« Marier aux durs lauriers les roses si douces de l’amitié »
La camaraderie comme principe cohésif du groupe fantaisiste
Il semble demeurer un mystère, probablement entretenu à dessein, autour des puissances magnétiques qui assemblent les groupes littéraires. Présenter ainsi ce processus revient d’ailleurs à y prêter foi d’une manière toute superstitieuse et quelque peu obscurantiste : comme y invitait Michel Pierssens il y a une vingtaine d’années, il y a nécessité de rompre, à tout le moins de prendre distance, avec des habitudes de périodisation qui tronquent et mutilent parfois la délicate physiologie de l’histoire littéraire, non pas en tant que discipline mais comme phénomène humain. Et Pierssens d’inviter à s’interroger sur une « écologie et une éthologie des espèces littéraires dans un cadre épistémique darwinien » (Pierssens 2002, 794). Dans une perspective provocatrice, il s’agirait donc d’envisager un champ littéraire régi par des chaînes trophiques, à l’image des sciences naturelles : poussons un cran plus loin, ajoutons-y l’ingéniosité des acteurs humains et nous nous approchons de la poliorcétique teintée d’ironie que Fernand Divoire propose en 1912 dans son Introduction à l’étude de la stratégie littéraire, où il examine non sans acidité satirique les diverses options qui s’offrent à l’impétrant. Et comme l’union fait la force, Divoire consacre évidemment quelques pages aux groupes littéraires, décrétant d’emblée que le jeune aspirant affronte une aporie qui nécessitera de trancher un nœud gordien peu enviable :
Charybde : Si tu as des amis littéraires, tu auras des ennemis qui compromettront ta carrière. Scylla : Si tu ne veux pas avoir d’ennemis, tu n’auras pas d’amis et sans amis il n’y a pas pour toi de carrière possible (Divoire 2005, 39).
Devant cette alternative peu tenable, le groupe des poètes fantaisistes1, contemporain de Divoire, a choisi le risque de l’adversité et érigé l’amitié en principe définitoire, de sorte que ce mot si plastique, qui fait converger les faisceaux sémantiques de l’intimité et de l’ostentation, a parfois servi à caractériser la fantaisie elle-même : « Je me souviendrai alors que l’un des poètes qui se sont donné le nom de fantaisistes a dit que la fantaisie fut non pas une école mais une amitié. » (Allem 1938, 14-15) Cette substitution est révélatrice en ce sens qu’elle nourrit l’illusion d’un antidogmatisme et favorise une perspective existentielle où les émotions tiendront la plus grande part. Et c’est ainsi que la trajectoire des fantaisistes rencontre ce que Michel Murat a récemment examiné dans Le Romanesque des lettres, cette propriété pour ainsi dire chimique de l’imaginaire du lecteur comme de l’auteur qui engendre une coalescence entre la vie et l’écriture, dans un enchaînement de rétroactions parfois vertigineux. Plus précisément, dans le cas des fantaisistes, le cadre biographique devient spontanément la matière même de l’écriture qui rend visible une communauté qui préexiste naturellement à sa manifestation littéraire. Mais, simultanément, c’est le passage à l’écriture, et à l’écriture poétique, qui sanctionne l’unité de cette communauté2. Corollairement, cette ténuité entre intériorité et extériorité renvoie, sur un plan postural, à la distinction que Jérôme Meizoz établit pour la figure d’auteur et que l’on peut élargir au groupe : d’une part une modalité « hétéro-représentée ou construite par d’autres acteurs », et d’autre part « auto-représentée, ou façonnée par l’auteur lui-même » (Meizoz 2007, 45). L’amitié semble donc moins être la faveur qui noue les différentes existences en un écheveau sentimental et fatidique que le principe opérateur d’une écriture polymorphe qui conjure la distance et fonde la poésie comme un ensemble de pratiques collectives si ce n’est collaboratives.
