La Communauté négative
L’amitié sans ami
Il est tentant d’attirer à soi l’inconnu, de désirer le lier par une décision souveraine; il est tentant, quand on a pouvoir sur le lointain, de rester à l’intérieur de la maison, de l’y appeler et de continuer, en cette approche, à jouir du calme et de la familiarité de la maison. (Blanchot 1993, 152)
Dans cette citation, Maurice Blanchot évoque une certaine tentation, celle qui veut que l’on comprenne l’inconnu à partir du connu, que la connaissance, comme par un effet de retour, prenne toujours la forme du connu. Mais cette tentation, Blanchot nous invite à nous en détourner, comme on se détourne d’une facilité. De sorte que même s’il est tentant de connaître l’inconnu, peut-être devrions nous entrer dans un autre rapport que celui de la connaissance, car l’inconnu n’est pas seulement ce que j’ignore, mais aussi ceux que j’ignore : l’étranger, le sans-papier, l’anonyme et le réfugié. Il s’agit donc d’une réponse et d’une responsabilité au sein de la communauté qui implique le politique, non pas comme ce qui s’oppose à l’intime, mais bien ce qui, au cœur de la plus grande intimité, vient interrompre mon propre rapport à moi-même. Suivant Blanchot, l’amitié et la communauté seront pensées à partir de leur déhiscence. Cette présentation emprunte la structure bipartite de l’essai de Maurice Blanchot La Communauté inavouable. Dans une première partie, les réflexions sur la communauté de deux lecteurs de Blanchot sont abordées en deux volets : de la théorie de Jean-Luc Nancy à la déconstruction de l’amitié opérée par Jacques Derrida1. La deuxième partie propose, quant à elle, de réfléchir à l’état actuel de cette problématique. Il s’agit, dès lors, moins de conclure sur les leçons à tirer du débat entourant la communauté, que de prolonger un problème et d’élaborer sa possible reconfiguration.
Reconstruction analytique
Jean-Luc Nancy entreprend, en 1983, une réhabilitation du problème de la communauté à partir de la notion blanchotienne du désœuvrement. Cette réflexion se fait sur le fond d’un échec réel et historique : « Le témoignage le plus important et le plus pénible du monde moderne […] est le témoignage de la dissolution, de la dislocation ou de la conflagration de la communauté » (Nancy 1983, 11). Échec donc, du communisme, mais aussi de la pensée marxiste, qui pense la communauté comme œuvre produite par le travail. En tant que point de départ qui inquiète autant qu’il rend la réflexion urgente, cette dissolution implique non seulement notre vie, mais aussi la signification de la mort de chacun. Elle soumet d’une part la totalité de notre existence à ce que Nancy appelle « la domination techno-politique » et mène d’autre part au « rabougrissement de la mort de chacun, de cette mort qui, pour n’être plus que celle de l’individu, porte une charge insoutenable et s’effondre dans l’insignifiance » (Ibid., 12). En termes philosophiques, Nancy cherche à réfuter la tendance immanentiste qui comprend la communauté « à partir de la façon dont le commun qui partage cette communauté devient œuvre de la communauté » (Martinez-Olguín 2019, 207). Ainsi, la réflexion amorcée par Nancy déconstruit le « désir de présence » de la communauté immanentiste qui cherche « l’immanence absolue de l’homme à l’homme » (Nancy 1983, 14). Une ontologie de la relation comme celle que propose Nancy, peut-elle toutefois constituer une politique? Dans le but d’éviter l’immanentisme, Nancy conjugue cette dissolution à une exigence. Pour reprendre les termes de La Communauté désavouée, la dissolution de la possibilité d’œuvre commune doit s’articuler à l’exigence pour la communauté de se tenir « à hauteur de mort ». C’est autour de cette exigence que s’articule le désaccord entre Nancy et Blanchot. Car, même s’ils s’accordent sur le besoin de rompre avec la communauté de l’immanence, Nancy et Blanchot divergent sur le rapport qui ouvre cette communauté. Leur différend repose sur des conceptions différentes de l’altérité. Pour Blanchot, l’altérité est ce qui interrompt le rapport d’égalité au sein de la communauté, car l’altérité ne permet pas de rapporter la différence au même. En tant que tel, l’autre est ce qui vient contester et interrompre l’empire du même. Si la dissolution de la communauté ébranle celle-ci, elle met aussi la communauté en rapport avec sa propre altérité : « Mais, si le rapport de l’homme à l’homme cesse d’être le rapport du Même avec le Même mais introduit l’Autre comme irréductible et, dans son égalité, toujours en dissymétrie par rapport à celui qui le considère, c’est une tout autre sorte de relation qui s’impose et qui impose une autre forme de société qu’on osera à