the House of Elrond. Could I not have a sight of it again ?
Frodo looked up. His heart went suddenly cold. He caught the strange gleam in Boromir’s eyes, yet his face was still kind and friendly (Tolkien 1991 : 388-389).

…. à la ruse :

Why not get rid of it ? Why not be free of your doubt and fear ? You can lay the blame on me, if you will. You can say that I was too strong for you and took it by force (Tolkien 1991 : 390).

…. et à la violence :

For I am too strong for you, halfling, he cried ; and suddenly he sprang over the stone and leaped at Frodo. His fear and pleasant face was hideously changed ; a raging fire was in his eyes (Tolkien 1991 : 390).

Boromir sent le regard posé par L’Œil de Sauron sur son esprit. Il désire entrer dans son monde, dans son cercle, mais les circonstances l’arrêtent, n’ayant pas accès à l’anneau. Pourquoi Boromir se laisse-t-il entraîner dans le chemin de la séduction ? Car, à son tour, il est séduit et croit dans un pouvoir qu’il présuppose et qu’il associe à l’anneau, lorsqu’il se dit intérieurement « […] why not Boromir ? The Ring would give me the power of Command » (Tolkien 1991 : 389).

Néanmoins, son itinéraire dans l’espace de la séduction demeure périphérique. Il ne connaîtra pas le tourbillon qui contrôle le cercle de l’anneau. Cela non pas en raison d’une force quelconque qu’il opposerait lui-même au séducteur, mais grâce à Frodo qui le soustrait à toute tentation4. Boromir, ressent la séduction comme un moment de folie : “What have I done ? Frodo, Frodo ! he called. Come back ! A madeness took me, but it passed.” (Tolkien 1991 : 390). Après cette expérience, Boromir périt en défendant d’autres membres de la Communauté de l’Anneau. La mort physique met fin à la séduction (à la tentation).

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L’exemple le plus notable qui permet d’examiner plus au détail les forces opposées au séducteur et l’itinéraire suivi par le séduit dans l’espace de la séduction est incarné par Frodo, le porteur de l’anneau. Comme tous les autres personnages, il est en possession de cet anneau par hasard. Le hasard est intervenant clé, participant de la séduction.

Frodo fait pleinement l’expérience de l’objet de la séduction. En le glissant au doigt, il se laisse certes entraîner par les forces magnétiques qui l’attirent vers le Centre, mais, à la différence des deux exemples évoqués, il comprend aussi ce qui lui arrive :

And suddenly he felt the Eye. There was an eye in the Dark Tower that did not sleep. He knew that it had become aware of his gaze. A fierce eager will was there. It leaped towards him ; almost like a finger he felt it, searching for him. Very soon it would nail him down, know just exactly where he was (Tolkien 1991 : 392).

Frodo s’oppose de toutes ses forces au séducteur par la Voix de sa conscience. Voix contre Œil. Parole contre Regard. Qui l’emportera ?

He heard himself crying out :

Never, never ! Or was it : Verily I come, I come to you ? He could not tell. Then as a flash from some other point of power there come to his mind another thought : Take it off ! Take it off ! Fool, take it off ! Take off the Ring ! (Tolkien 1991 : 392).

Frodo est « joué » dans le jeu de la séduction. Le choix de son itinéraire dans l’espace de la séduction est faible. S’il a peut-être un choix à faire dans le trajet extérieur, matériel de son voyage de la Comté au Mordor, il n’a pas grand choix à faire dans l’itinéraire intérieur de la séduction, dont il est objet. La géographie agit différemment, mais elle confirme dans tous les cas que … tous les chemins mènent à Sauron. Le défi du séducteur est relevé.

En dépit de l’effort de Frodo de se libérer de l’œil qui le regarde et le séduit, il se meurt petit à petit lors de ce voyage et cède à la volonté du maître séducteur (Frodo devient à son tour un devenir). Arrivé à la fin de son voyage, il ne jette plus l’anneau dans le volcan où il a été forgé pour le détruire. Frodo refuse de fermer à jamais lœil de Sauron.

I have come, he said. But I do not choose now to do what I come to do. I will not do this deed. The Ring is mine ! And suddenly, as he set it on his finger, he vanished from Sam’s sight (Tolkien 1991 : 924).

Les trois figures de séduits analysées confirment que la séduction tient de l’implicite, comme le montre Mathilde Branthomme, elle se fait dans le secret de chaque conscience, de chaque Voix qui se voit donc infléchie par le Regard. Pour Boromir, la séduction demeure à ses débuts, alors que pour Sméagol/Gollum et pour Frodo, elle fonctionne pleinement. La fin de ce récit est entièrement livrée à ces êtres séduits qui se trouvent seuls en scène. Heureusement, il y a le Hasard qui tranche et fait intervenir Gollum.