« Je ne dis pas d’une pléiade ; je ne dis pas d’une brigade »
Le récit semi-hagiographique de l’aventure d’un groupe poétique ne naît pas avec les fantaisistes : eux-mêmes prennent comme précédent la Pléiade, probable épitomé d’un « réseau tissé par l’écriture et dont elle a laissé l’image, non seulement à la périphérie du texte poétique, mais dans sa substance même (Perrier 2010, 634). » Le choix est décisif car il indexe les rapports scénographiés des membres sur un modèle reconstruit a posteriori. Tristan Derème évoque effectivement une constellation apparentée à celle de la Renaissance : « Il s’agit de quelques poètes, – je ne dis pas d’une pléiade ; je ne dis pas d’une brigade, – il s’agit d’une petite troupe de poètes qui aiment, – ou qui aimaient, je change de temps pour certains – les mêmes Muses ou, du moins, les mêmes sourires et les mêmes larmes des Muses ; et ces poètes étaient liés par l’amitié (Derème 1929, 23)3. » Il est significatif qu’une cinquantaine d’années plus tard, Michel Décaudin mobilise des formules s’inspirant visiblement du lexique qui imprègne les caractérisations du groupe de Ronsard : « Naissance d’une nébuleuse », « Figures d’une constellation » rythment ainsi l’évocation biographique des poètes fantaisistes. Ce qui apparaît en propre dans les publications des fantaisistes, c’est l’ostentation avec laquelle les liens amicaux sont mis en exergue. Il s’agit de s’inscrire dans une posture paradoxale : si le paradigme de l’école s’étiole significativement en ce début de xxe siècle, le monde des Lettres apparaît à plus d’un titre comme un champ de bataille où les armées en présence livrent combat sous l’autorité d’un chef, que l’on songe à l’unanimisme sous la houlette de Jules Romains ou bien à l’École romane sous l’égide de Jean Moréas. Les fantaisistes, qui n’ont pas de meneur attitré4, misent sur une attitude dépourvue de dogmatisme ou de prosélytisme et cette double caractéristique s’accorde parfaitement avec la notion d’amitié en ce qu’elle récuse, du moins en apparence, toute structure hiérarchique et toute rigidification systémique. La publication en 1911 d’un Petit Cahier, souvent à tort considérée comme acte de naissance d’une école fantaisiste, réunit cependant quatre des membres du groupe dans une tentative d’échantillonnage anthologique : Francis Carco, Tristan Derème, Jean Pellerin et Léon Vérane. Cet attelage qui laisse de côté les figures les plus problématiques (Jean-Marc Bernard, néo-classique nationaliste, Robert de la Vaissière, symboliste sur les brisées du surréalisme et Paul-Jean Toulet, romancier catalogué Belle Époque) donne un bon exemple de cette exhibition de l’amitié comme principe de gravité groupale5. Cette coalescence est tributaire d’un ensemble de signes distinctifs qui délimitent une communauté élective : d’une part le réseau serré des dédicaces qui orientent les œuvres les unes vers les autres selon une logique de don et de contre-don; d’autre part, un déploiement onomastique qui innerve bon nombre de textes où apparaissent les noms des différents membres, « moyen charmant » (Carco 1986, 17) qui soude textuellement une entité collective, comme le souligne Francis Carco dans un court texte à la mémoire de Tristan Derème :
L’amitié qu’il plaçait avant l’amour, lui inspira des vers d’un charme inaltérable où les noms de Jean-Marc Bernard, de Jean Pellerin, de Vérane et le mien revenaient à la rime pour les unir plus étroitement dans une même délectation. C’est ainsi que l’École Fantaisiste est née : de cet échange constant, de ce rappel de noms qui nous rendaient complices d’une façon particulière de voir les choses et surtout de les prendre avec philosophie. (Carco 1942, 269)