peine nommer “communauté” » (Blanchot 1983, 12). Quel est donc ce rapport à l’autre? Il s’agit de ce que Blanchot nomme un rapport sans rapport, c’est-à-dire un rapport à l’autre qui n’est pas une relation, mais une absence de relation. Le rapport sans rapport chez Blanchot n’établit pas une relation entre deux entités comparables sous le signe du même comme X = Y, mais bien un rapport « dissymétrique » avec l’autre. Ainsi, l’autre n’est pas seulement la figure anthropologique d’Autrui, mais aussi le rapport que j’entretiens avec ma propre mort. Cette mort qui ne peut être que mienne, n’est pourtant jamais donnée à ma conscience, car par la mort je perds la condition même de vivre ma mort. Ma mort devient dès lors non une forme intime et propre à ma conscience, mais « tournée » vers les autres. Inversement, la mort d’autrui est ce qui se rapproche le plus de ma propre mort, non pas parce qu’elle est partagée, mais parce qu’elle me concerne plus directement que ma propre mort. Blanchot l’explique dans ces termes :
Qu’est-ce donc qui me met le plus radicalement en cause ? Non pas mon rapport à moi-même comme fini ou comme conscience d’être à la mort ou pour la mort, mais ma présence à autrui en tant que celui-ci s’absente en mourant. Me maintenir présent dans la proximité d’autrui qui s’éloigne définitivement en mourant, prendre sur moi la mort d’autrui comme la seule mort qui me concerne, voilà ce qui me met hors de moi et est la seule séparation qui puisse m’ouvrir, dans son impossibilité, à l’Ouvert d’une communauté (Ibid., 21).
Nancy rejette ce mouvement de la pensée de Blanchot qui fait que la négation emporte l’identité, sans pour autant produire de différence.
Alors que pour Hegel le passage de l’un en l’autre produit un troisième terme et que, pour Bataille, l’impossibilité du passage s’ouvre comme la nuit dans laquelle il faut entrer, Blanchot désire que le passage lui-même passe et n’ait lieu que dans son effacement. Il désire passer outre la suture et la déchirure, outre l’identité et la différence, sans aboutir ni à l’identité ni à la différence entre les deux. L’infime suspens du temps, son battement, n’est-il pas le temps lui-même? son cœur et sa loi? (Nancy 2014, 85)
Cette citation de Nancy nous informe sur son refus de placer la figure de l’autre comme maintien et interruption de la communauté. Ce point décisif souligne le fait que Nancy parle en tant que philosophe attaché à une certaine pensée de l’être. Comme l’indiquent Isabelle Décarie et Ginette Michaud, Nancy tente de retrouver une forme d’être-en-commun ou d’être-avec qui soit une ex-position où chaque singularité s’expose comme extériorité à soi (Décarie & Michaud 2002, 8). Là où Nancy fait du rapport un « être-avec » où l’être n’est que rapport, Blanchot fait du rapport une absence de rapport qui vient avant l’être. La communauté chez Blanchot se pense comme communauté littéraire. À travers celle-ci la communication ne se fait pas sous le principe de l’exposition de soi, mais – comme la mort qui ne m’arrive jamais –, selon une interruption du rapport. L’autre, l’inconnu et le destinataire viennent à se confondre dans la figure de l’Ami :
« Celui pour qui j’écris » est celui qu’on ne peut connaître, il est l’inconnu, et le rapport avec l’inconnu, fût-ce par l’écriture, m’expose à la mort ou à la finitude, cette mort qui n’a pas en elle de quoi apaiser la mort. Qu’en est-il alors de l’amitié ? Amitié : amitié pour l’inconnu sans amis. Ou encore, si l’amitié en appelle à la communauté par l’écriture, elle ne peut que s’excepter d’elle-même (amitié pour l’exigence d’écrire qui exclut toute amitié) (Blanchot 1983, 44).
Blanchot propose donc de voir l’écriture comme antérieure à tout être et de surcroît, à tout être-avec. L’argument est que, comme l’ontologie est un discours sur l’être, elle doit, en tant que discours, s’adresser à quelqu’un. Ce faisant, une ontologie s’élabore à partir et en tant que communication et repose ainsi sur une écriture. Le modèle blanchotien est celui d’une communication sans communion. Il s’agit moins de la communication d’un sens (d’une unité de sens) que d’une adresse à l’inconnu, l’autre. On voit comment l’écriture remplace la co-présence de Nancy, en ce que l’écriture n’est que rapport à l’inconnu, comme à la mort et non partage à travers le corps :
Mais c’est le point du différend : ou bien l’instant s’identifie avec sa propre disparition, et en somme n’a jamais lieu, ou bien il a lieu en tant que l’infime suspens du temps où s’échangent des regards, se touchent des corps, des voix et des silences. Dans ce suspens, quelque chose apparaît – un monde, si on veut – et ne disparaît pas (Nancy 2014, 153).