2. Séduction – au-delà de la littérature

Le récit du Seigneur des Anneaux fictionnalise la séduction pour mieux la donner à penser. En tant que récit mythique, il met à son avantage des propriétés spécifiques au mythe et fait en sorte que le muthos et le logos se rencontrent aussi sur le terrain de la séduction. Le récit mythique est un terrain particulièrement fertile pour l’analyse de la séduction, en tant que « chantier d’expérimentation, voire de jeu, avec les hypothèses les plus variées et fantastiques » (Ricœur 1994 : 215). Par son côté sacré, il assume aussi bien le côté sombre du séducteur, tout comme il assume le côté lumineux de la fin de la séduction dans ce récit, dans le but de révéler l’expérience du Mal.

La séduction faite par et dans le Seigneur des Anneaux problématise la pensée de la séduction comme figure globale. Le récit mythique en tant qu’espace qui permet « l’intimité de l’originel et de l’avenir » (Deleuze 2008 :18) montre que la séduction n’est jamais projetée en dehors du monde des humains et appelle à la penser hors fiction. Une fois l’espace mythique du récit quitté, on entre donc dans celui de la pensée, tout en important les éléments décelés dans le premier.

La question posée par la séduction dans ce récit serait « Pourquoi moi ? » (J’ai souligné plus haut le rôle du Hasard dans la séduction. Les trois personnages arrivent par hasard en possession ou à proximité de l’anneau, la fin de la séduction est complètement laissée au hasard.)

Posons la même question « Pourquoi moi » depuis une toute autre perspective (qui nous inviterait à quitter l’espace du récit). Tout comme dans le récit, le Mal Séducteur est un défi auquel nous sommes tous soumis. Nous ne saurons pas répondre sans remonter à l’origine. Dans le Seigneur des Anneaux, la pensée de la séduction est placée à l’origine. Puisqu’il s’agit d’un récit mythique, on questionne l’origine de la séduction, mais on donne toujours une réponse orientée vers l’avenir. À la simple question « d’où vient la séduction (la tentation) ? » nous substituons « que faire contre la séduction ? » (Ricœur 1994 : 230). Car il y a une « partie maudite » de la séduction qui fait que la fin de la séduction n’advienne jamais. D’ailleurs, en tant que lecteurs, nous faisons à notre tour l’expérience de la séduction en lisant ce récit. Pris dans son jeu, nous sommes aussi joués… séduits !

Séduits par un récit qui donne à penser l’Anneau unique comme anneau de séduction. On fait son expérience à travers un rituel, où le symbole devient diabole. Le séducteur dans ce récit est l’œil (unique, du séducteur) qui trompe l’œil (du séduit) et infléchit la Voix de la conscience intérieure. Un Œil qui fait entrer les séduits dans une esthétique de la disparition, dont le mouvement est arrêté uniquement par le Hasard.

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Pour Mathilde Branthomme, la séduction est communication, au séducteur ne s’oppose pas le séduit, mais l’ermite (Branthomme 2007). Pour moi, (sous un autre angle), la séduction est une sorte de « spatium intensif » (Deleuze 1967b)5, une profondeur qui préexiste à toute qualité, comme à toute extension. Ce que nous saisissons, c’est sa force (du côté du séducteur ou du séduit) comme vecteur qui va de la mise ensemble, de l’unité et du symbole vers l’éclatement, le fragment et le diabole. Ce que nous ignorons, c’est son étendue (Deleuze 1956c : 296)6. Ce que nous ressentons, c’est le fait que la séduction va « au-delà du bien et du mal » pour se ranger du côté du nécessaire (Cuvillier 1956 : 156)7. Frodo Baggins, porteur d’un anneau qui n’est pas anneau de pouvoir mais anneau de séduction, manque à son devoir de le détruire, de le jeter dans le volcan de la Montagne du Destin. Peut-être, mais jeter l’Anneau unique dans ce volcan aurait signifié de renoncer à la séduction !

  1. 1Bien que ma démarche ne s’inscrive pas dans une perspective qui valorise l’intentionnalité de l’auteur, je trouve important de mentionner le fait que, dans une des lettres adressées par Tolkien à l’éditeur Milton Waldman des éditions Collins, il explique que Sauron est un séducteur. Voir « Lettre à Milton Waldman » (Tolkien 2005 : 224).
  2. 2Avant le temps du Seigneur des Anneaux, dans la mythologie tolkienienne, Arda, la Terre, devient sphérique. C’est dans cet espace défini pas la circularité que l’on crée l’anneau (circulaire lui aussi).
  3. 3S’y trouvent aussi d’autres victimes, les Cavaliers Noirs (autrefois des rois humains qui aspirèrent tous à l’Anneau du pouvoir et qui payèrent pour leur cupidité, car destinés à errer dans cet espace sans limites et repères pour servir le Seigneur des Anneaux, leur âme ne se reposa jamais).
  4. 4Pour échapper à la colère de Boromir, à ses attaques physiques, Frodo glisse l’anneau au doigt et disparaît.
  5. 5Comme tout spatium, il se définit par une étendue et une profondeur.
  6. 6« Que l’étendue sorte des profondeurs, cela n’est pas possible que si la profondeur est définissable indépendamment de l’étendue », ce qui n’est pas notre cas tant que nous identifions les forces de la séduction. Voir Deleuze, Gilles. Différence et répétition. Paris, P.U.F. (Épiméthée), 1968, p. 296.
  7. 7Or, le nécessaire ne précède-t-il pas la qualité ?