Cette existence littéraire privilégie la connivence et la complicité plutôt que la compétition ou la hantise, pour reprendre le titre d’un article de Pascal Chiron sur Ronsard et Du Bellay. Ainsi, Carco dédie Le Bohème et mon cœur (1912) à Jean Pellerin, Chansons aigres-douces (1913) à Tristan Derème et Petits airs (1920) à Léon Vérane, tandis que Vérane dédie des plaquettes reprises en section dans le recueil anthologique Le Livre des passe-temps, soit « Images au jardin » à Derème et « Bars » à Carco. La seconde étape de ce processus de reconnaissance interne en vue d’une posture collective externe réside dans l’emprunt de citations en épigraphes : c’est ce que propose Derème qui fait figurer en tête de La Verdure dorée (1922) parmi cinq épigraphes pas moins de trois citations de Jean-Marc Bernard, Pellerin et Carco. De sorte que l’écriture se trouve remotivée par une émulation qui installe, encore une fois, moins une concurrence qu’une solidarité éprouvée au feu de l’amitié. L’espace poétique supplée aux difficultés à se rencontrer et fédère le groupe autour de motifs chers aux commensaux comme le vin, célébré à la même époque par Raoul Ponchon dans La Muse au cabaret; Derème imagine ainsi une scène bachique qui rassemble les amis :
Vous, Carco, Pellerin, Vérane et vous Jean-Marc Bernard, vous qui fumez la pipe et bandez l’arc Et percez sous les bois les tigres et les strophes, […] N’avez-vous point rêvé d’ouvrir ce parasol Fait de peau de panthère et de plumes d’autruche, Et nus et soulevant le vin dans une cruche De verser aux badauds devant les magasins L’ivresse des coteaux rouges sous les raisins […]? (Derème 1922a,104)
Le spectre de la complicité, aussi fantasmatique soit-elle, s’étend depuis cette imagerie carnavalesque, aussi bien reprise en prose dans Les Copains de Jules Romains, jusqu’à un climat plus intimiste et mélancolique qui s’abreuve aux lieux communs associés à Anacréon et Omar Khayyam6. Derème, encore lui, ouvre ainsi un poème sur une libation adressée à Carco :
Carco, passez-moi la gourde, Que ce vin d’Irouléguy Me fasse le cœur moins lourd Et l’âme moins alanguie (Derème 1922a, 109).
À quoi vient faire écho une autre apostrophe, cette fois-ci de Jean-Marc Bernard, qui sollicite Derème :
Tristan, verse dans mon verre La légère Mousse de ce vin doré ; Jusqu’à perdre la mémoire J’en veux boire, Tant que je me sens altéré ! (Bernard 1923, 147-148)
L’alignement de l’œuvre poétique sur une sociabilité pleinement revendiquée débouche sur une production où s’expriment pleinement les affinités intersubjectives : on peut citer la plaquette de Léon Vérane intitulée Le Promenoir des amis, œuvre qui, sillage des Dédicaces de Verlaine, accueille et met en scène la camaraderie à travers une série de pièces dédiées non seulement aux autres membres du groupe fantaisiste, mais également à d’autres satellites de cette entreprise collective7. Le recueil n’est donc plus seulement le lieu éditorial d’une colligation, mais l’ouvroir symbolique d’une amitié entre hommes de lettres. Il vient doubler les échanges plus intimes qui s’établissent dans la correspondance privée, parfois rendue publique, et qui témoignent non seulement d’une camaraderie non feinte, mais d’une solidarité dans la conquête symbolique du champ littéraire8 : l’ami est alors coreligionnaire dans le culte ambigu d’un art pour l’art mêlé de tractations éditoriales.