Nancy refuse de voir que l’espace de la communauté puisse, comme le suggère Blanchot, ne pas avoir lieu. L’interruption blanchotienne de l’identité répudie l’action au profit de l’écriture. Il s’agit d’un espace où agir c’est déjà trop, trop déterminé. Car la communauté négative se tient à « hauteur de mort », elle peut tout, parce qu’elle « accepte de ne rien faire ». Nancy va dans un autre sens. Alors que Blanchot abandonne l’action et, ce faisant la politique, Nancy donne un sens sensualiste à la communauté. Au modèle scriptural de l’écrivain, Nancy oppose un modèle que l’on pourrait dire haptique ou esthésique, un modèle où l’« être-avec » apparait dans et à travers l’expérience du corps dans l’instantanéité du temps. Ni « expérience de masse » ni individu atomisé, Nancy décrit ce rapport comme partage. Ainsi, chez Blanchot, on ne partage pas la mort d’autrui, pas même sa propre mort avec soi-même. Alors que chez Nancy, dans l’intervalle de l’inadéquation à soi qui déconstruit l’identité, on partage des regards et, de surcroit, le monde de nos sens. Dans un premier temps, j’ai abordé le modèle excentrique de Blanchot qui situe le rapport à l’autre comme plus essentiel que l’être philosophique et ontologique afin de former non pas la communauté des morts qui seraient une forme immanente à celle-ci, mais bien la communauté des mortels dont l’identité est interrompue au moment de sa réalisation. Bien que Nancy adopte lui aussi l’interruption de la présence à soi comme essentielle à la communauté, celui-ci propose une détotalisation du rapport, désœuvrement d’un idéal totalisant, plutôt qu’un rapport sans rapport. Après m’être penché sur la communauté comme modèle politique possible ou impossible, je me dois d’inclure l’apport de Jacques Derrida dans cette problématique (qui ressemble de plus en plus, par ailleurs, à une conversation sur une politique de la déconstruction). Nous l’avons vu chez Blanchot, l’amitié et la figure de l’ami occupent une place de choix. Cette figure apparaît en quelque sorte comme la scène première, le premier rapport, dans la mesure où l’ami est non pas celui qui m’est proche, non pas le prochain, mais bien le lointain, celui à qui j’écris. Mais la question se pose, la figure de l’ami, est-elle pour autant une figure indéterminée? Dans son ouvrage Politiques de l’amitié, Derrida retrace les fondements de l’amitié afin de les déconstruire. Il expose notamment l’adéquation entre fraternité et amitié sur laquelle repose la société démocratique. Derrida montre comment l’égalité exemplaire de l’amitié a été conçue en tant que fraternité, négligeant par ce fait même l’apport de la sœur, la mère et du féminin comme autre. Cet écueil est également présent chez Blanchot, dont les quelques références aux frères et à la fraternité sont aussi décisives que problématiques. Ainsi, après un long et patient développement sur l’histoire philosophique de l’amitié, le dernier chapitre du livre de Derrida se consacre à Blanchot. Mais Derrida ne fait pas que reprendre là où Blanchot s’était arrêté. Il nous invite à repenser l’implication des mots de frères et de fraternité dans l’usage qu’en fait Blanchot. Par cette critique délicate et généreuse, s’il en est, il s’agit en quelque sorte d’une adresse à Blanchot. Dans ce chapitre final, Derrida fait moins une réflexion sur Blanchot qu’une réflexion adressée à celui-ci. Plutôt que de me consacrer à l’analyse philosophique et à la critique adressée par Derrida à Blanchot, j’espère montrer que Derrida transforme la référence à Blanchot non pas en une théorie, mais bien en une pratique. Il y aurait une pratique de l’amitié implicite dans l’ouvrage de Derrida. Ainsi, avec Derrida, la dissolution de la communauté n’est pas l’effondrement du commun, mais bien le moment où la notion de communauté est ébranlée par la déconstruction inhérente à celle-ci. L’apparente dissolution de la communauté révèle que sa déconstruction a toujours déjà été à l’œuvre dans l’institution de la communauté. En contrepartie, plutôt qu’un sauvetage de la communauté et, par extension du communisme, Derrida entreprend d’ouvrir l’espace d’une démocratie tout autre, l’espace d’une démocratie à venir :
Or voici ce qui arrive aujourd’hui avec la ruine qui nous affecte et dont nous faisons ici notre thème : cet effondrement du concept d’amitié sera peut-être une chance mais outre l’Amitié il emporte aussi l’Ami; et il n’y a rien de fortuit à ce que le sursaut de cette chance au cœur de la ruine soit encore lié, dans le plus intempestif de notre temps, à la littérature, à la « communauté littéraire » dont parle aussi La Communauté inavouable (Derrida 1994, 335).