De la polyauctorialité en milieu fantaisiste
Le stade définitif et dernier du développement d’un groupe littéraire se matérialise en des pratiques communautaires au sein desquelles il devient malaisé de déterminer des attributions stables et certaines. Sans avoir été jusqu’aux expérimentations menées par les surréalistes9, les fantaisistes ont très tôt contemplé avec un attrait non feint différents projets d’écriture collective qui ont abouti à des résultats inégaux. Le spectre de ces manifestations groupales, qui ne seront malgré tout jamais le véhicule effectif d’une posture fantaisiste, s’étend depuis la collaboration avérée jusqu’à la coïncidence thématique en passant par les jeux d’influences diversement assumés. Si les revues offrent nombre de possibilité de collaboration entre écrivains ainsi qu’une surface de projection du groupe littéraire en tant que véritable entité collective, la symbiose artistique peut se ramifier en des régimes singuliers d’écriture qui tendent à proposer une conception assez lâche de l’auctorialité comme principe individuel. Plus exactement, un facteur d’échange ou d’interchangeabilité met à mal le régime de singularité hérité du romantisme. L’écriture à quatre mains, qui génère donc la polyauctorialité, peut être grossièrement subdivisée en deux catégories : la collaboration active, qui débouche sur une production sous double signature, et l’intertextualité citationnelle, qui permet de générer plusieurs textes, toujours assumés par plusieurs auteurs, mais dans une relation symbiotique qui nécessite la coprésence partielle des intertextes. Le cas de collaboration active s’est présenté au sein du groupe fantaisiste, non pas dans le genre poétique, mais dans celui du conte. En effet, Francis Carco et Jean Pellerin ont nourri le projet d’un recueil dont n’ont paru que quelques fragments mais qui aurait dû sceller éditorialement leur amitié littéraire et personnelle10. Ce précédent est cependant un indice non négligeable dès lors que l’on se réfère aux déclarations de Carco dans les années cinquante enregistrées dans les entretiens menés avec Michel Manoll. En effet, il semble avouer que des échanges informels furent monnaie courante entre Pellerin et lui-même :
Je peux le dire aujourd’hui, lorsqu’on nous demandait un poème et que nous n’en avions plus d’inédits, nous nous prêtions les nôtres. Ces vers : Les dieux s’en vont, s’en vont au trot. Jeanne se décourage Et le dernier Abencérage Est mort dans le métro ne sont pas de Jean. Par contre, il m’a donné, pour la Bohème et mon cœur cette strophe éblouissante : Quel crayon tracerait les courbes de ta grâce Et quel peintre oserait lutter de ses couleurs Avec ton corps superbe et chaud de femme grasse ? Ton corps, le parc de joie où s’avivent trois fleurs ; […] Ton corps mystérieux, ton corps de femme nue (Schmits 1985, 19-20).
Georges Schmits, biographe de Jean Pellerin, rapporte ces propos en nuançant leur véracité, au regard des licences que s’autorise souvent le Carco mémorialiste. Mais, quoiqu’il puisse bien s’agir de forfanterie, et à peu de frais puisque Pellerin n’était plus de ce monde pour confirmer ou infirmer, le discours de Carco a ceci de précieux qu’il procède d’une identité collective préservant l’individualité de chacun tout en soulignant une déprise de cette même individualité au profit d’une sorte d’esprit de groupe qui se passe d’une revendication communautaire. La différence avec l’écriture à quatre mains réside dans la résorption mutuelle de la signature de l’un dans celle de l’autre, le seul vestige étant la parenté stylistique qui permettrait de rattacher le texte à la production de son véritable auteur11. Michel Décaudin a bien perçu et formulé cette dynamique qui a pu générer des textes sans qu’il soit véritablement permis au chercheur de démêler les paternités putatives des productions effectivement attestées; lorsqu’il s’interroge sur la propension de Jean Pellerin au pastiche, c’est sur cette piste qu’il s’avance :
Une incitation plus sérieuse pourrait être cherchée dans un des thèmes favoris de ce groupe fantaisiste dont il faisait partie. On y pense volontiers que tout est dit depuis qu’il y a des poètes et qui riment, que l’art est d’abord savoir-faire, le poète joueur d’échecs ou orfèvre. On y pratique, sinon une écriture collective, du moins ce qu’on pourrait définir comme une écriture en écho, une strophe, un vers de l’un appelant un vers, une strophe d’un autre, un poème étant modifié par les suggestions de l’ami premier lecteur, les voix, à la limite, se confondant, par le truchement de la citation ou du mimétisme (Décaudin 1985, 82).