On constate comment la ruine devient une chance liée à la communauté littéraire. Cette communauté, je l’ai évoquée plus haut, vient avant toute ontologie parce que l’ontologie suppose une écriture, une communication et une amitié impersonnelle, une amitié sans ami pourrait-on dire.
La possibilité même de la question, sous la forme « qu’est-ce que…? » semble donc, depuis toujours, supposer cette amitié d’avant les amitiés, cette affirmation antérieure de l’être-ensemble dans l’allocution. Une telle affirmation ne se laisse pas simplement intégrer, surtout pas présenter comme un être-présent (substance, sujet, essence, ou existence) dans l’espace d’une ontologie, précisément parce qu’elle ouvre cet espace (Ibid., 196).
Cette citation montre comment Derrida conçoit, tout comme Blanchot, le rapport sans rapport comme plus antérieur et plus essentiel que l’être. La critique qu’il fait du phratro-phallocentrisme de Blanchot n’empêche toutefois pas Derrida de reprendre les principaux mouvements de la pensée blanchotienne. C’est pourquoi il me semble plus intéressant, dans le cadre de cette présentation, d’exposer la manière dont le texte de Derrida pratique cette amitié plutôt que l’analyse qu’il en fait. Un premier exemple de cette pratique est cette citation de Blanchot qui se trouve à la page 327 de Politiques de l’amitié, page à laquelle Derrida cite longuement Blanchot :
L’amitié, ce rapport sans dépendance, sans épisode et où entre cependant toute la simplicité de la vie, passe par la reconnaissance de l’étrangeté commune qui ne nous permet pas de parler de nos amis, mais seulement de leur parler, non d’en faire un thème de conversations (ou d’articles), mais le mouvement de l’entente où, nous parlant, ils réservent, même dans la plus grande familiarité, la distance infinie, cette séparation fondamentale à partir de laquelle ce qui sépare devient rapport (Blanchot 1971, 328, cité dans Derrida 1994, 327. Derrida souligne).
Plus précisément, Derrida cite les pages 328-329 de L’Amitié de Blanchot. Dans un jeu de miroir et de clin d’œil, il choisit de placer cette citation précisément à la page 327, alors que la citation parle de « l’interruption d’être qui ne m’autorise jamais à disposer de lui (l’ami), […] et qui, loin de m’empêcher toute communication, nous rapporte l’un à l’autre dans la différence et parfois le silence de la parole » (id.). Déjà, on entrevoit ce qu’est la pratique de l’amitié dans le texte de Derrida, qui répond à son ami, tout en reprenant son texte même pour le déplacer et l’amener plus avant. Un autre exemple se trouve à la page 335 de la copie de Politiques de l’amitié qui a appartenu à Blanchot (Blanchot Papers, Houghton Library). On remarque que Blanchot n’écrivait pas dans les marges de son livre, ne soulignait pas de passages, mais marquait les pages en les écornant. Des plis, quelques-uns seulement, indiquent la nécessité de revenir à un passage important. Or ce passage, en plus de faire référence à son ouvrage, fait de la littérature la résistante par excellence à la théologisation et la politisation absolue. Je vois dans ce pli, une véritable marque d’amitié, où sans éloge, un échange se fait de loin, presque en silence. Mais l’adresse de Derrida est d’autant plus performative que Derrida signe une dédicace à Blanchot :
Pour Maurice Blanchot, à qui ce livre est en premier lieu – secrètement mais aussi de toute publique évidence – dédié, adressé, dévoué jusque dans les questions les plus indirectes, avec mon admiration, ma gratitude et à jamais ma fidélité, Jacques Derrida, le 17 novembre 1994 (Blanchot Papers, Houghton Library).