La combinatoire universelle qu’est la littérature selon un Tristan Derème n’est pas incompatible avec une conception de l’écriture poétique comme le résultat d’une chambre d’échos entre poètes aux idées esthétiques et aux goûts similaires. La seconde catégorie, l’intertextualité citationnelle, est également observable entre membres du groupe. L’un des exemples les plus significatifs s’origine dans un souvenir biographique commun, fictif ou réel, partagé par Tristan Derème et Jean Pellerin; à l’occasion d’une promenade dans une fête foraine, le poète béarnais serait tombé sous le charme d’une tenancière de stand de tir :
La patronne d’un tir forain Fut indulgente à mon caprice ; Gardons, mon cher Jean Pellerin, Que sa mémoire ne périsse. Je pâmais au vu de sa peau, Et, sous son rire étincelant, Cœur chaviré, fusil tremblant, Je ratais l’œuf sur le jet d’eau. Mais c’est en vain que tu combines Des rythmes purs pour cette Hélène ; Elle sentait l’acétylène Et la poudre des carabines. Dans la baraque à l’ouistiti Que le temps fane et désagrège, Par un air bleu de confetti Quelque beau jour la reverrai-je ? (Derème 1922a, 233)
Derème fournit comme une pierre d’attente, une sollicitation, par le jeu de l’interpellation du nom de Pellerin. Ce dernier y est sensible et y répond tout d’abord en adjoignant à sa réplique rimée le premier quatrain du poème de Derème comme épigraphe (il substitue au point un point d’exclamation qui traduit le défi lancé par le Béarnais), puis brode une suite autour de cette première rencontre :
Clara, disputée aux couteaux Dans le suburbain louche, Vous m’apparûtes à Puteaux, Un œillet à la bouche. L’Avril, trop enclin à mentir, Amollissait les femmes Et vous, sous le coutil d’un tir Aux gauches oriflammes, Donnant du chiffon quelque neuf Aux Flobert sans malice, Pour les casseurs de pipe et d’œuf Faisiez l’œil en coulisse. Clara, Toulousaine Clara, Est-ce à vous que Derème, Un soir de foire, déclara : « Patronne, je vous aime. » Est-ce lui, reine du fortif, Qui, piquant votre rable, Écrivit ce quatrain votif, Tatouage admirable ? Si c’est lui, qu’il ne sache pas Que marche dans votre ombre Un chevalier à cheveux bas Sous la casquette sombre. S’il l’apprend de quelque façon Que sa désinvolture Enrichisse encore l’aventure D’une preste chanson. (Pellerin 1923, 92-93)
Il ne s’agit pas à proprement parler d’une écriture à quatre mains, mais d’une sorte particulière de symbiose textuelle, qui génère un hypertexte à partir d’un hypotexte sans que se constitue une relation hiérarchique claire. Le poème de Pellerin est composé de deux parties distinctes : les trois premiers quatrains s’organisent autour d’une rencontre avec l’énigmatique Clara tandis que les quatre suivants embranchent le thème sur le poème de Derème à partir d’une référence métapoétique au « quatrain votif » qui demeure comme un stigmate, « Tatouage admirable », moins sur la peau de la figure féminine que sur la trame du poème de Pellerin. À un degré supplémentaire d’interaction dans cet écosystème poétique et biographique, on peut enfin penser à plusieurs pastiches que Pellerin confectionnera, notamment à la manière et de Derème et de Carco, et qui induisent à nouveau un principe de coalescence groupale. Il est loisible de postuler alors la constitution d’une sorte de signature collective fantaisiste qui autorise, sur un autre mode que celui de l’échange ou de l’écriture collaborative, un fonctionnement qui excède l’individualité idiosyncrasique. Dans le cas de Pellerin, l’altérité est intériorisée et le pastiche induit une désindividualisation du style de Carco et Derème.
Les vivants et morts
La Première Guerre mondiale porta un coup presque fatal au groupe qui perdit un tiers de ses membres : Jean-Marc Bernard meurt au combat en 1915, Jean Pellerin succombe des suites de son expérience du front en 1921 et, entre temps, Paul-Jean Toulet s’éteint dans sa retraite sur la côte basque, probablement emporté par une surdose de laudanum. Les années qui suivent sont alors l’occasion d’une déploration élégiaque portée par les survivants. On assiste à une configuration neuve quoique déjà partiellement mise en place avant-guerre quand les membres du groupe nourrissaient souvent des amitiés purement épistolaires : celle du compagnonnage de la mémoire. La cohésion d’un groupe peut de fait connaître plusieurs phases, depuis les débuts où priment les affinités électives jusqu’au lent déclin marqué par une réduction naturelle. Cette dernière étape connaît un paradoxal regain chez les fantaisistes car les survivants suppléent l’absence des défunts et organisent la préservation du groupe, notamment à travers l’activité mémorialiste : Francis Carco est particulièrement prolifique, ce qui lui vaut par exemple le surnom de « conservateur du musée de l’amitié ». Il s’agit cependant de faire la part entre un folklore sublimé par l’anamnèse et la résonance entre sphère littéraire et sphère intime. On prendra comme point de mire le poème bien connu de Carco qui s’intitule À l’Amitié. Daté de juillet 1936, certaines de ses parties ont déjà paru à la fin des années vingt et l’état définitif du texte se fixe probablement vers 1939 lorsqu’il est repris dans les rééditions augmentées du recueil La Bohème et mon cœur, initialement paru en 1912. Carco y propose une méditation élégiaque qui s’ouvre sur le constat irrémédiable du temps passé et des vingt ans révolus, avant de convoquer les fantômes des défunts. L’édition de 1945 fait figurer comme dédicataires Jean Pellerin, Jean-Marc Bernard, André du Fresnois, Paul-Jean Toulet et Alain-Fournier, mais pas Apollinaire, qui fait pourtant partie de la litanie des morts. Parmi ces noms figurent donc les trois membres du groupe que l’on a mentionnés et leur évocation se colore de l’atmosphère funèbre de circonstance. Se noue alors un dialogue avec chaque mort qui prend la forme d’une apostrophe :
T’en souviens-tu, Jean Pellerin ? Où sont ces aimables années ? J’ai remplacé les fleurs fanées De la tombe. Entends-tu les trains Qui, nuit et jour, roulent et passent À côté de l’étroit espace Où tu reposes près des tiens ? Ton nom s’efface sur la pierre. Ta grille que disjoint le lierre, Cède peu à peu sous ses liens Mais, tel qu’au temps de la bohème, Symbolique et touchant emblème, Voici le brin de romarin Qu’en te dédiant mes poèmes J’ai cueilli – c’est toujours le même – Pour orner ton froid souterrain. Ne me réponds pas, dors tranquille, Je reviendrai te voir encor. Il pleut doucement sur la ville… Il pleut doucement sur les morts. (Carco 1986, 228-229)
L’invocation aux mânes de Jean-Marc Bernard s’adapte aux circonstances tragiques de la disparition du soldat (il aurait été pulvérisé par un tir d’obus) et Carco le démarque d’ailleurs du poème De Profundis, texte que Bernard aurait rédigé dans les tranchées et qui est devenu son principal si ce n’est unique vestige dans l’histoire littéraire :
Mais quel long cri morne et funèbre, Quel âpre appel désespéré Lamentant un « miserere », Monte de l’opaque ténèbre ? Jean-Marc, Dauphinois au cœur fier, Je reconnais dans la tranchée Ta voix ardente et desséchée Par tous les brasiers de l’enfer. (Carco 1986, 229)
C’est donc non seulement thématiquement, mais aussi stylistiquement que la communauté subsiste et que l’hommage redonne une actualité à l’amitié. Le lamento n’est plus à sens unique, mais un dialogue est refondé à partir d’une polyphonie qui restitue partiellement, comme en écho, la voix des défunts. Le poème funèbre devient presque un genre à part entière pour les fantaisistes : outre le texte emblématique de Carco, on peut mentionner un « In memoriam » pour Toulet par Vérane12, et surtout un autre poème de Derème paru en revue peu de temps après la mort de Pellerin qui réunit les trois disparus en les associant à une géographie sentimentale qui abolit les distances physiques :