Cette dédicace émouvante insiste sur le premier lieu de cette adresse à Blanchot et fait de leur amitié le premier lieu de la réflexion et du livre. Cette adresse amicale qui ne nomme pas l’amitié, en fait un secret évident. Si Derrida exprime son amitié d’une manière oblique c’est bien parce qu’il réserve le mot d’amitié aux écrits de Blanchot. Le mot amitié n’est pas utilisé pour nommer directement la relation avec Blanchot, mais bien l’amitié qui parle dans leur texte respectif. C’est pourquoi il me semble que dans la copie envoyée, Derrida ajoute en exergue une citation du récit de Blanchot L’instant de ma mort : « Désormais il fut lié à la mort par une amitié subreptice. » (Blanchot 1994, 10) Cette expression d’« amitié subreptice », nomme l’amitié qui se fait à l’insu de quelqu’un ou contre son gré. Cette amitié qui existe à travers et grâce à la mort, inavouable parce qu’elle n’apparait que par la mort de l’autre, mais qui nous lie dans un rapport sans rapport. N’est-ce pas là une marque d’amitié de la part de Derrida de faire parler moins l’ami que l’amitié qui émerge de son écriture même? C’est en ce sens qu’une pratique de l’amitié, se veut non pas l’institution d’une communauté fraternelle rassemblée autour d’une œuvre, mais l’ouverture d’un espace où l’altérité trouve un lieu pour apparaître, où l’autre peut se faire entendre. La communauté négative, celle de ceux qui n’ont pas de communauté, permet une amitié impersonnelle où peut se manifester l’inconnu, l’insaisissable, l’inattendu.
Autour de Blanchot, avec la littérature
Nous avons vu comment la configuration du problème de la communauté implique une reconsidération du rapport entre l’immanence et la transcendance. Malgré la ruine des ontologies propres à ces deux modes de pensée, une certaine exigence demeure. Que ce soit de tenir la communauté à hauteur de mort, de détotaliser l’être-avec ou encore d’entretenir le rapport sans rapport de la communauté négative, l’amitié, la communauté, la politique semblent avoir besoin de nous. J’en viens à me demander comment relancer le problème de la communauté dans l’absence d’un concept du politique. Adopter ce rapport sans rapport qui fait de l’inaction la toute-puissance du politique me semble aussi difficile qu’insuffisant. Cette insuffisance même, bien qu’elle ouvre l’amitié à l’inconnu, abandonne peut-être l’autre à lui-même. Le modèle scriptural de Blanchot donne tout le possible, mais rend difficile le soin du possible, de l’autre, de l’inconnu. Autrement dit, l’indétermination dans lequel le rapport sans rapport laisse l’autre, peut sembler parfois le laisser pour compte. La suspension de l’humanité qui a été formulée par les penseurs de la communauté fait face à de nouveaux défis. Le problème persiste et se pose à nouveaux frais. Le problème de la communauté ne pose plus seulement la question de son être-ensemble lors de sa dissolution, elle se pose désormais dans l’horizon de l’épuisement de son habitabilité. Car si la pensée de la communauté a tenté de répondre au totalitarisme, au fascisme et à l’effondrement du marxisme, elle ne se pose pas la question de l’habitabilité même de la planète. La progressive disparition des conditions de la vie et un rapport inégal à la mort chez certaines populations à risque doivent, dorénavant, venir compléter ou reconfigurer la pensée de la communauté négative. La communauté est prise dans une écologie qu’elle peine à penser. La question qui nous occupe, « comment collaborer dans l’interruption d’être? », prend désormais et de plus en plus un sens inquiétant, désastreux, immédiat, j’oserais dire concret. De ce sens politique qui s’impose à nous, il nous faut aussi entendre le sens esthétique et littéraire qui nous permet de relancer le sens politique. C’est l’appel lancé par Blanchot : « Entrons dans ce rapport » (Blanchot 1973, 7).
- 1Pour un exposé plus approfondi et détaillé du débat entre Blanchot et Nancy et de sa chronologie, voir Hill 2018. Cet ouvrage fait état de la question dans ses plus récents développements. Pour une critique de la méthodologie empruntée par Nancy, voir Majorel 2015. Pour une réception plus hâtive qui critique la tendance nostalgique de Nancy, voir Bernasconi 1993. Pour une réflexion qui souligne l’apport de la littérature dans la réflexion sur la communauté, voir Detue & Servais 2010. Pour un exposé de la réponse spinoziste de Jacques Rancière à Nancy et Blanchot, voir Hui Bon Hoa 2018. Pour une reconstruction du dialogue entre Blanchot et Derrida à partir du champ nietzschéen du politique, voir Leroux 1995.