À Saint-Rambert, à Guéthary, À Pontcharra, Votre beau cœur endolori Se déchira, Comme à Paris, mais vous dressiez Ce ferme esprit Qui voit ses jours suppliciés Et qui sourit, Jean-Marc Bernard, Paul-Jean Toulet, Jean Pellerin, Et pour vous trois déjà sifflait Le dernier train. (Derème 1922b, 84)
Ces démarches coïncident partiellement avec celles que Laurence Campa a étudiées dans l’ouvrage qu’elle a consacré aux poètes de la Grande Guerre : ce qui transparaît, c’est moins la communauté des poètes tombés au champ d’honneur que l’incomparable spécificité d’êtres connus en tant qu’écrivains et chéris en tant qu’amis. Les pratiques funéraires en littérature permettent alors de mettre « l’accent sur la singularité du défunt et de son œuvre » (Campa 2010, 128)13. En l’absence d’œuvre constituée et visible sur le plan éditorial, il revient également aux survivants de garantir une existence posthume à ceux qui n’ont pu s’accomplir pleinement dans le champ littéraire. C’est à cette aune que l’on prend la mesure du geste de Francis Carco qui se charge de la publication posthume de l’unique recueil poétique de Jean Pellerin, Le Bouquet inutile en 192314. L’investissement de Carco cimente la cohésion du groupe en ce sens qu’il complète symboliquement une fable dans laquelle l’ami souffre le deuil tout autant qu’il rassemble les disjecta membra pour constituer la postérité du défunt. En outre, c’est dans les années d’après-guerre que les fantaisistes connaissent une actualité éditoriale qui se traduit par la publication de recueils compilant des plaquettes antérieures : Derème, Carco, La Vaissière et Vérane publient respectivement La Verdure dorée (1922), une nouvelle édition de La Bohème et mon cœur (1922), Labyrinthes (1925) et Le Promenoir des amis (1925); les œuvres de Jean-Marc Bernard sont quant à elles recueillies par Henri Martineau et Henri Clouard dans deux volumes publiés en 1923. La publication du recueil de Pellerin s’inscrit donc dans une dynamique qui sanctionne l’activité collective et donne une existence au groupe en partie post mortem. Jusqu’à la mort de Carco lui-même en 1958 (Robert de la Vaissière meurt en 1937, Tristan Derème en 1941 et Léon Vérane en 1954), l’aventure fantaisiste est comme en animation suspendue tant qu’elle trouve des réflecteurs dans ses survivants. La puissance des liens d’amitié qui unirent les membres du groupe fantaisiste ne peuvent s’expliquer uniquement par la logique obsidionale du champ littéraire qui inviterait à un repli stratégique et une mentalité corporatiste. Ils s’amalgament à cette lutte sans s’y désagréger et Léon Vérane rappelait bien à Tristan Derème qu’il aimait à penser que « [leur] jeune gloire […] marie aux durs lauriers les roses si douces de l’amitié15 ». Les fantaisistes trouvèrent surtout un refuge dans cette forme de communauté en l’absence de doctrine à visée prosélyte et sous une forme qui ne laisse que peu de prise au discours manifestaire. Ainsi, ils promeuvent une expérience personnelle et intime qui singularise inévitablement la trajectoire littéraire qui est la leur. Ils s’emploient également à préserver une intégrité du groupe, en dépit des disparitions, dans un culte de la mémoire qui conjure la dissolution. Ces liens se matérialisent dans des pratiques scripturales qui donnent une place particulière au nom, à la fois comme matrice et comme reliquaire, au sein d’une lyrique qui interroge la postérité sur la validité profonde de l’aventure littéraire, non plus en tant que processus social au milieu d’autres, mais en tant qu’expérience pour ainsi dire ontologique. Ce n’est pas par hasard que Verlaine parlait de « cette maison de Socrate qu’on appelle l’amitié16 ».
- 1Pour un récapitulatif succinct mais précis de la formation du groupe voir Décaudin 1982 : 8-10.
- 2Encore faut-il distinguer le groupe de la communauté, comme s’y emploie Vincent Kaufmann lorsqu’il affirme que les groupes « procèdent d’un esthétique communautaire passée dans la réalité, ou cherchant du moins à y passer, à devenir effective. Le moment ou le projet esthétique est ici premier. Il détermine la possibilité d’une pratique collective réelle qui peut très bien rester utopique, et qui le reste d’ailleurs souvent (Kaufmann 1997, 5). » Mais c’est, de l’aveu-même de Kaufmann, un trait essentiel des avant-gardes et l’on ne saurait classer les fantaisistes dans cette catégorie : plutôt conservateurs de tendances esthétiques et politiques et ainsi destinés à substituer à un idéal communautaire révolutionnaire une valeur traditionnelle qui place le groupe de l’autre côté du spectre idéologique.
- 3Dans un article commémoratif au moment du quatrième centenaire de la naissance de Ronsard, évoquant ce dernier et l’auteur des Regrets, Derème suggérera la possibilité de « longtemps disserter sur l’amitié de ces deux poètes et de l’amitié des poètes » (Derème 1924, 146).
- 4Ce n’est qu’assez tardivement que Paul-Jean Toulet, aîné isolé en province, sera promu figure tutélaire du groupe qui hésite quelque temps avec Paul Fort.
- 5Le propos suivant du critique René Fernandat témoigne de la porosité entre représentation interne et figuration externe : « On dirait que Carco, Pellerin, Derème et Vérane ont juré de ne jamais se présenter aux regards littéraires sans que leurs quatre visages apparaissent en même temps, et une des surprises de la Fantaisie, qui est en principe, capricieuse et folle, aura été de montrer aux jeunes générations littéraires qu’elle est un lien invisible et sûr, un solide gardien de l’amitié. » (Fernandat 1933, 183-184)
- 6Rappelons que figurent en épigraphe de La Muse au cabaret deux citations de Jean Richepin et Maurice Bouchor, à qui Ponchon dédie le recueil, évoquant également la figure d’Omar Khayyam.
- 7La critique se fait d’ailleurs l’écho de cette représentation typique : « On se représente bien M. Léon Vérane dans quelque cabaret de la Pomme de Pin, vidant force pots en l’honneur d’une beauté facile et offrant ses brindes à une Muse prête à servir Bacchus aussi chaleureusement qu’Apollon. Autour de la même table Derême [sic], Carco, Muselli sont assis, animés par une gaieté un peu amère et, comme la figure de marbre chantée par Baudelaire, dissimulant sous un masque souriant une grimace crispée. » (Vaudoyer 1925, 492)
- 8Pour davantage d’éléments sur cette dynamique au sein du groupe fantaisiste, nous nous permettons de renvoyer à notre communication, « Les liaisons propices : le groupe des fantaisistes au prisme de sa correspondance », Amitiés vives : littérature et amitié dans les correspondances d’écrivain.e.s, colloque international organisé par Régine Battiston et Nikol Dziub, Université de Haute-Alsace, 19-20 novembre 2020 (à paraître dans la revue Epistolaire).
- 9On peut notamment citer Les Champs magnétiques (1920) de Breton et Soupault, L’Immaculée Conception (1930) d’Éluard et Breton, Ralentir travaux (1930) de Breton, Éluard et René Char.
- 10Pellerin était d’ailleurs coutumier du fait, ayant composé un recueil d’épigrammes en collaboration avec André du Fresnois intitulé Le Petit Carquois et publié anonymement en 1913.
- 11Phénomène que Carco ne manque pas de noter lorsqu’il estime que « les petites revues d’alors en ont publié un certain nombre qui portaient trop l’empreinte de Jean ou la mienne pour que la supercherie ne fût pas découverte. » (Schmits 1985, 20)
- 12Voir Vérane 1930, 180-181.
- 13Voir également sur ce sujet Trévisan 2001.
- 14Sur ce sujet, nous nous permettons de renvoyer à Piantoni 2020.
- 15Lettre de Léon Vérane à Tristan Derème datée du 28 mars [1922], Bibliothèque municipale de Bordeaux, Ms 1883.
- 16Lettre de Paul Verlaine à Edmond Lepelletier datée du 14 novembre [1877], citée dans Lautréamont-Germain Nouveau1970, 851.